Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 19/07/2017 à 17:10
» Dernière mise à jour le 12/09/2017 à 13:39

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Ch. 14 : Quotidien citadin.
 Se levant dans l’aube naissante, le jeune soleil arborait un sourire espiègle. L’astre brillant adorait le matin, car c’était le moment où il pouvait exercer son activité favorite : réveiller brutalement les honnêtes gens qui dormaient paisiblement avec ses insupportables rayons. Le soleil ne supportait pas l’idée que certains puissent trouver un simulacre de sérénité dans leur rêve, et il se faisait un devoir de les ramener dans la dure réalité. En soi, le soleil était l’un des pires sadiques existant.

Comme chaque être humain, Eily fut la victime de l’astre pernicieux. Se levant de son lit, elle frotta faiblement ses yeux, maudissant les rayons solaires. Elle avait fait un si beau rêve ! En vérité, la demoiselle cyan n’avait pas vraiment souvenir de son songe, mais elle en avait gardé quelques vagues réminiscences joyeuses.

— Oh ? Tu es réveillée ?

Encore somnolente, Eily se tourna nonchalamment vers celui venant de lui parler. Elle observa évasivement une étrange créature voletant à mi-hauteur.

« … une boule de poils ? »

Eily n’avait pas d’autre mot. Elle ne voyait qu’une grosse boule de poils, avec deux grandes et énergiques ailes noires, à l’image de celles des chauve-souris. Ses yeux s’habituant à la lumière, elle distingua plus clairement le visage de la créature. Un visage arborant un grand sourire insouciant, décoré de deux petites canines. La demoiselle cyan s’attarda cependant plus sur son nez rose, qui ressemblait étrangement à un cœur.

— … nyah ? s’interrogea finalement Eily.
— Ah, excuse-moi, j’imagine que pour ceux qui ne me connaissent pas, mon apparence peut surprendre !

La créature fit quelques acrobaties aériennes, avant de gigoter gaiement.

— Je suis Rhinolove ! L’Ensar d’Omilio, enchanté, Eily !
— … un Ensar…

Petit à petit, les pensées de la demoiselle se firent plus claires. Elle se souvint de sa rencontre avec Omilio, du nettoyage du manoir, de la visite d’Aifos avec Tza, de la discussion avec Inam…

— Omilio m’a chargé de m’occuper de vous ! Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas à me demander !

Étrangement, Eily ne ressentait aucune animosité de la part de l’Ensar. Elle avait même immédiatement envie de lui faire confiance, tant il paraissait sympathique. Eily grinça des dents. Cette sensation était la même qu’elle avait ressentie lorsqu’elle avait vue Omilio pour la première fois.

« Comme quoi, tel maître, tel Ensar… », siffla-t-elle mentalement.

— D’accord, j’ai compris, déclara Eily avant de plisser les yeux. Et sinon, tu rentres souvent dans la chambre d’une demoiselle – qui, je précise, dormait – sans son autorisation ?
— J’avais juste hâte de faire ta connaissance !
— … admettons. Comment tu es entré d’ailleurs ? J’avais fermé et barricadé la porte…

La veille, Sidon lui avait fait tellement peur qu’Eily avait non seulement fermé sa chambre à clef, mais elle avait également déplacé les meubles en face de la porte, pour être sûr que personne ne pourrait venir l’agresser.

— C’est simple ! déclara joyeusement Rhinolove. Je possède des pouvoirs Psy ! C’est très simple pour moi de déplacer les objets, d’ouvrir des portes, et tout, et tout !
— D-Des pouvoirs Psy ? s’étonna Eily.
— Ouiii ! Regarde !

Tout guilleret, Rhinolove se tourna vers une pauvre chaise qui n’avait rien demandé, et la fit librement danser au plafond. Eily en reste coite. Elle savait que les Ensar possédaient des pouvoirs défiant les lois les plus élémentaires de la physique, mais le voir de ses propres yeux était tout bonnement stupéfiant. C’était autre chose que les toiles de Caratroc ! Mais elle se ressaisit vite néanmoins ; elle ne voulait pas donner l’image de quelqu’un de facilement impressionnable.

— … tu peux déplacer des objets sans les toucher…, souffla-t-elle…, donc, en résumé c’est impossible de t’échapper, c’est ça ? Qu’importe si on se barricade, tu pourras toujours utiliser tes pouvoirs pour forcer le passage ?
— Hihi, dit comme ça, on dirait que tu me prends pour un gros méchant !

« C’est quoi ce truc…, c’est un Ensar, mais il parle comme gamin…», se blasa Eily.

