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Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 14/01/2018 à 07:16
» Dernière mise à jour le 15/05/2018 à 16:24

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

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Ch. 34 : Lien de cyan.
 Tranquillement assise sur son lit, Eily emmena lentement et sereinement sa tasse de thé à ses lèvres. Elle sirota calmement le liquide mordoré et apprécia pleinement son petit goût fruité. À ses côtés, Caratroc avait lui aussi sa propre tasse – ou plutôt son bol – de thé. À travers la fenêtre, des rayons lunaires éclairaient mystiquement le tableau, le plaçant presque hors de la dure réalité.

— Et dire que les autres pensent certainement que je suis en pleine dépression ou autre, s’amusa Eily.
— Il faudrait peut-être aller les rassurer d’ailleurs, fit remarquer Caratroc.

La demoiselle cyan secoua posément la tête.

— Non, pas encore. Et puis, je suis très bien ici. J’ai à la fois le calme et des vivres, c’est le lieu idéal pour réfléchir.

Réfléchir. C’était ce à quoi Eily avait dédié toute cette semaine. Elle n’avait pas l’habitude de se plonger ainsi dans ses pensées pendant des jours, tel un moine reclus, mais la situation actuelle n’était pas habituelle. Entre Gyl qui disait être son frère, Omilio qui voulait assassiner le Vasilias, ce même Vasilias qui serait peut-être à l’origine de la catastrophe de l’orphelinat. Eily devait mettre de l’ordre dans son esprit ; ses prochains pas détermineront littéralement le reste de sa vie.

— Attention à ne pas perdre trop de temps, intervint une troisième voix.
— Je ne suis pas aussi stupide, souffla Eily. Et tant que j’y suis, même si je commence à en avoir l’habitude, tu devrais au moins me prévenir lorsque tu te glisses dans ma chambre comme ça.

Adossé à côté de la fenêtre, Gyl sourit espièglement. Depuis peu, il avait pris l’habitude de rendre visite à Eily à l’improviste. Bien sûr, la porte de la chambre était fermée à clef, mais ça ne dérangeait visiblement pas Gyl. D’ailleurs, Eily n’avait jamais vu le majordome entrer, ce n’était même pas sûr qu’il rentrait par la porte. La demoiselle cyan avait préféré de ne pas trop réfléchir sur la question ; il y avait des choses qu’il était préférable de ne pas savoir.

— Et donc ? lança sarcastiquement Gyl. Tes fameuses réflexions t’ont-elles permise d’atteindre l’illumination ?
— J’aurais bien aimé, soupira Eily. Malheureusement, il y a encore trop de zones d’ombres. Plus j’y réfléchis, et plus je me rends compte qu’Omilio me cache énormément de choses. Bon, ce n’est pas nouveau, mais ça m’intrigue de plus en plus.
— Je vois, acquiesça Gyl. En résumé, tu perds confiance en notre bon Foréa.
— Il y a de quoi, intervint Caratroc. Comment Omilio veut-il nous convaincre de le suivre les yeux fermés s’il ne nous dit rien ? En plus, il a l’air d’en savoir énormément sur Eily et sa famille. Il sait à quel point tout cela est important pour nous, et il s’en sert sans scrupule pour nous manipuler.

Gyl écouta attentivement les plaintes de Caratroc. Il hochait la tête régulièrement et, lorsque l’Ensar eut fini, le majordome déclara simplement :

— Je comprends vos réticences. Dans ce cas, pourquoi ne pas aller s’abreuver directement à la source ?
— … tu veux dire demander directement à Omilio ? plissa Eily des yeux. Cela n’a aucune chance de fonctionner.
— Allons fait un effort laideronne, se moqua Gyl. Bien évidemment qu’Omilio va garder ses secrets. Cependant, il y a des choses qui ne peuvent que très difficilement dissimuler la vérité. Les choses matérielles ; les preuves, en sommes.
— Des preuves ? répéta Eily.

Gyl secoua la tête, l’air faussement désespéré :

— Alalah, soupira-t-il exagérément. Encore une fois, j’ai surestimé tes capacités de déduction ; fou que je suis. Ce que je m’échine à te dire depuis tout-à-l’heure, c’est que tu trouverais certainement ton bonheur si tu allais fouiller le bureau d’Omilio. S’il y a un endroit où tu peux trouver des informations bien croustillantes, c’est bien là.
— Parce que tu crois sérieusement qu’il va me laisser entrer impunément dans son office ? À moins que tu insinues que je devrais rentrer par infraction…
— Ah ! sourit Gyl. Enfin une bonne réponse ! Je commençais à désespérer.
— C’est confirmé, tu as perdu la tête, se blasa Eily.

Gyl sourit en coin :

— Quoi, tu as peur ? Je pensais que l’audace figurait au moins sur ta courte liste de qualités.
— Tu ne t’arrêtes jamais d’être désagréable toi, hein ?
— Voyons, tu te fais des idées. Je suis toujours adorable.

« Et il dit être mon frère… », soupira mentalement Eily.

— Mais redevenons sérieux, reprit Gyl. Bien évidemment, Omilio n’est pas un individu à prendre à la légère. Cependant, on peut dire autant à mon sujet. Pendant que tu te la coulais douce ici, je m’acharnais à établir l’emploi du temps complet de notre cher ami. Après tout, l’information est clef de toute guerre. C’est ainsi que j’ai noté une absence demain après-midi ; une affaire urgente hors de la ville. L’occasion idéale pour s’infiltrer chez-lui, ne penses-tu pas ?
— …

Fouiller dans les secrets d’Omilio. Pour sûr, l’idée était tentante. Très tentante. Ce serait l’occasion idéale pour mettre saupoudrer cette histoire d’un peu de vérité. Mais était-ce réellement sans risque ? Gyl paraissait confiant, mais Eily était loin de pouvoir lui faire une confiance aveugle.

— Qu’est-ce que tu gagnes à nous proposer ça ? voulut savoir Caratroc.
— Absolument rien, sourit Gyl. Je le fais par pur esprit d’abnégation.
— Bah voyons, pouffa Eily.

Gyl secoua doucement sa tête :

— Si l’on ne peut plus plaisanter. Pour être honnête, j’ai hâte de voir ta réaction lorsque tu découvriras certains documents. Il y a là-bas des vérités qu’Omilio lui-même ne veut voir divulguées.
— Tu sais choisir tes mots, sourit Eily en coin.
— Mmh ? Serais-tu intéressée finalement ?

