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GREAT WARS T.1 : All men dream, but not equally de Eliii



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Informations

» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 27/01/2018 à 15:29
» Dernière mise à jour le 27/01/2018 à 15:29

» Mots-clés :   Action   Alola   Guerre   Mythologie   Présence d'armes

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32- Rien à dire
« Ceux qui rendent la révolution pacifique impossible, rendent la révolution violente inévitable. »
— John Fitzgerald Kennedy (1917 - 1963) —


* * *


« C'est que tu pèses ton poids... »

La jeune femme, passablement essoufflée, tâche de soutenir tant bien que mal son ami inconscient. A leurs côtés, la créature antique se contente d'une lévitation tranquille. Forcément, hors de question de rendre service à son propre dresseur... Et ça fait depuis la veille qu'ils sont dans cette brousse !

« Quelle feignasse, celui-là ! Bah... »

Stella se détourne du cryptéro pour observer le visage de son comparse une nouvelle fois. Inconscient, c'est le moins qu'on puisse dire. Ensanglanté, aussi, surtout du côté droit. La brune se demande un instant si son œil n'est pas irrécupérable.

Vu l'état dans lequel il est, ce serait un miracle qu'il soit intact. Mais peut-être que la mélasse rougeâtre qui lui recouvre la paupière fait illusion. Elle ne saurait pas dire ; elle n'est pas docteur, hélas ! Et elle commence amèrement à regretter de ne pas avoir suivi de formation de secours plus poussée.

Son épaule et son cou la font un peu souffrir suite au choc et à l'effort, mais tant pis. Le village n'est plus très loin. Elle aperçoit, entre les feuillages épais, des cloisons de bois et quelques toits à l'air solide.

Vu que ce coin-là est éloigné de tout, les Alolais ne s'y intéressent pas trop. Pour cette raison, on a pu y installer un hôpital de fortune, quelques dépôts d'armes et une infirmerie pour les pokémons. Bien sûr, il y a toutes ces installations à Ho'ohale, mais au moins, Ohana peut servir de roue de secours en cas de souci majeur.

La jeune femme ne se sent absolument pas à l'aise dans cette situation ; loin de tout, sur terre, et qui plus est entourée de pokémons sauvages pas forcément rassurants. Elle a vaguement aperçu un tauros il y a quelques minutes, mais il ne semble pas l'avoir vue, au moins.

Marcher lui est pénible, étant donné la fatigue et ses bottes rendues lourdes par une gadoue épaisse, mais elle n'a guère le choix. Elle doit presque traîner son camarade ; il est plus grand qu'elle, alors c'est difficile de le maintenir vraiment debout. Mais la position « sac à patates » fait plus de mal que de bien à la pauvre porteuse.

Elle déglutit bruyamment, exténuée, puis se force à esquisser un sourire. Plus crispé qu'autre chose par la fatigue et la douleur, mais un sourire tout de même. Il ne le verra pas, de toute façon. Quand il sera réveillé, elle aura retrouvé toute sa vitalité. Elle l'espère.

« Allez, du nerf, on y arrive », soupire-t-elle, plus pour elle que pour son camarade endormi ou son indolent pokémon.

Il ne lui faut qu'une dizaine de minutes pour rallier le hameau. Comme elle s'y attendait, un groupe de jeunes soldats monte la garde devant les portes grillagées, installées récemment. L'un d'eux lui fait signe de s'arrêter. Elle s'exécute avec joie, sans lâcher son comparse pour autant.

« Vous avez vos papiers sur vous ?
— J'en sais rien, parvient-elle à articuler, la bouche sèche. Vous avez de l'eau ? »

Les jeunes hommes se consultent du regard, mais ne disent rien. Un type costaud saisit Clyde facilement, profitant de l'épuisement de Stella, tandis qu'un autre s'approche d'elle et lui tend une gourde.

