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Un coup de Crayon

Angoisse. Dépression. Mélancolie. Tels sont les trois mots qui rythment la vie de Jeremiah Shelby. Cet homme passe le plus clair de son temps enfermé dans son grenier à écrire frénétiquement sur un bureau délabré, ayant comme seule source de lumière une lampe disloquée qui éclaire de temps à autre son visage blafard. Le reste de la pièce est remplie d’une montagne de boulettes de papier mi-blancs mi-noirs. Vivre en tant qu’écrivain n’est vraiment pas une chose simple : il faut savoir captiver son lectorat, faire durer le suspense, rendre ses personnages attachants et trouver une intrigue qui tient la route. Autrefois, Jeremiah parvenait à réunir toutes ces conditions et avait vendu de nombreux ouvrages, tous aussi excellents les uns que les autres. Mais cette époque est révolue. Jeremiah vit désormais seul. Abandonné de tous, il a perdu tout ce à quoi il tenait. Il n’est dorénavant qu’une machine à écrire qui carbure au café et à l’alcool.

Nouveau soupir de rage, nouvelle maison d’édition et toujours les mêmes remarques imbuvables déguisées en doux conseils mielleux de septuagénaires ayant brillamment réussi leur vie. On lui avait encore servi du ; “Monsieur Shelby, votre style est incroyable, votre plume fine et tranchante, cependant pour ce qui est du scénario c’est du vu et revu, si vous en tiriez une dizaine d’exemplaires c’est tout ce dont vous pourriez vous réjouir !”. Vu et revu hein, il affiche un rictus mauvais mais triste sur son visage, il lui semblait entendre la très peu glorieuse histoire de sa vie. Le scénario vu et revu de la trentenaire qui approche des quarante ans, devenue mère depuis six ans, délaissée par son mari, en l’occurrence lui-même, et qui se met en tête de découvrir si elle plaît toujours. Et elle plaît toujours, autant à son mari qu’au nouvel arrivé, fraîchement diplômé, dans sa boîte. Un grand classique, et elle est partie,avec leur fille. Jeremiah rit jaune avant d’allumer une cigarette.. Il marche doucement dans la ville, sa petite maison de banlieue londonienne n’étant plus très loin. Comme tous les soirs d’échec, il va rentrer chez lui, enlever négligemment son manteau, jeter ses chaussures à l’autre bout du couloir et filer directement au grenier pour planter son nez devant sa machine à écrire, attendant l’inspiration qui ne viendra jamais. Tout était devenu péniblement prévisible dans sa misérable existence, tout sauf le petit carton pour le moins usé, pas plus grand qu’une boîte d’allumettes qui l’attendait sur le pas de sa porte. Le seul courrier qui parvenait jusqu’à lui étant les factures diverses lui réclamant de l’argent qu’il n’allait bientôt plus avoir, il s’étonna que ce carton ait échoué ici, aucune adresse n’étant indiquée dessus. Il le ramassa prudemment, entra chez lui et s’installe dans son fauteuil, fixant la petite boîte comme craignant un mauvais piège des gamins du coin, on n’arrête pas l’inventivité de la jeunesse pensait-il. Après plusieurs minutes, constatant que rien ne lui avait explosé au nez et se trouvant ridicule, il décolla doucement le haut du carton et jeta un oeil hésitant à l’intérieur. Rien qu’une petite boîte, plus petite encore, comme un écrin à bijoux. Il décolla plus rudement le carton et en sortit l’écrin qu’il déposa sur ses genoux, il semblait ancien, en cuir marron délavé, des espèces de symboles dont il ignorait la signification l’ornaient joliment. Il se décida enfin à ouvrir la petite boîte qui contenait une chevalière qui semblait avoir traversé des siècles et pourtant, le métal gris foncé semblait intact, autant que la topaze emprisonnée dessus et qui semblait même être vivante, comme si un souffle émanait d’elle.

