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GREAT WARS T.1 : All men dream, but not equally de Eliii



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» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 11/10/2017 à 15:43
» Dernière mise à jour le 11/10/2017 à 15:43

» Mots-clés :   Action   Alola   Guerre   Mythologie   Présence d'armes

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17- (Phantom) pain
« On peut tout faire par petits pas mesurés, mais il faut parfois avoir le courage de faire un grand saut ; un abîme ne se franchit pas en deux petits bonds. »
— David Lloyd George (1863 - 1945) —


* * *


Du poisson, toujours du poisson. Les restaurants de la ville ne servent presque plus que ça, maintenant que les chasseurs alolais se rebellent les uns après les autres et refusent de tuer des bêtes qui finiront dans l'assiette des Unysiens. Au fond, c'est compréhensible.

Les colonisateurs s'y sont bien essayés, à la chasse, mais ça donne rarement quelque chose de fructueux ; malgré leur technologie, ils ne disposent pas des techniques de pistage propres aux natifs de l'archipel, et sont bien moins discrets. Autant dire que ça n'est pas gagné.

C'est donc un morceau de poisson blanc et sans saveur, rehaussé d'une touche de citron et d'une sauce assez insipide, qui repose dans l'assiette du capitaine Eaton. Du bout de la fourchette, il disloque le filet, et reste les yeux rivés sur son plat, maussade.

« Vous êtes toujours comme ça ? »

Le marin daigne lever la tête pour faire face à sa supérieure, l'amirale Emerson ; commandante de la marine stationnée à Alola, elle a donc tout pouvoir sur lui. Y compris celui de l'inviter à déjeuner même quand il aurait préféré rester sur son rafiot à maudire Jackson sur une dizaine de générations.

Chose qui serait peut-être malvenue, puisque sa fille unique est morte la veille. Il a beau détester le général, l'homme de la mer n'en reste pas moins touché par cette catastrophe, d'autant plus qu'il aimait bien la fille. Elle ne se laissait pas faire, et disait toujours ce qu'elle pensait. Ça avait le mérite de rendre les discussions plus sympathiques.

Le sujet est relégué dans un coin de sa tête, et il se force à rester attentif à la scène qui se déroule sous ses yeux. Un déjeuner en ville tout ce qu'il y a de plus calme, en somme.

Située en terrasse, la table offre un point de vue idéal sur la rue qui longe la mer, et le port un peu plus loin ; les formes distinctes de plusieurs cuirassés détonnent sur le fond bleu du ciel sans nuages.

Il a un peu peine à reconnaître la large avenue, d'ailleurs. La dernière fois qu'il est venu, c'était pour se retrouver acculé par un groupe d'Alolais, dont un particulièrement menaçant, et il n'y avait pas un passant dans les environs.

A présent que la garde a été renforcée grâce à un contingent transféré de Malié, la ville la plus calme de l'archipel, les touristes encore présents et les rares étrangers à s'être installés ici osent sortir plus tranquillement. Il serait par ailleurs dommage de rester cloîtré à l'hôtel, avec un temps pareil.

Au moins, hors du Wailord, la température est agréable grâce au vent frais venu de la mer. Les coursives du bateau ont toujours été une véritable fournaise...

« Melvin ? »

Il se souvient brusquement qu'elle lui a posé une question, et qu'il s'est perdu dans la contemplation de l'eau plutôt que d'y répondre.

« Excusez-moi, euh... Vous disiez ? »

L'amirale Emerson — Lia, puisqu'elle lui a demandé de l'appeler par son prénom dans le cadre de ce repas — hausse un sourcil. Étonnamment, et malgré le port de l'uniforme permanent, elle paraît plus séduisante dans la sphère privée que lors d'opérations armées. Rien n'a changé, mais on dirait l'autre face d'une même pièce.

« Je me demandais si vous étiez toujours comme ça.
— Comme ça ? qu'il questionne, interloqué.
— Peu bavard, sombre... Un « vieux loup de mer » en somme, le terme correspond plutôt bien. »

Il pose sa fourchette à côté de son assiette et saisit son verre de vin, l'œil attentivement rivé sur le liquide rougeâtre, comme pour échapper au regard de la quadragénaire. Ce n'est pas qu'il est gêné, mais les interactions avec les autres, ça n'est plus tellement sa tasse de thé, maintenant.

