Ch. 22 : Une rencontre enrichissante.
— Arrêtons là.
Inam hocha la tête, plus ou moins satisfaite.
— Bien, tu arrives à renforcer instantanément ton corps. Je dois avouer que c’est assez spectaculaire. Pouvoir augmenter sa propre défense est une capacité basique de n’importe quel Foréa mais la tienne… dépasse de loin la simple ‘‘augmentation’’.
Encore sous le choc, Eily acquiesça, toute tremblante. Un peu plus tôt, pour tester les limites de la demoiselle cyan, Inam avait demandé à Tranchodon de donner un puissant coup de boule non mortel à Eily, histoire de voir. Inutile de préciser que la mention du ‘‘non mortel’’ ne suffit pas à rassurer la petite demoiselle.
Toutefois, les résultats de l’expérience avaient dépassé toutes espérances : Eily n’avait quasiment rien ressenti du choc, son corps était même resté immobile, solidement ancré au sol.
— Peut-être que la défense est ta spécialité, comme Asda…, réfléchit Inam.
— Il est encore trop tôt pour le dire, intervint Tranchodon.
— Oui, acquiesça Inam. Pour l’instant, c’est le seul pouvoir que l’on a pu découvrir de toi, tu dois certainement en posséder d’autres. D’autant plus que tu ne peux toujours pas invoquer ton arme.
— Ce n’est pas faute d’essayer pourtant…, soupira Eily.
Selon Inam, l’invocation d’arme était la première chose qu’un Foréa apprenait. C’était si basique qu’elle-même ne savait comment l’enseigner ; normalement, ce n’était qu’une affaire d’instinct.
Soucieuse, Inam leva simplement sa main, et d’un coup, sa célèbre gigantesque hache émergea du sol.
— Honnêtement, souffla-t-elle, je ne comprends pas pourquoi tu n’y arrives pas.
Eily détourna les yeux, à la fois agacée et honteuse. Elle bien avait compris qu’elle ne pouvait pas faire cette chose aussi ‘‘simple’’, inutile de le lui rappeler toutes les deux secondes !
***
Dans l’après-midi, Eily réfléchissait encore à son entraînement matinal avec Inam. Le fait de ne pas pouvoir ‘‘invoquer’’ son arme la perturbait quelque peu. En plus d’un Ensar, l’arme était la marque de fabrique de chaque Foréa. Eily aurait vraiment aimé pouvoir elle aussi se pavaner avec un objet mystique et tout puissant.
« … enfin, je devrais déjà être heureuse qu’Inam accepte encore de m’entraîner… »
Rhinolove avait eu raison. Même si elle ne l’avouait pas, Inam était légèrement reconnaissante envers Eily pour l’avoir aidée à se rapprocher de son fils. Et, étant quelqu’un de valeur, la Foréa Impériale n’avait pas eut à cœur de refuser son aide à la demoiselle cyan.
« … c’est vraiment quelqu’un de bien, cette femme… »
— Eily, ce n’est pas par là !
Soudain, la voix de Tza la ramena à la réalité. Vivement, la demoiselle cyan fit demi-tour, esquiva habilement la foule de passants, et s’engouffra dans la bonne rue.
— Tu es dans la lune aujourd’hui, commenta la fillette.
— Nyah, sourit bêtement Eily.
La demoiselle cyan s’efforça de rester concentrée. Lorsque l’on se baladait dans une ville aussi grande et vivante qu’Aifos, s’il y avait une chose à éviter à tout prix, c’était de se perdre. C’était un coup à voguer de rue en rue pendant des heures avant de retrouver son chemin.
Surtout que si les deux filles étaient dans le quartier commercial, c’était avant tout pour Eily, ou plutôt, pour Caratroc. Ce dernier commençait à se plaindre de sa vie casanière au manoir, lui aussi, il aimerait pouvoir sortir. Malheureusement, comme son existence devait rester secrète, c’était un rêve bien compromis.
Et ce fut à ce moment qu’Eily avait eut une idée lumineuse : et si elle transportait Caratroc avec elle, discrètement, dans un sac par exemple ? Inam n’était pas spécialement ravie de l’idée, mais Rhinolove finit par donner son accord. Et donc, Eily et Tza avaient décidé de partir en ville afin d’acheter un sac suffisamment gros pour y cacher Caratroc.
— Le mieux se serait quand même quelque chose de facilement transportable…
— Comme une grande sacoche ? tenta Tza.