La demoiselle cyan observait d’un œil circonspect Rhinolove s’agitait dans tous les sens, tel un enfant hyperactif. Comparé à Caratroc qui se distinguait par son calme et sa sagesse, la grosse chauve-souris faisait pâle figure. D’ailleurs, Eily aurait bien aimé avoir l’avis de son propre Ensar sur la situation. Elle dirigea son regard vers la tortue rondelette, mais cette dernière roupillait encore. C’était la deuxième fois qu’Eily observait un tel spectacle.

« … il n’est vraiment pas du matin celui-là ! » s’amusa la demoiselle cyan.

— Donc, donc, donc ! s’enthousiasma Rhinolove. Puisque tu es réveillée, dépêche-toi de descendre !
— … pourquoi ?
— Bah… parce que c’est le matin ! Il faut se lever tôt le matin, pour commencer la journée en pleine forme !

Eily grinça mentalement :

« Je sens qu’il va être à peine chiant celui-là… »


 ***

 Ifios avait passé la nuit à réfléchir. La veille, les révélations d’Inam l’avaient on ne pouvait plus perturbé, et, ne sachant comment réagir, l’adolescent avait simplement choisi de fuir dans sa chambre. Une réaction manquant terriblement d’originalité, il devait lui-même se l’avouer. Mais qu’importe, Ifios n’était pas dans un état à se soucier de ce genre de détail.

Il avait toujours cru que son père était un bandit pure souche. Danqa faisait tout pour cultiver cette image. Il parlait peu, hissait une musculature de prédateur, fixait le monde d’un regard d’aigle, et aiguisait le tranchant de chacun de ses mots. Et si tout ceci n’était qu’un jeu ?
Sidon, également, faisait de même. Au camp des Agrios, il gardait une posture dominante, faisant attention aux moindres de ses faits et gestes. Mais ici, à Aifos, loin des montagnes, Ifios s’était surpris à voir l’habituel homme glacial discutailler ouvertement, sans retenue, et se permettant même de plaisanter.

Mais au fond, était-ce si terrible que ça ? Plus Ifios y réfléchissait, et plus sa colère se tarissait. Certes, l’adolescent avait eu l’impression d’avoir toujours vécu dans le mensonge. Certes, il en voulait énormément à son père et à Sidon de n’avoir jamais que joué un rôle, d’avoir porté un masque, face à lui. Mais outre les moyens, il y avait un but. Et le but de Danqa et de Sidon était noble. Leur seul souhait était de remettre les bandits, ses âmes perdues ne pouvant trouver réconfort que dans la violence, sur le droit chemin. Un but utopique. S’il était possible de raisonner chaque criminel pour qu’il retrouve la paix du premier jour, le monde serait un paradis.

Toutefois, Ifios ne pouvait s’empêcher de ressentir une pointe de fierté envers son paternel. Il n’était pas une brute ; il n’était pas un sanguinaire tirant le plaisir de la souffrance d’autrui, au contraire. C’était un homme croyant fermement en de naïfs rêves.

Finalement était-ce raisonnable de garder une inutile rancune, pour quelques mensonges ? Certainement pas. Quelquefois, la fin justifiait les moyens. Ifios n’avait pas hésité une seule seconde à pardonner Eily d’avoir joué avec ses sentiments, alors, pourquoi ne pas faire de même avec son père ? Et même s’il était peu présent et portait un masque en permanence, Danqa l’avait élevé. Il lui avait offert une vie confortable, des repas chaque jour, et un rigoureux entraînement au cimeterre. Ifios ne pouvait pas oublier cela.

En dépit de s’être couché la tête lourde la veille, se fut le cœur léger qu’Ifios quitta sa chambre en cette belle matinée ensoleillée. Il paraissait même joyeux, voguant à travers les couloirs du manoir comme s’il y avait toujours habité.

— … bonjour. Ifios, je présume ?
— … !

Cependant, une certaine présence le ramena directement à la réalité. L’adolescent recula d’un pas, incertain. Devant lui, se tenait un énorme reptile, à l’allure draconique. Sous le choc, Ifios balada son regard entre les écailles rugueuses de la créature et ses ‘‘défenses’’ de part et d’autre de sa bouche, ressemblant bien plus à des haches qu’autre chose.

— Tranchodon. Enchanté. Ayons de bons rapports. Au plaisir.

