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GREAT WARS T.1 : All men dream, but not equally de Eliii



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» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 20/01/2018 à 15:12
» Dernière mise à jour le 20/01/2018 à 15:12

» Mots-clés :   Action   Alola   Guerre   Mythologie   Présence d'armes

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31- Comme de juste
« A son meilleur niveau, l'Homme est le plus noble des animaux ; séparé de la loi et de la justice, c'est le pire. »
— Aristote (384 av. J.-C. - 322 av. J.-C.) —


* * *


PARTIE II
VOLONTÉ CÉLESTE



* * *



Le temps est radieux, dehors.

Comme d'habitude, le ciel est teinté d'un bleu clair agréable ; quelques rares nuages l'arpentent lentement, mais c'est tout. Le sable blanc de la plage paraît presque irréel sous le soleil de plomb. Encore un de ces chauds étés alolais.

Un été pas comme les autres, néanmoins. La guerre n'est pas finie. Elle est toujours là, qui fait rage, qui attend encore et toujours de pouvoir se terminer. C'est sans fin. Le mois d'août débute et rien n'est encore réglé.

La façade est du complexe hôtelier Hano-Hano, qui donne sur la plage, est silencieuse. Les fenêtres fermées, les rideaux qui ne peuvent pas remuer sous la brise légère. Tout le monde est enfermé dans son bureau pour gratter le papier.

Ordre du patron ; après la bataille, on rédige. Compte-rendus, télégrammes aux familles, ordres de démobilisation, convocations pour renforcer un peu les rangs... Et naturellement, organiser à nouveau les choses. Comme de juste.

La bataille de Ho'ohale a été un rude coup à supporter pour le général Jackson. Une attaque surprise venue d'un ennemi qu'on croyait stupide, ça fait toujours mal. Surtout quand on est pris au dépourvu d'une telle façon et que l'on réagit mal.

Non pas qu'il regrette d'avoir donné certains ordres, comme celui de laisser le navire Wailord en dehors de ça. Mais maintenant qu'on a dénombré les pertes et qu'on s'aperçoit que c'est un nombre conséquent, il faut bien un bouc émissaire pour encaisser. Naturellement, il est tout trouvé.

Pour les bureaucrates du ministère, il ne fait aucun doute que le responsable du fiasco est le donneur d'ordres. En l'occurrence, Thomas Jackson, qui commence à devenir un sérieux poids. La mort de sa fille ne l'a pas aidé à être efficace, et ce second coup n'a fait qu'empirer les choses.

En somme, ce grand homme fatigué s'attend à recevoir un fichu coup de téléphone d'une heure à l'autre. On l'a prévenu, évidemment, qu'il risquait de se faire voler dans les plumes par les hautes instances. Reste que c'est bien désagréable, ne serait-ce que pour sa fierté.

Qu'il aimerait l'enterrer, celle-là ! Six pieds sous terre, comme sa femme et sa fille. Il serait au moins plus tranquille. Peut-être ; comment en être certain ? C'est bien ça, le problème. En temps de guerre, on ne peut pas.

Exténué, il détourne les yeux de l'appareil téléphonique pour se tourner vers la fenêtre entrouverte, juste assez pour laisser passer un peu de l'air marin du dehors. Quelques jeunes sans grade se débarrassent des concombaffes éparpillés sur la plage. Tâche ingrate mais nécessaire, parce que ces bestioles-là peuvent être dangereuses.

Le général suit des yeux un békipan qui vient se poser sur l'un des murs d'enceinte du complexe. Il semble seulement remarquer à quel point ces oiseaux sont étranges, avec leur drôle de tête et cet énorme gosier pouvant contenir plusieurs poissons.

Avec cette guerre, il en oublie presque les pokémons. Et les siens, qui sont restés au pays ; hors de question de les emmener dans un lieu aussi dangereux. Ses charmina et mastouffe lui manquent beaucoup, au fond. Mais tient-il réellement à rentrer ? A se faire évincer par ces arrogants du ministère ?