Distraitement, il fait remuer le vin au fond du récipient, et elle, en face, observe le mouvement imprévisible du coin de l'œil. Elle non plus, elle n'est pas très à l'aise sur le plan social, en dépit des efforts qu'elle tâche de faire. La scène avec Brighton la veille l'a un peu secouée, aussi.

« Vous n'êtes pas très drôle. J'imagine que les rumeurs que j'ai entendues sur votre compte ne sont que des ragots sans fondement, finalement, lâche-t-elle sans réfléchir. »

Sa main s'immobilise, et le liquide ne tourne plus dans le verre. Il écarquille ses yeux gris, effaré ; ça, il ne l'avait pas vu venir.

« Des rumeurs ? Oh, quoi, les conneries que certains racontent sur mon passé de « fêtard » ? Faut pas y prêter attention, ça fait quoi, vingt-cinq ans, trente ? Vous êtes pas du genre à vous intéresser aux commérages, vous, ça se saurait sinon. Tout se sait par ici, les secrets, ça n'existe plus.
— On dit que vous étiez un sacré buveur ; la meilleure descente du coin. Et un noceur, aussi. »

Le récipient est reposé sur la nappe à motifs rectilignes, un peu plus violemment qu'escompté ; quelques gouttes de vin s'en échappent. Le marin observe sa compagne avec un regard plus dur, plus tranchant, correspondant à sa couleur d'acier.

Ça ne semble pas intimider sa supérieure, qui le regarde toujours avec un drôle d'air condescendant. Il ne lui connaissait pas cette facette arrogante, non plus, et ce n'est pas pour lui plaire.

« Un peu plus, et je croirais que vous êtes en train de me faire du charme, amirale. »

Hors de question d'utiliser son prénom, elle pourrait prendre ça pour un signe quelconque. Non qu'il la prenne pour « ce genre de femme », mais il n'a jamais été très doué avec elles.

« Ne dites pas de bêtises... »

Elle tire de sa poche un paquet de cigarettes et en allume une, puis fait signe au serveur de venir récupérer les assiettes ; le jeune homme, manifestement étranger au vu de son teint et de ses cheveux très blonds, s'empresse de débarrasser la table et de s'en aller.

Tandis qu'Emerson souffle la fumée, Eaton ne peut s'empêcher de se dire qu'il n'aime pas ça, les femmes qui fument ; ça donne un côté un peu... Il ne trouve pas les mots à poser sur sa pensée.

« Vous dites qu'il n'y a plus de secrets, ici, entre camarades de l'armée, reprend-elle sur un ton un peu plus froid, celui qu'elle emploie avec ses officiers lorsqu'elle mène une manœuvre militaire. Qu'est-ce que vous voulez dire ? »

Le visage dur d'Eaton se renfrogne par automatisme, et ses pupilles s'étrécissent, signe de colère contenue. Peut-être bien qu'il préfère Jackson, maintenant. S'il avait su, il l'aurait refusée, cette invitation, qu'importe les conséquences.

Maintenant, il est bien obligé de lui répondre quelque chose.

« Tous les renseignements finissent par filtrer, vous savez. Jackson sait tout de chacun d'entre nous, et le bouche à oreille fait le reste. Maintenant, le nombre de gosses qu'on a est pratiquement écrit sur notre front. »

Il a pensé la phrase amusante, mais ça n'a pas d'effet sur l'amirale, qui tire une nouvelle bouffée de sa cigarette. Elle a l'air pensive, en quelque sorte ; il ne serait pas étonné d'apprendre qu'elle réfléchit à un moyen de lui soutirer des informations dont il ne dispose même pas.

Finalement, elle écrase son mégot dans le cendrier noir, et croise les bras en travers de sa poitrine, le menton légèrement levé comme en signe de défi. « C'est ça, songe Eaton, amer. Un défi. » Si elle pense pouvoir mener un interrogatoire, il aura vite fait de la détromper.

On n'apprend pas au vieux capidextre à faire la grimace.