— Une vraiment grande alors…, soupira Eily. C’est qu’il a grosse carapace le bestiau !
— Heureusement qu’il n’est pas aussi énorme que Tranchodon !
— Ah ça, tu l’as dit…
Faute d’avoir une idée précise en tête, les deux filles continuèrent leur petite escapade à travers la ville, regardant attentivement à travers chaque vitrine, tout en faisant un brin de causette. Toutefois, plus le temps et les recherches infructueuses s’accumulaient, et plus les deux amies abandonnaient leur recherche pour simplement passer une agréable après-midi, en s’arrêtant parfois pour acheter d’irrésistibles mets locaux.
Soudain, alors qu’elles traversaient ensemble une rue bondée, Eily remarqua que Tza n’était plus à ses côtés. Légèrement paniquée à l’idée de se retrouver seule dans un endroit aussi immense et grouillant, Eily vit rapidement demi-tour. Son soulagement fut intense lorsqu’elle aperçut enfin la fameuse fillette à l’épée, derrière une foule de citadins.
Mais Eily remarqua bien vite que Tza n’était pas dans son état normal. Elle semblait comme être en transe devant une boutique. Le regard et la bouche ronde, la fillette appuyait fortement de ses petites mains sur la vitrine, comme si elle voulait y passer à travers. Interloquée, la demoiselle cyan se plaça lentement derrière Tza, et, lorsque son regard franchit la vitrine de l’échoppe, un petit sourire naquit sur ses lèvres.
Les deux filles se trouvaient actuellement devant la boutique d’un fabriquant de peluche. Jusque-là, rien de particulier. Sauf que ce fameux fabriquant ne se limitait pas à de simples lapins ou ours en peluche. Le vendeur, malin, avait décidé de surtout miser sur les célébrités locales d’Aifos, à savoir, Rhinolove, et bien sûr, Omilio.
Et donc, à côté des peluches classiques, l’on pouvait voir une petite et toute mignonne peluche d’un Omilio souriant, un Omilio réfléchissant, un Omilio vainqueur, ou encore un Omilio séducteur… bref, bien trop d’Omilio au goût d’Eily. En ce qui concernait le goût de Tza, en revanche…
— … aaaww…
Eily observa, mi-choquée et mi-amusée, l’abondante cascade de bave qui s’écoulait précipitamment de la bouche de Tza jusqu’au sol. Il n’était pas difficile de deviner ce à quoi elle pensait. Curieuse, Eily s’approcha de la vitrine, voulant savoir à combien est-ce que ces ‘‘précieuses’’ peluches se vendaient.
— … !!
La demoiselle cyan faillit faire une crise cardiaque.
« 800 Vasils ?! Ils ne s’embêtent vraiment pas ici ! Pour le double, on peut presque acheter une petite maison ! »
Le pire, c’était que comme certaines peluches affichaient une note ‘‘rupture de stock’’ il était facile de déduire que le commerce était florissant.
« … des pièges à touriste, ni plus, ni moins… », grommela Eily.
Mais pièges à touriste ou pas, Tza restait subjuguée. Toutefois, elle n’avait bien évidemment pas assez pour s’en procurer une. Les finances du manoir était bien trop réduites pour se permettre une telle folie inutile ; c’était déjà suffisamment difficile de jongler entre l’approvisionnement en nourriture et le remplacement des objets qu’Inam cassait maladroitement chaque jour.
Compatissante, Eily posa une douce main sur l’épaule de la fillette.
— Tza… partons. Je sais que tu en veux une, mais tu te fais du mal pour rien…
Subitement, Tza releva brutalement la tête, réalisant qu’elle s’était un peu trop laissée aller à ces divagations.
— N-Non ! T-Tu te trompes ! commença-t-elle à gesticuler. J-Je n’ai jamais dis que j’en voulais une pour la garder tout le temps avec moi ! E-Et encore moins que je m’imaginais rouler dans ma chambre en l’enlaçant et l’embrassant passionnément ! J-Je n’ai jamais… jamais…
— …
— … dis ça…
— …
Eily fut forcée de détourner la tête, presque aussi gênée par la furieuse et inattendue déclaration de Tza que Tza elle-même. De son côté, la pauvre fillette baragouinait des débuts de phrases incompréhensible pour s’expliquer, mais cela n’eut que pour effet de l’enfoncer encore plus. Plus elle ‘‘s’expliquait’’ et plus ses gestes devenaient hasardeux, sa sueur abondante ; elle réfléchissait tellement inutilement que ses prunelles se mirent à tourner follement, formant presque d’étranges spirales.
