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Echos Infinis de Icej



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Informations

» Auteur : Icej - Voir le profil
» Créé le 07/05/2017 à 07:15
» Dernière mise à jour le 05/01/2019 à 23:42

» Mots-clés :   Action   Aventure   Humour   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de shippings

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Épisode 37 : Illusions brisées
Relu par Physalis le 01/06/2017. Merci à elle !

Ndlr : Teasers pour la prochaine saison, qui sera la dernière de cette fanfic mais aussi la plus longue, et qui devrait nous amener à… 60 épisodes en comptant l’épilogue ! Et une finale en quatre parties !

— La Contre-Team d’Iris prendra une place importante
— Élin et Syd se combattront jusqu’à l’épuisement
— Elsa aura un plan
— Oscar va tenter de sauver une âme en perdition
— Il y aura une relation amoureuse… illégale
— Des enlèvements
— Le titre prendra son sens
— Un-e des quatre adolescent-es mourra avant l’épilogue… mais dans quel sens ?

(Sinon j’ai un nouveau style pour les tirets, désolée haha)

Bande-son du Monde noir
Bande-son du Monde blanc
Le chant de Meloetta
Le plan d’Elsa
Épilogue, ou épisode 60

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(Retour)
À vingt-et-une heures trente-quatre le mercredi 31 aout, un jeune homme se matérialisa dans la salle 406 de l’hôpital des quinze-dix. L’infirmier de garde à cet étage était mobilisée à deux chambres de là, sur le cas d’une patiente brûlée au troisième degré lors d’un match Pokémon. Seul Otis Redding-Park, dans la chambre 406, perçut le flash noir et vit l’étranger, un grand maigre aux longs cheveux sombres, noirs avec peut-être encore des reflets verts, et des yeux électriques qui perçaient les ténèbres.

Otis cligna de l’œil. Il était allongé sur son lit propre et blanc. Des tubes rentraient dans ses narines, connectés en profondeur à sa trachée, et d’autres couraient plus bas, le long de son corps. Quelques tuyaux avaient été branchés à travers la chair tendre de son poignet gauche. Otis dépendait de ces tubes pour vivre et cet étranger pouvait les arracher en un instant. Mais il n’avait pas peur. Otis n’avait plus peur, plus depuis des années. Son impuissance était si totale que l’effroi s’annihilait sous une résignation puissante comme de la coke, si puissante qu’elle en devenait irréelle.

L’étranger s’approcha et rompit le silence solennel en s’éclaircissant la gorge. Il passa une main dans ses cheveux verts et mordilla sa lèvre quand il rencontra une boule de nœud, détailla Otis de ses grands yeux électriques et un peu fou. Était-ce de la peur qui étincelait dans les iris de jeune homme, alors qu’entre les deux, Otis était le plus vulnérable ?

— J-Je peux vous… commença l’étranger.

« Que fais-tu là ? » pourrait demander Otis. Mais l’intrus aurait déjà accompli son objectif le temps que la machine traduise ses clignements d’œil. « Calme-toi ». « Ton prénom ? ». « Ne me fais pas de mal ». Mais finalement… serait-ce si horrible que ça… s’il s’endormait et ne se réveillait pas ?

— Je peux vous soigner.

L’esprit d’Otis s’immobilisa complètement.

— Je peux vous soigner, répéta l’intrus, un peu plus fort comme s’il doutait que le patient l’ait entendu.

Dans la chambre 406 de l’hôpital des quinze-dix gisait un homme paralysé depuis sept ans. Il se prénommait Otis Redding-Park et avait vingt-six ans. Ce n’était pas quelqu’un d’extraordinaire, mais ses parents et sa sœur l’aimaient, et son petit-frère un peu fragile l’adorait. Il aurait vécu de façon tout à fait banale si un camion de livraison ne l’avait pas percuté de plein fouet, le dernier jour de l’été de ses dix-neuf ans. Mais son corps avait été cassé et il ne fonctionnait plus depuis des années. C’était ainsi que s’étaient goupillés les événements : un grain de sable dans l’horlogerie… et sa vie avait été brisée. Il ne pouvait plus marcher ou rire ou parler. Il ne pouvait plus aller aux toilettes ou vomir ou s’intéresser à une femme. Cela n’arriverait plus jamais. Il était impossible de sortir du syndrome de l’enfermement. Otis était condamné à sa prison de chair morne. Jamais il ne guérirait. C’était impossible. L’étranger mentait ou délirait.

Otis ne ressentait même pas un picot d’espoir à ces mots.

— E-Excusez-moi, vous n’avez pas entendu ? Je peux vous guérir…

Otis avait été transféré trois fois de chambre au cours des sept dernières années. Il vivait dans la 406 depuis deux ans et quatre mois, et elle portait les traces de sa famille et des infirmières qui l’appréciaient : des banderoles, bibelots, quelques messages écrits en très grosses lettres pour qu’il puisse les voir depuis l’autre bout de la salle, et une collection de films… Cette chambre était un amalgame de ces marques et de l’univers horriblement impersonnel d’un hôpital, le carrelage nu, le papier-peint fade. De la tragi-comédie qui s’évanouissait lentement dans le crépuscule.

Otis ne guérirait jamais.

— Écoutez… murmura l’étranger, semblant partagé entre l’effroi et un étrange détermination. Ne répétez pas ce que vous allez voir. Jamais. S’il-vous-plaît. Vous comprenez ?

Le 31 aout avait une signification pour beaucoup de nos héros. C’était la date où Syd et Rosa avaient perdu leur grand-frère, où Angela et Martin avaient perdu leur fils et Aloé son neveu. C’était le jour où la mère d’Elsa l’avait placée à l’Académie Nationale de Dressage de Volucité. C’était l’anniversaire d’Élin, le jour où un étranger l’avait amenée à son père Black. Mais c’était surtout le jour d’Otis. Le jour où Otis Redding-Park avait eu un accident, à dix-neuf ans.

— Vous comprenez ?

Il leva une main maigre et veinée, une main spectrale, une main auréolée d’obscurité brillante. Pour la première fois depuis six ans Otis voulut crier. Pour la première fois depuis cinq ans, il voulu s’étouffer de surprise. Pour la première fois depuis quatre ans il voulut lancer un coup de poing, pour la première fois depuis trois ans il voulu ricaner l’étranger plongea sa main dans sa cage thoracique pour la première fois depuis deux ans Otis brûla voulut s’énerver et se convulsa brutalement il pour la première fois depuis an il—aspira une goulée d’air et les tubes dans sa trachée s’enfoncèrent dans le tube palpitant de muqueuses—voulut pleurer.

Le monde s’étrécit en un tourbillon de noirceurs salés, écorchant les globes frémissants de ses yeux.

Alors comme un pansement qu’on arrache, une plaie qui surgit brusquement à l’air libre, une libération, une plainte jaillit d’Otis. Elle s’éleva, s’éleva, mais personne à part lui ne l’entendit.

L’étranger avait disparu. Le crépuscule étirait les ombres fades de la chambre. Et Otis se débattait avec les tubes qui plongeaient partout dans son corps, terrifié. Un de ses bras gesticulant heurta le bouton d’appel des infirmières, et quand l’homme de garde accourut, il poussa un hurlement horrifié.

Otis Redding-Park était guéri.


(Échos du passé)
Victoire lui avait tout raconté le premier soir. Il était rentré à Parsemille. Elle s’était faufilée dans sa chambre d’hôtel avant même que son cerveau n’enregistre et ne réagisse à sa présence, le frôlant comme une ombre. Dans le crépuscule il s’était retourné et avait suivi ses mouvements flous, les yeux écarquillés, la gorge sèche. Les mots de la jeune femme se répercutaient dans son crâne en échos assourdis… « Je suis la représentante de Victini parmi les humains, et je sais que tu cherches San. » … se déformant peu à peu pour ne se réduire qu’à une triste litanie : « Tu cherchais San. Tu cherchais San. Tu cherchais San. »

Après avoir fait le tour de la pièce, Victoire s’était retournée, ses grands yeux célestes luisant dans l’obscurité de la chambre.

« Est-ce que tu veux savoir »

D’abord Rixi était resté hypnotisé par ses deux prunelles rondes, qui semblaient engloutir son visage maigre. Il s’était accroché à ces prunelles azurées qui irradiaient plus intensément que le soleil couchant, que l’écran de la télé, que les reflets du jour dans la fenêtre, que le clignotement affolé du four à micro-ondes, s’éclairant plus fort que les éclats purs ou banals de sa vie. Puis la magie s’était rompue, il s’était précipité vers elle et dans sa hâte avait trébuché sur le tapis beige de la chambre, sa langue s’emmêlant en un « OUI ! » sonore et incrédule. Certain que cette femme providentielle était une créature mythique, féérique, venue lui révéler les secrets de San, d’un monde secret.

Mais la rousse n’avait pas répondu directement. Elle l’avait détaillé sans se départir de son sourire léger et de ses yeux sérieux.

« Si tu sais, tu ne pourras plus jamais revenir en arrière »

Derrière elle, par-delà les vitres de l’hôtel, l’enceinte de la maison de retraite se ternissait.

Rixi s’était immobilisé, rattrapant un halètement au moment où il allait éclater depuis ses lèvres et le comprimant, malgré la douleur dans sa poitrine. Il ne s’était pas relevé, il était à moitié allongé sur le tapis, une main agrippée à la table-basse, salissant son verre opaque. « Tu ne pourras plus jamais revenir en arrière ». Que voulait-elle dire, cette femme ? Il s’arrêta sur cette pensée, sa gorge nouée se serrant encore davantage. Pour la première fois il réfléchit réellement aux bribes de vérité qu’il avait attrapé au fil des derniers mois. San avait disparu. Elle possédait des pouvoirs étranges et son existence était liée, inexplicablement, à une ancienne civilisation, une cité merveilleuse et inquiétante engloutie par les sables. Et maintenant, cette femme… « Gijinka ».

Mais Rixi aimait San.

— Oui ! avait-il répété, plus faiblement peut-être, mais avec un timbre sincère.

Le sourire de Victoire s’était évanoui. Elle s’était agenouillée devant lui, ses boucles rousses coulant vers son petit nez arqué, ses lèvres fines. Fronçant les sourcils et prenant un air sévère.

« Le monde ne sera plus pareil »

Son ton était vif, sa voix chaude. Rixi avait détourné son regard, ses yeux tombant sur le canapé de l’hôtel un peu tâché sur les bords. Soudain un petit cri avait déchiré l’air, c’était Vivi la Vivaldaim qui fixait l’intruse avec peur et méfiance. Ses autres Pokémon se hérissaient derrière la petite biche. Rixi avait dû les rassurer d’un sourire faible, se redresser.

— Oui, avait-il réitéré, en tailleur, plus calme.
Victoire avait plissé les yeux.
« Tu devras faire le deuil de tes prétentions »
Il avait fermé les siens.
Oui.

Alors Victoire avait remonté le fil du temps. De son timbre monocorde elle avait dessiné les débuts de l’univers, et puis les débuts de leur monde et les débuts d’Unys. Elle avait expliqué que les dieux étaient vénérés à la fois partout et nulle part, s’incarnant dans la terre des régions et la chair de leurs créatures, apparaissant grâce aux croyances et rituels des Pokémon qui évoluaient et se réincarnaient sans cesse, leurs vies se mêlant en une rosace éternelle. Elle avait raconté la trahison des Humains et leur oubli des origines, de leur naissance première en temps que Pokémon ; elle avait expliqué que par cet oubli ils avaient perdus leurs pouvoirs et renoncé à la mémoire des dieux, celle qui faisaient que les Pokémon se rappelaient de leur vies antérieures. Elle avait décrit les affres de la guerre, Unys se mourant. Elle avait conté l’espoir de Meloetta qui avait endormi, ensorcelé le cadavre gelé du Juste parmi les dieux, Kyurem. Elle avait condamné les croyances déformées et monstrueuses des Humains, les temples factices qu’ils avaient construit pour honorer ceux qu’ils avaient trahi. Elle avait expliqué que seuls certains Humains parvenaient à renoncer à la perception du bien et du mal, à s’unir à travers les deux mondes, et à redevenir des Pokémon.

Et Rixi, perdu, entouré de ses Pokémon, avait bafouillé dans la nuit :

— San… San est une Pokémon ?

Mais Victoire n’avait fait que rire un peu, son timbre machinal drainant le son de toute sa chaleur humaine. Rixi avait frissonné de dégoût et de peur, se demandant quelle créature se trouvait devant lui. Une chose qui avait prit forme humaine. Un être venu du plus profond de la vallée de l’étrange.

« Non »

Elle s’était levée, le dominant totalement, sa silhouette maigre se détachant à peine dans l’ombre mais ses yeux luisant encore comme un ciel perdu.