« Elle est un peu chaude, mais c'est tout ce qu'on a, soupire le sans grade, dépité.
— Ça ira... Merci.
— Quel est votre nom ? Vous devez être officier subalterne, au vu de votre uniforme...
— Capitaine Stella Waller, de l'escouade aérienne. »

Le garde hausse les sourcils, franchement étonné de croiser une aviatrice sur cette route-là. Mais il n'en dit rien ; pas besoin de le formuler pour qu'elle comprenne.

« Écoutez, c'est une longue histoire, mais j'aimerais que vous ameniez mon ami, le capitaine Clyde Jonson, dans votre, euh, « hôpital ». Et j'ai bien l'intention de l'accompagner.
— Soit, réplique-t-il doucement. Le docteur Felder se portera garant de vous, capitaine. »

Elle hoche la tête, et après l'ouverture des grilles, suit docilement le colosse qui porte son partenaire. Il fait vraiment figure de sac à patates, pour le coup, ainsi logé contre l'épaule du grand gaillard. Prise d'une soudaine envie de sourire, elle oublie ses propres douleurs, et espère que les médecins du coin sauront remettre Clyde sur pied.

Elle regarde autour d'elle, pour constater qu'Ohana est réellement un trou perdu. Il y a quelques petites maisons assez coquettes, essentiellement faites de bois. Pas de véritable route, que de la terre. Et la végétation forme comme une clôture naturelle autour de cet endroit isolé.

Dans un sens, cette proximité avec la nature et ce charme rustique lui rappellent un peu sa ville natale, Parsemille, située dans l'ouest d'Unys. Elle chasse un élan de nostalgie d'un revers de main, et se concentre pour marcher le plus droit possible dans le sillage de son guide silencieux.

Lorsqu'ils parviennent devant la plus grande bâtisse du hameau, le grand type ouvre la porte, se baisse légèrement pour passer, et l'invite à la suivre. Stella s'exécute sans broncher et pénètre dans un vestibule sombre et chaud, mais fleurant bon le café. De toute évidence, la pièce principale, juste au-delà de l'entrée, est la « cantine ».

La grande table, les tabourets et chaises, et les quelques tasses posées de part et d'autre confirment son hypothèse. Elle serait bien tentée d'en prendre une tasse, mais ce serait mal vu. Deux jeunes infirmières, vingt ans tout au plus, bavardent à voix basse ; et un type qui doit être un médecin, vu son uniforme, regarde les arrivants.

Son regard glisse vaguement sur elle, puis en vient au grand bonhomme et à son fardeau. Laissant de côté son breuvage, il se lève et ordonne tranquillement au porteur d'aller déposer sa charge dans une chambre. Le colosse s'exécute. Alors le docteur se tourne vers Stella, intrigué.

« Vous êtes blessée ? Votre uniforme est très sale, alors impossible de déterminer... »

Il hausse légèrement les sourcils, et fait un pas dans sa direction. Puis il lui tend une main impeccable, avant de se raviser ; celle de la jeune femme est pleine de terre.

« Vous m'excuserez de... hum. Docteur Robin Felder. On m'a confié le poste de médecin-chef ici ; travail assez peu passionnant, voire inexistant... »

L'aviatrice ne sait pas trop quel comportement adopter face à ce curieux trentenaire à l'air trop calme. Est-il seulement réveillé ? Ses yeux bleus pâles semblent alertes, en tout cas. C'est qu'il ne paie pas de mine ; cheveux bruns ternes à peine grisonnants, joues légèrement mal rasées, teint maladif...

Mais autant s'en remettre à lui, c'est tout ce qu'elle peut faire.

« Bon, allons voir votre ami. On réglera les formalités plus tard.
— Merci », souffle-t-elle doucement, soulagée de lui découvrir une conscience professionnelle.

Tous deux s'éloignent de l'austère salle à manger, et empruntent un escalier aux marches qui craquent. Ça n'est pas bon pour les nerfs de la jeune femme, mais elle se force à ne rien dire. Hors de question de paraître encore plus vulnérable que maintenant.

