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Echos Infinis de Icej



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Informations

» Auteur : Icej - Voir le profil
» Créé le 21/08/2017 à 17:59
» Dernière mise à jour le 17/01/2019 à 15:01

» Mots-clés :   Action   Aventure   Humour   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de shippings

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Épisode 38 : Les Redding-Park
L’article de blog a été mis à jour. Une quinzaine de chansons ont été ajoutées, dont certaines pour de futurs épisodes (titres révélés !).

Playlist pour ce chapitre, de Tracy Chapman : Broken — For a Dream — Happy — Knockin’ on Heaven’s Door

Ce chapitre est trop long… je veux dire beaucoup trop long. Il m’a bouffé mon été. Je ne vous dit même pas le nombre de pages. Si vous voulez le lire en deux parties, coupez avant la scène « le spectre de la mygavolt ».

Que dire à part j’en ai maaaarre COMMENTEZ PARCE QUE J’AI FAIT ÇA POUR VOUS (en partie mdr)

Si : certaines scènes sont directement inspirées du Dieu des Petits Riens d’Arundhati Roy. Les scènes avec Aloé. Parce qu’Arundhati Roy c’est la meilleure.


(Et je n’aurai plus de peine)
Les sangles se resserrèrent autour sa trachée et la respiration de Syd devint sifflante. Il voulut se débattre mais il était complètement ligoté—plus il bougeait plus les liens mordaient sa peau—enfonçaient sa glotte jusqu’au fond de sa gorge—des taches noires pétillèrent au coin de sa vision et le laboratoire se flouta. La panique tacha le monde de sang.

Il entendit Nikolaï répéter lointainement : « oh, vas-y, tu peux uriner. Tu ne serais pas le premier ». Mais ce ne fut pas le scientifique qui s’approcha avec la seringue. Aux horizons confus de sa vision se dessinèrent des boucles noires, de grands yeux verts et bleus et argentés ces yeux qui annonçaient la nuit, l’avenir et la clarté. Une décharge nerveuse le parcourut et ses doigts et ses orteils frétillèrent comme sous le coup d’un électrochoc. Il ne voulait pas. Il refusa de tout son cœur, respirant par à coup avec l’effort du déni. Il ferma les yeux mais il voyait quand même le visage osseux d’Elsa se pencher sur lui, son grand nez, ses lèvres couvertes de sang. Elle le fixait avec mépris et ce regard perçait la cache de ses paupières tremblantes et—il sut qu’elle plissa son nez de dégoût quand ses halètements désespérés atteignirent ses petites lèvres. Il sut qu’elle leva la main, dévoilant une seringue étincelante dans laquelle brillait l’ADN de Réshiram. Il l’entendit susurrer « je sais ce que tu as fait ». Quand il ouvrit les yeux pour lui hurler que non il ne voulait pas il n’avait jamais voulu—elle hurla plongea l’aiguille dans une de ses pupilles écarquillées.

Syd s’éveilla dans un lac de sueur froide et se raidit comme s’il avait reçu une claque. Ses pupilles s’étrécirent et il bondit, un pied pris dans les couvertures, les bras tendus vers la fenêtre, vers la lumière.

Il s’effondra lamentablement sur le vieux plancher de sa chambre et le fracas résonna dans toute la maison. Il ne se releva pas. Les yeux ouverts sur les aspérités du plancher. Il resta étalé sans dignité, quelques gouttes de sang s’écoulant d’une narine jusqu’à l’interstice entre deux planches. Il étudia le parquet de sa chambre impersonnelle… parfaitement rangée la veille de son voyage initiatique… Les livres de cours et quelques classiques alignés par ordre alphabétique sur les étagères. Le bureau vide. L’armoire fermée. Rien dans cette chambre n’indiquait qu’un Syd Redding-Park y avait vécu, qu’il y avait espéré, qu’il y avait rêvé. Seules subsistaient les traces d’un enfant prudent.