« San est une Gijinka »

Gijinka. Le mot ancien avait résonné un instant dans la chambre d’hôtel, en creux. Rixi l’avait déjà lu dans des fables ou des contes. Il l’avait vu dans des « blockbusters » de Pokéwood. Des créatures surnaturelles, fantasmées… Il lui été déjà arrivé de se dire que San était une Gijinka, une Nirenhua, avant de se convaincre que ces créatures n’existaient pas. Qu’elles n’étaient que des créations colorées d’Humains qui ne comprenaient pas la marche du monde, et cherchaient à éclaircir les ombres de la mort ou de leurs origines.

— Une Gijinka ? avait-il répété, incertain.
« En ancien Johtonnien, ce terme signifie « incarnation ». Cela résume très bien notre condition »

Elle avait retroussé les manches de son tee-shirt, révélant des bras striés de dizaines de fines bandes noires. Puis elle avait relevé le tissu brodé qui tombait en plis lourd sur son ventre, montrant sa peau lisse, tatouée d’un « V » stylisé. Elle avait plongé son regard phosphorescent dans ses yeux gênés.

« Les dieux ont un Qi inépuisable. Ils peuvent se diviser, se multiplier à l’infini »

À la suite de ses mots se traçaient les silhouettes fantomatiques de Zekrom, Reshiram, Kyurem, Palkia, Dialga, Arceus… des êtres dont la puissance terrible était à l’origine de l’univers. Des êtres au centre des ambitions des Team, au cœur des conflits sanglants qui avaient emporté les régions. Quand de formidables dresseurs les avaient invoqués, suppliant, des dresseurs proches de leurs Pokémon au point de se confondre avec eux, les dieux avaient consenti à apparaître. Leur force aux limites inconnues, qui s’étendait par-delà les contours de l’univers, s’était matérialisée dans la force d’un Pokémon. Mais une fois l’opposition écrasée, ces créatures mythiques disparaissaient. Seuls les dresseurs élus et leurs ennemis affolés avaient pu témoigner de leur présence—eux et les orages et carnages surnaturels déclenchés par l’apparition des dieux.

« Le Créateur, Dieu parmi les Dieu, étant plongé dans son sommeil éternel, il ne put éradiquer les Humains après leur rébellion. Mais pour prévenir de nouvelles guerres les dieux accordèrent une grâce aux prêtresses divines des humains et à leur descendance. Ces femmes garderaient leur Ji et invoqueraient les Dieux si de troubles graves venaient à survenir. Le messager céleste… »

Ici Victoire avait réalisé un geste étrange sans paraître s’en rendre compte, comme si ses bras se mouvaient par un restant de volonté.

« … Shaymin fut le premier à sélectionner une Humaine. Aujourd’hui vous la connaissez sous le nom « Karashina »… l’unificatrice de Sinnoh »
— Karashina… avait bafouillé Rixi, pâle. L’ancêtre de Cynthia Karashina !
« Sans doute »

Rixi manqua de s’étouffer sur sa propre salive et toussa au point d’inquiéter ses Pokémon.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire ? s’était-il repris, sa voix pourtant incertaine. D’être… Gijinka ?

Au vu de la femme devant lui—non, même pas une femme, une adolescente—il avait peur de la réponse. Pourtant, jamais San n’avait été—n’avait été si… si froide ! Indifférente ! La voix de San avait été rêveuse et tendre et hésitante, ses mots s’emmêlaient, nouées par ses émotions, elle trébuchait parmi ses songes, elle était—elle était une femme… une humaine… pas une créature, ailleurs, au comportement machinal… San devait être une « Gijinka » différente, une créature différente, ou alors… ou alors…

« Imagine, qu’une petite graine soit implantée dans ton esprit un jour. Un présent divin. Une éclisse de conscience, minuscule, spectrale, seulement à moitié en existence. Cette insignifiante pépite irradie une puissance à petite dose, qui perturbe d’abord l’équilibre de ton corps mais bientôt le transforme. Tu n’en es pas conscient. Mais instinctivement tu y réponds et ton esprit se restructure autour de ce germe palpitant, et ton corps aspire de plus en plus de puissance comme si ton organisme s’enivrait. Alors la graine insignifiante prend ses racines et la transformation s’accélère. Cette puissance s’anime d’une conscience divine, une conscience qui suppure aux travers les fentes de la tienne et s’y mêle lentement. Sans t’en rendre compte que tu es devenu un hybride : possédant le Ji des Pokémon et le Yi des Humains, tu dépends pourtant entièrement du Qi divin… de la volonté céleste. Tu es un Gijinka »

Sans voix. Rixi était resté sans voix.

« Si tu es dans cette situation, tu es condamné à servir »

Mais cela voulait donc dire que San, la femme qu’il avait rencontré et aimé, n’avait pas de personnalité propre ? Qu’elle était juste la conscience matérialisée d’un dieu, une conscience qui avait écrasé l’Humaine née dans ce corps ? Non. Il refusait de croire ça !

— Ce n’est pas possible, s’était-il emporté. On m’a toujours appris que les dieux avaient crée les Pokémon et les Humains, deux races égales faites pour se compléter ! Les humains n’ont pas trahi les dieux, Arceus est vénéré partout dans le monde depuis des millénaires, il suffit de regarder tous les temples construits, toutes les prières écrites, et surtout l’amour que les humains portent aux Pokémon, gardiens de la nature !
« Mensonges »
— Non ! Non ! je—
« Tu as dit que tu voulais connaître la vérité. Et maintenant tu reviens en arrière ? Tu te réfugies derrière le voile de l’ignorance »

Lentement Victoire avait levé une main et le membre blanc s’était consumé de flammèches carmines. Cette vision l’avait effrayé, Rixi avait poussé un cri avant de reculer dans la masse surprise de ses Pokémon. Victoire avait souri devant son silence abasourdi, et pour la première fois—une émotion humaine avait animé son visage pâle—l’esquisse d’un sourire moqueur.

« San est née il y a plus de quatre mille ans, dans un civilisation ancienne vivant sur le Mont Renenvers. Grâce aux pouvoirs de leurs prêtresses, ce peuple avait nivelé les versants fertiles des montagnes, les sculptant en un paradis sur terre. Chaque hiver la pluie soignait la terre asséchée, et les récoltes abondantes nourrissaient Humains et Pokémon. Ce peuple vivait en paix. À chaque solstice d'été, la prêtresse sacrifiait son amant sur l'autel de la Réalité… »

Un geste encore, étrange, cette même excuse muette, sous le regard choqué de Rixi.

« … Reshiram. Car ce peuple était le descendant du frère aîné, celui qui avait porté la question maudite au Juste parmi les dieux, entraînant sa division. Les sacrifiés étaient choisies le dernier jour d’été et avaient un an pour se purifier, et faire leurs adieux. »
— Q-Quoi ? C-C'est…

Quelle horreur !

« Mais l'amant refusa de mourir. Pour régner au-delà du normal, il viola la fille aînée de la prêtresse fet lui fit un enfant. Cette fille souillée se nommait San »

Quelle horreur !

« Immédiatement après cet assassinat, son peuple plongea dans une guerre dévastatrice avec le plus grand empire de l’occident, dont la capitale est devenue ce que vous appelez aujourd’hui les Ruines Enfouies. Les descendants du frère cadet, servants de Zekrom. Pendant des années ces peuples s’entretuèrent. Sans doute leurs sangs voulaient-ils ce conflit. Sans doute la raison de leurs aînés voulait qu’ils résolvent par la force leur vieille question insoluble. Peut-être le conflit était simplement dû au règne contre-nature de leurs souverains ; peut-être aurait-il pu être évité si les prêtresses divines vivaient encore. Si… Si… Mais notre passé est fait de certitudes. Une étincelle ; une mort symbolique ; la guerre éclata. Elle fut terrible. Bien plus sanglante et venimeuse que le conflit de leurs aînés. Les guerriers évitaient les combattants adverses pour mieux égorger les invalides. Épargnaient les enfants pour mieux les mutiler. Les hommes et les femmes brûlaient leurs champs pour ralentir l’ennemi, emportant les Pokémon amis avec eux et massacrant ceux de leurs victimes. Les sacrifices, les rituels pour honorer les dieux furent balayés dans la tempête de rage »

Victoire avait marqué une pause, le temps de cligner de ses yeux étranges.

« Ce conflit se trouve dans vos textes d’Histoire sous le nom de Guerre des orages. »

Puis elle avait poursuivi, ses yeux errant dans le décor fade de la chambre, se perdant un instant dans le ciel noir par-delà la vitre. Son corps s’était relâché, comme si elle se résignait, et elle s’était de nouveau agenouillée.

« Les Humains se tuèrent si bien qu’ils causèrent presque leur propre extinction. La guerre avait non seulement causé des milliers de morts, des invalides, des estropiés ; elle avait ravagé Unys et les terres autrefois fertiles ne portaient que des cendres. Le Mont Renenvers était ruiné, au point que ce berceau de la civilisation avait prit les couleurs que vous lui connaissez maintenant… Les servants de Réshiram durent se réfugier plus à l’est, et construisirent une cité au creux d’une vallée qui avait été épargnée par le conflit. Aujourd’hui, cette vallée a été engloutie par l’océan… Et se nomme la baie de Vaguelone. Au fond des abysses, il reste encore des vestiges de cette civilisation disparue »

Rixi avait inspiré, furieux, furieux d’imaginer cette violence et cette cruauté. Mais sa furie s’était érigée aussi contre le choc de la nouvelle, délivrée d’un ton si insensible. San avait quatre mille ans. Quatre mille ans ! C’était à peine croyable ! Et tous ces événements qui coulaient avec une logique froide des lèvres rouges de Victoire, il se rappelait avoir lu cette histoire cent fois dans ses manuels de lycée ! Mais jamais ces histoires n’affirmaient pleinement le rôle des Pokémon légendaires ! Guerre par guerre l’histoire d’Unys était racontée, mais la présence des Pokémon légendaires n’était jamais avérée ! Si la plupart des Humains y croyaient et vénéraient Arceus, il existait toujours des sceptiques qui affirmaient que les dieux n’étaient que des « Pokémon légendaires » à la force incroyable, mais à l’intelligence peu développée—lui-même n’avait jamais réellement tranché, priant quand il avait besoin de réconfort, et oubliant les légendes, les dieux, quand il allait mieux… comment avait-il pu être aussi aveugle ? Non ce n’était pas possible, ce… cette femme… mais cette femme savait manipuler du feu, il venait de la voir… non ! elle devait avoir un Pokémon caché—elle… Gijinka ?

« Mais le cycle de la violence est sans fin. Les servants de l’Idéal traquèrent leurs ennemis jusque dans ce dernier havre de paix, et saccagèrent la vallée. Seule une petite centaine s’en réchappèrent, s’enfermant dans un temple secret dédié à la Réalité. San faisait partie de ces survivants »

Rixi s’était imaginé les ruines des abysses, englouties par les eaux, rongées par le sel. Il avait revu les blocs de pierre massifs qui constituaient les temples, sculptés en de nombreuses rosaces, ternis. Il avait pensé à ces femmes, ces hommes, ces enfants cachés dans ce temple, retenant leur souffle, frappés par l’horreur. Il avait vu San, prostrée, se murmurant une litanie secrète. Et son cœur s’était serré.

« L’ennemi frappant à leur porte, la soif les rongeant, la fumée des combats s’infiltrant dans le temple par chaque interstice, le peuple pria au Réel de les sauver ou alors de terminer leur supplice. Mourant, ils entendaient déjà le chant de l’Enchanteresse, Meloetta… »

Rixi avait frissonné, nauséeux.

— Mais ils ne sont pas morts… avait-il balbutié, d’une voix aiguë. N’est-ce pas… Ils ont survécu… parce que San était là.

Victoire avait souri moqueusement, de voir un jeune humain si amoureux d’une Gijinka brisée et disparue.

« Oui. San les a sauvés. Ils l’ont éventrée dans la panique, cherchant l'enfant maudit dans cette enfant violée, et la force symbolique de ce rituel, comme le dernier souffle d’une étoile, s’est propagée en ondes de choc jusqu’au dieu du Réel. L’esprit de San, qui s’envolait vers la réincarnation… »

Un geste d’excuse, dans l’ombre.

« … suivant la rosace du Gardien Giratina, entra en contact avec Réshiram. Les corps des Humains, des Pokémon, reviennent à la poussière car de la poussière ils sont nés. Mais leurs esprits, leurs esprits, tu sais, s’envolent en arcs infinis, dans le ciel, entre les dimensions. Ils parcourent les méandres des mondes jusqu’à ce qu’ils trouvent un instant, un endroit qui les appelle. Et alors ils renaissent, oubliant tout de leur vie passé, mais marqués de réminiscences. Les Pokémon se rappellent au grès des évolutions, et choisissent leurs dresseurs car au fond, ils les connaissent déjà. Les Humains ne recouvrent jamais leurs souvenirs ; tout juste retiennent-ils quelques impressions fugaces, des « déjà-vus ». Le chant de Meloetta les fait oublier, sa danse les emporte en au loin. Mais San n’a pas eu cette chance. Enfant de la prêtresse, elle put voir Réshiram, et le Dieu lui a posé une question »

Rixi, transpirant, avait refermé une main autour des cornes de Vivi, soufflant, son corps palpitant :

— Qu’est-ce que la Réalité ?
Victoire avait sourit en montrant ses dents.
« Et qu’a-t-elle répondu, à la question divine »
Il n’était pas sûr.
— La première fois qu’on s’est rencontrés, avait-il balbutié, elle m’a dit « La Réalité n'a d'importance que celle qu'on lui accorde... ».