La demoiselle cyan aiguisa son sourire.

— Nyah, lâcha-t-elle malicieusement.

Caratroc leva les yeux aux ciels, prit d’un mauvais pressentiment.


 ***
***
*** 


 Le lendemain, l’après-midi. Eily, Gyl et Caratroc avaient passé la nuit à discuter de leur plan. En soi, il n’y avait rien de bien compliqué. La résidence d’Omilio était juste gardée par ses soldats personnels. Des individus ayant l’air dangereusement somnolant. Aifos étant une ville si paisible qu’il était facile de se laisser aller. Ils faisaient bonnes figures lorsqu’Omilio était là, mais pendant que leur patron était absent, c’était un beau concert de ronflement.

— Est-ce vraiment raisonnable de laisser la sécurité Aifos à des gens comme ça ? plissa Eily des yeux.

Gyl répondit par un sourire moqueur. Toutefois, même si les gardiens n’étaient pas très vigilants, ils seraient risqués de passer par la grande porte – on ne savait jamais. Alors, les délinquants en herbes avaient décidé d’escalader le mur de l’arrière-cour. Un lieu libre de tous gardes, et pour cause : ce mur était si haut que personne n’était censée être capable de le passer. C’était sans compter sur l’incroyable agilité de Gyl, et la bien utile toile collante de Caratroc. Avec cette dernière, il fut aisé de tisser une ‘‘corde’’ suffisamment rigide le long du mur.

L’opération se déroula sans le moindre encombre et témoin. Contrairement au quartier commerçant, le quartier de nobles ne connaissait nul agitation ; les rues étaient en quasi-permanence désertes et le silence y était roi. Le bas peuple n’aimait pas spécialement se risquer aux affaires des gros bonnets. Et les gros bonnets préféraient se vautrer dans leur luxueux palace plutôt que d’arpenter les rues. En sommes, personne n’était là pour freiner le trio de hors la loi.

— Maintenant, direction le bureau d’Omilio, déclara Gyl.

Eily hocha la tête. Elle fut forcée de constater qu’elle s’était inquiétée pour rien. Finalement, la demeure d’Omilio n’était qu’une demeure parmi tant d’autres ; ce n’était pas un temple imprenable fourmillant de pièges divers et variés. Contrairement aux nobles, Omilio se plaisait dans un habitat relativement modeste, où il était très simple de s’y repérer. Eily et Gyl s’affairèrent juste à éviter le seul domestique du coin, avant de se diriger simplement vers le second étage, là où se trouvait le fameux bureau.
Bien évidemment ce dernier était fermé à double tour, mais c’était sous estimer Gyl. Le majordome adressa un petit clin d’œil à Eily avant de purement et simplement… passer sa main droite à travers la serrure.

— … nyah ? ne put s’empêcher de lâcher la demoiselle cyan.

Gyl posa délicatement son indexe ses lèvres, lui intimant le silence. Quelques secondes après avoir ‘‘joué’’ avec la serrure, Gyl ouvrit normalement la porte, comme si de rien était.

— … et tu espères que je ne pose pas de questions ? siffla Eily.
— L’espoir fait vivre, sourit Gyl.

L’attitude évasive du majordome était claire : il ne donnerait pas d’informations supplémentaires sur son étrange pouvoir. Eily soupira, contrainte de garder ses interrogations pour le moment ; mais ce satané Gyl avait intérêt à donner de bonnes explications plus tard !
Pour l’instant, Gyl s’occupa d’éclairer le bureau en allumant quelques lampes à huile. C’était sommaire, mais c’était tout ce qu’il pouvait faire ; il était hors de question d’ouvrir la fenêtre, c’était bien trop risqué.

Eily sentit une pointe d’excitation monter en elle. Devant elle se dressait des dizaines et des dizaines de documents, contenant chacun de précieuses informations sur Omilio. Ce fichu Foréa qui s’amusait à la manipuler telle une bête marionnette depuis son arrivée à Aifos. Maintenant, elle avait l’occasion de reprendre la situation en main.

La demoiselle cyan n’attendit même pas un quelconque signal de son coéquipier et se plongea littéralement dans l’étude. Elle feuilletait chacune des pages qu’elle pouvait trouver, une à une, à la recherche d’un je-ne-sais-quoi d’inavouable, le parfait secret qu’elle pourrait utiliser contre Omilio. Gyl, lui, s’adossa simplement au mur, regardant la demoiselle cyan faire, en souriant doucement. Caratroc jeta un regard méfiant au majordome, mais il était bien trop tard pour se rebeller maintenant ; autant jouer le jeu jusqu’au bout, et tant pis pour les conséquences.

La plupart des documents n’étaient que de la paperasse concernant les affaires d’Aifos. Le niveau d’intérêt de la chose frisait dangereusement le néant absolu. Il était sympathique de savoir que l’équipe d’éboueur 45-B du quartier commercial réclamait une augmentation de personnel, mais au fond, Eily s’en fichait complètement.
Au fil de nombreuses, très nombreuses, lectures infructueuses, la demoiselle cyan mit enfin sur quelque chose qui méritait toute son attention. Et pour cause, sur le document qu’elle tenait, il était inscrit en lettres majuscule un nom qu’elle connaissait très bien :

— … Stavros ?

Ou l’orphelinat de Stavros, pour être plus précis. L’endroit où Eily avait grandi et passé son enfance. Le document certifiait qu’Omilio faisait des dons réguliers et anonymes à l’orphelinat, des sommes conséquentes. Toutefois, l’orphelinat de Stavros n’était pas une exception. Eily découvrit peu après qu’Omilio faisait des dons similaires à de multiples orphelinats, dispersés aux quatre coins de Prasin’da.

— … il ne sait vraiment pas quoi faire de son argent…

Gyl s’avança, et prit connaissance des documents que tenait Eily.

— Oh, les dons, déclara-t-il. Oui, Omilio donne beaucoup d’argent à ceux qui en ont besoin. Je crois savoir qu’il aide également le pays d’Evenis. Cependant, ne crois pas qu’il a des fonds illimités. Il se prive énormément pour aider autant de monde, quitte à faire sombrer ses propres comptes.
— Tu veux me faire croire que ce type est l’abnégation incarnée ? plissa Eily des yeux.
— Tout à fait, sourit Gyl. L’abnégation dans sa forme la plus pure… et sans doute la plus dangereuse.