C'est là une question à laquelle il est difficile de répondre. Quand on est tiraillé entre deux choses, comme ça... Il secoue la tête. A quoi bon s'interroger ? Il sait qu'il retrouvera tôt ou tard ses pokémons. Peut-être même très bientôt. Il n'y a aucune illusion dans cet esprit clairvoyant.

Alors quand le téléphone se décide enfin à sonner, c'est avec un mélange de calme et de frustration qu'il saisit le combiné. Quelques instants, il garde sa main suspendue au dessus de son bureau ; il imagine déjà ce que sera la première phrase qu'il entendra, et la voix d'un obscur jeunot de l'administration...

Il déglutit et porte l'appareil à son oreille, pour comprendre ce que signifient les grésillements qu'il entend.

« Général Jackson ? »

Le concerné fronce les sourcils. C'est plutôt une voix d'adulte, et pas celle d'un jeune laquais. Cependant, il ne l'a pas entendue assez souvent pour la reconnaître.

« A qui ai-je l'honneur ?
Le ministre Collins », répond l'autre de sa voix grave et froide.

Immédiatement, le militaire se fige. Naturellement, il connaît ce nom. Et ça ne lui plaît pas beaucoup d'être en communication avec un tel personnage. En l'entendant, il pourrait presque voir le ministre de la Guerre devant lui, avec son visage mince, ses cheveux soignés, son fichu costard à rayures et sa moustache toute fine.

Mais naturellement, il se retient de frissonner ; même si le bureau est vide, c'est une question de dignité. Pourquoi, après tout, s'écraser devant le frêle Robert Collins ? Il le casserait en deux d'une seule main...

« Vous n'ignorez pas la raison de cet appel, poursuit l'homme politique d'un ton tranchant. Autant qu'on évite de perdre du temps en civilités et qu'on aille droit au but...
— C'est aussi ce que je pense, marmonne Jackson, se contenant tant bien que mal. Et je commencerai par vous demander pourquoi vous refusez de nous donner plus de moyens... Cette guerre n'a que trop duré !
Allons bon. Ce n'est pas la question. »

Le chef d'état-major se crispe ; ses doigts agrippent plus fermement l'appareil, comme prêts à le mettre en miettes. Ce bonhomme et son air suffisant le mettent hors de lui. Qu'est-ce qu'un petit maigrichon comme lui pourrait bien faire, en face ? Forcément, le téléphone, c'est plus commode pour les lâches.

Chose qu'il évite bien entendu de laisser échapper à haute voix, même si ça le démange. Encore une fois, il courbe l'échine ; comme devant Eaton, comme devant tout le monde maintenant...

« Pendant une réunion, dans la matinée, il a été question de cette bataille de la nuit dernière... On m'en a dit que vous avez essuyé bon nombre de pertes.
— Très juste...
Et aussi que vous avez cruellement manqué de discernement. Non pas que j'aurais pu faire mieux que vous ; mais il est des erreurs qu'il vaut mieux ne pas commettre. En l'occurrence, c'est ma faute, et celle du ministère.
— Votre faute ? » répète le colosse, anxieux.

Il y a un silence, d'un seul coup. Ça pèse lourd comme une chape de plomb. Pourquoi lui infliger un tel supplice ? Qu'a voulu dire l'arrogant personnage au bout du fil ? Jackson ferme les yeux, se force à rester calme. Dans le pire des cas, il jettera le téléphone par la fenêtre à la fin de la discussion.

A quoi bon se voiler la face, de toute façon ? Il sait pertinemment comment tout ça se terminera. On l'a assez prévenu.

« Ma faute, assure Collins. Pour vous avoir laissé aux commandes de l'état-major, j'entends. Après votre perte, ç'a été une décision... eh bien, qu'il aurait fallu ne pas prendre, finalement. A vous comme à vos troupes, ça n'a fait que du mal.
— Insinuez-vous que j'ai mal fait mon devoir à cause de...
Précisément. Pour y songer, c'est que vous devez en être convaincu aussi bien que moi, général. »

Le concerné passe une grande main fatiguée sur son visage, et lâche un soupir. Qu'il aurait envie de lui arracher son arrogance et de la lui faire manger ! Mais c'est monsieur le ministre, alors ça n'est pas la chose à faire. On le mettrait sans doute en prison sur le champ.