La surprise passée, Jeremiah emprunta comme à son habitude le petit escalier qui montait au grenier et s’installa devant son bureau. L’inspiration qui lui manquait était soudainement revenue. Mu par une énergie puisée il ne savait où, il retroussa ses manches et commença rapidement à pianoter sur les touches de sa fidèle machine à écrire.  Cinq minutes passèrent, puis dix avant qu’il ne se rende compte du bruit inhabituel qui animait sa maison, abandonnant son poste, il revint au salon où il constata avec stupeur que son fauteuil était désormais occupé par une énorme boule de poils blonde répondant comme l'indiquait son collier au doux nom de Fantôme et qui visiblement était très heureuse de le voir. Les yeux ébahis, il tourna la tête et observa ce qui était il y a encore un quart d'heure sa maison et qui maintenant ne ressemblait plus à autre chose que le décor de son roman. Quand il cessa d'imiter le poisson tellement sa bouche était grande ouverte, il retourna à l'étage et descendit avec cette fois sa machine à écrire. Il ajouta un détail, quelque chose d'aussi insignifiant que des rideaux d'un noir profond aux fenêtres du salon, rideaux qui se matérialisèrent immédiatement sous ses yeux. Cette fois Jeremiah resta interdit devant le spectacle qui venait de s'offrir à lui. Il se pinça, se gifla, ferma les yeux et compta dix secondes avant de les rouvrir, il était toujours au même endroit, le chien était toujours confortablement installé dans le fauteuil et les rideaux pendaient toujours de part et d'autre des grandes fenêtres. Il vérifia même s'il n'avait pas terminé la bouteille de whisky, posée sur la petite table basse mais non, elle était toujours à moitié pleine d'hier soir.
Que venait-t-il de se passer ? Jeremiah n'en avait pas la moindre idée et répétait tout bas, comme pour lui même que tout cela n'était pas réel, que c'était un rêve, qu'il devrait bientôt se réveiller. Naïf mais curieux, il continua alors pendant des heures à écrire des choses qui finissaient toujours par prendre vie, d’abord des simples objets, des animaux un peu transformés que même la science et les savants fous n’approuveraient pas. Puis se lassant des choses simples, il tenta de mettre en scène des situations plus complexes, non plus seulement des choses mais un enchaînement d’actions d’abord simples et innocentes. Tout, absolument tout prenait vie sous ses yeux. Un rictus mauvais déforma ses lèvres. 

S'étant rendu compte de l'étendue presque infinie de son pouvoir et de l'usage qu'il pourrait en faire, des idées diaboliques se mirent à germer dans son esprit. Il prit son carnet ainsi qu'un crayon et décida de sortir de son appartement miteux.
D'une démarche sûre, rapide et hautaine, il se mit à traverser la rue, guettant la moindre personne qui lui aurait causé des ennuis par le passé ou qu'il n'aimait tout simplement pas.
Le primeur désagréable au coin de la rue ? Un coup de crayon. Les fruits et légumes que contenaient ses étalages ont soudain été réduits en cendres.
Les mioches bruyants qui du matin au soir ne cessent de courir, de hurler et de bousculer les passants ? Un coup de crayon. Ils n'étaient soudain plus que des statues de marbre, comme figés dans le temps.
Son ancien patron qu'il méprisait plus que tout au monde ? Un coup de crayon. Projeté violemment contre un mur de brique, il perdit connaissance.
Chacun de ses coups de crayons étaient de plus en plus frénétiques et le rendaient de plus en plus inhumain. Aveuglé par la haine, ses yeux se teintèrent d'un blanc vitreux, son corps s’entoura d'une aura noire et son allure devenait de plus en plus bestiale. 
Un coup de crayon. Une armée de créatures noires ainsi qu'un gigantesque corbeau aussi sombre et cruel que lui apparurent. Il s'installa sur le dos du volatile obscur et se mit en quête d'autres victimes. 