Ils débouchent sur un couloir mal éclairé. A gauche, deux portes, qui doivent mener vers des pièces assez grandes. Sur la droite, un peu plus de salles, sans aucun doute les chambres des patients. Ils se dirigent vers celle qui est ouverte, et y trouvent effectivement Clyde, déposé sur un lit. Plus trace du géant, qui a dû repartir en toute discrétion à son poste.

Felder remonte les manches de son uniforme, et s'approche de l'homme inconscient à la respiration saccadée. Elle le regarde palper doucement, examiner son visage, ses jambes, ses côtes, brièvement son dos... Le tout dans un silence exaspérant, pesant.

Finalement, il s'éloigne du blessé, quitte la pièce et l'enjoint à faire de même. La porte est refermée derrière eux. Soucieuse, Stella passe une main dans ses cheveux sales et emmêlés.

« Alors ? Je m'attends au pire...
— Votre camarade n'est pas en danger. Avec quelques bandages et des soins sommaires, il s'en tirera. »

Elle retient à grand peine un soupir de soulagement. Mais le médecin n'a pas terminé.

« Mais son œil ne sera plus jamais aussi bon qu'avant. Je n'ai pas pu l'examiner en détail ; ou bien il ne verra plus que du gauche, ou bien le droit sera bien moins fiable. Dans un cas comme dans l'autre, hors de question qu'il retourne à un poste de terrain... »

La jeune femme se fige, interloquée. Elle met un temps à comprendre les implications de ce que vient de dire le docteur. Cela signifie...

« Vous êtes en train de me dire qu'il ne pilotera plus jamais notre avion ? »

Sans laisser paraître la moindre émotion, l'homme hoche lentement la tête.

« Il n'existe pas de traitement susceptible de remédier à son état ; pas à ma connaissance, en tout cas.
— Vous savez ce que ça veut dire ? lâche Stella d'une voix blanche. Ça va l'anéantir...
— Vous m'en voyez désolé. »

L'aviatrice lève les yeux vers le visage parfaitement calme de Robin Felder, pour n'y déceler rien d'autre que de l'impuissance. Cet homme qui se prétend médecin est finalement incapable de soigner son ami... Ou du moins, de le soigner suffisamment.

« Désolé ? Bien sûr que vous êtes désolé ! Ça doit vous filer les jetons de vous savoir si démuni... Bah ! »

Accablée, elle s'éloigne et descend les marches de l'escalier rapidement. Le docteur soupire, puis retourne dans la chambre de Clyde. Il fera de son mieux, et puis on avisera plus tard. C'est la seule chose à faire.


* * *

Alors que la matinée touche à sa fin, les derniers clients s'attardent sur le modeste marché en plein air du village Toko. Le soleil fait briller la peau des fruits et donne un éclat radieux à la petite bourgade. Une légère brise fait remuer la toile des étals et apporte quelque fraîcheur.

Au bas des falaises, une mer calme vient frapper doucement les rochers noirs. Tout est tranquille, comme si l'agitation d'il y a deux jours n'avait pas existé.

Tous ces militaires affolés au quartier général, on les entendait de l'extérieur. Ils avaient l'air de se faire un sang d'encre. Pendant ce temps, les natifs se réjouissaient en quelque sorte ; des Unysiens en danger, c'est bon pour eux. Mais ça n'a pas duré, et revoilà le calme plat revenu.

Le marchand de fruits Karel frotte distraitement sa barbiche noire, les yeux rivés sur la façade lisse et terne du quartier général local. C'est sans aucun doute le plus grand bâtiment du village. On dirait un monument qui n'a rien à faire ici, érigé à la seule gloire de ces gens.

Au fond, c'est le cas, même si l'endroit a une utilité non contestable pour eux.

De nuit, les fenêtres brillent d'une lumière jaunâtre peu rassurante, qui ferait presque passer la bâtisse pour une maison hantée. Mais en plein jour, c'est juste un bloc comme un autre, pas très différent des immeubles gris de Malié.

Bon nombre d'Alolais n'apprécient pas la tendance de ces étrangers à modeler la région à l'image de la leur. Ces terres ne leur appartiennent pas, qu'ils le croient ou non. Ils les ont seulement dérobées en usant de la force. Et il faut les leur reprendre.