— Aaaaah !! s’écria-t-elle finalement. J-Je suis désolée ! J-Je crois que je vais rentrer ! À tout à l’heure Eily !
Et Tza prit merveilleusement la fuite, réussissant miraculeusement à se frayer rapidement un chemin dans la rue bondée sans bousculer personne.
— … nyah ?
Eily, elle, resta bêtement plantée là, le regard dans le vide. Petit à petit, l’information monta à sa tête. Et surtout, sa conséquence. Tza était rentrée au manoir. Tza, celle qui connaissait Aifos par cœur. Du coup, il ne restait qu’elle, Eily, qui ne connaissait pas Aifos par cœur. La demoiselle cyan ricana ironiquement. Dommage qu’elle ne soit pas au quartier résidentiel, celui-là, elle l’avait étudié de fond en comble !
Eily tourna mécaniquement sa tête vers la vitrine, et croisa le regard de la poupée d’un Omilio souriant. Elle grinça des dents.
« …tout est de sa faute… même quand il n’est pas là il réussit à m’énerver celui-là… »
Eily soupira. Cela ne servait à rien de maudire le Foréa, ça risquerait de le faire plaisir. Au lieu de ça, la demoiselle cyan décida de prendre sa vie en main.
« J’ai encore du temps devant moi. Peut-être que je devrais enfin sérieusement commencer à chercher quelque chose pour Troctroc ? »
Pendant qu’elle réfléchissait à ça, Eily sortit la bourse de sa poche. Elle contenait à peine 50 Vasils, signe que les filles avaient un peu abusé avec la nourriture précédemment.
« Mais 50 Vasils devraient être suff… !! »
Eily n’eut pas le temps de finir sa phrase. Alors qu’elle soupesait encore sa bourse, quelqu’un la heurta brusquement. La demoiselle cyan n’eut même pas le temps de se retourner que la personne avait déjà disparu…
— … nyah ?
… ainsi que la petite bourse qu’Eily tenait.
— …
La demoiselle cyan resta un long moment, plantée là, au beau milieu de la foule, ébahie. Tout s’était passé si vite, elle n’avait absolument rien vu venir. Il ne fallait pas être un surdoué pour comprendre que la personne l’ayant bousculée était un voleur, un voleur extrêmement précis. Il avait agi en un coup de vent, ni vu ni connu. Autour d’Eily, les passants n’avaient rien remarqué ; ils continuaient leur vie comme si de rien n’était.
— … Tza va me tuer !! paniqua soudainement la demoiselle cyan.
La fillette à l’épée était généralement quelqu’un de gentil, mais lorsque l’on touchait à ses responsabilités elle pouvait vite devenir infernale. Or, la gestion des finances était justement l’une de ses responsabilités. Déjà qu’Eily avait dû lui forcer la main pour acheter quelques brochettes de viandes tout à l’heure, si elle lui apprenait maintenant qu’elle avait perdu l’intégralité de son argent, elle risquerait d’entrer en éruption !
Ne sachant quoi faire, Eily décida de s’adonner aux gestes de panique classiques, à savoir : se ronger les ongles, regarder nerveusement à droite et à gauche, respirer très fort, prendre sa tête entre ses deux mains, regarder bêtement ses pieds…
— … ?
Eily cligna des yeux plusieurs fois. Justement, à ses pieds… il n’y avait pas que des dalles pavées. Il y avait également une petite bourse. Subitement, la demoiselle cyan se trouva immensément stupide de s’être autant affolée. C’était tout elle ça, dès que les choses n’étaient plus dans son contrôle, sa confiance feinte s’envolait aussitôt. Honteuse, Eily ramassa vivement la bourse.
— … un instant…
Sauf que la bourse en question était un peu trop lourde. Curieuse la demoiselle cyan regarda à l’intérieur ; elle y aperçut, surprise, pas moins de 900 Vasils.
— … nyah. Là c’est sûr, ce n’est pas la mienne.
Mais à qui pouvait-elle bien être alors ? Quelqu’un l’avait-elle bêtement laissée tombée ? Où alors était-ce un quelconque dieu qui, ayant pris pitié pour Eily, lui avait accordée une miraculeuse rentrée d’argent ?