Il l’avait fixé, interrogateur. Mais elle avait secoué de la tête.

« Ce n’était sans doute pas ça ! Ta réplique sonne creux »
Rixi s’était empourpré.
— Quoi ? Mais c’est ce qu’elle répétait tout le temps !

Mais à ces mots le teint de Victoire s’était creusé, son timbre s’était enraillé pour la première fois.

« Le destin d’un Gijinka est particulier. Nous traversons les époques sans attache, condamnés à vivre seul. Nous voyons les Humains naitre, aimer et mourir à grande vitesse, leurs sociétés injustes se convulser, évoluer, se détruire. Nous voyons les crises, les guerres, nous observons les révolutions sans pouvoir y participer. Si nous avons le malheur de nous lier à un mortel, il nous oublie une fois réincarné. Nous œuvrons pour notre dieu peu importe les malheurs causés à la petite échelle d’une vie. Peu importe si la victoire est amère, cruelle, juste ; ou triomphante »

Rixi avait hoqueté, saisi d’un haut-le-cœur. Dans certains accents, il avait pu déceler une peine contenue, parfois quelques pointes de fierté. Les embruns fanés des regrets. La femme devant lui avait pourtant l’air si jeune, sa peau éclatante, lisse, et ses yeux ronds rappelant encore l’enfance. Comment était-ce possible ? San n’était pas comme ça, n’avait jamais été comme ça, il en était sûr ! Même s’il avait su… même s’il avait accepté, lentement d’abord et puis si vite, l’existence d’un mystère… Il ne pouvait accepter le monde cruel, le destin sans échappatoire que dessinait Victoire.

« San est devenue folle »

Cette affirmation tranchante lui avait arraché un sursaut et il était ressorti de son délire, son cœur plongeant dans un bain de glace.

— N-Non !

Victoire avait arqué un sourcil devant cette résistance.

« Si »
— Non ! San était, elle était spéciale, elle avait peut-être des absences et des lubies étranges, mais elle n’était pas folle !
« … Tes paroles ne changent rien aux faits. Quand San a répondu à la question de Réshiram, il a piqué un éclat de sa puissance en elle, et en se réveillant son corps s’est consumé d’un brasier qui a ravagé toute la vallée. Elle a mit fin à la guerre. Mais dans cet acte salvateur elle a tué son enfant et les quelques survivants de son peuple. De ce dernier massacre elle ne s’est jamais remise. Depuis quatre mille ans elle est la Gijinka de Réshiram, et le Réel se sert d’elle quand besoin est. Mais elle folle »

Mais Rixi secouait déjà la tête. Les paroles de Carolina, d’Oryse, de ses parents et de tous ceux qui avaient douté de San se répercutaient dans sa tête, étincelles dans le brasier de son courroux.

— C’est faux ! avait-il crié, sa voix tonnant dans le fade silence. San vit normalement au quotidien, elle comprend le monde autour d’elle et elle sait se débrouiller seule ! Elle est forte ! Elle est forte mais elle s’occupe des autres, quand—quand elle sentait que j’allais mal elle mettait toujours Orgueil et Préjugés car c’est ma série préféré, et puis… elle a une grande mémoire, elle se rappelle de détails qui paraissent insignifiants aux autres, mais qui pour elles, sont fascinants, un jour, elle a remarqué une blessure de Vivi à la manière dont elle lançait Camouflage… Rixi s’était emporté, rouge, ayant l’impression que toutes ses connaissances faisaient son procès. Si elle était folle, elle serait renfermée, elle n’aurait pas conscience des autres, elle agirait uniquement pour sa propre personne en infligeant des blessures à son entourage. Ou alors elle se comporterait comme un Pokémon, sans s’habiller, sans manger ou boire ou marcher comme des humains ! Elle se comporterait—se comporterait comme toi !

À la seconde où ces mots avaient quitté sa gorge il s’était tendu, les yeux écarquillés, craignant une rétribution. Terrifié. Mais Victoire était restée stoïque, son petit sourire le provocant muettement. Puis, une fois le souffle de Rixi redevenu calme, elle avait soupiré :

« Peut-être qu’elle a recouvré la raison. Cela fait des siècles que je ne l’ai pas vue »

Rixi avait eu froid dans le dos, se demandant si Victoire employait l’expression idiomatique ou si cela faisait véritablement des siècles. Brusquement il se sentit découragé et glacé. Si San vivait depuis des millénaires, comment pouvait-il espérer qu’elle serait heureuse avec lui ?
Après de longues minutes de tourment, il s’était enquit d’une voix abattue :

— Quel est ton nom ?
« Les Gijinkas n’ont aucun nom. Mais, humain, tu peux m’appeler Victoire, car je suis la Gijinka de Victini »
— Et quand est-ce que tu es née ?

Elle avait sourit, et cette fois, il crut vraiment capter de l’émotion. Quelque sentiment perdu dans les plis aux coins de ses lèvres. Un sentiment à peine présent, et sans doute involontaire. De la tristesse.

« Je suis née quand le monde a prit un sens. Je suis née avec le bien et le mal, je suis née avec les inégalités et les injustices ; je suis née quand pour triompher il a fallu écraser des perdants, je suis née quand le Juste s’est divisé. Je suis née, avec les Humains »

[…]

À présent, ils attendaient. Dans la petite chambre d’hôtel de Rixi au papier peint fatigué, aux canapés troués de ressorts. Éclairés par une petite lampe minable et jaunie ils attendaient. Le soir même Rixi, perdu, avait commandé des pizzas, et Victoire avait fixé les galettes avec effarement avant qu’il ne la persuade de goûter. C’était bon. Cela venait d’une région au sud de Kalos. Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter.

Mais… une fois le soleil levé… Victoire s’animait légèrement. De mille petites nuances qui le frappaient uniquement car le premier soir, elle s’était comportée comme une âme morte. Il se rendait à présent compte qu’elle était seulement endormie. Car parfois sa voix monocorde se brisait un peu ou prenait des accents aigus, et Rixi comprenait qu’elle le taquinait. Victoire était aussi curieuse de tout et particulièrement des appareils ménagers—ce qui leur valut quelques avertissements de la part de l’hôtel. Elle ne connaissait pas la télé… mais dès que Rixi lui montra comment l’allumer elle se scotcha à une série policière des plus gores. Et puis, par de petits gestes, il réalisa qu’elle s’était prise d’affection pour Kiops l’Archéapti qui était un froussard fini. En ces instants, où la Gijinka gazouillait avec les Pokémon et tirait des expressions presque rigolottes, Rixi avait l’impression troublante d’être face à une adolescente. Peut-être l’adolescente qu’elle avait été.

Et puis Victoire le ramena sèchement à la réalité.

« Ton Chinchidou demande à ce que t’ailles te laver. Ton odeur forte dérange nos narines sensibles »
— … T-Tu comprends les…
« Hm ? »
— TU COMPRENDS LES POKÉMON ?
« … Oui. Je suis une Gijinka »

À partir de cet incident là, Rixi ne put s’empêcher de lui poser des questions sur les Gijinkas. Quels pouvoirs possédaient-ils ? Où vivaient-ils ? Avec des Pokémon ? Que mangeaient-ils ? Interagissaient-ils souvent entre eux ? À toutes ces questions, Victoire arquait un sourcil, souriait presque, et lâchait une réponse mystérieuse.

— Combien y a-t-il de Gijinkas ?
« Peu »
— Combien ?
« … Peu. Mais beaucoup sont ceux qui naissent avec du sang des peuples anciens. Ils sont les descendants des prêtresses divines et des rois sacrés. Comme leurs ancêtres avaient renoncé au Yi, ces descendants ne sont pas des Humains. Ils possèdent l’âme et les pouvoirs d’un Pokémon : le Ji. Et la majorité vit dans la nature, cachée. Quand il leur arrive de méconnaître leur espèce, se réincarner avec tous leurs souvenirs… leur fait comprendre qu’ils ne sont pas Humains »

Et puis la semaine s’écoula, et Rixi crut devenir fou. Victoire insistait qu’il ne sorte pas de la chambre, elle-même restant stoïque, fixant la télé avec un flegme impressionnant. Il ne savait pas pourquoi elle voulait qu’ils restent dans cette chambre miteuse. Le mardi, il s’était énervé et lui avait crié dessus—nous devons CHERCHER SAN !—mais elle l’avait ignoré, entama simplement une méditation avec Puissance.

— Qu’est-ce qu’on fait ? lui demandait-il toutes les heures, irrité. Elle fournissait invariablement la même réponse :
« On attend que sonne la cloche »

Il tiquait, ses veines ressortant, un sourcil tressautant.

— Quelle cloche ?
« La cloche »

Et puis une fois—était-elle agacée ?—elle lui avait rétorqué :

« Qu’est-ce qui cloche »

… FRANCHEMENT elle avec son sens de l’humour à DEUX BALLES il allait—Mais Victoire l’avait rapidement dissuadé de tout geste inutile avec un Choc Mental. Ce qui l’avait effrayé. Depuis, Rixi tournait en rond, chaque jour angoissant un peu plus, ressassant les explications du premier soir. San était une Gijinka. Unys avait été unifiés par deux frères que tout opposait. Après la première guerre, cette famille avait renoncé à son statut d’humains, et leurs descendants aujourd’hui possédaient les pouvoirs de Pokémon. Quant aux Pokémon, gardiens de la nature, ils veillaient sur le monde depuis la nuit des temps et se rappelaient de leurs vies antérieures… mais ça, quelque part, Rixi l’avait toujours su. En plongeant ses yeux dans le regard sombre de Vivi, il avait goûté à la douce-amertume du déjà-vu. Son cœur s’était soulevé un instant… il avait toujours su. Mais Rixi n’avait jamais ressenti ça, en contemplant San…

Il devenait fou dans cette misérable chambre de vingt mètres carrés. À fixer la lampe de chevet. L’enceinte morne de la maison de retraite. Le papier peint fleuri et jauni. À écouter alternativement les séries de Victoire ou un silence mort. Il…

La cloche sonna.


(Échos des deux mondes)
La Tour des Cieux. Une flèche d’ivoire s’élançant depuis les cimes hérissées des sapins vers le ciel noir, laqué. Ses façades travaillées, polies par les éléments, miroitaient les brillances fantomatiques des étoiles. Un silence mort l’étreignait, à peine éraflé par les grincements de quelques spectres agités.

Mais non loin d’un de ses murs éclata une forte lumière. L’explosion s’estompa pour ne se transformer qu’en maigre halo, et trois silhouettes se distinguèrent, leurs contours floués par les restes de lueur. Elles titubèrent légèrement en retombant à terre, se rattrapant sur quelques branches basses en un craquement sinistre. Une des femmes, petite et forte, grimaça mais ne fit pas de commentaire, choisissant plutôt de demander :

— Seigneur, entendez-vous toujours la cloche des cieux ?

Son timbre vif trancha avec le silence et le jeune homme à qui elle s’adressait sursauta. Il serra ses lèvres fines, puis leva les yeux vers le ciel perclus de brillance, et le toit du cimetière antique. Les deux autres femmes ne pouvaient pas l’entendre, mais dans la fraîcheur de la nuit tintait un glas triste. Et ce son éthéré résonnait dans tout Unys, se répercutant secrètement dans le soir.

— Oui, murmura doucement N.
— Le son de cette cloche… poursuivit la femme aux cheveux roses, Anthéa. On dit qu’il reflète la nature de ceux qui la sonnent.
— J’ai entendu les humains dire ça, en effet, opina le jeune homme.
— Quand un Gijinka sonne le glas, seul un Gijinka peut l’entendre.

À cet instant, une nouvelle illumination éclaira les sapins, mais cette fois l’éclat rougeoya comme un lit de braises. N, Anthéa et Concordia firent volteface, les deux femmes lévitant immédiatement des rochers alentours en un Pouvoir Antique. Les trois plissèrent leurs yeux pour mieux discerner les silhouettes prises dans la lumière—deux, dont une s’écroula sur quatre pattes.

— BEUH, hoqueta le maladroit, et brusquement il fut secoué d’un haut-le-cœur et rendit les restes de son repas (une pizza alohienne, soit dit en passant).