Karel, lui, ne partage pas tout à fait ces convictions. Oh, bien sûr, il croit en la liberté et ne verrait pas l'indépendance d'un mauvais œil. Mais sans les colonisateurs, ils n'auraient pas autant de nouvelles choses.

On peut utiliser leurs appareils télégraphiques ou téléphoniques moyennant un peu d'argent, par exemple ; du moment qu'on ne figure pas parmi ceux suspectés d'être au service de l'Alaka'i. Leur sens de l'organisation n'est pas à sous-estimer non plus.

Au départ, on croyait que tous ces registres qu'ils établissaient ne serviraient à rien, mais finalement c'est juste leur façon de faire ; et elle s'avère efficace. Chaque Alolais doit être recensé auprès d'un bureau sur Mele-Mele, doit disposer de papiers fournis par l'Etat d'Unys... Il y a des côtés bénéfiques à tout cela.

Ce ne sont évidemment pas des choses dont il faut se vanter, le sympathique quadragénaire en est bien conscient. Lui n'est de toute façon qu'un humble vendeur de fruits n'aspirant à rien d'autre qu'une vie tranquille. La situation actuelle lui convient ; seule la menace permanente de la guerre qui plane ternit son sourire...

Il détourne les yeux du grand bâtiment, et regarde fixement son étal presque vide. Dans peu de temps, il sera l'heure de remballer tout ça. Peut-être bien que plus personne n'aura envie de baies avant le déjeuner. Bah. C'est son stand, de toute façon, alors il peut faire une entorse à ses principes et en manger une pour calmer son estomac.

Ses dents se plantent dans la chair juteuse d'une baie pêcha, qu'il savoure doucement. Le goût à la fois sucré et un peu acide est un mélange agréable. Quoique ça lui rappellerait presque le village. Un bel endroit, tranquille et paisible, mais assombri par la présence des soldats. Comme un arrière-goût.

Une fois le noyau négligemment jeté par terre, il étire ses bras, engourdis par l'absence de mouvement depuis un bon quart d'heure. Il est resté, immobile, à contempler les alentours. Les habitants faisant leurs achats, les sourires des autres vendeurs, toutes les couleurs sur les étals...

Un sourire vient égayer son visage fatigué, sans toutefois parvenir à lui faire oublier ses inquiétudes. Il repense tout le temps à sa conversation avec le petit Unysien blond, et à Cilliana, les poignets entravés par une corde... L'ont-ils envoyée à l'échafaud ? Vont-ils le faire ?

Karel frissonne.

Non, non, ils ne le feront pas... Il ne l'accepterait pas. Quand bien même il ne peut rien y faire, hors de question d'y songer. Elle va bien. C'est tout ce qu'il doit se dire.

« Ohé, Karel ! »

Il manque de sursauter, trop absorbé par sa réflexion macabre. Il met instantanément un visage sur cette voix de femme adulte. Son visage est, comme toujours, un mélange de gravité et de bienveillance. De fines rides au coin de la bouche trahissent ses fréquents sourires. Ses yeux, du même noir d'encre que ses cheveux bouclés, paraissent sereins.

Elle porte une jolie tunique, d'un rouge bordeaux seyant qui lui va bien au teint. Sa peau sombre est constellée de dessins au niveau des mains ; les femmes de l'île aiment beaucoup ce genre de peinture traditionnelle. Le marchand a toujours trouvé ça charmant et intrigant.

Avec un mélange d'appréhension et de contentement, il adresse un sourire à la quinquagénaire, qui choisit machinalement quelques fruits.

« Alisha ! Tu ne passes plus beaucoup au marché, en ce moment... »

Il s'interrompt pour fourrer les baies dans un sachet de papier — encore quelque chose qui vient des Unysiens —, et baisse légèrement le regard, comme s'il se sentait fautif.