Et le dragon s’en alla dignement, montant un escalier comme un roi, ignorant complètement l’état d’effarement totale d’Ifios. Il lui fallut un très long moment pour faire le lien :

« … c’est… l’Ensar d’Inam… »

Ce n’était que logique. Si Inam était présente, il n’était pas si surprenant de se retrouver nez à nez avec son Ensar. Quoique si. Se retrouver nez à nez avec une créature pouvant littéralement vous trancher en deux et vous avaler dans la foulée pouvait légitimement être qualifié de surprenant. Surtout si cette dite créature était la première ‘‘personne’’ que vous voyez de la journée.
Ifios resta blême pendant de longues minutes, comme si pour lui, le temps s’était subitement arrêté.


 ***

 Que ce soit Eily ou Ifios, toux deux avaient décidément beaucoup de mal à se faire à leur nouvelle vie. En une seule journée, absolument tout avait changé. Ils se retrouvaient tout deux dans une ville inconnue, à habiter dans un manoir inconnu, en compagnie d’inconnus.
Croiser la guerrière Inam, l’imposant Sidon ou le draconique Tranchodon au détour d’un couloir n’était pas très recommandé pour le cœur. Ni Eily, ni Ifios ne pensaient pouvoir s’y faire un jour. Pourtant, aucun d’eux n’avait son mot à dire ; qu’ils le veuillent ou non, c’était désormais leur quotidien.

Un quotidien étrangement banal, d’ailleurs. Mis à part le fait de croiser des guerriers pouvant les tuer en un instant toutes les deux secondes, la journée se déroulait de façon manifestement normale. Il fallait encore se lever le matin, manger son déjeuner et boire de l’eau pour survivre. Rien ne changeait de ce côté-là.
Or, pour manger et boire, encore fallait-il avoir quelques choses à se mettre sous la dent et le gosier. Ce fut pour cette raison qu’Eily, Ifios et Tza étaient de retour en ville, dans le quartier commercial, en compagnie de Rhinolove. Mission de la journée : faire les courses.

— … il fallait vraiment que tu viennes ? pesta Eily.
— J’aime sortir ! répliqua joyeusement l’Ensar chauve-souris.

Eily soupira lourdement ; un sentiment que partageait également ses deux camarades. Rhinolove était une véritable célébrité à Aifos, personne ne pouvait l’ignorer. Partout où il passait, il attirait regards et sympathies. Plusieurs passants s’arrêtaient même pour saluer le dynamique Ensar, qui s’amusait en retour à répondre par d’énergétiques coups d’ailes.
Tout ceci attirait une attention monstre, qui déplaisait fortement Eily. Elle n’avait pas l’habitude d’être autant observée.

« J’ai l’impression d’être dans un cirque… et du mauvais côté de la barrière… », grommela-t-elle.

Si encore elle était la cible de regard admiratifs ou d’adorations, la demoiselle cyan aurait pu laisser couler. Or, c’était pour la plupart des regards amusés, voire rieurs, qui la mitraillaient. Elle les prenait pour un manque de respect évident. Elle donnerait cher pour pouvoir être invisible, là, maintenant.

— Alors c’est ça, la grande ville…, souffla Ifios.

La veille, l’adolescent était resté faire le ménage au manoir. Contrairement à Eily et Tza, c’était la toute première fois qu’il était ainsi plongé dans Aifos. Y voyant là une occasion de se changer les idées, Eily intervient :

— Et ce n’est que le quartier commercial. Il y a en tout quatre quartiers à Aifos, tous plus spectaculaire les uns que les autres.
— Oooh ! s’enthousiasma Ifios.

Eily sourit. Elle aimait faire étalage de son savoir, surtout face à un ignorant. Cela lui donnait une impression de puissance fort appréciable. Toujours dans le but de flatter son égo, Eily expliqua en long et en large à l’ex-Agrios les fonctionnalités du quartier commercial, sa structure, les magasins recommandés…, bref, tout ce que Tza lui avait présenté la veille. En s’occupant ainsi, Eily parvint l’exploit d’ignorer la gênante foule, toujours exaltée par la présence de Rhinolove.

Une fois que la demoiselle cyan eut fini de fanfaronner, elle laissa Ifios s’extasier tout seul devant chaque boutique qu’il voyait. Eily trouvait cette attitude quelque peu ridicule ; bien qu’elle avait réagi de la même façon lors de sa première visite.
Décidant d’ignorer le comportement enfantin d’Ifios, la demoiselle cyan se tourna vers la véritable enfant du groupe – enfant qui pourtant menant la marche comme une adulte.