Il ferma les yeux, toujours étalé dans cette position résignée. Mais dans l’obscurité chaude de ses paupières s’ouvrirent les prunelles bleues de—

Il cria et se redressa, se recroquevillant contre le pied de son lit, les bras serrés autour de ses genoux. Il cria et plaqua sa bouche contre sa jambe pliée pour ne pas que l’exclamation n’éclate dans la chambre, pour ne pas qu’on entende. Ses yeux affolés se posèrent sur un sac de voyage vert kaki tâché et défait, qu’on avait balancé sans précaution à terre la veille, ses contenus se déversant sur le plancher au pied de l’armoire. Les sphères rouges des Pokéball, les flacons en plastiques des Hyperpotions, les formes étranges des objets divers peuplaient le parquet, une balle en caoutchouc ayant roulé jusqu’au-dessous d’étagères sombres. Une photo rebiquait depuis le bord du sac, montrant quatre adolescents souriants, quelque part sur les rails abandonnés au sud d’Ondes-sur-mer. Une autre s’était fichée entre deux lattes du parquet, exposant les mêmes ados accoutrés de shorts, tee-shirts et lunettes de soleil sur le pont supérieur d’un Ferry. Une troisième avait volé jusqu’aux pieds de Syd et affichait une gamine blonde, marchant sur les mains au milieu d’un trottoir de Volucité.

Syd se recroquevilla davantage, se roulant presque en boule, et enfouit sa tête entre ses genoux pour ne plus voir le sac de voyage kaki. Son sac de voyage.

Des pas alarmés martelèrent les lattes du couloir devant sa chambre et Syd se dressa d’un bond quand il entendit la poignée se tourner. Il sécha les larmes et le sang qui s’était écoulé de son nez d’un geste vif mais n’eut pas le temps de plaquer un sourire réservé sur son visage. La porte s’ouvrit, révélant le membre de la famille qui avait entendu sa chute et s’était inquiété.

— Bah alors, t’es tombé du lit ou quoi ?

La lumière de sa fenêtre ouverte illumina l’intrus d’une auréole dorée.
Et la gorge de Syd se noua.

— Tu… tu parles ?

Sa voix se brisa et sa vision se brouilla de larmes. Il resta immobile, voulant garder un peu de dignité, juste un fragment, un éclat, juste ce qu’il méritait. Voulant rester debout, juste le temps de le voir, après il pouvait tomber et s’éclater le nez, ce ne serait plus grave.

— T-Tu marches ? balbutia-t-il, toujours les yeux plissés, ne distinguant rien que la figure grande et noire de… ne distinguant rien que sa figure grande et noire.

Il sombra dans une étreinte chaude et tendre, les fentes de ses yeux se fixant sur le bras de son frère, sur son deltoïde saillant, la peau luisant un peu dans la lueur de l’aurore. Il fit de son mieux pour ne pas pleurer mais en inspirant à grandes goulées il sentit son odeur débarrassée des fumerolles de l’hôpital et éclata en sanglots. Rapidement ses larmes tachèrent le tee-shirt blanc de son aîné, traçant des sillons salés sur le coton propre, tout juste repassé. Syd se noya sous une marée de souvenirs d’enfances. Il vit son frère courir et mettre un panier de basket, le sentit administrer une chiquette ou caresser son crâne avec fierté, l’écouta rire avec gaieté. Il revit les années défiler de réminiscence en réminiscence sans retenir de souvenir précis, incapable de reconstituer ses jeunes pensées, et ne ressentit que de la douleur. Que de la douleur.

— O-O-Otis…
— Hé… je suis la maintenant… bafouilla son grand-frère. Je suis guéri…

N l’avait guéri. N l’avait guéri. N l’avait guéri. N l’avait guéri. N l’avait guéri.

O-Otis.
— Je suis là, p’tit gars… pourquoi tu pleures… tu fais tout à l’envers… je ne t’ai pas vu pleurer depuis mon accident et maintenant que t’es censé être heureux… !