— Bah, qu’importe ! éluda la demoiselle cyan. J’ai trouvé, je garde !
Une mentalité bien capitaliste. Mais après tout, que pouvait-elle faire d’autre ? Remettre la bourse au sol ? Il ne fallait pas être ridicule.
Toutefois, une chose était certaine, 900 Vasils, c’était une grosse somme. Acheter un sac pour Caratroc devrait coûter grand maximum 100 Vasils, ce qui signifiait qu’Eily avait un surplus de 800 Vasils très exactement.
— … 800 Vasils…
Lentement, Eily se retourna vers la vitrine du magasin de peluche. Elle fixa celle du Omilio souriant. Elle se mordit les lèvres. Elle avait vu le regard de Tza. Un regard débordant de désirs et de rêves. Si elle venait un jour à mettre la main sur cette peluche… eh bien ce serait ni plus ni moins que le plus beau jour de sa vie. D’un côté, Eily aimerait beaucoup faire plaisir à son adorable amie. Mais d’un autre…
— … ggnnn…
Entrer dans une telle boutique et acheter un Omilio miniature ? Il y avait-il quelque chose de plus humiliant que cela ? Eily en doutant fortement. Et que diraient les gens dans la rue, s’ils la voyaient se trimballer avec une peluche d’Omilio ?!
— … faire plaisir à Tza… ou sauver mon amour-propre… ggnn…
Une bonne vingtaine de minutes plus tard, la demoiselle cyan n’avait toujours résolu ce dilemme.
***
Dépitée, Eily sortit de la boutique, faisant de son mieux pour camoufler sa peluche récemment acquise sous son manteau. Le rouge de la honte l’envahissait.
« … Tza… tu as intérêt à être reconnaissante… », grommela-t-elle mentalement.
Ceci dit, Eily ne pourrait simplement pas donner directement la peluche à la fillette. Comment expliquerait-elle l’acquisition surprise des Vasils nécessaires ? Dire la vérité n’engendrait rien de bon. Après tout, ce n’était pas son argent. Si Tza avait trouvé la bourse, elle aurait plutôt cherché son véritable propriétaire au lieu de tout dépenser dans la seconde. Alors, Eily décida de prendre un chemin de traverse. Lorsqu’elle rentrerait au manoir, elle cacherait la peluche dans la chambre de la fillette, ni vue ni connue. Comme ça, elle n’aurait pas la moindre explication à donner !
— Nyahaha, je suis trop maligne ! fanfaronna Eily.
Maintenant, il ne restait plus qu’à rentrer au manoir. Mine de rien, ce n’était pas aussi simple. Eily avait un bon sens de l’observation, mais elle n’était pas encore très habituée aux villes. Comment pouvait-elle mémoriser les détails, quand les immenses rues étaient sans cesse envahies d’une foule mouvante ?
Toutefois, Eily concéda que de rester immobile n’allait pas vraiment l’aider. Alors, elle se mit en route. Elle avait abandonné l’idée d’acheter le sac de Caratroc aujourd’hui ; elle avait déjà perdu trop de temps à hésiter devant cette fichue boutique… et puis, Eily avait envie de se débarrasser de sa peluche d’Omilio au plus vite !
***
Cependant, une heure plus tard…
— …
Le pas rapide, une main tenant la peluche sous son manteau, Eily vagabondait encore dans le quartier commercial, sans parvenir à le quitter. Elle en avait presque envie de rire. C’était rare qu’elle se sente aussi impuissante. D’habitude, elle avait toujours un plan de secours, mais là, rien.
— AH ! Enfin de je te retrouve !
Eily était si perturbée qu’elle ne se rendit pas compte que cet éclat de voix lui était destiné. La personne l’ayant apostrophée fut obligée de courir et de se placer devant elle pour qu’Eily ne la remarque.
— … nyah ? demanda intelligemment la demoiselle cyan.
— Ne fais pas l’innocente ! Je sais que c’est toi qui l’as !
Eily leva les yeux, détaillant la personne l’interpellant. Une jeune fille d’à peu près son âge, vêtue d’une élégante petite cape bordeaux à bordure dorée. Cela, en plus du charmant bijou attachant sa soigneuse chevelure ébène en une fine queue de cheval, Eily déduisit que c’était une fille de bonne famille.