— Au fait Tza, je voulais te demander…
— Oui ?
— Soyons claires. L’histoire des Agrios, d’Inam, de Sidon, leur installation temporaire au manoir… tu étais au courant, c’est cela ?
— … oui.
— Et tu nous as délibérément laissés dans le flou, Ifios et moi, alors que tu savais tout ?
— … mmh…

Le ton de reproche perturba légèrement la fillette, qui se plongea profondément dans ses réflexions. Voyant l’état embarrassé de son interlocutrice – et surtout voyant qu’elle ne répondait pas après presque une minute – Eily soupira.

— … c’est tout frère qui t’as interdit de nous le dire, c’est ça ?

Tza hocha la tête, la mine triste.

— Je m’en doutais…, siffla Eily.
— Il a dit que ce serait plus drôle de ne pas vous prévenir.
— … drôle ?

« Alors comme ça cet Omilio s’amuse à nos dépens, super ! Je suis heureuse de n’être qu’une bouffonne à son service ! » grinça mentalement la demoiselle cyan.

Devant le visage pincé d’Eily, Tza tressaillit, craignant de l’avoir vexée plus que de raison. Eily le remarqua et secoua la tête, à mi-chemin entre la pitié et le blasement le plus totale.

— Bon, j’imagine que ce n’est pas de ta faute, souffla-t-elle. Je ne t’en veux pas. Mais rassure-moi, tu ne nous caches plus rien maintenant, n’est-ce pas ?
— … mmh…

Tza réfléchit longuement, fermant exagérément les yeux, comme à son habitude.

— Non… je pense, statua-t-elle.
— … cette pause était-elle vraiment nécessaire ? plissa Eily des yeux.

La demoiselle cyan décida de laisser Tza tranquille pour le moment. Visiblement, la fillette n’était qu’un pion, et Omilio était le marionnettiste. Si Eily voulait de vraies réponses, il fallait qu’elle s’attaque directement au gros morceau. Plus facile à dire qu’à faire.

Pendant qu’Eily ruminait sa frustration contre le Foréa Impérial d’Aifos, le petit groupe continuait tranquillement son avancée à travers la ville. Et finalement, au bout de plusieurs minutes de marche…

— Voilà, nous y sommes, déclara brusquement Tza.

Le petit groupe s’arrêta alors. Ils étaient dans le grand marché d’Aifos, le lieu de rencontre principal du quartier commercial. Le seul endroit où les divers secteurs d’activités étaient autorisé à se croiser. De nombreuses étales en tous genres parsemaient le marché, y faisant l’endroit idéal pour rapidement faire ses courses sans se balader inutilement à travers toute la ville.

— J’adore cet endroit ! s’amusa Rhinolove. Il y a tant d’arômes différents dans l’air !

Eily lui jeta un regard perplexe. Pour sûr, énormément d’effluves envahissait l’atmosphère. Mais entre les puissantes épices, les viandes sanglantes, les odorants poissons, sans oublier l’aigre émanation naturelle de la foule, Eily avait l’impression de se trouver dans un dépotoir. Son pauvre nez était agressé de toute part, cruellement pris au piège. L’air pur était porté disparu et activement recherché par les pauvres poumons de la demoiselle.

— J-Je ne suis pas certaine de partager cet avis, grinça-t-elle finalement.
— M-Moi de même…, acquiesça Ifios.

Tza pencha la tête, ne comprenant pas la mine renfrognée de ses camarades. La fillette, étant une parfaite citadine, avait depuis longtemps appris à ne plus être embarrassée par quelques effluves ; avoir un nez sélectif était une qualité essentielle si l’on voulait vivre dans une grande ville.

Au lieu de s’inquiéter pour ses camarades, qui frisaient désormais l’asphyxie, Tza décida de sortir la liste de courses. Remplir le garde-manger était une activité banale, mais essentielle dans la vie de tous les jours. Omilio aurait très bien pu envoyer des servants pour s’occuper de la tâche, mais le Foréa Impériale voulait que ses invités goûtent à une vie ‘‘normale’’, histoire qu’ils puissent gagner de l’indépendance, au lieu de se comporter comme des princes oisifs.

Il avait par conséquent distribué un budget limité à Tza, qui en était bien embêtée. La veille, pour faire plaisir à Eily, la fillette avait dépensé une grosse somme dans une auberge de luxe. La fillette n’était pas particulièrement dépensière, mais elle n’avait à proprement parlé jamais eu à gérer des problèmes financiers. En tant que petite sœur d’un Foréa Impérial, elle avait toujours vécu en ayant un accès presque illimité aux coffres de la ville.

« Il faut au moins tenir jusqu’à la fin du mois… », soupira-t-elle.