Syd se sentit écrasé par la honte. Il se débattit, voulant se dégager de l’éteindre de son frère, se sentant comme un fardeau. Mais Otis le retint fermement.

L’adulte l’empêcha de se fermer au flot des émotions, de prendre de la distance avec la situation, de se calmer. Il serra Syd encore plus fort et narra quelques vieilles blagues d’une voix faible, arrachant de nouveaux sanglots à son petit-frère. Il ne se tut que quand sa gorge se contracta sous l’émotion, ne voulant pas montrer de faiblesse devant Syd, et le garda silencieusement dans ses bras. Le soleil s’éleva dans les cieux, chauffant leurs pieds et leurs mollets, mais Otis resta stoïque. Il caressa lentement le crâne de son cadet et le rallongea sur son lit, restant assis au bord du matelas, attendant patiemment, tendrement, que le garçon se rendorme.


(La Mygavolt de Papy)
Aloé et Martin Park étaient les enfants d’André Park et de Désirée Park, née Davis. Très vite, André avait envoyé son fils en pensionnat.

Adolescente, Aloé avait regardé son père tisser avec grand soin une toile de mensonges. Une toile électrifiée. Qui lacérait son ventre et ses bras quand elle tentait de la déchirer, mains nues comme une petite qui jouait La Géante. Tous les jours elle essayait de déchirer la toile de la Mygavolt, semblant ne ressentir aucune peur. On aurait même dit qu’elle recherchait les affrontements. Qu’elle y prenait un certain plaisir.

André Park donnait aux pauvres malgré sa propre pauvreté et menait une vie sociale irréprochable. Avec son employeur, il était servile. Avec les invités, à fortiori quand ceux-ci étaient blancs, il était charmant et prompt à satisfaire. Il lisait beaucoup et dévoilait son érudition comme un tapis qu’on lancerait en l’air, brusquement et avec un soupçon d’impatience. Ou de rage. Les invités lui souriaient, médusés.

Sa rage avait besoin de beaucoup d’espace pour exister. À l’abris des regards de son employeur et des cercles de gens respectables, elle se déployait et dévorait la maison, récurait les murs, faisait craquer le plafond. L’air vrombissait sous la force de sa rage. L’air bourdonnait comme dans l’abdomen d’un insecte velu, immense et affamé.

Quand Désirée et Aloé entendaient le portail d’entrée claquer contre le mur du jardin, elles rangeaient le vase très précieux offert par la mère de Désirée pour le mariage de sa fille. Aloé avait imité sa mère très tôt. Son petit corps se saisissait de l’immense porcelaine blanche et elle titubait vers le placard de la cuisine, devant poser le vase à terre pour ouvrir le placard avant de reprendre le vase pour le cacher dedans, en un mélange étrange de hâte et de délicatesse.

La porte d’entrée s’ouvrait et elle fermait le placard en un grand vacarme, plaquant ses grands yeux bleus sur les iris ambrées de son père.
L’air vrombissait.
André Park engloutissait le pas de la cuisine, sa silhouette devenant un trou noir, en forme d’homme, dans l’univers.

Otis, Rosa et Syd n’avaient jamais entendu parler de leur grand-père.
Certaines choses ne se disent pas.


(Les yeux de…)
Les rideaux avaient été tirés par une main trop hâtive. Les lourdes étoffes étaient restées entrouvertes la nuit durant, laissant filtrer les lueurs de la lune. Aux aurores le ciel rose s’était reflété dans les tissus, adoucissant la pénombre de la chambre, jouant sur les aspérités du parquet. Ensuite le jour s’était levé ; la lumière s’était intensifiée ; la chambre s’était éclairée de nuances dorées, se chauffant peu à peu. La rai de soleil était montée jusqu’à frapper les paupières closes d’un dormeur. Un garçon aux sourcils froncés, épuisé par une nuit de sommeil agité, qui n’arrivait encore qu’à somnoler.