« J'imagine que... tu as dû entendre les nouvelles. »

La femme met un temps avant de répondre, et regarde son interlocuteur dans les yeux. L'homme se sent un peu mal à l'aise, surtout à cause de l'ignoble pensée que l'arrivée de sa cliente a interrompu. Alisha esquisse un pâle sourire.

« Pourquoi me demandes-tu ça comme si tu en étais responsable ? » questionne-t-elle sur un ton doux et chaleureux.

Karel ouvre la bouche, mais aucun son n'en sort. C'est vrai qu'il n'y est pour rien dans cette histoire, mais il n'empêche... Il secoue doucement la tête et détourne le regard. La mer est toujours aussi tranquille, luisante sous les rayons du soleil.

« C'est ta fille...
— Et elle est assez grande pour assumer les conséquences de ses actes. Voyons, Karel ; elle s'en tirera, tu verras.
— Un de ces étrangers est venu me parler, après leur retour du désert... Et depuis, tout ça me titille, parce que tu vois, il était pas... Enfin, je veux dire, il est pas comme ceux qu'on décrit. »

Il passe nerveuement sa langue sur ses lèvres sèches, et observe la physionomie paisible de son aînée. Elle semble réfléchir à une réponse, dans le plus parfait calme ; tout à fait désintéressée de ses achats, aussi. Le petit sachet est toujours posé sur l'étal.

Finalement, Alisha ferme les yeux et son très léger sourire s'élargit.

« Ton bon cœur te perdra, tu sais ? Toujours à t'inquiéter pour les enfants des autres...
— Y a des fois où j'en viens presque à la considérer comme ma fille, admet le vendeur, un peu embarrassé. Elle est attachante, cette petite.
— C'est vrai qu'elle a quelque chose de spécial ; forcément, elle n'est pas « comme les autres » à cause de ses origines un peu floues... Bah. »

Le quadragénaire voit sa cliente récupérer son paquet, mais elle ne se retourne pas tout de suite ; une lueur malicieuse brille dans ses yeux. Son sourire est si contagieux qu'il se prend à sourire bêtement. Elle paraît se retenir de pouffer.

« Elle aurait sûrement besoin d'un père », marmonne-t-il à mi-voix.

Manifestement, la remarque ne plaît pas à sa destinataire, qui pince les lèvres et lâche un soupir. Il hausse les sourcils, étonné, mais n'a pas le temps de répondre ; la voilà déjà qui s'en va, faisant virevolter les pans de sa jolie tunique.


* * *

Joseph Macarthur boutonne machinalement sa veste d'uniforme, sans cesser de faire les cent pas dans sa chambre d'hôtel. Il n'a presque pas dormi de la nuit. Et comme on n'a pas souhaité le voir, il est resté là, à ne rien faire pendant longtemps, puis à lire un peu.

Rien de grisant, en somme. Du temps perdu qu'il aurait pu passer à... A quoi ? Ce n'est pas comme si on lui avait donné d'autre ordre que celui d'attendre le retour de la dernière unité. Et après ? Peut-être qu'on lui demandera de rester au Hano-Hano pour établir des stratégies autour d'une table...

Le seul fait d'y penser le met dans une rage noire. Après cette escapade dans le désert, il s'est bien rendu compte que l'état-major n'est pas fait pour lui. Commenter des cartes colorées en fumant et en buvant, c'est sympathique ; mais ça n'est pas suffisant.

Quand ils étaient tous là-bas, sur Ula-Ula, il se sentait bien vivant. Fatigué, dégoulinant de sueur ; terrifié, parfois. Mais vivant. Maintenant, il est dans une sorte de torpeur de laquelle il ne peut — ne veut ? — pas s'échapper.

Un peu comme Eaton lorsqu'ils ont débarqué à Ho'ohale. Le pauvre homme lui a paru si lointain, si désemparé... C'est ça que ça fait, d'être relégué au second plan ? D'attendre sans arrêt le moment où on pourra se rendre utile ? C'est probablement ce que le général ressentirait, si on ne le renvoyait pas sur le terrain.