Et quoi de mieux pour trouver de nouvelles victimes qu’un endroit rempli de personnes vagabondant au plaisir de dépenser leur argent sans penser une seule seconde qu’il pourrait leur arriver quelque chose. “L’effet de surprise” il n’y a rien de meilleur, se dit Jeremiah. Quelques battements d'ailes de la part de son corbeau le menèrent (plus rapidement qu’à pieds décidément) au centre commercial le plus proche. Se posant sur le toit, il avait une vue privilégiée sur les passants qui l’avaient déjà repérés :  difficile de passer inaperçu en volant sur une bête de cinq mètres de long, mais c’était fini le temps où Jeremiah passait inaperçu. Maintenant, il voulait qu’on le remarque, et pas plus tard que tout de suite. Brisant le toit de verre de l’immense bâtiment, il s’engouffra à l’intérieur et il compta pas moins de trois secondes avant d’entendre un épouvantable hurlement mêlant les cris de toutes les personnes présentes à l’intérieur. Sourire de satisfaction sur son visage. Il recommença frénétiquement à griffonner sur son carnet : les murs se transformèrent en une épaisse brume noire qui se diffusait sur le sol, des créatures dont la description serait proprement impossible tournoyaient dans les airs autour de Jeremiah. La panique augmentait de plus en plus, tout le monde se précipitait pour trouver une sortie, ignorant que notre écrivain les avaient toutes supprimées depuis un long moment déjà. Alors il resta là, regardant ces pitoyables êtres humains se bousculer entre eux, hurler, se réjouissant de chaque lueur de peur brillant dans leurs yeux. Soudain, dans la panique générale il distingua une chevelure qu’il reconnaîtrait entre mille. C’est elle. Elle hurlait comme tous les autres, courait dans tous les sens. C’est bien, très bien se dit-il, et déjà il s’approcha d’elle, sous sa forme la plus inhumaine qui soit, impossible qu’elle ne le reconnût, et pourtant il était sur le point de lui donner une très bonne raison de hurler. Comme il venait de l’écrire sur son carnet, des liens se saisirent des pieds et des points de la jeune femme qui, tombant sur le sol n’eut pas le temps d’apercevoir Jeremiah. Son instinct de survie lui dictant de chercher à se débattre, la pauvre chose continua de hurler, meurtrissant les oreilles du jeune écrivain et tenta de manière pathétique de se libérer en agitant désespérément ses membres privés de liberté. Enfin elle était à sa merci, incapable de bouger, de parler, seulement de hurler, ce qu’elle avait toujours fait avec application. Jeremiah jubilait, il allait finalement pouvoir lui infliger toute la haine et la douleur qu’elle ne s’était pas privée de lui jeter au visage il y a un an de cela.  
Une majestueuse et imposante créature ailée surgit alors de nulle part et fonça droit vers lui. Elle était chevauchée par une femme à l'allure énigmatique. Elle se posa avec élégance et s'approcha de Jeremiah. Elle portait elle aussi une chevalière qui semblait contenir en elle des pouvoirs mythiques. Cette dernière lui ordonna d'arrêter de semer le chaos dans la ville en lui expliquant les conséquences désastreuses que cela pourrait avoir, mais il semblait qu'en plus de ne plus pouvoir voir, il ne pouvait également plus entendre.
Ainsi éclata l'affrontement qui opposa l'écrivain fou à la mystérieuse héroïne. Des coups de crayon. Leurs créatures se mirent alors à se battre dans un tourbillon de crocs, d'ombre et de lumière. Leurs montures elles-aussi virevoltaient dans les airs et combattaient avec ardeur. Durant le combat, l’héroïne tenta à plusieurs reprises de ramener Jeremiah à la raison, en vain.

Il vit le monde se recouvrir de sa rancoeur profonde, ancrée et attisée par ses années de solitude, d’abandon et de vide total.
L’espoir avait disparu, l’obscurité s’était installée, il ne restait rien de lui.
Des mains et monstres sans visages se distinguaient de cette marée noire, comme un portrait de son existence ratée  qui ne pouvait s’effacer.
Il releva la tête et se retrouva absorbé par les yeux bienveillants d’une immensité bleue qui le fixaient.
Une petite fille, se tenait là. La seule capable de se dresser contre lui.
Dans son regard, il put clairement voir un album photo qui défilait, les pages tournaient, les souvenirs s’accumulaient et se figeaient sur un instant de sa vie. Il faisait froid en cet hiver 97, lui et sa femme sortirent de la voiture et se précipitèrent vers l’entrée de la clinique, il manqua de glisser à plusieurs reprises sur des plaques de verglas. Les portes s’ouvrirent et un flash blanc l’aveugla : il se revit alors assis dans la salle d’attente, un café à la main quand une infirmière l’interpella vivement, « votre fille est née, venez vite, madame vous attend ».
A l’instant où il la prit dans ses bras, il ne put s’empêcher de sourire. Sa fille le regardait d’un air calme et assuré, elle lui saisit le pouce de ses deux mains. 
Tout l’amour et le bonheur qu’il avait ressenti le submergea. Quand il revint à lui, sa fille était là, du haut de ses 6 ans à lui tenir la main de nouveau.
Elle n’était pas effrayée par l’immondice noire qui recouvrait son père, elle savait quoi faire, comme si on lui avait attribué une mission bien précise. 
« Papa s’il te plait, met fin à tout ça, tu n’es plus seul désormais, je serai toujours à tes côtés. »
Un miracle se produisit: : le mal se résorbait, le voile obscur qui enveloppait Jeremiah se dissipa et son corps fut baigné d’une intense lumière. Suite au trop grand pouvoir qui s’en était libéré, l'artefact qu’il portait à la main se consuma dans une valse de flammes dansantes, inscrivant sur sa peau une profonde brûlure.
Peu à peu, il retrouvait ses traits humains. Il prit sa fille dans les bras, la serrant très fort et laissant échapper de ses yeux des larmes de bonheur.

Par Justine D., Justine H., Zoé G., et Léo N.