N, Anthéa et Concordia plissèrent leur nez avec dégoût, détournant les yeux.
Captant ce geste pudique, la compagne du maigre brun commenta :

« Hm, les téléports sur longue distance ne te réussissent pas »

À l’entente de sa voix, N se figea. Il arracha ses yeux au ciel noir et la scruta, son cœur palpitant. Il entendait—il entendait un écho dans ce timbre qui se répercutait dans son inconscient. Dans la partie animale de son esprit, la partie liée à Zekrom… Cette adolescente… Son cœur plongea dans un bain de glace.

— T-Tu ne m’as pas prévenu ! s’écria la victime entre deux convulsions.
« Je t’ai dit que nous allions nous téléporter »
— Tu ne m’as pas dit qu’on allait passer à la LESSIVEUSE !
« Tu exagères »
— Et puis la LUMIÈRE, ah la LUMIÈRE ça fait MAL AUX YEUUX—
« Les téléports sur d’aussi grandes distances relâchent beaucoup de puissance, et cette puissance est de nature lumineuse »
— Et puis tout ça pour quoi ? gémit finalement le brun, se redressant difficilement, ses yeux louchant un peu.
« Pour la cloche, bien sûr »

À ces mots le maigre humain pâlit davantage, mais cette fois de fureur. Il sauta à ses pieds—mais dû se rattraper à une branche, tanguant—et foudroya la jeune rousse d’un regard larmoyant.

— La cloche, quelle cloche, j’vais la briser ta cloche…

Aux côtés de N, Anthéa et Concordia se raidirent, indignées qu’on puisse parler d’un objet sacré ainsi. Mais il effleura rapidement leurs poignets pour leur indiquer de ne pas se formaliser, mal à l’aise. Ce geste attira l’attention de l’humain, qui sembla les remarquer pour la première fois et écarquilla ses yeux devant leurs vêtements traditionnels et, surtout, les rochers aiguisés que lévitaient les deux femmes.

— Um, souffla-t-il. Bonsoir ?
— Bonsoir, répondit N très poliment.

À cet instant les neurones de l’étranger durent s’activer, car il se tendit, scruta N, cligna des yeux, scruta N de nouveau et le pointa d’un index tremblant, se tournant vers sa compagne intriguée.

— C-C’est N ! s’écria-t-il d’une voix suraiguë. N Harmonia ! Celui qui a mené la Team Plasma et—et—et invoqué Zekrom en 2991 et qui a disparu depuis !!
— Lui-même, sourit le concerné.
— Ne lui parle pas comme ça, Humain, grondèrent Anthéa et Concordia.
« Hmmm »

Il y eut un silence chargé de tension avant qu’elle pousse un son très bref, ressemblant à un rire moqueur. Elle se détourna enfin du malade pour considérer les trois autres. N osa rencontrer son regard céleste, lumineux parmi les ombres, bien plus clair que ses propres iris électriques. Il détailla cette femme qui semblait très jeune, peut-être encore plus que lui. Elle était très fine et petite, pâle, ses boucles rousses mordant son visage moucheté. Comme vêtements, un tee-shirt brodé et un pantalon flottant, blanc mais terni par la saleté. C’était une Gijinka. Condamnée à survivre. Une vague de découragement l’envahit.

« Je sers Victini »

Elle parlait calmement, sa voix monocorde. Son corps rougeoya brièvement.
À ce geste, Anthéa et Concordia relâchèrent leur prise sur les roches, embarrassées. Le halo violacé qui les faisait léviter s’évapora et elles tombèrent, inanimées. La rousse gloussa et les considéra, faisant quelques pas en avant.

« Vous protégez cet homme »
— Notre Roi sert l’Idéal, rétorqua durement Anthéa. N tressaillit, détestant cette appellation, mais n’ayant pas le cœur à lui demander de se dédire.
— Nous sommes les descendantes du peuple perdu, souffla plus doucement Concordia, donnant à voir un tatouage noir sur son ventre.

N sentit son cœur se serrer. Il entendit la Gijinka murmurer ses condoléances, les mots tristes, prononcé d’un ton pourtant insensible, se perdant dans l’obscurité, coupés par le glas de la Tour des Cieux. Il leva la tête vers ses façades blanches, essayant de chasser le malaise mais n’y parvenant pas. Alors il s’écarta un peu du groupe, fuyant la Gijinka, se détachant de la lisière des arbres et appuyant une paume sur la pierre froide de la tour.

« Avant toi il y avait un autre Gijinka »
N se tendit mais ne sursauta pas, fixant calmement sa main sur la tour.
— Mon père est mort sous les assauts de Ghétis Harmonia, marmonna-t-il, la gorge serrée.
« Sais-tu ce que nous devenons après la mort »
— Oui.

La rousse vint s’appuyer à ses côtés, ses épis rebelles coulant sur la pierre blanche, mais ne le regarda pas. Son visage ne trahissait aucune émotion, ni de la froideur, ni de la compassion. Elle semblait juste obéir à des réflexes, un instinct qui la poussait à accomplir… sans doute la volonté de Victini.

« Je vois encore quelques mèches vertes dans tes cheveux. Ta transformation n’est pas encore finie. Je crois que je parle encore à N Harmonia, l’enfant, et non au Gijinka »

N se mordit la langue, plissant les yeux pour ne pas la voir. Il sentit, en lui, le cœur de sa puissance, palpiter au rythme de la cloche des cieux. Cette discrète présence qui lui susurrait où aller et quoi dire, éclairait son monde de couleurs nouvelles. Il sentit aussi la présence de la rousse, à laquelle réagissait la pépite noire. Il n’y avait pas d’échappatoire à la vérité froide de son destin. Son futur était incarné en cette femme insensible.

Enfant, N avait admiré les Gijinkas et désiré de tout son cœur en être un. Ghétis lui avait narré les exploits de ces créatures magiques—elles avaient détruit des montagnes et franchi des océans, écrasé des armées, faits et défaits des empires. N n’avait pas aimé ses histoires mais il voulait plaire à son père, alors il souriait bravement. La nuit, Anthéa et Concordia lui contaient des histoires plus douces, de dévotion et de loyauté. Elles lui disaient que les Gijinkas étaient des élus des dieux, et qu’eux seuls pouvaient protéger les Pokémon. Et ô que N voulait aider ses compagnons, esprits innocents, gardiens de la nature ! Enfant, il avait souhaité de toutes ses forces être un Gijinka. Ce fut comme si toutes ses ardentes prières avaient été exaucées quand Ghétis lui avait révélé sa nature, à la veille de ses dix ans. N avait le pouvoir d’empêcher les Humains cruels de maltraiter les Pokémon, ses compagnons qui lui parlaient et l’aimaient… Et puis Black était venu. Black, avec ses cheveux de jais et ses yeux brillants de détermination, avait défait ses convictions, avait reconstruit son monde avec de nouvelles couleurs merveilleuses, des formes étranges. Mais tout était allé trop vite, Zekrom avait emporté N au loin et implanté un éclat étranger à l’arrière de son esprit, une écharde qui avait rendu N malade. Depuis les plateaux arides des Monts Couronnés, terres ancestrales des Gijinkas, N avait marché. Il était revenu à son château, ses rêves d’enfances aussi sûrement brisés que le marbre des tourelles et là… ! Nikolaï ! Ce scientifique impitoyable, recruté son père, avait capturé Anthéa et Concordia, et faisait des expériences sur d’autres enfants. N s’était aussi fait prendre dans ses filets électrisés. Il avait retrouvé les femmes qui l’avaient élevé… tout ça pour que Nikolaï lui révèle la véritable nature des Gijinkas. Des esclaves divins, comme Nikolaï avait réduit les sujets de ses expériences en esclavage. Les espoirs de N avaient été définitivement réduits en poussière.

— Et toi… commença-t-il rauquement. Et toi, qui es-tu ?

Comme s’il y avait encore un doute. Comme s’il ne savait pas depuis dix années, désirant tout, sauf être retrouvé par Anthéa et Concordia.
La rousse se retourna et posa une paume à côté de la sienne.

« Au fil du temps cela n’a plus d’importance. Victoire ou Victini… ont une seule conscience »
— Mais deux cœurs qui battent à deux rythmes différents ! argua N, amer.

Victoire—Victini—haussa les épaules et se redressa. Et déjà les trois autres approchaient, foulant doucement l’herbe sèche de fin d’été. N se retourna, remarquant que l’humain était à la traîne, fixant Anthéa et Concordia avec peur et méfiance, mais n’eut pas le cœur d’en rire. Il attrapa une de ses dernières mèches vertes, ternie, presque noire, et en serra le bout fourchu. Dans la nuit le glas tintait toujours. Sonnant une vérité indélébile dans la nuit.

« Le Gijinka qui a sonné la cloche nous attend. Nous devons y aller »

Anthéa et Concordia posèrent leurs yeux sur N en une supplique muette d’être prudent, puis hochèrent de la tête, reculant. L’humain les imita à contretemps.

« Hm, attention à toi Rixi »

Quoi ? Venait-elle de le taquiner ? Mais avant qu’N ne puisse comprendre, elle lui prit la main et ils disparurent sans lueur, sans bruit. Les trois laissés pour compte se retrouvèrent seuls dans la nuit, se fixant dans le blanc des yeux avec méfiance. Le silence les étreignit.

[…]

La cloche des cieux diffusait la brillance des étoiles autour d’elle, éclairant son socle patiné d’un halo spectral. Dans la nuit, son métal doré semblait de l’argent liquide, presque nacré à l’endroit où elle recueillait la lumière. Pourtant, la cloche était parcourue de millions de minces égratignures sombres, marques du temps et des guerres. Seul son glas cristallin survivait aux millénaires, pur écho d’un passé depuis déformé par les mensonges. Le socle de la cloche, la Tour des Cieux tant vénérée par les Humains, s’étaient moult fois fissurés, écroulés sous elle. Mais l’artefact avait survécu… car il était protégé par les vœux de ses gardiens, créatures mystérieuses, elles-mêmes hors du temps.

Les Gijinkas.

Ils étaient sept ombres réunies autour de la cloche. Sept corps statufiés qui jamais ne s’adouciraient dans la vieillesse. Sept âmes nourries par la puissance divine. Le temps et la volonté sacrée, transcendante des dieux avaient polis leurs chairs et passés dissemblables jusqu’à les unir… Bien que leurs tailles, cheveux, teints et yeux soient différents, bien qu’ils avaient été des hommes et des femmes aux corps distincts, ils se tenaient tous de la même façon. Leurs épaules droites, jambes légèrement écartées et pliées, la plante des pieds à peine appuyée sur la circonférence de la Tour. Prêts à s’évanouir dans la nuit. Seuls leurs yeux de découpaient parmi les ténèbres argentés, phosphorescents, puits colorés d’une puissance à peine contenue.

N et Victoire apparurent au centre de leur ronde. Les Gijinkas restèrent immobiles. Ils braquèrent seulement leurs regards luisants sur N, l’étudiant insensiblement. Et le jeune homme frémit devant leur froideur, devant leurs visages formés avec traits familiers de son espèce, qui ne trahissaient pourtant rien d’humain. Et alors que dans son enfance, il aurait été rassuré, car il pensait cette race maudite, cruelle… alors qu’il serait tombé à genoux devant les élus des dieux... à présent, cette absence de passion purement humaine l’inquiétait. Car il avait appris à aimer ses semblables, grâce à—grâce à une personne extraordinaire, un amoureux de la vie. Black. Black lui avait montré… même s’ils n’avaient pu se connaître longtemps… il lui avait montré que les humains étaient complexes et aimants, et qu’ils méritaient qu’on les aime en retour.

De la bile chaude obstrua un instant sa gorge et il dut se forcer à déglutir, nauséeux. Comment ces hommes, ces femmes avaient-ils pu perdre tout ce qui les faisait sourire ou espérer ? Quel triste sort les avaient malaxés, écrasés jusqu’à ce qu’ils en ressortent avec des expressions identiques, des yeux vides ? Comment était-ce possible que les dieux qu’N avait toujours vénéré—des Pokémon, comme ses compagnons d’enfance—comment étaient-ce possible qu’ils soient l’origine de cette horreur ? Non !

Mais il n’osa pas parler. C’était comme durant son enfance—il tremblait, plissait les yeux à s’en fendre les paupières, jusqu’à obscurcir complètement le monde—mais ses compagnons souffraient toujours. Et Ghétis avec ses mots d’argents, lui contait merveilles perfides, ou horreurs seulement à moitié vraies, le manipulaient sans qu’N puisse le comprendre, ne ressentant qu’un vague malaise. Et Nikolaï… Nikolaï se servait d’Anthéa et Concordia, dans la cellule d’à côté… Les Gijinkas ignorèrent ses poings serrés et son expression de dégoût. Dissipant les âcres brumes du passé, leurs voix glaciales s’élevèrent dans la nuit.