« Vous en avez, vous ? Des enfants, s'empresse-t-elle d'ajouter en voyant l'air perplexe du capitaine.
— Des gosses ? Non. »

Elle esquisse une parodie de sourire, chose aussi rare sur son visage qu'une pluie torrentielle en plein milieu du désert Haina.

« Une femme, peut-être ? »

Les yeux gris paraissent perdre un peu de leur éclat. Touché.

« Plus maintenant. Écoutez, je sais pas ce que vous cherchez à faire, mais j'aime pas tellement me faire cuisiner, surtout à propos de... détails superflus, comme ça. »

Il ne perd pas de temps pour se lever, et pour repousser la chaise sous la table. De la poche de sa veste noire striée de bandes dorées aux poignets, il tire deux billets de vingt qu'il jette négligemment sur la table. Pas le temps pour la galanterie.

« Merci pour l'invitation. La prochaine fois que vous voulez une info, essayez de vous y prendre mieux que ça. »

Elle n'a pas le temps de se lever à son tour qu'il s'en va déjà, zigzaguant entre les tables avec aisance malgré son âge avançant. L'amirale Emerson, peinée, ne peut que constater l'évidence :

« Brighton avait peut-être raison, finalement. Je n'y connais rien du tout aux méthodes d'interrogatoire... »

Puis elle consulte sa montre de poignet ; dans quelques heures, elle aura enfin l'occasion de faire son rapport à Jackson et de mettre de côté toute cette histoire de bataille à Poni.

Il faut bien la faire avancer un peu plus vite, cette guerre.


* * *

Maintenant que les renforts sont arrivés jusqu'au campement en avion ou à dos de pokémons volants, l'unité de Macarthur est sur le départ. Le moment de quitter ces lieux empreints de mauvais souvenirs, encore jonchés de cadavres il y a peu, est enfin venu.

En l'apprenant, le lieutenant Weigall n'a pas caché son soulagement ; il l'aurait presque montré de façon ostentatoire si les supérieurs ne l'avaient pas réprimandé. Les ordres il n'aime pas ça, mais puisque c'est le métier, il faut bien y obéir.

Il a mal choisi sa carrière. Sûrement. C'est ce que sa mère aurait dit. Bah. Il chasse l'image de cette grande dame aux robes hors de prix de sa tête, parce qu'y repenser lui rappelle la trop vaste maison de campagne occupée pendant un ou deux mois de l'année, qu'il n'aimait pas vraiment.

Le voilà plutôt serein, occupé à charger son paquetage sur le dos de son bourrinos attitré. La créature, débonnaire et docile, a vite appris à apprécier le jeune homme, et lui-même considère la bête avec bienveillance. Au moins, elle est plus compréhensive que les officiers supérieurs.

« Hé, bonjour. »

Surpris, il manque de lâcher la gourde pleine d'eau qu'il tient dans les mains. La voix vient de derrière lui ; il se retourne pour découvrir le visage neutre, mais tranquille de la prisonnière.

Terminologie qui perd un peu de son sens, puisqu'on lui a détaché les mains et les pieds en vue du trajet. Elle a elle-même juré qu'elle ne tenterait pas de s'enfuir, mais puisqu'on ne peut décemment pas accorder de crédit à la parole de l'ennemi, l'un des soldats la surveille avec attention à quelques mètres d'eux.

« C'est comme ça qu'on dit bonjour ici, d'habitude ? » plaisante-t-il, décidé à démarrer la conversation tranquillement.

Ses lèvres, d'une teinte étonnamment détonante par rapport à sa peau plutôt sombre, se courbent en un drôle de sourire amusé. Elle n'est pas si imperméable à l'humour qu'il aurait pu le croire, finalement ; non pas que l'humour et lui s'accordent très bien.

« Pour tout vous dire, les salutations d'usage d'un Alolais à un Unysien sont beaucoup plus formelles qu'un « bonjour ». On doit s'incliner jusqu'au sol et vous baiser les pieds. »

Le blondinet fronce un sourcil ; c'est bien la première fois qu'il entend ça, et sur un ton aussi badin qui plus est.