— Je suis désolée, tenta Eily, mais je ne vois pas du tout de quoi vous parlez…
En fait, Eily en avait une petite idée. La bourse qu’elle avait trouvée plus tôt. Si ça se trouvait, cette fille bien habillée en était la légitime propriétaire. Mais même si c’était le cas, Eily n’allait pas avouer aussi facilement ; c’était un coup à s’attirer bien des ennuis.
— Grr ! N’essaie pas de me tromper, j’ai encore parfaitement la scène en mémoire ! Je t’avais vu avec la célèbre Tza et je me suis dit : ‘‘tiens, cette fille doit être bien riche pour côtoyer la sœur d’Omilio !’’. Du coup, j’ai attendu un moment que tu sois vulnérable pour te voler et lorsque ce moment est arrivé, j’ai foncé et piqué ta bourse ! Mais en te bousculant, j’ai fait tomber la mienne ! Et lorsque je suis revenue sur mes pas, elle n’était plus là ! Je suis certaine que c’est toi qui l’as ramassée ! Du moins, je l’espère parce que sinon, je n’ai plus de piste ! Alors dis-moi que c’est toi s’il te plaît !
— …
Eily resta un petit moment à digérer ce qu’elle venait d’entendre. En résumé, cette fille venait d’avouer… qu’elle était une voleuse ? Et elle apparaissait comme ça, devant sa victime, en se plaignant d’avoir raté son coup ? Eily se demanda combien de cases ils pouvaient bien manquer à un personne pour qu’elle en arrive là.
— Et en plus, ta bourse ne contenait que 50 Vasils ! C’est n’importe quoi ! Dis-moi la vérité, c’était une fausse bourse, un leurre pour les voleurs, hein ? Tu caches la vraie quelque part d’autre, hein ? Tu ne peux pas avoir que 50 Vasils sur toi !
« Mais qu’est-ce qu’elle me baragouine… », plissa Eily des yeux.
— Hé bien, désolée d’être ne pas être riche, répliqua la demoiselle cyan. C’est vrai que je connais personnellement Tza, mais ça ne veut pas dire que je me balade avec des lingots d’or, c’est même l’inverse.
— … ah ? s’étonna la voleuse.
— Hé oui, c’est comme ça.
— … zut.
L’adolescente à la cape réfléchit un instant, avant de se gratter maladroitement la tête.
— Dans ce cas, fit-il avec un grand sourire, désolée d’avoir essayé de te voler ! Je pensais que tu étais blindée, sinon jamais je t’aurais attaquée !
— … pas de quoi.
— Au fait, moi je m’appelle Evenis ! se présenta subitement la voleuse en tendant une main amicale.
— … Eily, répondit cette dernière en serrant ladite main.
— Enchantée, Eily ! Oh, et puisque j’y suis, je vais te rendre ton argent, si toi aussi tu galères, je n’ai pas envie de t’enfoncer…
Toute naïve, Evenis saisit une bourse et la tendit à Eily. Normalement, la demoiselle cyan aurait repris son argent et aurait fait demi-tour, rien de plus. Mais avec ces précédentes discussions avec Caratroc et Rhinolove, Eily commençait à ressentir de plus en plus un sentiment qu’elle ne percevait que très peu avant : la culpabilité.
— … je te dois la vérité, souffla-t-elle finalement.
— Bah ? s’étonna Evenis.
— En fait, tu as raison. J’ai bien retrouvé ta bourse de 900 Vasils…
— … !
— … j’aimerais bien te la rendre mais… j’ai bien peur d’en avoir déjà dépensé 800…
— … !!
— Donc, ce serait plutôt à moi de m’excuser…
Sous l’intense surprise, Evenis établit un nouveau record de clignement d’yeux par seconde.
— Tu as déjà dépensé 800 Vasils ?! s’écria-t-elle enfin. M-Mais enfin… comment ?!
Eily détourna les yeux.
— … un achat… urgent…, souffla-t-elle.
— Oh ! bondit soudain Evenis. Je sais, tu avais des dettes à payer, n’est-ce pas ? Je te comprends, les créanciers peuvent être tellement effrayant parfois…
Subitement, Evenis s’approcha d’Eily et lui prit chaudement ses deux mains ; des petites larmes apparurent dans le coin de ses yeux.
— … ils te harcèlent jours et nuits, ils frappent à ta porte comme s’ils voulaient te l’enfoncer, ils te hurlent dessus, ils te glissent des lettres de menaces, ils te proposent des choses louches pour rembourser avec autre chose que de l’argent…
— J’ai acheté une peluche d’Omilio.