« Le Galet Blanc a été retiré des ruines sacrées »

Par Syd Redding-Park. Le gamin effrayé. Mais que lui feraient les Gijinkas s’ils savaient ! N eut très froid dans la nuit douce. Il chercha le regard de Victoire—mais elle levait la tête, sa chevelure ondulant entre ses omoplates. Ses yeux brillaient en réponse aux étoiles, sa peau spectrale se confondant avec les reflets de la cloche des cieux. Sa voix s’éleva en cadence avec celles des autres, éthérée, pure comme les accents d’une soprano. Elle se détacha de N, sous ses yeux paniqués, se posant parmi les magnifiques automates des dieux… le jeune homme se trouva seul au centre de la tour, devant la cloche antique, au pied des marches fendillées qui la détachaient du cimetière, comme si les humains eux-mêmes avaient compris son importance.

Mais que feraient les Gijinkas à Syd s’ils savaient ?
Devaient-ils savoir ?
Savoir pour Syd Redding-Park, la Gijinka Élineera Hei, les expériences de Nikolaï !

Un cri de honte gonfla dans la gorge de N, pour mourir contre son palet, étranglé par la peur. Seul avec ses incertitudes, le jeune homme chercha à rencontrer les yeux de quelqu’un… n’importe qui ! Mais un humain, avec des yeux peut-être moins beaux, et une voix éraillée, et de nombreux défauts ; mais un humain avec ses passions, ses envies. Une personne qui le rassurerait muettement, ou lui expliquerait clairement le rôle des Gijinkas, justifierait leur nécessité pour qu’il puisse comprendre… comprendre, et ne pas sentir son être entier révulsé… car il ne voulait pas être terrifié de son propre destin. Car il ne voulait pas être seul face à ses interrogations, face aux actes qu’il avait commis dans la hâte, bouleversant la trame des deux mondes.

Mais où qu’il se tourne, les regards restèrent insensibles. Les êtres chantants ne cillèrent pas. Ambrées, grises, roses, dorées, leurs prunelles étranges laissèrent l’expression paniquée de N glisser… et se perdre au-delà de leur champ de vision. Sans émotion ils laissèrent le jeune homme s’épuiser, puis s’immobiliser, haletant. Incapables de voir dans sa panique l’écho de la leur, il y a longtemps, face à leur destin. Incapables de s’interroger, ils parlèrent de nouveau, le timbre grave.

« Mais la Gijinka du Réel est introuvable »

Comment ne la sentaient-ils pas. Élineera Hei.
Mais—
Une autre femme avaient-elle été Gijinka… avant Élineera ?

Il avait fuit les geôles de Nikolaï avec cette enfant… sans savoir pourquoi—dans la confusion, elle s’était retrouvée dans son chemin et alors… Sans réfléchir il avait fuit jusque dans le Monde Noir—en pensant la confier à son Black, son Black vif et railleur et courageux, il l’avait donnée à un étranger qui ne savait rien de son histoire. Un double muet. Et puis, et puis N avait fuit, toujours malade, détruit. Il se rappelait à peine de ces années, il n’avait pas envie—la nausée le prenait quand… Puis Anthéa et Concordia l’avaient retrouvé, et lui avait pisté l’enfant qu’il avait sauvée. La Gijinka de Reshiram ! Comment ne l’avait-il pas senti à l’époque où il était prisonnier de Nikolaï avec elle ? Et après il avait soigné un humain, le frère du gamin qui avait donné le Galet à la Team Plasma. N était intervenu parmi les mortels sans l’aval d’un dieu, transigeant avec toutes les lois des Gijinkas…

Sa gorge s’obstrua de nouveau. Il pensa aux mots admiratifs dont Anthéa et Concordia l’avaient couvert, peignant le son destin de « Seigneur » en un avenir radieux. Et l’amertume brouilla son esprit, le faisant taire aussi sûrement que le dégoût des êtres étranges en face de lui, qui parlaient encore de leur voix mécanique.

« Dans le monde du Réel, une tempête se prépare au cœur du Heylink »

Leurs voix magnifiques écorchaient ses oreilles, il ne les écoutait plus, les bras serrés autour de ses côtés et de ses secrets. Il ne voyait que ses actes, cette enfant blonde et le grand malade dans son lit, deux destins dont il n’aurait jamais dû changer le cours. Mais il ne parvenait pas à regretter… ne parvenait pas à regretter d’avoir sauvé des vies ! Car il avait raison, et le destin des Gijinkas était…

Inhumain.
Ils n’étaient pas humains.
Mais N avait appris à l’être malgré son sang.
Black Bai.

« Dans le monde de l’Idéal, le temps s’enraille »

Il avait appris le bien et le mal existaient au-delà de l’horreur ou du plaisir spontané, de l’innocence, il avait appris que la plupart des humains voulaient faire le bien, qu’à l’échelle de leurs vies ils tentaient d’éviter les erreurs et les écueils. Que tous n’étaient pas d’accord, qu’on ne pouvait pas attribuer le même trait de cruauté à toute une espèce. Que le monde n’était pas noir ou blanc, mais peint en nuances colorées.

« Nous sommes les descendants des prêtresses sacrées »

Ils auraient mieux fait de les laisser éteint, jouets oubliés dans la poussière. Ils auraient mieux fait de les tuer, ces créatures distordues, dont les âmes ne pouvaient même plus se réincarner proprement. Ces créatures qu’N allait rejoindre, car il était déjà pris dans une transformation… une transformation que rien ne pouvait enrailler.
Quelques larmes s'échappèrent de ses yeux, et il fixa Victoire, abattu. Mais elle ne faisait que refléter l'horreur de son destin et l'angoissant encore davantage. Sa voix magnifique jaillissait d'un esprit mort.

« À nous d’agir »

Mais il ne les laisserait pas s’emparer d’Élineera Hei ! Il ne les laisserait pas s’emparer de ce patient de la chambre 406 ! Il ne les laisserait pas s’emparer du gamin effrayé, Syd Redding-Park !

« Gijinka de l’Idéal, accepte ton destin »

Il leva les yeux et tourna lentement, observant un à un les Gijinkas indifférents. Regardant son destin en face. Alors ses cheveux prirent la teinte du jais et ses yeux brillèrent d’échardes électriques, luisant du pouvoir divin. N sentit, à l’arrière de son esprit, le fragment de conscience s’animer, se déployer vers la surface. Il se sentit glisser vers l’inconscience.


(Illusions brisées)
Le deux septembre se déclina en nuances de gris. L’aube violette se perdit dans le vague grumeleux de la brume. Plus haut, le ciel se voila ; le soleil s’éclipsa derrière une barrière opaque de stratus. Les immeubles du centre-ville parurent écrasés par l’horizon bas. Vers midi, une fine bruine se mêla à la grisaille, s’infiltrant parmi les vieilles dalles des trottoirs, estompant les angles durs de la ville.

Elsa Hirata appuya son front contre la vitre froide du salon, examinant la buée sans émotion. Derrière la vapeur givrée filaient les silhouettes ternes des passants, des parapluies vissés sur leurs capuches. Parfois des Pokémon les talonnaient, rouspétant contre le frimas, ébrouant leurs tignasses colorées. Plus souvent les figures se hâtaient seules parmi les flaques. Elles disparaissaient à l’angle, fuyant vers une plus grande artère, leurs silhouettes se perdant dans le lointain, emportant avec elles des fragments de vie.

La jeune fille serra le poing. Lentement, elle se tourna vers le salon. C’était une vieille pièce aux murs lézardés. Le parquet absorbait l’humidité, glaçait ses pieds à travers ses chaussettes effilées. Quelques photos d’une jeune femme brune lui souriaient depuis une commode laquée… la Professeure Keteleeria.

Dans un fauteuil en cuir noirci, Oscar Pistil somnolait. Un bandage d’un blanc éclatant barrait son visage halé, maintenant son nez en place. Le médecin qui était passé—un homme de confiance—leur avait gravement annoncé qu’il garderait des séquelles malgré les soins d’Eoko. Sans doute son nez serait cabossé. Une partie égoïste d’Elsa pleurait cette perte. Les traits fins d’Oscar, ceux qu’elle avait admiré pendant toute son enfance, seraient enlaidis, leur harmonie cassée à jamais. Et cet accident le frappait à l’instant où il la remarquait enfin.

— Ça va ?

Elle sursauta, tirée de ses pensées noires, et se tourna vers Leafer, assis par terre avec son Spinda. Il lui offrit un sourire gentil. Mais Elsa n’avait pas envie d’être de meilleure humeur. Et puis, malheureusement pour le garçon, son pique-frite fit que servir de repoussoir—elle imagina Oscar avec le même nez et se crispa encore davantage.

— Oui très bien, de toute évidence, répliqua-t-elle froidement.
Le dresseur parut déstabilisé un instant, mais reprit vite son sourire tranquille.
— Je suis désolé de m’inquiéter pour toi, répliqua-t-il. Évidemment que tu es assez forte pour endurer le contrecoup du Mont Foré, endurer le silence, l’incertitude sur la santé de tes amis… seule.
— Oui, si tu me connaissais tu n’en aurais pas douté.

Elle esquissa un mouvement vers sa chambre, où elle avait entamé le premier livre inintéressant qui lui était tombé sous la main. Ses pieds glissèrent sur le parquet en un crissement sinistre. Elle remarqua son reflet terne dans le verre des photos. Sa mine sombre se superposait sur le sourire malin de Keteleeria. Sa main étreignait la poignée de la porte quand la voix de Leafer s’éleva encore, peut-être un peu vexée mais toujours aussi claire.

— Tu sais quoi Elsa, tu te trompes. Tu crois que tu peux m’intimider, toi et tes grands airs, mais tu n’es pas si mystérieuse. Tu es juste une fille très, très intelligente et très, très seule, et jalouse de l’amitié d’Élin et de Syd qui plus est. Tu vois, je te connais ! D’ailleurs je n’ai même pas eu besoin de trois jours pour te connaître.

Elle se figea, serrant les poings dans l’ombre du salon. Et derrière elle Leafer se levait, s’approchait, son timbre vibrant de défiance.

— J’ai vécu le Mont Foré avec vous, j’étais là. Maintenant je fais partie de votre groupe et tu ne peux plus de débarrasser de moi. Alors ne cherche pas à m’éloigner avec des piques hautaines, ce n’est qu’une perte de temps. Et puis si ta rancœur n’est pas dirigée contre moi, si c’est juste la manière dont tu réagis à la peine, sache que c’est un grand tort envers tes proches mais aussi envers toi. Car à force d’être blessés tes amis ne t’aideront plus, ils ne viendront plus chercher la véritable Elsa derrière la carapace.

Il y eut un moment de flottement et… Leafer crut… Mais la tension ne se dissipa aucunement. Au contraire, Elsa releva la tête, fixant une aspérité dans les boiseries du toit. Et elle ricana méchamment, le son habituellement cristallin se déformant, rauque.

— Toi… siffla-t-elle. Avec tes analyses psychos à deux balles…

À un mètre de son dos raide, Leafer grimaça. Il s’était attendu à une confession, des pleurs, de la douleur. Comme une blessure infectée qu’on laissait enfin éclater à l’air libre. Mais il était forcé de constater qu’Elsa était bien plus coriace qu’il ne l’avait pensé. Et les mots que la brune aurait pu prononcer, l’aveu ultime… (« Quand je suis méchante, j’entends la voix de ma mère »)… restèrent à jamais obstrués dans sa gorge.

Le petit brun baissa la tête, résigné à laisser Elsa s’échapper et à s’enfoncer dans l’ennui de la demeure. Elsa tourna la poignée, se préparant à s’échapper, à se vider la tête comme elle le méritait. Mais dans le silence, un timbre chaud et fatigué s’éleva.

— Je préfère quand tu ries gentiment, Elsa…

Les deux ados sursautèrent et s’approchèrent d’Oscar qui s’éveillait avec peine. Depuis trois jours le dresseur aux yeux verdoyants somnolait. Il s’était à peine réveillé pour dire au-revoir à Shazaa, qui était repartie la veille à Volucité. C’était comme s’il avait vidé toute son énergie au Mont Foré, dans leur folle infiltration—dans son duel face à Nikolaï. Sombre, Elsa s’assit sur le bras du fauteuil où il dormait, le cuir se pliant sous ses cuisses. Elle rencontra le regard brumeux de son ami, posant une main sur son tibia sans réfléchir, juste pour le toucher.

— Je ne peux pas rire gentiment juste après le Mont Foré, jugea-t-elle.
— Mais après… tu recommenceras comme avant ? souffla-t-il. Elle ne céda pas à son regard apitoyant.
— Si je suis d’humeur.

Il parut déçu, mais elle continua d'ignorer son air penaud. Finalement elle soupira, examinant son bandage au lieu de ses prunelles.

— Comment tu te sens ?