Mais au fond de lui-même, naturellement, il sait que cet enfoiré de bureaucrate a raison. Il le sait, et c'est sans doute ça, le plus terrible ; il n'a rien fait pour y remédier. Il a doucement accepté cette situation, s'est laissé entraîner dans un tourbillon de choses à ne pas faire.

En somme, il mérite peut-être son sort. La sentence sera irrévocable, quand on l'aura prononcée. Sûrement dans quelques minutes, songe-t-il, amer. Ou quelques secondes.

« Eh bien, comme vous n'êtes pas en mesure de vous défendre, je ferai court. On vous enverra des renforts, mais pas en quantité abusive. Des troupes, mais pas toutes celles du pays, vous comprenez... Notre approche n'est pas la bonne. Nous allons utiliser de nouvelles méthodes, de façon à limiter les pertes et dégâts matériels ; en d'autres termes, éviter les batailles et s'y prendre en douceur. »

Le politicien marque une pause, pour ménager son effet ; le coup ne manque pas de faire mal à Jackson :

« Naturellement, quand je dis « nous », c'est votre successeur et le ministère. Ne vous en faites donc pas, j'ai trouvé un candidat tout désigné pour le poste. Ne le prenez pas mal.
— Vous êtes bien aimable... » murmure le général, tout bas.

Il est évidemment persuadé que ce salopard affiche un sourire satisfait. Oh, bien sûr, ça doit être amusant de congédier un pauvre type qui reviendra au pays seulement pour picoler... S'il y retourne, ça va de soi. Ce serait étonnant que Collins consente à envoyer un bateau ou un avion pour le ramener.

« Bonne fin de journée, général. »

Les mots sont à peine prononcés que le combiné est violemment reposé sur son support. Jackson, démuni, s'affaisse dans son fauteuil, la rage au ventre.

« Bonne fin de journée, salopard... »


* * *

Un énième soupir.

Les yeux se plissent machinalement, mais ça ne change rien. Impossible de se concentrer sur ces lignes de texte qui paraissent ne rien vouloir dire. Il comprend les mots individuellement, mais le sens des phrases lui échappe sitôt qu'elles sont terminées.

Travis Weigall effleure les pages de ses doigts fins, reste un instant à fixer les caractères d'encre, puis referme l'ouvrage. A quoi bon essayer de lire quand on a la tête ailleurs ? La couverture sobre d'un traité sur les pokémons anciens ne détient pas la réponse.

Le jeune homme se lève mollement, presque aussitôt suivi par sa fidèle Vicky ; toujours en grande forme, celle-là. Elle a sûrement hâte de s'ébrouer dans le sable, sur la petite plage voisine.

Fatigué, l'humain jette un coup d'œil circulaire à la grande salle de repos. Les tables, les chaises, les fauteuils, les étagères pleines de livres, les militaires indolents... Tout est à sa place, et pourtant quelque chose paraît clocher. Il ne lui faut pas longtemps pour comprendre.

C'est lui, tout simplement, qui n'est plus à sa place ici. L'a-t-il déjà été ? Sans doute quelque temps. Plus maintenant. Qu'a dit Cilliana, déjà ? Qu'il n'était pas chez lui, qu'il ne faisait pas réellement partie de l'armée.

Quelque part, il aurait envie de ne pas la croire. Il se sentirait plus... « normal », s'il se souciait de la sécurité de son pays autant que les autres ; s'il était motivé par le même désir de régner à nouveau sur Alola. Mais ça n'est pas le cas. Pour tout dire, cette guerre est une bêtise.

Seulement, une opinion personnelle ne compte pas face à un état-major et un ministère. Oh, il le sait mieux que personne. D'un pas léger, il s'en va reposer le livre sur l'étagère où il l'a pris, puis se baisse doucement pour saisir sa fouinar et la percher sur son épaule.