Gyl sourit narquoisement et continua.

— Omilio ne peut pas supporter de voir des gens souffrir. Il a toujours combattu la pauvreté et l’injustice, plus ou moins dans l’ombre.
— Ce n’est pas tout à fait l’idée que je me fais du personnage, se méfia Eily.
— Et pourtant, c’est la vérité. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. L’abnégation d’Omilio est à double tranchant. Surtout maintenant qu’il y a déterminé son ennemi.
— … son ennemi… tu veux dire… le Vasilias ?

Gyl hocha la tête. Il se dirigea ensuite vers un placard reculé et en retira une boîte enfouie sur une tonne de documents. Il utilisa de nouveau son ‘‘pouvoir’’ pour l’ouvrir, et extrait quelques petites pages. Vu comment ces dernières étaient protégées, le plus idiot des imbéciles pouvaient comprendre leurs valeurs.

— Voici de quoi t’éclairer. Omilio lui-même tient à ce que ses informations restent secrètes, tant elles sont sensibles. Si jamais elles étaient dévoilées au grand jour…, je ne pourrais décrire la vague de désespoir qui envahirait la région. Mais assez de paroles.

Et Gyl plaça de force les pages dans les mains d’Eily. Chaque page était datée, faisant penser à un journal intime auquel on aurait déchiré le contenu. La demoiselle cyan lança un regard interrogatif à Caratroc, qui leva deux pattes aux ciels ; lui aussi perdu. Finalement, les deux compères s’installèrent à proximité d’une lampe et Eily s’engagea dans une lecture à voix haute :

02/04/1048

 ‘‘La parole m’étant ôtée, je peux trouver mon salut que dans l’écrit. Telle est ma situation actuelle, surveillé de toutes parts.
C’en est trop, je ne peux plus le supporter. Mon dernier ordre de mission perce mon cœur d’amertume. Je dois la refuser. Mais je ne le peux pas. Les conséquences seraient terribles. Non seulement il me tuerait, mais sa vengeance risquerait de s’étendre sur les êtres qui me sont chères. Et surtout, je ne suis qu’un pion. Si je ne le fais pas, quelqu’un de plus fidèle prendra ma place. Je n’ai pas d’autres choix que de prendre les armes.
… mais… un si petit village esseulé… sans histoire… je me dégoûte…’’


10/04/1048

 ‘‘Voilà. Je l’ai fait. Jamais je ne m’étais senti aussi sale. Les souvenirs me hantent et me consument. Qu’importe ce que je peux faire, j’entends encore et toujours ses cris innocents, déchirants. Dès que je ferme les yeux, les flammes de la désolation dansent devant moi.

Pourquoi ai-je plié le genou devant ce monstre ? Pourquoi est-il si cruel ?… non, je rejette la faute sur lui, mais au fond, ce n’est que ma faiblesse qui est à blâmer. C’est moi qui aie envahi ce village. C’est moi qui l’aie exterminé. Tout ça pour quoi ? Arracher une jeune enfant à ses parents. Mon épée est souillée de leur sang. Je les ai moi-même perforé le cœur, alors qu’ils réclamaient pitié pour leur petite fille.
Leur fille, dont le seul tort aura été une Magus particulièrement puissante. Un tort ayant amené damnation sur des dizaines d’innocents.’’


13/04/1048

 ‘‘Ce n’est que maintenant que j’ai appris ses véritables objectifs. Il voulait transformer cette fillette en Foréa, mais pas n’importe laquelle. Il voulait en faire la plus fine lame et le plus résistant bouclier de l’empire. La plus forte des Foréa, la ‘‘Première’’. Cela valait bien le coût de réduire en cendre un village entier, hein ? Il me dégoûte ; je me dégoûte.
Pour lui, il c’était nécessaire. Il devait acquérir la fillette le plus tôt possible, pour manipuler sa vie et obtenir sa loyauté. Selon l’histoire officielle, la fillette en question serait une pauvre orpheline qu’il a recueillie et élevée par pure bonté. Un mensonge diamétralement différent de la réalité… et pourtant, il passera sans aucun doute. Dire que cette fillette grandira sans doute en admirant celui qui lui a tout pris. Un triste comble.’’


01/05/1048

 ‘‘Au fond, tout n’était qu’une expérience. Il voulait bêtement savoir si une puissante Magus pouvait devenir une Foréa. Une curiosité morbide.
Mais je dois faire attention. Même si j’essaie de faire bonne figure, mon dégoût pour lui est inscrit sur la moindre parcelle de mon être. S’il me voit comme un danger, il m’éliminera sans pitié. Quoique. Parfois, je me demande si la mort ne serait pas la plus douce des solutions. La vie m’est bien trop dure après mon horrible péché…’’


Eily arrêta ici sa lecture, prenant la mesure de ce qu’elle venait de découvrir. Même si les noms étaient tus par des pronoms, il était aisé de les deviner.

— Cette fillette… c’est Asda, n’est-ce pas ? Je m’en doutais en peu qu’elle soit une Magus… ses ailes sont un indice qu’on ne peut que difficilement louper…

Gyl hocha gravement la tête :

— Oui, Asda, la Première Foréa Impériale. Ce que tu tiens là est la vérité la concernant. Elle a été kidnappée sous ordre du Vasilias dès son plus jeune âge.
— Asda…

Eily grinça des dents.

— J-J’ai discuté avec elle… elle… elle aime tant le Vasilias…
— Parce que ce dernier à tout fait pour avoir son obéissance absolue.
— … est-ce que l’on peut croire ses documents ? lança Caratroc. N’importe qui peut écrire ses mots.
— C’est vrai, admit Gyl. Mais tu n’as pas encore tout lu Eily. Veux-tu bien continuer ta lecture ?