« Non, la deuxième partie n'est pas vraie, ajoute-t-elle, une étincelle malicieuse au fond de l'œil. Ça pourrait, connaissant les tendances des riches étrangers à se croire au-dessus de nous.
— Si vous saviez comment les mères aristocrates éduquent leurs enfants, chez nous, ça vous aiderait à comprendre pourquoi on a autant de gens prétentieux — et qui n'ont vraiment aucune raison de l'être.
— Aristocrates ? Quoi, vous parlez en connaissance de cause ? »

Il ne sait pas trop si elle s'en étonne vraiment ou bien si elle tente de le railler, mais son expression semble sincère. Mollement, il hoche la tête.

« Ma mère, du moins. Mon père était médecin, et il paraît qu'il a dû batailler pour pouvoir l'épouser. Ils n'avaient pas l'air très heureux ensemble, de toute façon, et formaient un couple plus mal assorti que les deux pokémons de Martin.
— Ils sont morts, alors ? »

Si ses questions sont d'une singulière indiscrétion, elle paraît s'intéresser sincèrement à ce qu'il peut lui raconter. Weigall se contente d'un sourire indulgent ; après tout, les gens d'ici ne sont pas inutilement à cheval sur les convenances comme chez lui.

« Père est mort il y a déjà quelques années, et Mère s'est remariée quelques temps plus tard. Peut-être qu'elle est morte elle aussi, je ne sais pas. »

Il laisse échapper un soupir.

« J'ai jamais vraiment aimé ces gens-là, à vrai dire. Les domestiques faisaient plus partie de ma famille qu'eux, et puis il y a eu Vicky. »

Entendant son nom, la petite boule de fourrure, installée sur le dos du bourrinos, accourt aussitôt pour s'enrouler autour de l'une des bottes de son dresseur. Cilliana lui jette un regard intrigué, et sourit.

« Elle est un peu petite, pour une fouinar.
— C'est sûrement la raison pour laquelle on m'en a fait cadeau, admet l'Unysien en jetant un regard en biais à la bête rayée. Les voisins, à Volucité, avaient des fouinars, et quand ils ont eu des fouinettes, ils les ont vendus. Sauf une, toute petite — un défaut de naissance, voyez, ça arrive tout le temps chez les humains aussi. Du coup, il l'a donnée à Père, et elle a été mon cadeau d'anniversaire à mes douze ans. »

Il secoue la tête et émet un rire nerveux, comme mal à l'aise.

« J'ai du mal à parler de moi avec plus d'une phrase, d'habitude. Voilà que je vous déballe ma vie en pas cinq minutes ! »

La jeune femme hausse les épaules, et une mèche tombe entre ses deux yeux ; elle ne la chasse pas, et cela lui confère un charme mystérieux. Ce que des touristes appelleraient un « air exotique ».

« Faut bien se confier de temps en temps, peut-être. Hum, dites, c'est lequel, de bourrinos, que j'aurai le droit de monter ?
— Vous serez avec votre nouveau fiancé... surveillant attitré, comme vous voulez. On en a que neuf, vous comprenez.
— Mince alors !
— Parlez-moi plutôt de vous, maintenant. »

Il s'attendait à ce qu'elle l'ignore superbement, mais elle se contente de le dévisager avec curiosité ; ces deux prunelles noires qui lui font face ne reflètent qu'un intérêt grandissant à son égard. S'il était idiot, il pourrait croire qu'elle s'est éprise de lui.

Finalement, elle détourne les yeux et rompt le charme.

« Je vois pas trop ce que je pourrais vous dire de plus que ce que vous m'avez demandé la dernière fois.
— C'est pas un interrogatoire, juge-t-il bon de préciser. Je vous parle en tant que...
— En tant que fils de riches ? » soupire-t-elle.

Tout ce qu'il peut lui offrir est un sourire piteux. Elle a du caractère, c'est le moins qu'il puisse dire.

« Pas en tant que militaire chargé de vous faire dénoncer vos copains, en tout cas. Allez, jouez le jeu et parlez de votre famille, vous aussi. »

Son visage se rembrunit immédiatement, et il est presque sûr qu'elle ne va rien répondre, qu'elle va s'en aller de son pas traînant et monter de mauvaise grâce sur l'équidé avec le soldat chargé de la surveiller. Au lieu de quoi elle s'assoit sur le sable.