Pendant une seconde, elle crut qu’il n’accepterait pas le changement de sujet. Elle s’imagina qu’il avait entendu Leafer, et qu’à l’instar du nabot, il lui reprocherait sa froideur. Comme Mélis lui avait reproché de suspecter S… Mais le dresseur réarrangea ses traits en une expression plus gaie, suivant le fil de la conversation.

— On ne peut mieux, rigola-t-il.
— Ta voix n’est pas encore revenue à la normale.
— C’est attendu, il a encore le bandage, rappela Leafer depuis l’autre côté du fauteuil.

Elsa détourna le regard, son cœur gros. Elle espérait que bientôt, Oscar retrouverait sa voix douce, la voix qu’elle aimait. Elle le désirait plus que tout, s’accrochait à ce stupide détail esthétique, alors que leur monde s’était écroulé avec le Mont Foré. Qu’il retrouve ses accents rieurs ! ses inflexions rêveuses, ses cris de surprise aigus, mais aigus comme des cloches, des flûtes, comme le salut d’un Korillon ! Elle voulait, désirait ardemment qu’Oscar soit préservé malgré les attaques… Elsa méritait ce bonheur ! C’était la seule chose qu’elle demandait alors pitié, pitié que ce souhait puéril se réalise !

— Le docteur a dit qu’il faudrait bander juste cinq jours, rappelait sagement Leafer, en arrière-fond. Eoko a déjà soigné la fracture, c’est juste une affaire de…

Ces paroles creuses ne la réconfortaient pas.

Soudain un éclat de voix brisa l’ambiance pesante. Une autre porte s’ouvrit—à droite de celle qu’Elsa avait tenté de franchir. Un vieil homme énergique en sortit et parut s’étonner de la présence des trois adolescents, se grattant la tête. Le professeur Keteleeria, père.

— Eh bien la jeunesse ! Vous ne mangez pas ? Il y a un reste de pâtes dans le frigo si vous cherchez bien !
— Non… tenta Leafer.
— Les discussions vont encore durer vous savez ! enchaîna le chercheur. Il y a des tas de problèmes à régler, je ne pense pas que les adultes sortent du bureau de sitôt !
— Mais… poursuivit bravement le gamin.
— Faites comme chez vous, vraiment ! Ma femme de ménage Corinne va passer lundi, donc ne vous souciez pas de la vaisselle !
— … est-ce que vous avez des nouvelles d’Élineera Hei ?

Cette fois le professeur entendit Leafer et s’immobilisa, coupé dans son élan. Il parut réfléchir intensément pendant quelques secondes, et se gratta la tête sous l’œil intrigué des gamins. Les trois avaient vite appris que l’homme très occupé et très connu oubliait rapidement les prénoms : ils n’étaient donc pas surpris que le chercheur paraisse déstabilisé. Mais Élineera Hei était tout de même la fille de Black, il était donc possible que le nom lui évoque un souvenir…

— … Ah, la gamine à l’hôpital, réalisa effectivement le savant. Eh bien non, elle est toujours à l’hôpital. Rien de bien intéressant, désolé.

Et puis il s’en alla, plongé dans son monde. Elsa et Leafer le regardèrent partir avec un soupçon d’énervement tandis qu’Oscar jura carrément, agacé. À ce mot brutal la brune lui lança une œillade surprise, inquiète de voir comment son ami avait changé. Elle se demanda Shazaa était à l’origine de cette vulgarité… Mais Oscar ne lui expliqua pas, haussant vaguement les épaules avant de lâcher, maussade :

— Marre des gens coupés de la réalité !

Elle ne comprit qu’il pensait à ses parents. Sans doute car elle ne voulait pas penser à sa propre famille. Les rôles étaient inversés : elle qui avait tant voulu voir son père après le Ferry faisait à présent tout pour limiter les appels…

Leurs identités avaient été révélées à la Team Plasma et à tout Unys. Les infos avaient disserté leurs exploits dans un dossier spécial sur les « ados prodiges ». Quelle blague. Son père avait donc tenté de joindre son Vokit, paniqué, dès la nuit du 30 aout. Mais elle était à cette heure là au cœur du repaire Plasma et n’avait pas capté l’appel… ce n’était qu’une fois téléportée au milieu de l’océan de journalistes par Eoko que sa montre avait sonné, stridente parmi les cris, le chaos et la peur, déchirant ses tympans. Ce n’était qu’après s’être enfuie qu’elle avait eu le temps de regarder l’écran, et de constater, catastrophée, les trente appels manqués de son père. Et encore, elle n’avait pas pu lui répondre tout de suite… Mélis les avait d’abord téléporté auprès de Carolina, Championne de Parsemille, qui les avait aussitôt amené à la maison du Professeur Keteleeria. La championne s’était dépêchée au Mont Foré où elle avait pu retrouver Élin et Syd grâce aux yeux acérés de ses Pokémon Vol… C’était le 31 aout, anniversaire de la gamine attachiante. Mais elle n’était pas consciente, et ils avaient dû l’amener à l’hôpital local. Ils s’étaient ensuite tous endormis chez le professeur, épuisés. Et puis une nouvelle aube s’était levée. Ils avaient contacté Bianca, bloquée à Kalos, tous les vols en partance pour Unys ayant été annulés dans la catastrophe. Ils avaient appelé leurs parents pour les rassurer, aussi.

Le père d’Elsa avait pleuré. Daniel Hirata avait été un enfant tranquille avant de devenir un homme ordinaire et ne supportait pas les émotions fortes. De voir le visage de sa fille affiché à tous les écrans alors qu’il ne pouvait pas la joindre… alors que le Mont Foré s’écroulait sous tous les yeux d’Unys… Il avait vomi sous la pression. N’avait pas dormi la nuit du 30 aout. Ni celle du 31. Et avait reçu l’appel de sa fille dans un état lamentable, tremblant comme un accro à la caféine, sursautant à chacun de ses gestes brusques. En entendant la voix d’Elsa il avait d’abord ressenti un immense soulagement. Puis il s’était tout naturellement interrogé dans les modes de son retour à Volucité, pour qu’elle soit en sécurité à jamais. Quand sa fille avait refusé en bloc de rentrer, il avait d’abord ignoré son opposition, ne pouvant croire qu’elle lui dirait non… Aux menaces avaient succédé les reproches, de nouvelles larmes, et un peu de chantage émotionnel. Elsa avait pleuré aussi, et après avoir raccroché, elle était longtemps restée seule dans le bureau, écoutant le son saccadé de son souffle.

Mais elle ne pouvait pas revenir. Elle ne voulait pas être assise sur une chaise face à un bureau écoutant le professeur parler d’hyperboles tandis que deux filles ricanaient derrière… Elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas.

— J’espère qu’Élin va bien, souffla Leafer.

Elsa lui jeta un regard noir. Ne pouvait-il pas arrêter de sourire, de se leurrer alors que tout allait mal ? Il était insupportable ce nabot !

— Elle est inconsciente depuis le matin de son anniversaire, de tout évidence elle va mal, siffla-t-elle sous le regard désolé d’Oscar.
— J’ai juste dit que j’espèrais, rétorqua Leafer, agacé.
— À quoi sert d’espérer quand on connaît la réalité ?
— À rêver ! argua le petit brun d’un ton vibrant. Quand la Réalité nous déçoit, c’est l’Idéal qui nous permet d’avancer !

Oscar posa une main sur son bras et Elsa se tut, mal à l’aise. Elle fixa la fenêtre, son regard se perdant dans la grisaille ouatée, ce mauvais temps qui n’en finissait pas. Malgré la bruine, l’avion de Bianca, Black et White devait se poser dans une heure. Tandis que les deux rivaux rencontreraient Mélis, au chevet d’Élin, la scientifique rejoindrait le reste du groupe à la maison du prof. Elle s’introduirait alors sûrement dans le bureau, où discutaient Carolina, la professeure Keteleeria, Iris, Aloé… et Syd.

— Je me demande ce qui leur prend aussi longtemps, marmonna Oscar, épuisé.

Elsa ne répondit rien, serrant simplement ses bras autour de son corps. Car au-delà de toute raison ou de tout stress post-traumatique… elle avait un mauvais pressentiment.
Et cette noire intuition concernait Syd.
La brune fixa ses yeux clairs sur la porte du bureau, où patientait leur « ami » depuis l’aube, livrant son témoignage aux côtés de sa tante Aloé. Elle serra les dents et se rappela toutes ses suspicions, la conversation que Cryptéro lui avait retransmis.
Syd n’avait pas été kidnappé.
Il était allé volontairement rencontrer les Plasmas. Il avait commis quelque chose de grave.
Et elle ne pouvait pas le prouver.


(Blanc pur)
La chambre était blanche. Les murs, le plafond, le carrelage étaient lumineux et neufs, ne trahissant rien de la présence des précédents occupants. Quant aux draps, ils conservaient cette légère rigidité typique des tissus qui sortaient tout juste de machine… Ils ne tenaient pas chaud à la petite figure recroquevillée dans le grand lit désinfecté, la petite figure aux yeux fermés, la bouche serrée derrière le grand masqué à oxygène qui avalait son visage pâle.

Mélis soupira, se passant une main sur le visage avec fatigue. Il avait à peine dormi la nuit d’avant, veillant Élin. La gamine avait fait plusieurs rechutes, sa fièvre s’élevant jusqu’à paniquer les médecins, et par extension Mélis. Le jeune adulte était épuisé, d’humeur massacrante, et sentait les débuts d’un mal de crâne pulser entre ses yeux. Mais il ne pouvait dormir, tout juste s’asseoir sur une chaise en plastique, car il attendait le dernier diagnostique de l’équipe médicale. Les médecins et infirmiers se démenaient pour Élin mais étaient complètement déboussolés… il l’avait fait passer dans un scanner la veille, mais sans résultant concluant. Ce matin, nouvelle prise de sang pour comparer avec les précédentes analyses, qui avaient donné des résultats tout à fait normaux. Mélis lui-même était dépassé en l’absence du carnet de santé de la blonde. Et puis, il ne l’avait jamais vue malade, n’avait jamais entendu qu’elle avait la santé fragile… C’était juste bizarre…

Un coup à la porte le fit sursauter, et il se leva, maussade, pour ouvrir à la doctoresse. C’était une femme expérimentée—visage carré et lunettes rondes, balayage élégant… Elle lui fit signe de sortir et l’invita à boire un café, le menant trop rapidement vers la machine de l’étage.

— Je ne veux pas risquer qu’elle entende, soupira-t-elle.

À ces mots, Mélis déglutit faiblement, son mal de crâne s’intensifiant. Il serra les dents pour contenir la douleur, tellement las qu’il en devenait écœuré, furieux.

— Si c’est grave, dites-le moi tout de suite, marmonna-t-il, fixant la doctoresse d’un œil noir.
Elle ne cilla pas. Poursuivit simplement d’un ton neutre :
— Je ne peux rien vous affirmer parce que nous ne détectons rien de connu. Ses mesures vitales ressemblent à celles d’un Pokémon après un combat intense, ce qui est complètement incongru. Votre… « nièce » n’a rien. Et pourtant elle semble incapable de se réveiller.
Mélis ricana.
— Oh la, on répétait toujours qu’elle avait une santé de Pokémon…

Puis il se reprit, son mal de crâne le vrillant. Il ne trouva plus de quoi rire et voulut s’asseoir, épuisé.

— Mais… elle va bien finir par se réveiller, souffla-t-il, incapable d’imaginer que cette peste adorable, emplie de vie, reste là. Immobile, figée comme une poupée de cire.

Elle ne pouvait pas les faire chier jusqu’à en crever, non, elle ne pouvait pas pousser le vice aussi loin. Elle n’avait pas le droit de partir comme ça. De ne plus sourire, de ne plus crier ou bouder, capricieuse, quand on se dérobait à elle.

— Je ne sais vraiment pas, répéta la doctoresse, baissant le regard. Je n’ai jamais vu rien de tel au cours de ma carrière.

Sifflant un mot sombre, enragé par l’impuissance, Mélis prit congé de la spécialiste. Il traîna le pas jusque la chambre d’Élin, la gamine qu’il avait connu si jeune, qui l’avait toujours accueillit avec le sourire. Mais avant de rentrer dans la chambre, avant de faire face à son petit corps tout pâle, il hésita. La main sur la poignée, tête reposée contre la porte blanche, il se fit la réflexion que Black arrivait dans moins d’une heure. Quelqu’un allait s’occuper d’Élin—son père—et Mélis pourrait retourner à une vie tranquille. Après le Mont Foré, il n’avait plus aucune obligation à Bianca. Il n’avait pas besoin de veiller la gamine. D’ailleurs, auparavant il ne lui avait jamais vraiment prêté attention.

Et pourtant.