Qui plus est, cette mission, aussi périlleuse qu'elle ait été, lui a ouvert les yeux. La guerre est bien plus qu'une suite d'ordres qu'on donne et auxquels on obéit. C'est aussi une bonne dose d'imprévus et de contretemps. Cette histoire au campement dans le désert, et la mort de...

Il ne veut pas y repenser, à cet épisode-là. C'est douloureux, de réaliser qu'on n'a pas été fichu de sauver un subalterne. Les souvenirs des derniers instants du jeune médecin sont encore gravés dans sa mémoire.

Cilliana et Weigall, penchés au-dessus du mourant. Snow qui s'activait pour amener de l'eau. Et lui, rien. Il écoutait juste les imprécations de la jeune fille dans sa langue. Il comprenait ; il se rendait compte de sa sincérité, du fait qu'elle voulait réellement sauver son ennemi.

Et il n'a rien fait du tout pour se rendre utile. Il se rendrait malade, parfois. L'attente et l'immobilisme ne l'aident pas à relativiser...

Il s'arrête de marcher, saisit la pokéball de cizayox posée sur un petit bureau, et sort sans un regard pour cette pièce dans laquelle il vit plus ou moins depuis son retour. Les couloirs, nettement éclairés par le soleil, grouillent de vie. Sacré contraste.

Les uns et les autres discutent, trimballent des dossiers d'un point A à un point B... Il reste un instant sans bouger devant sa porte, et se laisse guider par le courant. Puis il songe vaguement à la soirée au bar-cabaret avec Eaton. Non. Pas maintenant. Plus tard. Ce problème-là, il est bon pour un coin de son esprit.

Après un moment passé à errer dans le complexe, il s'apprête à sortir. La silhouette remarquable de Jackson, dans son champ de vision, l'en dissuade provisoirement. Il observe du coin de l'œil le grand chef du quartier général. L'air fatigué, frustré même. Pas trace de sa cravate brune, et l'air débraillé. En voilà un autre qui n'a pas dû bien dormir.

Par pitié, en quelque sorte, il s'approche de son supérieur. Il faut qu'il prononce son nom deux fois pour que le grand homme se rende compte de sa présence. Ses yeux injectés de sang font peine à voir.

« Oh, c'est vous. »

Macarthur comprend immédiatement ce que peut signifier un tel commentaire, et s'abstient bien entendu de lui demander comment il va. La politesse ne l'aidera en rien, face à un personnage à l'air si désemparé.

Il allume machinalement une cigarette, dont la première bouffée le détend un peu, en essayant d'oublier tout ce qu'il a sur le cœur ; difficile, mais pas invraisemblable. Jackson reste de marbre.

« Alors le ministère ne veut plus de vous, c'est ça ? »

La remarque, prononcée sur un ton presque trop détaché, fait réagir le chef d'état-major. Un silence pesant s'installe entre les deux hommes, seulement brisé par les expirations discrètes du plus jeune. Le colosse finit par lâcher un genre de grognement, qui ressemble vaguement à une expression d'assentiment.

Ce n'est pas comme si les nouvelles ne commençaient pas déjà à se répandre...

« Je suppose qu'ils ne vous renverront pas au pays, ajoute Macarthur en écrasant son mégot. Les bureaucrates ne sont pas si magnanimes...
— A Kokohio. Je crois qu'ils mettront Winters à ma place.
— Ça aurait pu être pire. Relativisez ; peut-être que ça vous fera du bien, d'être un peu éloigné du centre nerveux de la guerre. Un peu d'air frais, ça fait quelque chose. Hm ? »

Le plus jeune s'amuse vaguement du ton qu'il a employé pour essayer de rassurer son supérieur ; c'est un peu celui qu'il utilise avec ses gosses quand ils ne sont pas au mieux de leur forme. Jackson ne paraît pas s'en formaliser, et hoche simplement la tête. Il ne veut pas être dérangé, sans doute.

Un bref salut plus tard, le quadragénaire fatigué passe les portes de l'hôtel ; une fuite de quelques heures en ville sera la bienvenue.