Syd.

Gêné par le rayon tiède, le garçon entrouvrit les yeux et se les frotta, s’asseyant lentement. Il s’étira, se dressa, ses pieds trouvant le parquet par automatisme, et se dirigea vers la salle-de-bain sans réfléchir, tout simplement épuisé. Il ne réalisait pas tout à fait qu’il était chez lui, reconnaissait sans comprendre son environnement, ne saisissait pas les implications de sa présence dans sa maison d’enfance. Il se passa tout simplement un peu d’eau sur le visage, clignant des yeux, ses yeux voguant vaguement à la rencontre de son reflet. Il avait des cernes… Ses yeux rencontrèrent leurs doubles dans le miroir, ses iris étaient… bleues.

Il cria d’effroi et abattit sa main sur son reflet, éclaboussant la glace, avant de se retourner et de claquer la porte des toilettes derrière lui. LES YEUX BLEUS DE—

— Ça ne va pas mon fils ?

Syd se figea. Reconnut sa mère et le bureau et entendit le grincement familier du parquet sous ses pieds. Il était chez lui. Il était arrivé tard la veille et avait à peine salué ses parents avant de s’écrouler sur son lit. Mais il était rentré. Un instant il vacilla sous le choc de cette révélation. Puis il eut peur d’avoir l’air louche. Tentant de contrôler ses halètements et de regagner un peu calme il sourit à sa génitrice, sa gorge nouée—il se décala pour qu’elle puisse à son tour accéder à la salle d’eau. C’était la chose polie, la chose normale à faire, non ? Se décaler pour que d’autres puissent aller aux toilettes ? Se décaler pour que… se…

Et puis sa mère avait des yeux d’ambre, des yeux d’ambre comme les siens. Pas bleus. Pas bleus. Elle avait besoin d’aller aux toilettes. Il était chez lui. Pas dans l’antre Plasma. Pas dans… dans l’antre Plasma.

— Oh, viens là…

Quoi ? Ne voulait-elle pas tout bêtement d’aller—Pourquoi—

Sa mère s’élança vers lui avant qu’il ne puisse réagir et l’entraîna dans un câlin étouffant. Il resta d’abord rigide, surpris par le geste, choqué par sa soudaineté. Mais après une seconde il se laissa aller, ne pouvant résister à la chaleur, la familiarité du corps qui l’avait bercé toute son enfance. Doucement de nouvelles larmes s’écoulèrent le long de ses joues, suivant les sillons salés de celles qui avaient coulés aux aurores, celles qu’il avait oublié dans les brumes du sommeil.

— M-Maman… balbutia-t-il, la voix brisée. Maman…
— Shhhh…

Les larmes déclenchèrent le souvenir de son premier éveil. Il se souvint des circonstances et paniqua, se demandant si son cerveau n’avait pas inventé la présence de son frère pour supporter la douleur ou la peur d’un cauchemar, pris dans un délire fiévreux. Confus, incapable de contrôler ses larmes, il s’agrippa de toutes ses forces à la chemise d’été de sa mère et la supplia :

— Maman… dis-moi… dis-moi qu’Otis va bien… !

La mère hoqueta. Elle eut un rire ému, serrant son garçon encore plus fort dans ses bras, caressant le haut de son crâne. Elle considéra ce petit être de treize ans qui avait toujours été trop sérieux pour apprécier son enfance, qui avait compté les heures, les minutes depuis l’accident de son frère, et surtout qui les avait toujours aimés très fort.

— Oui mon ange, le rassura-t-elle avec la gorge nouée. C’est fini tout ça… C’est fini.