Elle lui avait toujours sourit. Quand il passait à l’appart de Black pour les saluer, écrasant son visage contre la vitre. Toutes ces années enfermées là-haut. Quand il se téléportait à la villa de White pour les vacances. Il se rappelait des aventures dans lesquelles les entraînait Matis autour de Vaguelone—elle échappait à son père avec jubilation et les suivait dans la forêt, filant d’arbre en arbre et rêvant de capturer un Pokémon, tandis qu’il se traînait derrière en baillant. Il aimait bien la petite blonde mais c’était une enfant, et les enfants ça faisait du bruit, c’était fatigant. Ce qu’il regrettait maintenant, de ne pas avoir compris l’importance de ces sorties pour elle ! À l’époque, lui avait quatorze ans—deux de plus qu’elle maintenant…

Elle ne pouvait pas rester là. Là, immobile, absente de son propre corps ! Il était prêt à l’emmener où elle voulait, si seulement elle voulait bien se lever… si seulement elle voulait bien émerger de l’inconscience et déclarer « bon ok, j’ai pas besoin de prince charmant pour me réveiller ! ». Si seulement elle voulait bien revenir…

Il resta contre la porte, ayant bien conscience qu’il délirait, tout simplement éreinté.

De l’autre côté de la maigre cloison, Élineera Hei reprenait conscience. Une cloche l’avait tirée de son sommeil réparateur, un glas antique et éthéré. Mais depuis elle ne l’entendait plus et l’absence la rongeait. Cela faisait plusieurs heures qu’elle flottait dans un demi-sommeil... dans le chaos... se rappelant peu à peu les événements du Mont Foré... mais elle n'avait pas ouvert les yeux pour soulager la peine de Mélis, préférant son bonheur égoïste. Elle ne voulait pas parler. Elle ne voulait voir personne. Et Mélis lui avait murmuré que son père arrivait, qu’il allait la veiller, attendre muettement à son chevet ! Non… elle suffoquait dans le masque à oxygène depuis cette nouvelle, le chant de Meloetta se faisant indigné, se répercutant furieusement contre ses tympans. Elle ne voulait pas voir son père qui ne parlait pas. Elle ne voulait expliquer sa fugue. Elle ne voulait pas l’aimer comme son unique famille alors qu’il l'avait enfermée toute son enfance, qu'il lui avait fait tant de… tant de… elle n’arrivait pas à la dire ! À le penser ! Mais elle…

Elle voulait arpenter l’immensité du Désert Délassant. Elle voulait découvrir la neige à Frimapic, et sillonner les routes de la Ligue. Elle voulait voyager, marcher, courir, et entraîner d’autres avec elle ! Elle voulait… Vivre. Vivre...

Vivre...!

Un instinct terrible la porta à ouvrir les yeux. À s’asseoir, à s’arracher sans douleur aux draps, ses jambes jouant dans le vide, ses mains écartées pour attraper un rayon de soleil ! Elle voulait partir ! Elle voulait partir ! Elle voulait aller loin, loin, loin, loin, dans des endroits magiques et elle voulait rencontrer tous les Pokémon du monde et devenir assez forte pour défaire White et mener ses amis à la baguette et vivre comme une sauvage, comme un électron libre, mais vivre, vivre ! Elle avait surtout trop envie de se dégourdir les jambes là... La gamine rigola. Ses iris rougeoyant. Alors toutes ses incertitudes et sa terreur se noyèrent. Tous ses scrupules et les regrets qu'elle avait confié à Elsa dans le désert s'annihilèrent. Tous les souvenirs de son enfance refluèrent d'un coup—Black et avant les expériences de Nikolaï et avant—Élin éclata de rire !

Elle pensa à ses Pokémon ! Ses Pokémon dont les Pokéball lui avaient été retirées ! Elle pensa que Mélis allait s'inquiéter ! Que son père allait la chercher partout, que Syd et Elsa et Oscar et Leafer flipperaient ! Mais elle n'eut pas la moindre envie de tous les prévenir. Nanananèreuh elle s'en foutait ils étaient chiants elle voulait vivre ! Le Meloetta s’éleva d’un coup et elle arracha son masque à oxygène, parcourue d’une incommensurable puissance—

Elle entendit juste le grincement affolé des machines avant de se
téléporter au loin oh oui au loin !
Le monde blanc de l’hôpital disparut
et elle se trouva agenouillée devant une étroite fissure noire.

Quand Mélis se réveilla en sursaut et pénétra dans la chambre, il trouva un lit défait, blanc. Quand Black et White arrivèrent, se ruèrent vers la chambre 305, ils ne trouvèrent que l’absence.

(Il existe beaucoup de mystères dans le monde, de contrées oubliées et de légendes enfouies sous les poussières de l'âge. Mais la plus grande aventure qu’on puisse entamer, le plus profond mystère qui demeure à percer, c'est le conte féérique des Pokémon !)


(On and On…?)
Matis se leva brusquement avant que l’avion ne s’immobilise. Les passagers lui jetèrent des regards surpris, réprobateurs ; un steward s’approcha pour lui demander de se rasseoir. Mais il ignora toute cette cacophonie et sortit vivement sa valise de la cache, sourcils froncés, dents serrées. Dès que l’avion se garerait et que la rampe serait ancrée sur la porte de devant il se ruerait au poste de douane—il n’avait pas de valise en soute donc la suite serait rapide—et ensuite un train vers Port Yoneuve…

Il se porterait volontaire pour la traque des Plasmas auprès du Champion Bardane ! Tout pour retrouver ces salopards. Pour…

Matis savait ce qu’il désirait faire de sa vie, pour tout le restant de sa vie et jusqu’à ce que des connards le crèvent. Il voulait enfermer tous ces bandits jusqu’au dernier pour créer un monde sûr—un monde où jamais un starter ne serait arraché à une petite-fille, un monde où jamais deux cent Pokémon ne seraient kidnappés d’un coup, un monde où le Mont Foré ne s’écroulerait pas sur des enfants innocents. Il voulait créer un monde sans Teams ! Et là, à cet instant et pour toujours, il se sentait prêt à commettre des actes de la plus grande violence pour les éradiquer. Ces monstres qui faisaient mal à d’autres au quotidien avec de petites frappes, des vols de Pokéball, et ainsi permettaient à leur organisation de vivre—et les cadres, et les assassins—ces monstres ne méritaient pas la justice civile ou même militaire.

Ils ne méritaient que la vengeance. Sa vengeance.


(Les ruines)
Bianca toqua vivement à la porte en bois massif, cherchant une silhouette par-delà les carreaux jaunis, opaques qui quadrillaient le haut de la cloison. Sa fine veste de vacances était trempée, le jean collant au creux de ses coudes, à ses poignets. Elle frissonna, toquant de nouveau, les nerfs à vif. Son voyage. Son voyage initiatique, celui qui devait permettre de valider sa thèse et de l’instituer en tant que Professeure Pokémon. Il était fichu. Fichu, flingué, parce que la Team Plasma ressurgissait des entrailles de la défaite !

La scientifique hoqueta, et appuya son front contre un carreau froid, des larmes bouillantes s’échappant de ses yeux, écorchés par les lentilles de contact. Elle était fatiguée. Si fatiguée. Elle en avait marre. Tout ses rêves, toutes ses possibilités professionnelles s’étaient écroulées en un jour. Aucun institut ne financerait plus jamais ses recherches après cet échec lamentable—on allait l’accuser de ne pas avoir surveillé d’assez prêt les adolescents, ou pire de les avoir laissé fréquenter des Sbires Plasma… mais comment s’étaient-ils embarqués dans cette galère ? Comment s’étaient-ils retrouvés sous cette montagne ? Qu’avaient-ils à foutre là-bas bon sang !

Un toc venant de l’intérieur la fit sursauter et la thésarde se redressa, s’étouffant presque dans la surprise.

La porte s’ouvrit. Et de l’autre côté se tenait une fine brune, au long visage bien maquillé, illuminé de grandes prunelles vertes. La Professeure Keteleeria. Sa mentor. La personne que Bianca admirait depuis toute petite. La femme élégante de son enfance, parée de ses éternelles boucles d’oreilles carmines, embrumée d’un léger parfum. La scientifique qui lui avait confié Moustillon. La femme qui lui avait montré comment porter des lentilles de contact. La scientifique qui l’avait prise sous son aile à la fin de son voyage pour lui permettre de continuer ses études, de devenir son assistante, alors que Bianca était une ado en proie à mille tourments, qui se trouvait trop grosse, trop bête, trop lente comparée à White et aux autres.

— Helloooo Bianca… !

La voix chaleureuse de la Professeure retentit dans le crachin, parcouru de tendresse. Comme la fois où Keteleeria lui avait montré comment analyser la structure d'un Clic grâce à Distorsion, riant quand le rouage affolé avait tenté de s'échapper.

La blonde fondit en larmes. Face à elle la Professeure d’Unys se décomposa, et elle jeta un regard inquiet en arrière. Il fallait absolument éviter que les ados voient leur responsable craquer. Après tant de peur et de stress, il ne fallait pas que les adultes autour d’eux s’écroulent. Aussi, doucement, la scientifique se faufila dehors, fermant la vieille porte derrière elle. Elle se serra avec Bianca sur le minuscule porche d’entrée, et prit son ancienne assistante dans les bras.

— Oh, Bianca… murmura-t-elle. Tu t’en veux… ?
Et à ces mots la plus jeune cria.
— OUI !

Comme si la Professeure Keteleeria avait appuyé au centre de la blessure, comme si elle avait fait éclater la pression d’un ballon à hydrogène, comme si elle avait brusquement arraché un pansement. Bianca redoubla ses pleurs, incapable de s’arrêter malgré l’humiliation, hoquetant, son nez coulant contre la veste de son ancienne cheffe. Elle serra la blouse de la professeure de toutes ses forces… s’accrochant à une dernière figure rassurante.

— Au-c-cun in-instit-tut n-ne va v-vouloir me f-financer m-maintenant… bafouilla-t-elle, la voix rauque.
— Aucun institut ne va vouloir financer un voyage à Unys après cette catastrophe, la rassura Keteleeria, caressant doucement ses cheveux.

Bianca rigola un peu, le son étouffé par la veste de la brune, mais pleura bientôt encore plus fort. Agitée de soubresauts, de hoquets, elle fut incapable de parler pendant de longues minutes, et gémit juste quelques plaintes indicibles, incohérentes. Dans la brume de ses larmes, elle vit tous ses échecs, toute sa nullité, et aucun geste de son idole ne put la calmer. Car enfin elle bredouilla, ses genoux s’entrechoquant :

— M-Mais c-ce voy-yage… Ce voyage est f-foutu !

Et la professeure Keteleeria ne put adoucir le coup de cet échec.

[…]

Syd sortit du bureau deux heures après l’arrivée de Madame Lenoir. Sans doute la conférence vidéo avec Iris et la Commission antiplasma était-elle terminée.

Il avait le teint cireux, et d’épaisses cernes, encore plus noire que sa peau, déformaient le joli contour de ses yeux ambrés. Dans sa main il serait compulsivement la Honorball de sa dernière Pokémon, Léopardus. Oscar le regarda s’avancer vers eux avec un œil peiné et même Leafer grimaça, mais Elsa ne laissa rien filtrer. Elle observa cet « ami » qui ne leur avait presque pas parlé depuis le Mont Foré, qui avait silencieusement attendu que sa tante arrive pour ensuite se fondre avec son ombre. Elle l’observa avec une colère froide.

Non loin se tenaient Carolina, la Professeure Keteleeria et Bianca. Oscar et Leafer pensaient que le visage de la thésarde était bouffi par la fatigue mais Elsa savait qu’il était rougi par les pleurs. À côté des trois femmes attendait gravement l’ex-Championne Aloé Park. Elle portait le sac de voyage de Syd. Ce signe plus que tout autre alerta Oscar et Leafer, les fit comprendre ce qu’Elsa avait déjà deviné.

— J-Je m’en vais… bafouilla Syd en osant à peine rencontrer leur regard.
— Pourquoi ? demanda Elsa, tranchante.

Oscar et Leafer lui lancèrent coup d’œil éberlué.
Mais ce ne fut pas le garçon qu’elle avait connu qui lui répondit.
Aloé Park s’avança et sourit.

— Son grand-frère, mon neveu… elle hésita, semblant incrédule, partagée entre la liesse et la peur que toute cette joie se révèle infondée.

Oscar et Elsa froncèrent les sourcils, l’un inquiet et l’autre méfiante. Ils se rappelaient de Syd ce soir là autour du feu de camp. Là fois où ils avaient lié les deux rivaux par une corde et discuté sous les étoiles, proclamant leurs « Dix Commandements » avec la naïveté d'enfants. Ils revoyaient Syd, un Syd incertain, inconnu, son visage éclairé par le rougeoiement des flammes... qui leur avouait son objectif avec pudeur. Le dresseur voulait à tout prix guérir son grand-frère, que trouver un remède miracle était même la raison de son départ en voyage initiatique. Otis comptait énormément pour Syd. S’il avait fait une rechute, après le Mont Foré… ce serait dévastateur pour lui !