Dans l’idéal Eily aurait préféré garder ce secret dans sa tombe mais la larmoyante insistance d’Evenis l’avait poussée à bout. Cette fille dégageait une telle aura de sincérité et de franche spontanéité qu’Eily ne pouvait se sentir que mal en lui dissimulant la vérité.
— … j-je n’ai pas de dettes, balbutia la demoiselle cyan.
— …
— J’ai juste dépensé… 800 Vasils… pour acheter une peluche…
Et pour confirmer ses dires, la demoiselle cyan sortit la fameuse peluche d’Omilio de son manteau. Encore une fois, Evenis battit le record de clignement d’yeux par seconde qu’elle avait elle-même établit un peu plus tôt ; cette fille avait décidément beaucoup de potentiel !
Mais après le choc, Evenis ne s’énerva pas ; au contraire, elle se mit à rire au éclat, un rire si cristallin qu’Eily en fit compétemment désarçonnée.
— Hahaha ! C’est sûrement une rétribution divine ! s’amusa Evenis.
— … nyah ?
Evenis secoua doucement sa tête :
— En vérité, ces 900 Vasils n’étaient pas vraiment à moi. Je les avais volés à un riche noble du coin, un type absolument infect si tu veux mon avis. Pour tout te dire, je n’ai commencé à voler que très récemment ; ce matin en fait. J’étais un peu au fond du trou, et lorsque j’ai vu ce porc abuser de son argent… je me suis dit qu’il n’y avait vraiment pas de justice dans ce monde… alors, j’ai décidé de franchir la ligne légale. Et puis, de fil en aiguille, j’ai décidé de dépouiller d’autres… après tout, ils en ont assez pour vivre une dizaine de vies à l’abri du besoin !
Evenis pouffa :
— Mais vu comme ça c’est fini, on peut dire que le vol c’est pas trop mon de truc ! Regarde, lors de mon deuxième larcin, j’ai perdu accidentellement perdu mon premier ! Si ce n’est pas pathétique ça, haha !
— … vous avez autant de problème d’argent que ça ?
— Tu peux me tutoyer ! sourit Evenis. Et pour te répondre… oui, ce n’est pas la joie.
L’apprentie voleuse se gratta maladroitement la tête :
— Pfiou, ça va te sembler bizarre, ça fait longtemps que je n’ai pas discuté comme ça avec quelqu’un ! Je suis une étrangère ici, je suis arrivée à Aifos il y a quelques jours. Ici, je ne connais personne ; le contact social commençait à me manquer.
Evenis fit une petite moue, détournant les yeux.
— Hé, il reste encore 100 Vasils, hein ? On se connaît à peine, et en plus, je t’ai volé… haha. Mais je crois que… j’ai vraiment envie de parler, là. Dis Eily, je connais un coin assez sympa, ça te dirait de m’accompagner ?
Eily fut tentée de refuser, mais elle se rappela qu’elle était perdue au beau milieu de la ville. Elle se dit qu’elle n’avait rien à perdre ; et peut-être même que cette Evenis pourrait la raccompagner chez elle après. Et puis, Eily était quelque peu curieuse concernant cette étrange voleuse. Evenis n’avait vraiment pas l’air méchante, alors, pourquoi en arrivée à commettre des délits ? Alors, après avoir hoché la tête, Eily sourit :
— Pourquoi pas ?
***
Le ‘‘coin sympa’’ d’Evenis s’était révélé être une sympathique taverne ; une taverne spécialisée dans la vente de produit de qualité tel que la bière, ou encore, la bière ; et si on regardait attentivement le menu, on pouvait également y voir de la bière.
Eily n’était pas très à l’aise au milieu des joyeux ivrognes pullulant l’endroit, et surtout, elle n’avait elle-même jamais goûté une goutte d’alcool. Il fallait dire qu’avoir vécu dans un orphelinat n’aidait pas ; ce n’était pas vraiment l’endroit idéal pour se faire des cuites tous les soirs.
Evenis leva la main et commanda deux chopes de liquide mousseux ; vu la spontanéité du geste, Eily en déduit qu’elle devait être une habituée. Une seconde plus tard, une serveuse écrasa les chopes sur leur table. Evenis avala sa bière cul-sec avant d’en commander immédiatement une autre ; Eily siffla, à la fois surprise et inquiète.