« J'aime pas trop parler de ma famille. C'en est même pas une, 'savez. Moitié alolaise, moitié étrangère. Cette deuxième moitié-là fait pas partie de ma vie, vous devez vous en douter. Les gens d'ici savaient pas trop comment me traiter, au début...
— Désolé, s'entend-il murmurer sans trop savoir pourquoi.
— Pas besoin. »

Elle lui décoche un regard perçant, et puis un drôle de sourire qui fait remonter ses pommettes saillantes. C'est peut-être son trait le plus remarquable, ce visage ciselé.

« C'est pas de ça que je suis venue vous parler, de toute façon. Je voulais juste, euh... Vous dire merci, 'voyez. Parce que vous me parlez comme à un être humain et pas juste un sac de viande sur lequel vous devez tirer pour avoir une promotion. »

Cette déclaration, étrangement, l'émeut plus que ce à quoi il s'attendait. Heureusement que le soleil est là pour justifier la rougeur de ses joues, songe-t-il, hébété. C'est bien la première fois qu'on lui reproche pas son attitude bienveillante envers l'ennemi ; et c'est l'ennemi lui même qui le remercie.

S'il ne la savait pas exceptionnelle, Weigall serait tenté de croire qu'il a confondu l'eau avec la flasque de whisky du général.

« Drôle de guerre », marmonne-t-il en la regardant s'éloigner.


* * *

« Stella ? »

Elle lève les yeux de son livre — quelque chose qu'elle a piqué à un Kantonais mort qui l'avait sur lui —, et se tourne vers son coéquipier, occupé à effectuer la maintenance réglementaire de l'avion après une bataille.

« Qu'est-ce qu'il y a ? Je m'amuse bien, à lire ce bouquin kantonais.
— T'y comprends vraiment quelque chose, à ça ? Leur dialecte est beaucoup trop compliqué.
— Bah, je me débrouille pas trop mal avec les langues... Bon, dis, tu veux quoi ? »

Clyde laisse un instant de côté les révisions de la mitrailleuse, et se tourne vers elle avec un sourire peiné.

« Si tu pouvais parler à Brighton à propos d'un truc... Faut que je passe un appel, tu vois, et comme c'est réglementé...
— Hé, tu peux pas y aller, toi ? Je sais que c'est ton tour de maintenance mais on peut échanger les rôles cinq minutes si... Bon, d'accord, très bien mais tu m'en devras une !
— Pour changer. »

Elle lève les yeux au ciel, mais accepte de quitter l'entrepôt pour se rendre au village un peu plus loin. Observer le paysage sauvage et morne autour d'elle n'est même plus intéressant, maintenant qu'elle le connaît pour l'avoir vu d'en haut et l'avoir arpenté plusieurs fois.

Même l'arbre immense, planté dans la partie qui n'est pas construite sur pilotis, ne l'impressionne plus ; ce n'est jamais qu'un arbre, après tout. Et des arbres, ce n'est pas ce qui manque à Poni.

Stella a eu l'occasion de s'en rendre compte plusieurs fois depuis qu'elle est ici, elle n'aime vraiment pas marcher. Faire un pas après l'autre, c'est que ça devient fatigant à la longue. Voler, c'est bien plus grisant.

Malgré tout, elle n'est pas le moins du monde épuisée quand elle arrive au petit village. Ce qui la frappe en premier lieu, chaque fois qu'elle y met les pieds, c'est l'odeur tenace de la mer ; une senteur de poisson et d'iode, qu'elle apprend à apprécier doucement.

Il n'y a en tout et pour tout que quelques bâtiments vraiment solides, le reste étant des cabanes désertées par les anciens habitants. La grande maison de style colonial, en bois blanc et quelque peu rongée par le lierre, fait figure de château dans le coin.

Autant en terme de dimensions que de surveillance ; à l'entrée, deux gardes avec un fusil en bandoulière se tiennent debout, bien droits comme des automates.

« Évidemment, songe-t-elle en réprimant un sourire ironique. Brighton a de quoi devenir nerveux, avec sa réputation... »

Elle s'avance tranquillement vers la demeure, avec la ferme intention de passer. Comme elle s'y attendait, les soldats ne voient pas ça d'un très bon œil.