Ce poids poilu lui a manqué, en quelque sorte. Toujours là, mais plus éloigné car lui-même est plutôt distant depuis leur retour. Pour rien, ou alors pour tout un tas de raisons. Il n'a pas envie de trancher ; laisser une part de mystère n'a-t-il pas quelque charme ?

Du bout des doigts, il caresse le pelage rêche de la bestiole. Voilà seulement quelques heures qu'il l'a lavée, et elle est à nouveau toute sale. C'est dans l'ordre des choses.

Elle pousse un petit cri ; pour toute réponse, il esquisse un sourire.

« Bien, bien, j'ai compris. On va sur la plage. »

Avec un air triomphant, Vicky s'installe plus confortablement, si cela est possible, sur son perchoir. Lequel s'efforce d'ignorer son poids, qu'il commencera à sentir vraiment dans quelques minutes.

Une fois passée la baie vitrée, ils se retrouvent sur la plage. Là où aucun Alolais n'ose s'aventurer, ayant entendu de drôles de rumeurs ; colportées par les envahisseurs, évidemment. Toujours est-il que ces gens-là accordent beaucoup d'importance aux bruits qui circulent sur l'archipel. Autant se montrer prudents.

Dehors, l'air est chaud, mais humide à cause de l'eau claire qui vient s'abattre à quelques mètres, contre des rochers à l'air menaçant. Certains, taillés en pointe, rappelleraient presque une dentition de sharpedo. Ou du moins, des dents éparpillées sans ordre ni méthode.

Weigall se laisse tomber sur le sable, sans souci pour son uniforme. Après tout, maintenant qu'ils sont à nouveau au quartier général, il a tout loisir de se changer chaque jour. La matière malléable est douce sous ses mains, et l'apaise un peu.

D'un geste tranquille, il saisit la pokéball contenant son camérupt et le laisse sortir pour qu'il profite lui aussi du grand air. La silhouette imposante et pataude de Bernard leur fait un peu d'ombre, sans pour autant obstruer les rayons du soleil.

Un sourire fleurit sur le visage pâli du blondinet. Un sourire non pas forcé, non pas poli, mais réel. Il n'est pas totalement ravi d'être là, mais cette atmosphère tranquille le remplit d'une sorte de sérénité. Quand bien même il a remarqué un bacabouh décidé à lui jouer un sale tour, il s'en fiche.

Vicky saute lestement de son épaule pour aller à la poursuite du malheureux tas de sable. Ses pattes glissent de temps à autre et elle manque de s'étaler, mais l'exercice lui semble amusant. Son dresseur observe le manège, impassible, comme face à une bêtise d'enfant. C'est après tout ce qu'est Vicky. Elle atteindra bientôt la vingtaine, mais a gardé une âme de bébé fouinet—

« Excusez-moi ? »

Weigall sursaute ; son cœur semble avoir raté un battement. Mais hors de question de se lever, sauf si on le lui demande. Il se retourne vaguement, pour voir une silhouette longiligne en contre-plongée. Un jeune homme, on dirait ; mais avec le soleil, difficile de distinguer son visage.

« Eh bien ? questionne le militaire assis. Vous voulez quelque chose ? »

L'air confus, l'autre ne répond pas immédiatement. Il s'intéresse un instant à la course-poursuite délirante entre les deux pokémons, laisse flâner son regard sur l'eau, puis en revient au blond.

« Est-ce que je pourrais vous dire un mot ? Euh, s'empresse-t-il d'ajouter, je n'ai rien contre vous personnellement, mais voilà, vous êtes passé en ville ce matin et...
— Asseyez-vous », l'interrompt l'indolent, pas désireux de lever la tête et pourtant soucieux de regarder celui à qui il s'adresse.

Le jeune intrus obtempère, et plie ses longues jambes pour se poser à côté du plus petit. Celui-ci, en regardant son interlocuteur, le reconnaît facilement, pour l'avoir déjà vu quelquefois. L'aide de camp de Jackson, s'il se souvient bien.