Le calvaire était fini. L’attente était finie… Otis parlait et marchait et riait comme si sa colonne vertébrale et ses clavicules et ses tibias n’avaient jamais volé en éclats… Son mari souriait et son petit dernier était auprès d’eux. Leurs tourments étaient finis… Ils n’iraient plus chaque jour à l’hôpital… ils ne parleraient plus à Otis sans qu’il ne puisse leur répondre de vive voix… La fracture de leur famille se résorberait. C’était fini.

Syd sentit sa mère trembler et pour la première fois, une larme atterrit sur son épaule, telle un regret salé. Et cette unique perle l’arracha au réconfort chaud auquel il s’était laissé aller. En un instant il se crispa et écarquilla les yeux, fixant une aspérité sur le mur. Le temps se cristallisa. Tous ses souvenirs refluèrent d’un coup et il se revit donner un faux témoignage à sa tante et Iris et Carolina et les professeurs Keteleeria et il se revit sur la table de Nikolaï et il se revit pénétrer dans le Mont Foré et il revit les grands yeux d’Élin qui lui disait « tu es une belle personne » et il revit—Sa peur se condensa en une écharde empoisonnée et il desserra lentement son emprise sur la chemise de sa mère. Il vit qu’elle ne se rendait compte de rien, trop à son émotion, il vit qu’elle était vulnérable et triste. Froidement, Syd réalisa qu’il avait trop pleuré et qu’il avait baissé sa garde.

— Qu’est-ce qu’on dit les médecins ?

Sentant son fils lui échapper, la mère chassa les larmes de ses yeux embuées. Elle hoqueta une dernière fois puis fit face à son petit dernier, ne parvenant pas à déceler la douleur enfouie sous ses airs gardés. N’entendant pas les échos des non-dits qui éloignaient tragiquement, inéluctablement le garçon de sa propre famille.

— Ils nous ont dit la vérité, Syd… la vérité, murmura-t-elle d’une voix rauque. C’est une guérison miracle…

Les médecins ne savaient rien pour l’inconnu au cheveux verts. Otis n’avait rien dit pour l’étranger. Est-ce qu’Otis savait pour l’étranger ? Comment le jeune homme doué de pouvoirs magiques s’y était-il pris pour guérir son grand-frère ? Syd devait savoir. Il devait—

— Syd… bafouilla sa mère. Syd, tu es passé sur Unys 1… ta tante m’a dit que tu avais témoigné auprès de la Maîtresse Iris…

Son petit garçon la regarda avec des yeux secs et haussa les épaules comme si rien de tout cela n’était important, comme si elle pouvait se réjouir et ne plus y penser. Comme si c’était à lui de s’inquiéter pour elle.

— J’étais au mauvais endroit au mauvais moment. Une Sbire a voulu kidnapper mes Pokémon et j’ai résisté… mais Mélis Grey est venu me sauver. Je m’en suis sorti, tout va bien.

Sa mère sourit avec incrédulité, l’entraînant dans une nouvelle embrassade. Mais il ne se laissa pas aller.

Syd avait compris que pour le bonheur de sa famille, jamais elle ne devrait déceler le moindre traumatisme en lui. Jamais elle ne devrait déceler sa trahison. Il ne pouvait plus souffrir.
Il… il n’avait besoin que d’une seule chose… même si c’était égoïste… il ne voulait savoir…
Il voulait savoir si, en fermant les yeux, il rencontrait les iris de Nikolaï ou d’Elsa.


(La nouvelle Mygavolt)
Sa mère descendit avec lui, son pas lourd se répercutant dans les vieux escaliers et sur le plafond bas. Arrêté sur la dernière marche, les orteils crispés autour du bord boisé, Syd lui offrit un petit sourire. Il sentait du café et des œufs brouillés et devinait que c’était elle qui lui avait préparé le petit-déjeuner avant de monter… L’attention le toucha. Cela faisait des mois qu’on ne lui avait pas cuisiné de repas, des mois qu’il s’occupait de se nourrir et de nourrir les—

Un homme trapu émergea de la cuisine et Syd le fixa avec de gros yeux.