— Bon, bon, commença Evenis. Par où commencer… à oui, tu l’as peut-être devinée toi-même mais… je suis vraiment en galère d’argent. Ça peut sembler simple mais l’histoire est bien plus compliquée en réalité…
Alors qu’Eily n’avait toujours pas touché à la sienne, Evenis engloutit sa deuxième bière et en exigea une autre.
— J’viens de Genna, une petite province au nord-ouest de Prasin’da. C’est vraiment un coin sympa, y a quelques arbres, les oiseaux chantent et tout… et surtout, mon père en est le Varon.
Eily tiqua. Varon ? Donc, son père est le grand dirigeant d’une province ? Un noble donc, voilà ce qui expliquait les riches vêtements d’Evenis.
— Et oui, je suis une sorte de princesse, haha. Mais tu sais, Eily… mon père… mon abruti de père… n’est pas comme les autres Varon. Il a le cœur sur la main cette imbécile, non, je dirais même qu’il a le cœur à la place de la main… !
Et la troisième bière disparut ; une quatrième arriva.
— La vie à Genna est pas facile-facile. La terre est trop sèche pour les récoltes, on est obligés d’importer un max, et ça coûte une blinde. En plus père veut absolument que tous ses sujets soient heureux alors, il n’hésite pas à dépenser encore plus pour eux… sauf qu’on ne roule pas sur l’or. Et peu à peu, à force d’aider tout le monde, il a fini par nous mettre sacrément dans le rouge…
Evenis soupira lourdement, avant d’enchaîner avec sa cinquième bière.
« Elle a une sacrée décente ! », ne put s’empêcher de commenter Eily.
— MAIS QUEL CRÉTIN ! hurla-t-elle en écrasant sa chope sur la table. Et le PIRE, c’est qu’il ne ressent aucune responsabilité ! Il était là avec son grand sourire d’imbécile en me disant : « J’ai fait ce qu’il me semble juste, je ne regrette rien. »
Evenis s’affala sur la table :
— Enfin, on est pas non plus dans la misère la plus totale… tout le monde s’entraide… sans distinction de classe sociale… on a une vie pauvre… mais heureuse… SAUF QUE !
Eily sursauta vivement ; elle zieuta du côté de la sortie se demandant si elle ne devait pas rapidement prendre la poudre d’escampette.
— Des CRÉTINS de nobles bourrés de fric nous tiennent en otage ! On est OBLIGÉ d’importer pour nourrir tout le monde, alors forcément, on doit payer ces gros pleins de soupe égoïstes ! Les dettes de Genna s’accumulent ! Père fait de son mieux pour payer dans les temps, mais on ne fait que s’enliser ! VOILA POURQUOI JE SUIS ICI !
Subitement, Evenis bondit sur la table, pointant sa sixième choppe de bière au plafond.
— JE VAIS OUVRIR UNE AFFAIRE ICI, À AIFOS ! JE VAIS ME FAIRE UN NOM ET ENGRANGER UNE TONNE DE FRIC ! À EN FAIRE PÂLIR TOUS CES CONNARDS QUI SE FICHENT DE NOUS ! MOUHAHAHAHAHAHA !
À en juger par l’absence de réaction des serveurs, ce genre de scène devait être relativement fréquente dans la taverne. Eily se fit tout de même toute petite, embarrassée.
Après son cri de détermination, Evenis laissa son corps tomber pathétiquement sur la table ; elle fit tout de même très attention à ne pas renverser une goutte de bière.
— … mais gagner du fric c’est pas facile, hein ? … j-je sais pas vraiment comment faire… je ne fais que perdre… pff… je ne sers vraiment à rien… l’argent que m’avait confié père… part peu à peu avec le prix de ma chambre… et la bière… pff…
Toujours allongée, Evenis engloutit enfin sa sixième bière et rampa vers Eily ; elle saisit mollement la demoiselle cyan par les épaules.
— … en tout cas, c’était bien sympa de parler avec toi ! … c’est rare les gens qui savent écouter… dans les grandes villes… t’es une chic fille… à Genna… tout le monde parle avec tout le monde… même avec les inconnus… ça me manque un peu…
Evenis leva ses yeux rouges et humides vers Eily. Elle la regarda quelques secondes en silence, puis, lâcha un magnifique rot d’ivrogne que la demoiselle cyan se prit en plein visage.