« Eh bien ? demande à nouveau Weigall.
— Rien de spécial, mon lieutenant... C'est-à-dire, eh bien, vous voyez, je m'appelle Stan Waller.
— Il me semble bien, oui.
— Euh, oui, poursuit le brun, désarçonné. En fait, voilà, j'ai une sœur aînée, Stella. Vous avez dû entendre parler du Blizzi, non ? C'est l'avion qu'elle et son partenaire pilotent...
— Vaguement. C'est sûrement celui-là qui a abattu le plus d'ennemis lors de la bataille de Poni. »

Le sergent hoche la tête timidement, et détourne le regard, mal à l'aise. Le blond ne dit rien, et se contente d'attendre que vienne la suite, en jetant de temps à autre un regard vers Vicky. Bernard, lui, ne bronche toujours pas.

Le plus jeune déglutit, et reprend :

« Je me demandais si vous n'aviez pas, peut-être, entendu dire où est ma sœur ?
— Non, réplique simplement le lieutenant. Pas la moindre idée.
— Vous êtes sûr...
— Absolument. Je m'en rappellerais. »

Décontenancé par l'attitude peu coopérative de son aîné, Stan se lève et disparaît à nouveau dans la salle de repos. Trop heureux de pouvoir profiter d'un peu de solitude, Weigall sourit. En espérant qu'on ne viendra pas le déranger une seconde fois.


* * *

« Je ne pensais pas que vous fréquentiez ce genre d'endroit, capitaine.
— C'est un peu guindé, reconnaît Eaton, mais j'apprécie la musique. Et l'alcool.
— Et les danseuses ? »

Le vieux marin hoche la tête sans enthousiasme. De toute évidence, il se fiche éperdument des danseuses. Peut-être est-il particulièrement attaché à son épouse, comme lui ; s'il en a une. Joseph Macarthur l'ignore, comme il ignore des tas de choses à propos de ce quinquagénaire bourru.

Tirant une dernière bouffée de sa cigarette, il observe les alentours. Le cabaret appelé L'Iceberg, situé à quelques mètres de l'hôtel des Embruns, a longtemps été la terre sainte des fêtards unysiens sur l'archipel. Depuis le début de la guerre, on y voit naturellement plus de militaires que de civils. Ceux qui sont coincés ici y viennent de temps à autre, tout de même ; c'est qu'on s'ennuie ferme à l'hôtel.

Des femmes en belles robes du soir et des hommes en smoking, savant mélange de militaires, touristes bloqués et résidents bavardent et boivent jusqu'à plus soif sous la musique jazz aux accents festifs. Typiquement le genre d'air qu'il faut pour remonter le moral.

Les lumières tamisées donnent une atmosphère chaleureuse et intimiste à cet endroit qui respire le luxe. Il y a deux mois à peine, on n'y aurait vu traîner aucun officier en dessous du grade de colonel. Tout se mélange, à présent. Il faut bien que le gérant, cet hurluberlu venu d'Arceus sait où, puisse faire vivre son établissement.

Ce monsieur Luger doit encore s'amuser à naviguer entre les tables pour serrer des mains ; son sport favori. Les deux camarades de boisson ne l'ont pas aperçu, pour le moment. Et ça n'est pas plus mal.

« Vous avez l'air plus en forme que l'autre fois, en descendant du bateau... souffle le général.
— Oui, euh... Navré pour ça. Pas la peine de vous en faire.
— C'est naturel de s'inquiéter ; si vous manquez de somm—
— Je vous l'ai dit, je dors très bien. Suffisamment, en tout cas. »

Macarthur lève les mains en l'air, vaincu. Hors de question de se disputer, ça va de soi. Pas autour d'une table, au fond de la salle, avec des verres remplis d'un whisky si cher. Ce serait du gâchis. Il risque un œil bleu en direction de sa boisson, de laquelle il reste à peine quelques gouttes.

Bah, c'est fait pour être bu.

De son côté, le capitaine n'a pas réellement touché à la sienne. Les yeux dans le vague, tourné vers la scène, il paraît presque absent. Comme hors du monde, même. Probablement perdu dans ses pensées. Il y a des gens à qui ça arrive souvent, peut-être est-il de ceux-là.