Quoiqu’un peu hésitante, la demoiselle cyan acquiesça. Elle regarda amèrement les vieilles pages qu’elle tenait. Et, une fois avoir difficilement avalé sa salive, elle poursuivit :

03/05/1048

 ‘‘Aujourd’hui, un homme mystérieux m’a interpellé. Je ne l’avais jamais vu avant. J’étais méfiant – qui ne le serait pas ? – devant cet inconnu. Il avait l’air d’en savoir beaucoup sur moi, beaucoup trop. Je n’aime pas ça. On a longtemps discuté de tout et de rien, il voulait qu’on ‘‘fasse connaissance’’ comme il dit.
Est-ce un piège ? Certainement. Mais la peur m’empêche de prendre les devants. Je suis certain qu’il ne me reste que peu de temps à vivre. Ma vie m’importe peu, mais je refuse qu’il se venge également sur mes proches…’’


27/11/1051

‘‘Moi qui pensais être au bout de mes surprises… Samson m’a parlé d’un étrange garçon. Il l’avait nommé Gyl. Il m’a demandé de l’emmener loin, le plus vite possible. Selon Samson, ce garçon est une autre des innombrables victimes du Vasilias. Mais ce Gyl serait ‘‘défectueux’’. Samson m’a dit que le Vasilias comptait s’en débarrasser, et que j’étais le seul à pouvoir le sauver.

Moi… sauver une vie… c’est idiot, mais je repense à cette pauvre Asda. Je la vois parfois déambuler dans les couloirs, dans sa candide innocence, s’efforçant de plaire au Vasilias qu’elle considère comme son père. Elle est bien loin de se douter de l’ignoble vérité. Elle est désormais entièrement dans les griffes de son bourreau. Peut-être que si j’accepte de sauver Gyl, je pourrais ne serait-ce qu’alléger mon cœur…’’


03/12/1051

 ‘‘Demain, je partirai. C’est sans doute la dernière fois que je verrais les murs de la capitale. Si je reviens un jour… ce serait certainement pour être exécuté.

Gyl est obéissant. Il ne parle jamais, se contentant de hocher la tête pour dire ‘‘oui’’. Parfois, je me demande s’il est vivant… ses yeux sont si vides… le Vasilias a vraiment dû lui infliger les pires sévices pour qu’il finisse dans cet état…

Samson s’est enfin décidé à me parler de quelqu’un d’autre – une certaine ‘‘Eily’’ – qui serait la petite sœur de Gyl. J’ignorais complètement que le gamin avait une sœur… avec les années, j’ai appris à faire confiance en mon ami, mais sa fâcheuse tendance à me cacher des informations cruciales me peine encore.
Si j’ai bien compris, Eily serait toujours aux griffes du Vasilias, mais Samson ne pouvait pas la sauver. Du moins, pas pour le moment. Il semblerait que là où Gyl était ‘‘défectueux’’, Eily était ‘‘fonctionnelle’’. Enfin, c’est ce que Samson disait. Je ne comprenais pas tout, mais en gros, cela signifiait que la vie d’Eily n’était pas en danger, contrairement à celle de son frère.

Avant de partir, il faut que je me débarrasse de mon journal. Je n’ai pas envie de l’emmener avec moi, il contient bien trop d’horreurs que je veux oublier. Je pourrais le détruire mais… non, malgré tout, ce journal est une part de moi à présent. C’est l’histoire mon péché, même si je veux l’oublier, quelque chose en moi veut tout de même qu’il en reste une trace. D’un autre côté, je ne peux pas bêtement laisser ce journal traîner à la portée de tous !
Finalement, je vais donner mon journal à Samson. Malgré toutes ses cachotteries, je sais que c’est quelqu’un de bien. Sa volonté de lutter contre le Vasilias est sincère.

Moi, qui pourtant avait la confiance de tout Prasin’da, j’ai décimé impitoyablement un village d’innocents. Mais c’est terminé maintenant. En fuyant avec le gamin, j’abandonne ainsi mon titre de Foréa. C’en est fini de Teia le Solitaire. Désormais, je ne serais qu’un pauvre vagabond, ne vivant que pour sauver les victimes du Foréa…’’


Et ainsi fini la dernière page. Eily cligna lentement des yeux, impassible. Elle posa doucement les pages sur le bureau, sans rajouter le moindre mot. Caratroc était lui aussi tout autant perturbé. Des milliers de questions fourmillèrent dans leur esprit respectif. Qu’était-ce donc que cette histoire ? Pourquoi son nom était-il mentionné dans ces pages ? En quoi était-elle ‘‘entre les griffes’’ du Vasilias ?
Alors qu’Eily et Caratroc était encore dans le brouillard, Gyl prit la parole :

— … tu ne le sais peut-être pas, mais il devrait exister cinq Foréa Impériaux. Asda, la Gardienne. Inam, la Guerrière. Omilio, le Politicien. Sfyri, l’Artisan. Et Teia, le Solitaire ; celui qui était précédemment l’homme de main du Vasilias. Désormais, on le connaît plus sur le nom de Teia le Vagabond. C’est également mon maître. Celui qui m’a sauvé et réapprit à vivre.

Gyl laissa le silence détendre l’atmosphère avant de poursuivre :

— Un jour, Teia a décidé de prendre contact avec Omilio. Mon maître connaissait pertinemment la nature d’Omilio et savait qu’il pourrait s’en faire un allié. Il ne s’était pas trompé. Dès qu’Omilio a entendu l’histoire d’Asda, il a mené sa propre enquête… qui culmina lorsqu’il mit la main sur ces pages de journal. Je ne sais toujours pas comment il les a obtenus ceci-dit, peut-être a-t-il lui aussi rencontré ce fameux Samson ?

Gyl sourit amèrement, reprit son souffle, et continua :

— Quoi qu’il en soit, Omilio devint fou de rage, lui qui maîtrise pourtant parfaitement ses émotions. Il catégorisa le Vasilias comme ennemi à éliminer à tout prix, car, tant que ce dernier est en vie, la menace de sa cruauté pèse sur chacun de nous. Et quand je dis à tout prix, je pèse mes mots. Il te l’a d’ailleurs dit toi-même, non ? Il n’hésiterait pas à prendre des vies innocentes et à semer la destruction. Parce que tout ce qu’il pourra causer sera infiniment moins désastreux que ce dont qu’est capable le Vasilias.
— …

Eily leva les yeux vers Gyl.

— … tu… me caches encore quelque chose. Les dates du journal… on passe du ‘‘03/05/1048’’ au ‘‘27/11/1051’’, sans raison… soit plus de deux ans de silence…

Gyl devait avouer être impressionné. Il avait pensé que l’état de choc d’Eily l’empêcherait de distinguer ce genre de petits détails, mais il l’avait vraisemblablement sous-estimée.