Eily, qui se remettait peu à peu de ses émois olfactifs, se reconcentra sur leur ‘‘mission’’, à savoir, faire les courses. C’était une chose que la demoiselle cyan connaissait parfaitement ; n’était-elle pas la terreur de tous les marchands, à Stavros ? Revigorée, Eily posa une main rassurante sur l’épaule de Tza, et, accompagnant le geste d’un sourire charmeur et confiant :

— Je m’en occupe. Tza, donne-moi la liste !
— … ok ?

La fillette n’avait aucune idée de ce qui se tramait, mais loin d’elle l’idée de froisser sa nouvelle amie. Ce fut sous les regards interloqués du reste de groupe qu’Eily se dirigea vers sa première victime, un poissonnier. Eily passa instinctivement en mode ‘‘charmeuse’’ : sourire innocent, démarche innocente, grands yeux innocents, petite voix innocente.

— Bonjour monsieur, glissa-t-elle en jouant innocemment avec ses cheveux.
— … b’jour, vous v’lez quoi ? ronchonna le vendeur.

Sans se départir de son angélique aura d’innocence, Eily pointa doucement les produits qu’elle voulait acheter, tout en ponctuant bien sûr le geste d’onomatopée toute mignonne. Le poissonnier empoignait durement les poissons que sa cliente désirait.

— V’là, grogna-t-il. Ça f’ra 20 Vasils.

« C’est cher ! » ne put s’empêcher de penser Eily.

À Stavros, avec 20 Vasils, on pouvait avoir de quoi manger pour trois jours. Ceci dit, il était vrai que les marchands du petit village faisaient des réductions spéciales à l’orphelinat.

Eily paya la somme due, en faisant bien attention à faire tomber quelques pièces dans l’opération. Jouer la maladroite rajoutait nécessairement des points de charme, c’était la base de la base ! Aussi, lorsqu’elle finit enfin par lui donner les pièces, la demoiselle prit soin de caresser doucement la main du vendeur dans la foulée.
Eily ne connaissait absolument pas ce poissonnier, alors, elle devait sortir le grand jeu.

Bien évidemment, une fois les produits dans son sac, Eily ne partit pas. C’était maintenant que tout se jouait. Elle resta plantée devant le marchand, continuant à la fois de jouer avec ses cheveux et à fixer mignonnement sa proie.

Non loin, le reste du groupe observait l’étrange manège. La Eily qu’il voyait était décidément complètement différente de celle de tous les jours.

— Elle fait quoi ? demanda Tza.
— Aucune idée, mais ça à l’air marrant ! s’enthousiasma Rhinolove.

Seul Ifios ne disait rien. Il reconnaissait là Eily du camp des Agrios, celle l’ayant charmé. Voir ce petit jeu de séduction à distance était assez ironique, de son point de vue. Il se rendait encore une fois compte que tout n’était qu’illusion. Eily ne faisait que jouer un rôle de séductrice, immensément différent de sa véritable personnalité.

« … c’est vraiment une manipulatrice… », ricana-t-il amèrement.

Le poissonnier fixait Eily d’un œil interloqué. Il ne comprenait pas ce que cette gamine fichait encore là ; elle avait fini ses achats. En monopolisant ainsi l’espace, elle était un frein à son commerce. Et ça, ça ne le plaisait pas.

— … gamine, grinça-t-il. T’veux aut’chose ?
— … nyah ?

Eily fit mine d’être surprise, et leva lentement un regard larmoyant vers sa proie.

— J-Je… excusez-moi…, fit-elle d’une toute petite voix. E-En fait, j-je dois encore prendre du poisson, mais j-je n’ai plus d’argent…
— …
— J-Je viens de déménager ici, avec mes dix frères et sœurs dont cinq sont gravement malades … o-on est pauvres et… et si je ne ramène pas suffisamment à manger… c-ce… ce sera horrible ! M-Mon père est très sévère vous savez, i-il risque de me frapper…

L’idée que peut-être elle en faisait trop traversa une seconde l’esprit d’Eily. Mais il fallait pousser le bouchon très loin si l’on voulait avoir ce que l’on voulait. Généralement, les petits discours sur les misérables enfants malades et les parents violents faisaient toujours leur petit effet. Surtout s’ils étaient racontés par la bouche d’une pauvre petite fille innocente.

— Qu’est-ce ‘tu veux qu’ça m’fasse ? Moi aussi j’ai des gosses à nourrir. Si t’as si faim, va fouiller dans les ordures.

Eily resta un moment sans-voix, ne s’attendant pas à un discours aussi cru. Aucune once de compassion n’avait traversé le dur visage du poissonnier. Eily décida donc de passer à la vitesse supérieure. Déterminée, elle invoqua sa technique secrète, sa spécialité, son art personnel : les pleurs !