C'est vrai que depuis le début de la soirée, il a l'air tendu. C'est pourtant lui qui a proposé cette petite sortie pour se divertir, mais il n'est apparemment pas plus à l'aise que ça dans ce smoking qui n'a sans doute pas beaucoup servi. L'uniforme lui va mieux, songe avec amusement le général.

La discussion ne se poursuit pas tout de suite, comme son interlocuteur paraît plus intéressé par les musiciens, dans un coin de la scène. Les jeunes demoiselles qui remuent au rythme de la chanson sont totalement ignorées de son regard. Oui, il aime la musique ; la danse le laisse froid.

Le plus jeune se résout donc à observer la salle encore une fois. C'est toujours mieux que de fixer son verre vide comme un type désespéré. Aux diverses tables, des groupes plus ou moins larges sont installés, discutent avec animation de tout et de rien. Peut-être ont-ils oublié la guerre, quand ils sont entrés dans L'Iceberg.

Il ne tarde pas à repérer le patron, un bonhomme d'une bonne trentaine d'années, grand et mince, dans son smoking de qualité rehaussé d'un nœud papillon bleu électrique. Pendant qu'il paraît raconter quelque chose à des clients, il accompagne le tout de gestes vifs sans cesser de sourire sous sa moustache fine et noire. Drôle de personnage, ça oui.

Le général détourne les yeux lorsqu'une chaise est approchée de leur table. Une main sûre dépose une bouteille encore à moitié pleine de whisky, en même temps que s'assoit sa propriétaire. La femme, de quelques vingt ans, porte sur son épaule un germignon assoupi. Et un sourire éblouissant, aussi.

Ses cheveux d'un brun-roux ondulent jusqu'à ses épaules et brillent sous les lumières du plafond. Des yeux d'un bleu grisâtre complètent le tableau ; des yeux intelligents, aucun doute là-dessus. Elle se sert un verre, et s'installe comme chez elle.

« Avec les compliments de la maison, général ! Monsieur Luger ne tarit pas d'éloge sur vous.
— J'en dirais autant de vous si je vous connaissais, ricane le quadragénaire.
— Lucia ; enchantée.
— Eh bien à votre santé, Lucia. »

Ils trinquent et vident chacun leurs récipients, non sans enthousiasme. Mais la jeune femme ne paraît pas vouloir rester longtemps ; elle travaille apparemment ici. Sans doute une danseuse ou une chanteuse qui ne se donne pas en spectacle ce soir. Elle se lève d'ailleurs rapidement.

« Ç'a été un plaisir, général. Revenez à l'occasion, le patron apprécie votre compagnie. Vous pourrez peut-être me voir sur scène un soir prochain. Bonne soirée ! »

C'est le dernier mot qu'elle prononce avant de sourire, et de s'en aller. Drôle de personnage, elle aussi. A croire que ce bar-cabaret n'attire que les excentriques. Eaton n'a pas bronché, si ce n'est un bref coup d'œil vers la belle jeune femme. Son attention est une nouvelle fois accaparée par la musique.

Perplexe, Macarthur fixe un moment son visage mince et rigide. Sans trop savoir pourquoi, ce profil acéré lui donne une étrange impression, comme un déjà-vu. Ou bien il divague ; mais ça ne fait qu'un verre depuis qu'ils sont là.

« Dites, vous allez bien ? »

Le capitaine ne prend pas la peine de se tourner ; les instruments de musique paraissent le fasciner au-delà du descriptible. Mais il ouvre la bouche, pour en laisser échapper mécaniquement quelques mots :

« Je vous le répète ; tout va très bien. »

Secoué, le général acquiesce vaguement. L'accent rude et fier du marin laisse filtrer une impression d'incertitude. De toute évidence, non ; ça ne va pas. Le brun plisse les yeux, intrigué, en même temps que les paroles de son aîné tournent dans sa tête.

Tout s'éclaire, en même temps que le whisky brille sous la lumière.