— … tu… tu ne m’as pas donné toutes les pages, n’est-ce pas ? J’imagine que les pages manquantes contiennent des informations que tu ne veux pas que je sache…
— Tu as raison.

Voyant qu’il ne pouvait plus mentir, Gyl décida d’être honnête. S’il persévérait dans une ignorance feinte, il risquait de se mettre définitivement Eily à dos.

— C’est vrai, reprit-il. Il y avait bien plus de pages que cela. Des pages sur ce Samson qui apparaît par magie vers la fin, ou encore, d’autres informations me concernant. Mais je ne peux pas te permettre d’en savoir plus. Mon histoire… non, notre histoire est bien trop complexe pour être découverte via de la bête paperasse. Tu risquerais… de ne pas le supporter. Je sais que tu ne fais qu’attiser ta colère en disant cela, mais c’est ainsi. Cependant, tu n’es pas loin de découvrir toute la vérité.

Eily grinça des dents. Encore une fois, quelqu’un d’autres filtraient les informations qu’elle recevait. Elle commençait sérieusement à en avoir marre. Mais à quoi bon faire une scène ? Elle devait prendre sur elle, même si tout son corps lui hurlait de sauter et d’étrangler Gyl jusqu’à ce qu’il lui avoue enfin tout.

— Donc, souffla Gyl, tu comprends un peu mieux Omilio désormais ? Le Vasilias n’hésite pas une seule seconde à brûler des villages pour satisfaire sa propre curiosité. Sans parler de sa propagande de masse, qui le fait passer aux yeux du peuple comme un dieu bienveillant et tout puissant. Une façon efficace d’éviter toute rébellion. Bref, un tel individu ne peut pas être à la tête de Prasin’da. Il est un danger mortel pour tous.

Gyl détourna le regard, incertain, mais continua tout de même :

— … et je parle du cas d’Asda, mais je suppose que tu as noté des similitudes avec ton propre cas, n’est-ce pas ? Un village sans prétention, soudainement attaqué et massacré par le feu.
— C’est exactement ce qui est arrivé à l’orphelinat de Stavros, finit Eily.

Gyl hocha la tête :

— Oui. C’est pour cela qu’Omilio – et moi-même – sommes certain que c’est le Vasilias qui est à l’origine de cette catastrophe. C’est son mode opératoire.

Et, dans un soupir, le majordome poursuivit faiblement :

— … qui sait le nombre d’innocent ayant fini en cendre par sa faute ?
— Il y a une chose que je ne comprends pas, lâcha Eily. En admettant qu’il y ait du vrai dans cette histoire, comment me suis-je retrouvée à l’orphelinat de Stavros ? D’après ce journal, en 1051, j’étais encore entre les griffes du Vasilias. Je suis arrivée à l’orphelinat lorsque j’avais à peine 1 an, en 1052. Le délai est juste trop court.
— Je dois avouer être ignorant sur ce point, tiqua Gyl. Peut-être que c’est Samson qui t’a sauvé… ?
— Dans ce cas, pourquoi n’ai-je jamais entendu parlé de lui ? Pourquoi m’a-t-il abandonné dans un orphelinat ? Si je comprends bien, le Vasilias a le bras long. S’il voulait véritablement me capturer, il aurait attaqué l’orphelinat depuis bien longtemps.

Eily grinça des dents, regardant le sol.

— En fait, c’est même étrange qu’il n’est pas agi à nouveau. Si l’attaque sur Stavros avait pour but de me capturer, pourquoi s’arrêter sur un échec ? Durant tout le temps où j’étais dans les montagnes Agrios, ou même là, à Aifos… pourquoi ne ressaye-t-il pas de me recapturer ? Ce n’est pas comme s’il en avait pas les moyens ! Non, décidément, plus j’y pense, et plus je me dis cette histoire n’a aucun sens…
— Il est risqué d’essayer de comprendre le Vasilias, tempéra Gyl. Et tu viens d’apprendre énormément de choses, tu n’as pas assez de recul pour bien réfléchir…

Eily fit un violent pas en avant, poussant presque le majordome. Dans ses yeux fulminaient une rage brûlante.

— Et alors ?! Tu veux que j’arrête de réfléchir, c’est ça ? Et je crois tout sur parole ? Tu entends ce que tu me demandes ? Tu te fiches de moi ? Tu m’emmènes ici, soi-disant pour que je trouve des réponses et toi, tu me parles d’un mégalomane machiavélique, de rebelles comploteurs, et sans oublier tout le brouillard que tu rajoutes sur moi ! D’ailleurs, qui me dit que ce ‘‘journal’’ est véritable ? N’importe qui peut scribouiller des bêtises sur un bout de papier !
— Calme-toi Eily, sonna Gyl. On risque de se faire repérer.
— Tss, c’est tout ce que tu as à dire ?

Le majordome détourna les yeux :

— … c’est vrai, te demander de me croire sur parole était peut-être trop présomptueux de ma part. Cependant, je pense que te montrer ce journal était primordiale pour la suite. Il me reste encore quelque chose à te montrer, ou plutôt, à t’apprendre. Quelque chose qui te prouvera qu’il existe un lien entre nous et donc, que ce journal à plus de crédibilité que tu ne peux le croire.
— …
— Allez, sortons d’ici, il n’y a plus rien d’intéressant ici. Les choses sérieuses vont commencer.

Eily pouffa moqueusement :

— Les choses sérieuses ? Encore de belles promesses, n’est-ce pas ?
— Ton incrédulité est compréhensible. Mais cette fois-ci, quoiqu’il peut se passer, tu ne pourras qu’avancer. Si je ne me trompe pas, Inam t’a vaguement apprise à utiliser tes pouvoirs de Foréa. Sauf que tu n’es pas une Foréa normale Eily, tu es bien plus que cela. Par conséquent, un Foréa normal ne pourra jamais t’aider à exploiter ton véritable potentiel.

Sur ces mots, Gyl balaya l’air d’un large geste de main, la paume dirigée vers le plafond. Et, progressivement, au rythme où sa main avançait, de petites et éclatantes sphères lumineuses apparaissaient sur son passage. Dix-huit sphères très exactement, toutes d’une couleur différente.