Oscar se redressa, voulant serrer son ami dans ses bras mais n’osant pas devant tant d’adultes, gêné et incertain de la marche à suivre. Il s’imagina perdre un être cher, s’imagina que le monde de Syd s'écroulait. Sans savoir qu’il avait déjà assisté à cette cassure au cœur du Mont Foré.

— Otis… reprit Syd—mais il s’arrêta, hoquetant.

Ce gémissement arracha Aloé à sa confusion et elle se redressa, serrant l’épaule de son neveu d’une main ferme. Elle lui jeta un regard qui pouvait sembler réservé à tout étranger, mais où Elsa et Oscar savaient déceler de la tendresse. Car ils avaient déjà reçu le même, de la part de Syd.

— Son grand-frère a été guéri, annonça-t-elle plus calmement. C’est un miracle… Un miracle digne d’Arceus. Ma belle-sœur nous a appelé ce matin pour nous l’annoncer. Il peut… il a recouvré toute sa mobilité. Voilà pourquoi nous rentrons aussi vite.

Quoi ? Le cœur d’Elsa bondit dans sa poitrine—Otis guéri ? Miraculeusement ? Mais c’était impossible, elle avait fait des recherches, on ne guérissait pas du syndrome d’enfermement ! Quoi, Otis s’était mis à bouger, il pouvait se lever, marcher, manger ? Ça n’avait jamais été vu à travers toute l’histoire de la médecine ! Comment cela avait-il pu arriver ? Et maintenant, à cette personne, d’entre tous les instants et les victimes du mond—

Cette fois Elsa eut l’impression que son cœur plongeait dans un bain de glace.

Otis Redding-Park avait guéri après l’infiltration de son petit-frère au cœur du Mont Foré. Elsa avait retrouvé Syd sur la table d’opération de Nikolaï.
Oh non.
Oh non, non, non.

Sous les yeux surpris des adultes, d’Oscar, de Leafer—sous le regard anxieux de Syd, le teint d’Elsa se décomposa et elle chercha d’autres explications. Elle se répéta vainement que la guérison pouvait être due à une anomalie, un hasard. Elle se répéta que la science faisait des progrès ; qu’Otis Redding-Park pouvait posséder un organisme extrêmement résistant. Mais—non. Ces explications étaient farfelues. Elles manquaient de sens. Elles sonnaient aussi creux que les justifications de Syd, celles qu’elle avait cru dans la peur, sous les yeux accusateurs d’Élin et Mélis.

Alors, levant son visage cireux, Elsa ficha un regard implacable dans les yeux inquiets de Syd. Et elle souffla :

— J’ai compris.

Et Syd se décomposa, se trahit comme jamais il ne l'aurait fait avant le Ferry.

Mais elle ne l’empêcha pas de partir avec sa tante Aloé. Elle ne répondit pas aux inquisitions de Leafer, aux coups d’yeux troublés d’Oscar. Elle ne réagit pas quand elle apprit la disparition d’Élin. Elle ne réagit pas au défilement des jours. Elle attendit juste l’élément qui lui manquait. Elle attendit, patiente comme durant toutes ces années de souffrance à l’école ; attendit l’élément qui permettrait de prouver la trahison de Syd, le marché honteux qu’il avait passé en échange de la guérison de son frère.

Et ce fut Shazaa qui le lui fournit.

[…]

Une fois remis, Oscar n’avait d’abord pas eut le courage d’appeler Shazaa. Il s'était rappelé les derniers mots qu’elle lui avait imparti avant le Mont Foré, de sa voix suave aux accents blessés : « Oscar. Après avoir sauvé ton ami, je retourne à Volucité ». Il s'était rappelé les entraînements avec elle sur son toit gris et crasseux, l’aube brumeuse de Volucité, l’excitation et la sueur dans les Arènes souterraines, les pleurs autour d’un joint quand il parlait de ses parents. Il s'était rappelé les leçons de conduite, ses jurons quand il tournait trop brusquement où n’osait pas tenter une queue-de-poisson. Et il se dit qu’il avait vraiment merdé.

Il lui avait proposé de rejoindre ses amis et de voyager loin de Volucité, pour aussitôt l’entraîner dans un traquenard.

Pendant des jours il préféra somnoler, se recroqueviller au-delà de toute douleur et inquiétude. Puis, la mort dans l’âme, il se traîna à un visiophone. À trois heures du matin, alors que Leafer et Elsa dormaient comme des enfants sages. À trois heures du matin, comme cette fois chez l'oncle Bobby, assis en tailleur sur la couette tandis que Jeans sautillait de partout, s'accrochant aux tringles des rideaux. Sans les néons, le ronronnement distant des voitures, et cette impression d'être paumé, abandonné, orphelin ; mais avec cette même mélancolie. Comme avant elle décrocha dans l’allée à l’arrière de son bar, la lumière du Vokit éclairant la crasse des briques derrière sa tignasse.

— Qu’est-ce que t’fous encore debout à cette heure là ? lança-t-elle avec un air mauvais dès qu’elle eut décroché. En écho à leur premier appel.
— Je pensais à toi, souffla-t-il en réponse. Mais cette fois il ne mentait pas.
— Tu pensais à ta culpabilité et ton p’tit égo, siffla-t-elle.
— C’est faux, je ne suis pas ce genre de personne et tu le sais très bien.

Ils s’étudièrent et la tension monta.

— J’ai pas envie que ce soit comme ça ! s’écria Oscar, furieux. J’ai pas envie que ce soit pourri entre nous ! Le Mont Foré—ce n’est pas de ma faute, et ce n’est pas comme ça un voyage initiatique normalement, je te jure que si tu reviens on—
— Je ne reviendrai pas dans ton groupe de malades, rétorqua Shazaa, furieuse. Tes potes et moi ça va pas marcher, alors arrête d’essayer de me vendre du rêve. Me prends pas pour une conne Oscar.

Il serra les dents, vexé et déçu.

— Mais pourquoi tu me dis ça ! Tu m’as aidé ! Évidemment que je ne te prendrai jamais pour une conne !
— Parce que m’amener à Port Yoneuve pour tout de suite enlacer deux autres nanas c’est pas me prendre pour une conne.
— C’est mes amies. Ça ne change pas tout ce que tu as fait pour moi.

À ces mots elle éclata d’un rire méchant.

— Et toi ? Qu’est-ce que t’as fait pour moi ?

Oscar ferma les yeux. Il repensa à Volucité, au moins d’Aout perdu dans la pollution, la poussière, les restes de son enfance. Il vit le petit appart’ humide de Shazaa avec ce ventilateur qui vrombissait tout le temps, cette salle-de-bain blanche où le néon grésillait. Il sentit à nouveau la liberté d’être sur le toit de son immeuble ou dans l’arène, de défier la loi, de se libérer des contraintes de l’école et de ses parents et de toutes ces conneries.

— Je t’ai beaucoup aimé, souffla-t-il en rouvrant les yeux. Et je t’ai respecté comme une amie, comme une grande-sœur presque. Voilà.

Mais il vit dans ses yeux que ça ne suffisait pas. Du moins pas encore. Elle rejeta sa tête en arrière, découvrant son beau visage anguleux, et ne le regarda plus.

— Ne me rappelle pas beau-gosse. C’est moi qui déciderai si je veux te reparler.
Il baissa la tête, penaud.
— Ok.

Mais avant de partir elle lui lança une dernière phrase. Qui allait changer le cours de leur vie, sans pourtant qu’elle paraisse avoir la moindre importance. Elle haussa les épaules, parut hésiter et marmonna finalement :

— J’ai écourté la fin de mon témoignage tellement la commission antiplasma me saoulait avec leurs questions à la con. J’ai dit que j’avais rien entendu de l’alerte mais en vrai, les Sbires ont parlé d’un Galet Blanc à ce moment là. T’as qu’à le dire à Iris à ma place, quand ce sera ton tour de passer au billard.

Le matin, Oscar répéta cette phrase à Elsa, n’ayant rien d’autre à dire après une semaine d’enfermement. Dans l’ambiance pesante il évoqua le « Galet Blanc », se disant que ça lui faisait penser aux anciennes légendes… une histoire d’invocation… Et les yeux d’Elsa s’écarquillèrent. Elle bondit sur ses pieds et attrapa le col de sa chemise pour le secouer, le ramener à la réalité, lui demander s’il était sûr que Shazaa avait dit ça, sûr qu’elle avait bien entendu ? Il bafouilla qu’il l’était et que oui, elle avait bien entendu. Alors il vit Elsa entrer dans une agitation terrible et—arpenter le petit salon comme un Némélios en cage, le parquet craquant sous ses pas rapides—et se précipiter dans une chambre pour ouvrir un ordinateur, faire des recherches sur ce Galet Blanc. Il la suivit, perdu, l’observant pianoter sur le clavier à toute vitesse et enregistrer une quantité incroyable d’informations. Elle connaissait des sites spécialisés.

Devant ses yeux ahuris elle sauta à ses pieds et—son cœur se serra. Elsa était belle.

— Il faut que je me rende aux Ruines Enfouies ! bafouilla-t-elle, fixant un regard hanté sur lui.
— Q-Quoi ?
— Il faut que je me rende là-bas ! Quelque chose de terrible s’est passé !

Et elle sortit en trombe de la chambre, dévala les escaliers craquelés sans se soucier du bruit—il la suivit, commençant à paniquer à l’idée de la perdre maintenant.

— Attends ! cria-t-il. Qu’est-ce que tu fais ?
— Il faut que j’y aille ! s’exclama-t-elle en réponse.
— Pas maintenant !
— Si, tout de suite !
— Mais tes Pokémon, ton sac de voyage, ton—
— Ils sont déjà faits depuis le départ de Syd ! Là regarde à mes pieds !
— N-Ne pars pas.

Il courut à sa suite, dérapant sur le parquet glacé, se rattrapa devant elle et ses sacs, elle et ses boucles emmêlées, elle et sa peau pâle et son souffle court.

— Ne pars pas ou je viens avec toi, la menaça-t-il, sa voix craquant.

Elle écarquilla ses yeux et ses fines lèvres s’ouvrirent pour—un instant entre eux s’éternisa. Mais la seconde s’écoula bel et bien, et la porte du bureau s’ouvrit, le grincement dispersant toute la tension. Un Leafer abattu se traîna dans le salon, avec Madame Lenoir. Oscar et Elsa se figèrent, leurs cœurs battant, s’écartant brusquement. Pas que les deux intrus remarquèrent leurs gestes, bien trop tourmentés par le contenu de leur propre discussion.

Madame Lenoir s’avança au centre de la pièce et les regarda tous gravement. Elle déglutit, passa une main sur ses joues rouges sans rencontrer la fraîcheur espérée. Elle repensa aux joies et aux peines innocentes de son propre voyage, il y a dix ans. Son père avait essayé de la forcer à rentrer, craignant la Team Plasma, et elle l’avait détesté… elle avait tant aimé les grands espaces d’Unys, autant qu’elle avait craint l’échec et les mystères des grottes et forêts.

Elle se revit offrir leurs Pokémon à Oscar, Elsa et Syd, le 8 juin dernier. Elle sentit une goutte de pluie couler le long de sa joue, son béret s’envoler… elle entendit Élin crier d’une voix libérée : « Yosh Bianca, je suis arrivée en avance t'as vu ! Trop classe ! ».

Et sa gorge se noua.

Observée sans émotions par deux adolescents qui s’y attendaient, cachée dans cette petite bicoque, écrasée par l’ambiance pesante, Bianca Lenoir annonça :

— Élineera Hei est à l’hôpital. Syd Redding-Park est rentré dans sa famille. L-La Team Plasma s’est éveillée… C-C’est trop dangereux pour vous de continuer !

Elle ferma les yeux, pour ne pas voir les mines des adolescents se creuser, pour ne pas voir leurs propres souvenirs défiler dans leurs yeux peinés.

— Je… je dissous ce voyage initiatique.

[…]

Leafer fut renvoyé auprès son oncle à Méanville. Oscar fit ses sacs, fixant la grisaille par-delà les vitres. Carolina s’en alla reprendre ses fonctions. La Professeure Keteleeria et Bianca se préparèrent à de nombreuses réunions éprouvantes.

Et Elsa de fermer ses yeux, soufflant :
— Viens.


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Ndlr : Rah cet épisode était trop LONG ! 34 pages ! le plus long depuis l’épisode 18 je crois, le deuxième du Ferry ! Passé vingt pages j’en avais marre j’ai cru que je n’allais jamais en voir le bout ! En plus trois mille passages explicatifs, mais je n’avais pas le choix… et j’arrive pas à trouver un OST assez court pour la chanson de Meloetta pour ce chapitre.
Enfin bref je ne sais pas quand le prochain épisode viendra, j’ai le bac (mais bon quand même, je devrais pouvoir écrire d’ici là… enfin…) mais en tout cas il s’appellera :

Épisode 38 : Les Redding-Parks