« Vos papiers, mademoiselle. »

Agacée, elle lève les yeux au ciel mais tire docilement ce qu'ils demandent de sa sacoche en cuir. Ils prennent quelques minutes pour s'assurer que tout est en ordre, et la laissent enfin entrer dans ce qui sert de quartier général.

La première chose qu'elle remarque en entrant dans ce drôle de hall transformé en espace rempli de bureaux, c'est qu'il y fait beaucoup plus frais qu'à l'extérieur. Et pour cause, un massif pokémon de type glace somnole dans un coin de la pièce. Le polagriffe du général, à n'en pas douter.

Peut-être qu'elle a un peu plus de sympathie pour ce salaud de Brighton, maintenant ; le type glace, c'est bien celui qu'elle aime le plus.

« Pas très surveillé, l'intérieur... »

Il n'y a en tout et pour tout que quelques gardes en faction, qui passent la plupart de leur temps au mess à échanger des blagues et à vider les fonds de whisky qui restent. Le couloir où se trouve le bureau de Brighton, en tout cas, est vide.

Vide et plutôt lugubre, si on le compare au reste de la maison, où l'éclairage est optimal grâce aux installations électriques effectuées. Elle se dit que les ampoules sont grillées, peut-être, mais peu importe. Elle demandera ce service et elle s'en ira bien sagement après sans rien dire.

Seulement, à mesure qu'elle progresse dans le couloir désert, elle est comme étreinte par une sensation de malaise de plus en plus palpable. Pourtant elle n'a pas peur du noir ; pas peur de grand chose à la vérité. La jeune femme déglutit, mais continue à avancer.

Un mince rai de lumière au sol indique une porte entrebâillée ; sûrement le bureau de Brighton. Elle en oublie son mal-être et marche d'un pas plus décidé, quoique toujours très silencieux, une habitude qu'elle a prise pour pouvoir écouter aux portes, à l'académie.

Sur son passage, la pellicule de poussière qui recouvre les murs se disloque, et se mêle à l'air vicié ; ce couloir ne comporte pas la moindre fenêtre.

Sitôt arrivée auprès de la porte, elle s'arrête net. Un drôle de bruit lui parvient. Comme un râle étouffé. Elle risque un œil prudent à travers l'ouverture, et ce qu'elle y découvre la surprend et la terrifie tout à la fois.

Assis sur une chaise, pieds et poings liés, un type en uniforme kantonais. Sur sa bouche, un bâillon qui l'empêche probablement de hurler. Et par terre, sur le parquet, du sang. Il y en a sur son visage, un peu partout sur sa tenue. L'aviatrice retient un haut-le-cœur.

« Tu sais, il reste encore huit de tes copains en cellule. Peut-être qu'ils seront plus bavards que toi... et que je peux me débarrasser de toi maintenant. »

La voix est plus rauque et sèche que d'habitude, mais Stella a toujours eu bonne mémoire en ce qui concerne les timbres et les sons. C'est le général, pas de doute.

Elle l'aperçoit d'ailleurs en train de faire les cent pas, dos à la porte ; sa chemise blanche est tachée de sang, il tient quelque chose de brillant. Un couteau, sûrement, ou quelque chose dans ce goût-là.

« Ok, pas question de m'attarder ici, désolée Clyde... »

Aussi discrètement qu'elle est arrivée, elle traverse le couloir en sens inverse, le plus vite possible pour éviter d'entendre encore un bruit provenant de cette pièce qui pue la mort. Elle entre dans le hall en sueur, et quitte rapidement la maison.

Dehors, elle reprend son souffle, adossée à l'arbre gigantesque, et se laisse tomber sur les planches de bois à côté. Des gouttes dévalent son visage, et elle cligne des yeux sans cesse comme pour chasser l'image immonde de sa tête. Alentour, les hommes de la garnison ne font pas attention à elle.

On lui a dit, pourtant, à quel point il était violent et dangereux. Peut-être qu'elle aurait dû décliner la requête de Clyde plus fermement, et il aurait été là à sa place, et... Non, elle a le cœur bien accroché, plus que lui. Ça lui aurait pas rendu service.

Elle passe une main fourbue sur son visage trempé. Ce que c'est moche, la guerre.