— Toutefois, moi, je suis ton frère. Je suis le seul au monde à partager ta particularité. Alors, qu’en dis-tu ? Veux-tu enfin maîtriser ton pouvoir ?


 ***

 Le soleil entamait sa descente sous la cime des arbres. Eily, Gyl et Caratroc déambulaient dans un petit bois à proximité d’Aifos. Encore une fois, Gyl s’était révélé être plein de ressources. Sous ses directives, le groupe avait emprunté un passage secret habilement dissimulé dans une vieille maison désaffectée pour quitter la ville sans être vu.
En soi, ce n’était pas surprenant qu’une ville aussi énorme qu’Aifos possède de tels passages, mais ça l’était un peu plus que Gyl les connaissent comme sa poche.

Après une bonne demi-heure de marche, Gyl arrêta la petite troupe. Eily écarquilla les yeux, surprise. Ils se trouvaient actuellement dans une petite clairière joliment fleurie. Un sentiment aigre-doux envahit la demoiselle cyan. L’endroit ne pouvait que lui rappeler sa vie à l’orphelinat, où elle passait son temps à flâner dans une reposante clairière similaire, avec ses deux amis d’enfance.

— Je viens souvent ici, déclara Gyl. J’aime beaucoup cet endroit, il est reposant. Enfin je te dis ça, mais je doute qu’une laideronne puisse y comprendre quoi que ce soit.

Cette fois-ci, le ton narquois du majordome n’énerva pas la demoiselle cyan. Elle fut juste surprise t’entendre que les goûts de Gyl correspondaient avec les siens. Elle qui pensait pourtant ne rien avoir en commun avec lui.

— Quoi qu’il en soit, reprit Gyl, ici on sera tranquille. Prenez place tous les deux.

Suivant la demande, Eily s’assied sur une souche d’arbre tandis que Caratroc se plaça à ses côtés. Les deux compères mélangeaient perplexité et curiosité.

— Toute cette marche pour venir ici ? lança Caratroc. Il y a-t-il un sens particulier à ce lieu ?
— Je l’ai déjà dit, c’est un endroit tranquille et reposant. Il serait inconvenant qu’un individu lambda soit témoin de notre entraînement, n’est-ce pas ? Imaginez le choc du pauvre homme – ou femme – voyant d’autres personnes maîtriser magiquement les éléments !
— Maîtriser les éléments ? répéta Eily.

Gyl hocha la tête.

— Tout juste. Tu es normalement capable d’avoir un contrôle parfait sur tous les éléments existants, ou plus précisément, sur les types. Je crois savoir que tu as fait des études sur les Magus il n’y a pas si longtemps, tu y as certainement appris que les habitants de l’Ancien Monde distinguait les Pokémon de leur temps en dix-huit types différents.
— Acier, Combat, Dragon, Eau, Éclectrik, Fée, Feu, Glace, Insecte, Normal, Plante, Poison, Psy, Roche, Sol, Spectre, Ténèbres et Vol, récita consciencieusement Eily.

Gyl sourit en coin :

— Impressionnant. Comme je le pensais, tu es douée pour retenir bêtement les choses.
— Pourquoi tout ce que tu dis à besoin d’être insultant ? grommela Eily.
— Insultant ? Moi ? Jamais. Mais revenons à nos moutons, si tu as fini avec tes babillages.

Gyl toussota pour s’éclaircir la voix, avant de fixer Eily comme un maître fixe son élève. Une attitude qui, bien évidemment, n’était que pour déplaire à la demoiselle cyan.

— Donc, dix-huit types, dix-huit pouvoirs.
— Et Eily peut vraiment tous les maîtriser ? plissa Caratroc des yeux.
— Bien sûr, répondit Gyl. Après, il est évident que l’incompétence naturelle de la laideronne se mettre en travers de son chemin.
— Je suis juste là, tu sais…, siffla Eily.

Eily soupira. Gyl n’y allait décidément pas de main morte. Lorsqu’ils étaient encore au manoir d’Omilio, le majordome faisait un effort pour être un minimum supportable, mais à présent, il se lâchait complètement.

« Peut-être qu’il veut rattraper toutes les insultes qu’il aurait pu le lancer ? » théorisa mentalement Eily.

— Ceci dit, reprit Gyl, ‘‘avoir le potentiel de’’ ne signifie pas avoir la maîtrise instantanée. On est bien d’accord sur ce point.
— J’ai juste une question, le coupa Eily.
— Encore à perdre du temps, soupira faussement Gyl. Qu’ai-je donc fait pour mériter une élève aussi indisciplinée ?
— C’est cela, oui. Tout à l’heure, tu as dit partager ma particularité. Tu veux dire que toi aussi tu as un Ensar ?

Gyl s’arrêta un instant. Il aurait dû s’attendre à cette question. Après sa précédente déclaration, elle coulait de source. Le majordome hésita un moment avant de répondre, et surtout, sur la manière de l’annoncer. Au fond de lui, son profond ressentiment pour Eily l’empêchait de mettre en avant son infériorité. Il en avait tellement souffert par le passé. Mais ce n’était que cela, du passé. Il était peut-être temps de le dépasser.

— Non, je ne le peux pas, sourit-il faiblement. C’est d’ailleurs pour cela que le Vasilias a voulu se débarrasser de moi. Tu te souviens du journal de Teia. Je suis ‘‘défectueux’’, contrairement à toi, qui est ‘‘parfaite’’. Non seulement je ne peux pas invoquer d’Ensar, mais mes pouvoirs élémentaires sont risibles. C’est à peine si je peux m’en servir pour faire des tours de passe-passe. Je suis un déchet que le Vasilias voulait jeter au plus vite tant je suintais l’inutilité. Il n’avait que faire de moi, alors qu’il avait la main sur toi, la ‘‘parfaite’’, qu’il acclamait nuit et jour…
— … Gyl ?

Eily déglutit instinctivement. Jamais elle n’avait vu Gyl dans cet état. Même sa voix, d’ordinaire calme et joueuse, avait changé. Elle semblait désormais si noire, si glaciale, que Caratroc et la demoiselle cyan en avaient des frissons.
Le majordome ne rajouta rien, laissant le moment flotter dans la nuit naissante. Et, enfin, il secoua la tête, se rendant compte que ses frustrations s’étaient insinuées dans ses mots.