La demoiselle cyan se mit à pleurnicher devant l’étale du poissonnier, refusant catégoriquement de bouger. L’objectif de cette stratégie était double : émouvoir la cible principale – le vendeur –, mais également les cibles secondaires – les passants. L’idée était de mettre le maximum de gens de son côté, pour faire pression sur la proie principale, l’obligeant à craquer. On peut dire non à une gamine innocente, mais c’est bien plus difficile de dire non à une gamine innocente soutenue par une foule émue aux larmes !

— … nyah ?

Toutefois, le support souhaité ne vint pas. Les passants continuaient leur route sans s’arrêter, l’ignorant complètement.

« I-Impossible ! » se foudroya Eily.

Le poissonnier toisa sinistrement la demoiselle cyan.

— Écoute ma p’tite. Des escrocs dans ton genre j’en croise tous les jours, alors dépêche-toi de dégager fissa avant qu’j’appelle la milice, ok ?
— … m-mais…
— Pas d’Vasils, pas d’poisson, point.
— …

Eily fit demi-tour, anéantie et honteuse. C’était la toute première fois que sa technique ne fonctionnait pas. Son amour-propre en prit un sacré coup. Et le pire dans l’histoire, c’était que ce fichu poissonnier l’avait traitée d’escroc !

« … impardonnable… »

La demoiselle cyan plaça immédiatement ce cruel individu en 3ᵉ position de sa liste d’ennemis, après Omilio – qui était second – et les pyromanes de l’orphelinat, qui occupaient bien sûr de loin la première place.
Mais ce qu’Eily avait le plus de mal à croire, c’était l’attitude des passants.

« Pourquoi aucun d’entre eux n’a-t-il plaidé ma cause ?! »

Un être doté d’un minimum de cœur aurait dû s’arrêter, et aider la pauvre demoiselle en pleurs. Or, chacun avait insensiblement continué sa route, centré sur ses propres petites affaires.

« Une belle bande d’égoïstes…, bah ! Elle est belle la ‘‘grande ville’’ ! » continua de râler Eily.

Bien évidemment, la demoiselle cyan ne pensa pas une seule seconde que s’était peut-être à cause des escrocs comme elle que les honnêtes gens pouvaient devenir insensibles.


 ***

 Eily ne fit aucun commentaire sur son échec. Sa mine sombre et ronchonne parlait pour elle. Si Tza et Rhinolove n’avaient absolument aucune idée de ce qui s’était passé, Ifios, lui, riait aux éclats. Au fond de lui, il voyait dans le malheur d’Eily une forme de vengeance pour toute la comédie qu’elle lui avait jouée au camp des Agrios. L’euphorie de l’adolescent contribuait d’ailleurs à l’humeur massacrante de la demoiselle, surtout que Rhinolove riait aussi – car il était amusé par la joie d’Ifios.

Finalement, ce fut Tza – en enfant responsable – qui s’occupa des courses, avec une rigueur exemplaire. Elle marchandait toujours le juste prix, récoltant peu à peu de quoi remplir le garde-manger du manoir. Certain pourrait penser que c’était facile pour elle, car elle était elle aussi une célébrité à Aifos, étant la sœur d’Omilio.
Mais ce serait mal connaître le Foréa Impérial. En effet, le frère attentionné avait fait passer un message à tous les commerçants d’Aifos.

Il y avait noté que pour une durée indéterminée, Tza devait être traitée comme une citoyenne normale, sans aucun traitement de faveur. Il expliquait la raison de cet arrêté en prétextant une sorte d’expérience initiatique au profit de sa sœur. Il disait que Tza devait apprendre à se débrouiller par elle-même sans l’influence des Foréa.

Tza ne s’en était pas offusquée. Elle savait que son frère faisait ça pour son bien. Et puis, si elle n’expérimentait pas une vie ‘‘normale’’, comment pourrait-elle comprendre le ressenti des citoyens ‘‘normaux’’ ? Tza était promise à un brillant avenir ; quand elle sera adulte, sans doute dirigera-t-elle elle aussi une ville. Peut-être qu’elle ne serait pas Foréa comme son frère, mais elle finirait au moins Varon ; ce qui était politiquement quasiment la même chose, Ishys et Ensar en moins.