« … mais qu’est-ce que je fais ici ? » se demanda légitimement Eily.
— … oh… mais je parle… je parle… mais je t’en laisse pas en placer une ! s’exclama soudain Evenis. C’est pas gentil ! Puisque tu m’as si bien écoutée vas-y… parle toi aussi… je vais… t’écouter…
Étant donné l’état de son interlocutrice, Eily n’était pas spécialement convaincue de l’utilité de la chose. Mais, soupirante, elle décida tout de même de lui raconter son histoire à l’orphelinat, en omettant bien entendu le passage sur les pyromanes et son aventure chez les Agrios. Evenis hochait exagérément la tête à chaque des phrases d’Eily, touchée.
— … alors comme ça… t’es orpheline…, pleura presque Evenis. C’est super triste…
— Pas vraiment, éluda Eily. J’y avais de bons amis, la vie était paisible…
« … avant que tout ne soit détruit… », pensa-t-elle amèrement.
— Ah ? Tant mieux alors… père me dit souvent que l’important c’est juste d’être heureux… quelles que soient les circonstances… il a pas tort… SAUF QUAND IL S’AGIT DE S’ENDETTER !!
Et ce fut sur ce très beau cri qu’Evenis se vida de ses forces ; sans préavis, elle s’endormit brutalement sur une Eily qui ne savait plus où se mettre.
« … dire que je comptais sur elle pour me guider… », grommela mentalement la demoiselle cyan.
Eily soupira encore, et fixa l’ivrogne endormie.
« Une fille de noble ruinée, qui veut sauver ses terres à elle seule… c’est touchant, dans un sens. Et elle est si honnête et spontanée… elle a vraiment dû grandir dans un environnement radieux pour être aussi pure. »
Eily secoua sa tête. Ce n’était pas le moment de penser à ça. Il commençait sérieusement à se faire tard ici, elle devrait rentrer au manoir. Mais un autre problème s’ajoutait à sa liste : Evenis. La demoiselle cyan n’allait tout de même pas laisser la jeune noble sans défense roupiller comme ça, dans une taverne remplie d’ivrognes ! C’était beaucoup trop dangereux.
— …
Eily se mordit les lèvres. Elle n’avait pas le choix. Soupirant une énième fois, la demoiselle cyan installa Evenis sur son dos. Eily grimaça, cette dernière était bien plus lourde que prévu...
***
La nuit avait un véritable avantage sur le jour : beaucoup moins de parasites hantaient les rues. Débarrassée de la foule de passants envahissante, Eily se sentait beaucoup plus à l’aise ; il ne lui fallut que quelques minutes pour retrouver ses marques et son chemin, à son grand soulagement. Surtout que, Ô hasard, la taverne d’Evenis se trouvait non-loin du quartier résidentiel ; Eily se sentit vraiment bête de ne pas l’avoir remarqué plus tôt.
Eily se dépêcha, déterminée à ne pas perdre la moindre seconde. Pas que l’ambiance nocturne la dérangeait outre mesure, mais transporter une soûlarde à l’haleine hautement alcoolisée tout en cachant une poupée dans son manteau n’était pas très agréable.
Au bout de plus d’une demi-heure de marche inconfortable, Eily aperçut enfin le toit manoir. Instinctivement, elle s’illumina un grand sourire béat avant de presser le pas. En plus, Tza devait s’inquiéter de ne pas la voir revenir.
Quelques minutes plus tard, Eily passa le portail et arriva enfin devant l’entrée, avec le sentiment du devoir accompli. C’était qu’elle en avait bavé aujourd’hui ! Elle était on ne pouvait plus heureuse de retrouver la douce perspective d’un bon lit bien chaud. Mais alors qu’Eily s’apprêtait à ouvrir la porte, cette dernière s’ouvrit d’elle-même, à la grande surprise de la demoiselle cyan.
— Tiens, tu nous as ramené une invitée ?
— … !
Sous le choc, Eily faillit bien faire tomber Evenis. Devant elle se tenait une figure qu’elle n’aurait absolument pas cru voir aujourd’hui. Du moins, en taille réel. Un grand homme sobre mais élégant, dont les yeux gentillets dissimulait quantité de malice.
— … Omilio, siffla la demoiselle cyan.
En réponse, le Foréa Impérial sourit aimablement :
— Allons, ne reste pas dehors. Rentre, Eily, tu es ici chez toi.