— Désolé, lâcha-t-il en forçant un petit sourire. Quoi qu’il en soit, la réponse à ta question est non, je ne suis pas capable d’invoquer d’Ensar. Mon potentiel élémentaire est également plus faible que le tien ; toutefois, mon expérience fait que ma maîtrise actuelle est bien plus forte que la tienne.

Comme pour prouver ses dires, Gyl pointa sa main vers un petit tas de bois cernée de cailloux. Aussitôt, une petite flammèche fusa et alluma un semblant de feu de camps.

— En gros, tu sers d’allumette géante ? se moqua Eily.
— Ris tant que tu le peux encore, laideronne. Bon, assez perdu de temps. Commençons par les bases. Tu sais de quel type est Caratroc, si l’on s’accorde à la classification de l’Ancien Monde ?
— … Roche ? répondit l’Ensar lui-même.
— C’est exact, mais ce n’est pas tout. Tu es de type Roche et Insecte.
— … Insecte ? plissa Eily des yeux.

La demoiselle cyan regarda attentivement son Ensar. Elle en avait déjà vu des insectes, mais là, non. Elle avait beau le détailler dans tous les sens, elle était loin de voir un insecte.

— Troctroc n’est pas une tortue ? s’écria-t-elle presque.
— Une Foréa qui ne sait pas le type de son Ensar, c’est beau ! ricana Gyl. Hé bien ignorante, sache que Caratroc est bel est bien un insecte. Un peu comme toi en somme. Tu n’y avais jamais pensé ? À moins que ça te semblait naturel qu’une tortue puisse cracher des toiles ?
— … c’est vrai que je trouvais ça étrange moi aussi…
— Enfin, ton idiotie de côté, tu as naturellement une affinité particulière avec ton Ensar. En conséquence, le type Roche et Insecte sont ceux que tu maîtriseras le plus vite.

Eily hocha la tête, écoutant attentivement.

— Ceci dit, ce sont des pouvoirs que tu ne pourras que travailler toi-même. Je ne peux, pour ma part, qu’éveiller ton potentiel. Ce sera à toi de l’entraîner ensuite. Donc, mis à part ces deux types, il y en a-t-il qui t’intéresses ?
— Psy.

Le mot avait vivement quitté la bouche d’Eily avant même que son cerveau ne put commencer à réfléchir.

— … Psy ? pouffa Gyl. C’est étrange comme ça ne m’étonne pas. Ma foi, c’est un pouvoir assez complexe mais fort utile. Il utilise le mental pour exercer une force sur d’autres entités. Cela peut servir à déplacer des objets à distance ou encore à infliger des blessures invisibles. Une capacité bien sournoise, à la limite de la triche, si tu veux mon avis.
— Et je ne le veux pas. Alors ? C’est possible ? Si toutes les bêtises que tu m’as racontées sont vraies, je dois en être capable, non ?
— Mes bêtises sont véridiques. Si tu veux commencer par ce pouvoir, pourquoi pas. Tout d’abord…

Gyl se concentra quelques secondes. Petit à petit, une légère aura violette entoura sa main gauche, puis, le majordome propulsa un concentré de cette aura vers Eily. Par réflexe, la demoiselle cyan ferma les yeux à l’impact. Toutefois, aucune douleur ne fut à déclarer ; au contraire, une douce chaleur l’apaisa.

— Je t’ai transmis un peu de mes pouvoirs Psy, juste assez pour réveiller ton potentiel. En apprenant à les maîtriser, tu devrais naturellement pouvoir utiliser les tiens sans mon aide. Je pense qu’il s’agit là de ma méthode la plus rapide.
— … tu veux dire que là, actuellement, j’ai des pouvoirs Psy ? Je peux déplacer des objets par la simple pensée ?
— Tu le peux, mais il faut t’exercer. Cesse de tout vouloir pour instantanément pour acquis.

En finissant sa phrase, Gyl se retourna et fouilla dans un large buisson à l’extrémité de la clairière. Et, à la grande surprise d’Eily, le majordome en sortit le plus simplement du monde un jeu d’échec.

— Ok, là, j’ai plein de questions… plissa Eily des yeux.
— Qu’y a-t-il ? Cette clairière est un peu ma seconde maison, est-il si étrange que j’y range mes affaires personnelles ?
— Admettons, souffla une Eily qui n’admettait pas. Mais pourquoi un jeu d’échec ?
— Les pouvoirs Psy demandent un mental d’acier et une réflexion constante. Quoi de mieux que les échecs exercer ses points ? Sais-tu y jouer ?
— … je connais les règles, grommela Eily.
— Oh, je suis surpris. Moi qui pensais pourtant que les bouseux ignoraient tout de ce noble jeu.

Eily leva les yeux au ciel, fatiguée des insultes constantes de son agaçant interlocuteur. Interlocuteur qui d’ailleurs ramena le plus calmement du monde une petite table et une chaise d’un autre buisson. Eily décida d’arrêter de chercher à comprendre.

— J’imagine que la chaise est pour toi.
— Quoi, tu n’es pas confortablement installé sur ta souche ? Comme tu as des affinités avec les insectes, tu dois y être plus à l’aise, non ?
— …

En dépit de l’insulte, il y avait une part de vérité dans ses propos. Maintenant qu’elle y pensait, Eily se sentait toujours plus à l’aise dans la nature. Le contact des herbes, la douceur du vent, l’arôme boisé, tout cela l’apaisait.

« … parce que j’ai des affinités avec le type Insecte… mais dis comme ça, c’est comme si j’avouais que j’étais moi-même un insecte… », réfléchit une Eily envahit de sentiments contraires.

Une fois que Gyl eut fini d’installer le jeu d’échec sur la table, il interpella Eily :

— Donc, tu connais les règles. Ceci dit, j’en rajoute deux, pour l’exercice. Premièrement, on ne doit pas toucher les pièces, on doit les déplacer par la force Psy. Ensuite, nous n’avons que deux minutes pour jouer son tour, une fois le délai passé, l’adversaire peut rejouer une deuxième fois.

Pour appuyer cette dernière règles, Gyl posa fermement un sablier sur la table. Eily sourit en coin.