Une fois les courses terminées, le petit groupe retourna au manoir. Il n’était pas question de faire du tourisme. Ce fut Rhinolove qui se proposa pour porter le sac de provision, bien qu’il n’avait pas de bras, il pouvait le faire léviter juste devant lui. Se faisant, l’Ensar psychique attirait beaucoup plus l’attention qu’à l’aller, au grand dam d’Eily.
La demoiselle cyan se disait que décidément, elle passait une très mauvaise journée. Jamais elle n’avait été aussi humiliée. Même au camp des Agrios, elle était plus respectée !

De retour au manoir, le groupe fut accueilli par Inam et Sidon. Cet atypique duo était toujours aussi impressionnant. Eily et Ifios avaient beau se dire qu’ils étaient là ‘‘en paix’’, ils ne pouvaient s’empêcher d’avoir les nerfs à vifs, comme s’ils craignaient en permanence une attaque surprise. Inutile de préciser que l’ambiance était plus polaire que tropicale.

— B-Bon, puisque vous avez ramené des victuailles, autant s’en servir, non ?

Étrangement, ce fut Inam qui était la plus perturbée par l’atmosphère. La Foréa avait bien trop l’habitude d’être crainte, et elle apprécierait grandement décoller cette angoissante image de sa réputation.
Malheureusement, ce n’était pas si facile.
Elle était connue à travers toute Prasin’da comme une guerrière impitoyable. Cette réputation avait commencé peu avant son investiture en tant que Foréa ; à ce moment, une armée de barbares venue de Thrýl avait osé envahir Prasin’da… et Inam l’avait quasiment chassée à elle seule. Un haut-fait qui avait immédiatement propulsé Inam dans la catégorie des personnes à respecter de toute urgence, sous peine de voir sa tête voleter aux quatre vents.

Pourtant, Inam commençait à en avoir marre de l’image qu’elle renvoyait. Oui, elle était puissante. Oui, si elle le voulait, elle pourrait détruire une grande ville sans effort. Mais ce n’était pas une raison pour la craindre ! Au fond, elle restait un être humain comme les autres, avec sa sensibilité !

Et ce fut dans cet objectif d’atteindre une vie simple et normal qu’Inam empoigna le sac de ressources alimentaires, avant de se diriger vers la cuisine. Elle avait l’idée de cuisiner un bon petit plat pour la maisonnée. Une idée bien folle, sachant qu’Inam ne savait même pas éplucher une pomme. Mais elle voulait tellement faire une activité ‘‘normale’’, pour prouver qu’il n’y avait rien craindre d’elle, qu’elle ne réfléchissait plus : elle fonçait.

De son côté, Sidon riait intérieurement, bien conscient des inquiétudes de la Foréa. Il décida tout de même de quitter le manoir pour aller manger ailleurs. Il savait pertinemment que l’apocalypse était peu de chose face à une Inam dans une cuisine.
Et justement, dans la cuisine…

— …

Inam fixait avec inquiétude divers fruits, légumes, poissons, et viandes. Elle n’avait strictement aucune idée de la marche à suivre. Elle avait la vague idée qu’il fallait cuire le tout à la fin, mais sinon, c’était le vide total.

— … qu’est-ce que vous faites ?
— … !

Inam se retourna brusquement, pour tomber nez à nez avec Ifios. L’adolescent était là depuis un bon moment. Il voulait s’excuser d’être partie si précipitamment hier, et surtout, de remercier Inam de lui avoir dit la vérité au sujet de son père.
Ifios ne voulait pas déranger Inam, mais au bout de dix minutes, il fut quelque peu curieux de voir la Foréa rester immobile devant des fruits et légumes.

— J-Je fais la cuisine ! s’embrouilla Inam.

Elle pesta intérieurement. S’il y avait une personne qu’elle ne voulait pas croiser dans cette situation, c’était bien lui !

— … vraiment ? plissa Ifios des yeux.
— Oui ! D’ailleurs, je m’apprêtais à couper les légumes…

Complètement paniquée, Inam fit subitement sortir de terre sa hache gigantesque – ce qui au passage détruisit une bonne partie du plancher. Ifios fit le plus beau bond de sa vie, un voile de pure terreur masquant entièrement son visage.

— M-M-MAIS ! s’écria-t-il. V-Vous êtes folle !
— C-Comment ça ? s’offusqua Inam. J-Je vais couper des légumes j’ai dit ! Alors forcément, j’ai besoin d’un objet coupant… !
— Q-Q-Quoi ?! Mais c’est bien au-delà du ‘‘coupant’’ ce truc ! C’est une arme de guerre ! Une arme magique de Foréa en plus ! Vous voulez exploser la cuisine ?!
— J-Je… non ! C’est juste… enfin… comment dire… qu’est-ce que je dois faire alors ?!

Ifios écarquilla mille fois les yeux, incertain de ce qu’il venait d’entendre. Inam lui demandait ce qu’elle devait faire ? C’était tout bonnement irréaliste.

— … une simple question, lâcha finalement l’adolescent. Est-ce que vous savez cuisiner ?

Inam se mordit les lèvres, avant de baisser la tête, défaite.

— … non.

Ifios soupira un grand coup, comprenant soudain bien plus les choses.

« Alors pourquoi vous êtes vous proposée à préparer le repas ?! » se demanda-t-il sans oser le formuler à voix haute.

Magnanime, Ifios décida néanmoins de ne pas accabler la Foréa. Au contraire même, il s’avança jusqu’à elle, et empoigna un couteau qui traînait sur le plan de travail.

— Rangez votre hache je vous prie, souffla-t-il. Quand on fait la cuisine, on utilise des ustensiles de cuisines, comme un couteau. Et non pas une hache.
— … ha…haha…, rit maladroitement Inam.

Sous l’œil embarrassé de la Foréa, Ifios saisi une pomme de terre et commença à l’éplucher, avec une dextérité à en faire pâlir un grand chef.

— Vous voyez ? C’est bien plus simple comme ça, lança-t-il.
— … tu sais cuisiner ? s’étonna Inam.
— Oui, j’avais beaucoup de temps libre dans les montagnes. En plus, un jour, les bandits avaient dérobé une cargaison où se cachait un livre de cuisine. Les Agrios étant peu portés sur la lecture, j’ai pu l’acquérir et l’étudier… je ne veux pas me vanter, mais je pense plutôt bien me débrouiller dans le domaine.

Soudain Ifios arrêta tout geste, comme si un éclair venait de le frapper. Il se retourna en vitesse vers Inam, écarlate.

— M-Mais qu’on soit bien clair ! Qu’un homme sache cuisiner n’entache en rien sa virilité, ok ?! Ce n’est pas du tout une activité exclusivement féminine ! Les hommes peuvent aussi le faire, et c’est tout à fait normal ! Non au sexisme et aux idées reçues ! Oui à l’égalité !
— O-Oui, bien sûr ! bafouilla une Inam prise au dépourvu.
— Content qu’on puisse se comprendre !

Et Ifios retourna virilement à ses fruits et légumes. Inam le regarda faire, surprise de découvrir ce nouveau pan de personnalité. Mais était-ce si étonnant que cela ?

— … tu sais, marmonna-t-elle, Danqa aussi… aime cuisiner…
— … !

Lorsque la phrase parvient à ses oreilles, Ifios fut comme paralysé. Qu’est-ce qu’elle lui racontait encore ? Danqa ? Son père ? Cuisiner ?

— Vraiment ?! s’écria-t-il.
— J’imagine qu’il le cachait aux autres Agrios… cuisiner, ça ne fait pas très bandit ! Mais quand il était à D’meis, je le surprenais quelques fois aux fourneaux…

Passer la surprise, Ifios baissa légèrement la tête, une lueur triste dans le regard.

— En fait, vous en savez beaucoup sur mon père. Bien plus que moi-même… je me demande s’il me faisait vraiment confiance… s’il m’avait dit la vérité depuis le début, j’aurais pu comprendre…

Inam serra les dents.

— N-Non, tu te trompes ! J-Je suis certaine qu’il ne voulait pas te mentir, mais… c’était une façon de te protéger. En te gardant de l’ignorance, il t’a permis de vivre une vie sereine, loin de toutes machinations. Et puis, si tu es ici, loin des montagnes et des Agrios, c’est entièrement grâce à lui. Penses-tu réellement qu’il aurait négocié ta fuite avec Omilio s’il ne tenait pas à toi ?
— … je…

Ifios ne savait pas quoi répondre, mais au fond de lui, les mots d’Inam avait su créer du réconfort. Plutôt que de souffler des mots futiles, l’adolescent se concentra plutôt sur la préparation du déjeuner. Il était bien déterminé à démontrer tous ses talents de cuisiner !

Inam le regardait faire, étrangement attendrit. Ifios avait beau être frêle et petit, ses gestes et mimiques étaient exactement les même que ceux du gigantesque Danqa. La Foréa pourrait presque le voir, là, devant elle.

Cependant, petit à petit, une certaine culpabilité entrava le cœur d’Inam. Si au début, elle se plaisait à observer Ifios cuisiner, désormais, cela la rendait mal à l’aise. Tout ça à cause d’un secret qui n’arrivait pas à émerger de ses lèvres.

« … il… il faut vraiment que je le lui dise… »