— Ce sont des règles bien handicapantes. D’ailleurs, je ne sais toujours pas comment déplacer des objets, je te le rappelle.
— Tu apprendras sur le tas. Une personne avec un égo comme le tien n’aime pas perdre, n’est-ce pas ? Et surtout, j’imagine que tu n’apprécierais pas perdre contre moi. Je pense que cela constitue une motivation suffisante pour que tu te démènes.
— … nyah, siffla Eily.
— Comme tu le dis. Allez, ce jeu est noble, donc raciste : ce sont les blancs qui commencent.

Blancs que possédait Eily. La demoiselle cyan fixa, incrédule, ses pièces. Elle devait les déplacer par la pensée. La bonne affaire. Levant un œil, elle constata cependant que Gyl n’avait pas retourné le sablier. Voyons son air interrogatif, la majordome répondit à sa question avant qu’elle ne la pose.

— Je te laisse tout ton temps pour le premier tour, sourit-il. Sinon, j’aurais le temps de finir la partie avant que tu ne puisses jouer un seul coup. Déjà que la victoire sera facile, je n’ai pas envie qu’elle devienne en plus ennuyante.
— Tu me sous-estimes encore, hein…
— Je ne devrais pas ? se moqua Gyl. Assez parler, concentre-toi, plutôt. Tout est une question d’image. Persuade ton corps et ton esprit que l’objet que tu veux déplacer est une extension de toi. Ensuite, déplace-le comme s’il était un nouveau membre.

« Facile à dire… », grommela mentalement Eily.

Cependant, la demoiselle cyan savait qu’elle n’arriverait à rien en passant son temps à se plaindre. Elle essaya alors tant bien que mal de suivre les indications vagues de Gyl, bien que tout cela ressemblait à du maraboutage.

« Imaginer que ce pion est une extension de mon corps… »

Eily se concentra. Comme rien de spéciale ne se passait, elle persévéra dans l’effort, de plus en plus intensément. Cinq minutes plus trad, elle était arrivée à un point où ses paupières et ses dents se tordaient dans une grotesque grimace ; un flot de sueurs dégoulinait sur son front. Le spectacle était si ridicule que Gyl se retint pour ne pas ricaner.
Mais force était de constater qu’il y avait des résultats. Légèrement, un pion blanc se mit à tressaillir. Et, petit à petit, il commença à avancer tout doucement vers la case du devant.
Une fois qu’elle eut finit, Eily rouvrit les yeux, exténuée. La fatigue l’assommait déjà, mais elle se forçait à ne rien laisser paraître. Elle se refusait à montrer sa faiblesse à Gyl !
À la place, elle laissa sa surprise et sa satisfaction teindre son visage. Encore fébrile, elle fixa le pion qu’elle avait fait bouger sans le toucher. Elle cligna plusieurs fois des yeux, peinant à y croire.

— J-Je l’ai vraiment déplacé… par la pensée ? lâcha-t-elle.
— Je crois bien, oui…, marmonna Caratroc.

La demoiselle cyan restait interdite. Auparavant, tout ce discours sur les pouvoirs élémentaires n’était justement que parole ; et Eily savait très bien que l’on pouvait dire tout et n’importe quoi. Mais là, elle avait une preuve difficilement réfutable : le pion avait bougé, et personne ne l’avait touché.

— Retourne le sablier si tu as fini de faire l’idiote, lança Gyl. Nous avons une partie à continuer.

Encore trop déconcertée pour répliquer, Eily retourna lentement le sablier, marquant ainsi le début du tour de Gyl. Ce dernier ignora complètement l’état éberlué d’Eily et se contenta de commenter narquoisement la partie :

— … A3 comme premier coup ? Diantre, cela va être encore plus facile que je ne l’imaginais.

En moins d’une seconde, Gyl joua son propre pion et retourna rapidement le sablier. En vérité, Eily n’avait qu’une base très limitée sur le jeu d’échec. Ce jeu l’avait toujours intéressé, mais comme l’orphelinat de Stavros n’en possédait pas, il lui était difficile d’aller plus loin que le simple intérêt.
Mais surtout, les règles imposées par Gyl étaient bien trop restrictives. En deux minutes, Eily n’avait pas le temps d’établir des stratégies ; elle peinait déjà suffisamment à seulement déplacer ses pièces.

Les dix premiers tours, elle ne joua pas dans les temps, laissant Gyl jouer dix fois de suite. Le majordome se faisait d’ailleurs un malin plaisir à faire durer la partie, en dévorant une à une les pièces blanches.
Toutefois, à force de se faire laminer sans pouvoir réagir, Eily accumula une telle frustration qu’elle eut comme un déclic. Elle poussa dans ses limites les plus esseulées de sa conscience, cherchant désespérément la force de retourner la situation. Un effort exténuant, forcené, mais qui eut néanmoins quelques résultats.
Pour les tours suivant, Eily parvint enfin à jouer. Des coups hasardeux, mais des coups quand même. Plus la partie durait, et plus la demoiselle cyan saisissait les ficelles du pouvoir. L’effort mental fut progressivement plus aisé et rapide. Ce qui n’empêcha cependant pas son écrasante défaite ; à la fin de la partie, il ne restait à Eily que son roi, alors que Gyl possédait encore tous ses pions et pièces.

— Je ne sais même pas si on peut appeler ça une partie, pouffa Gyl.
— …

Eily le fixa, irritée. Elle n’avait même plus la force de répondre. À vrai dire, si elle était encore consciente, ce n’était que grâce à un immense effort de volonté. Caratroc la fixa, terriblement inquiet.

— On devrait arrêter là, non ? geignit l’Ensar.
— Oui, je ne voudrais pas que l’effort la tue. Ceci dit, je suis plutôt satisfait. Il est très difficile d’utiliser les pouvoirs Psy, surtout la première fois.

« … pour ma part, m’a fallu une semaine pour apprendre à déplacer un caillou. C’est dire a quel point ma ‘‘chère’’ sœur est une privilégiée… » rajouta mentalement Gyl.

Le majordome fronça ses sourcils, prit d’un doute.

« Et aussi, même si ses coups étaient hasardeux, aucun d’entre eux n’était contre les règles. En dépit de l’effort, elle est tout de même parvenue à garder un minimum de maîtrise… haha… je me demande jusqu’où va son potentiel… et surtout, est-ce vraiment une bonne idée de l’éveiller ? »