Son père. La dernière fois qu’ils s’étaient parlés, Syd couchait au Centre Pokémon de Méanville et vivait dans la peur qu’Elsa—Mais que faisait-il à la maison ? Il lui semblait que son équipe était assaillie de travail. Il lui semblait que son équipe était sur un gros chantier depuis trois semaines.

— Tu ne travailles pas ? murmura-t-il, anxieux.

Son géniteur fronça les sourcils, confus d’entendre tant de sérieux dans les paroles que lui adressait son fils de treize ans. Il savait que le petit n’était pas très expansif… qu’il était soucieux de ne pas déranger… qu’il aimait que leur quotidien soit logique et ordonné. Mais il ne s’attendait pas à le voir se comporter aussi fièrement après l’attaque dont il avait été victime.

Inquiet, il jeta un coup d’œil à sa femme, attendant qu’elle lui indique la conduite à suivre. Mais celle-ci ne fit que hausser les épaules, étudiant son fils d’un œil perplexe—et faisant mine de rien dès qu’il se retourna avec méfiance pour capter l’échange silencieux.

— Non… répondit-il lentement. Ma cheffe de projet t’a vu à la télévision… elle m’a donné mon jeudi et mon vendredi pour qu’on puisse passer un long weekend en famille.

La mâchoire de Syd se tendit et il baissa les yeux.

— Désolé, tu… tu vas perdre deux jours de salaire… par ma faute…
— Syd.

La gorge du père se noua. Il ne sut pas comment poursuivre. Il n’aimait pas les mots qui s’enroulaient dans sa gorge comme un problème épineux.

— Syd—c’est normal que je m’arrête. Au Mont Foré, tu…
— Je n’ai rien fait ! coupa-t-il d’une voix troublée. Je n’ai rien fait… je…
Mais sa mère le tchipa.
— Arrête de minimiser ! On sait tous que votre attaque a détruit leurs quartiers généraux ! Tous les voisins sont épatés par ton action et puis aussi pour le Ferry ; même la vieille qui nous regarde toujours de travers veut t’entendre. Tu as sauvé ces deux-cents personnes et Pokémon et tu as dynamité le Mont Foré Syd, ne t’en cache pas.

À ces mots, le visage du garçon se ferma davantage. Il n’offrit plus d’objection, son visage ses yeux restant vissés sur ses chaussettes. Et le père sut qu’ils l’avaient perdu pour l’heure.

— Où est Otis ? marmonna simplement le garçon.
— À l’hôpital.

Martin ferma les yeux, n’ayant pu empêcher la réponse vive de sa femme. Il aurait voulu qu’elle présente les choses autrement. Il aurait espéré qu’Otis revienne de ses examens avant l’éveil de Syd. Aujourd’hui, les parents n’avaient pas accompagné l’aîné comme ils le faisaient tous les jours depuis sa rémission, car ils voulaient s’occuper d’un cadet qu’ils supposaient traumatisé… que la mère ne faisait que traumatiser davantage. Elle n’avait pas anticipé la violence de sa réaction. À tort.

— Quoi ? Pourquoi ?! s’écria Syd, faisant volte-face, serrant les poings.

Toujours Syd revenait à Otis.

— Mais enfin pour s’assurer de sa bonne santé ! répliqua-t-elle, les yeux ronds. Il va y retourner tous les matins pendant des semaines, penses-tu !
— Mais pour y faire quoi ?
— Mais des examens !
Quels examens ?
— Des radios ! Des scanners ! Je ne sais pas moi !

La mère fronça les sourcils, agacée par la raideur de son fils, par sa manière de lui répondre. Elle avait cru le comprendre et le rassurer quand il s’était laissé aller à un câlin, mais voilà qu’il se dérobait, qu’il se crispait, qu’il criait.

Trop à son irritation, elle ne vit pas les épaules de Syd s’affaisser. Mais le père remarqua la déception du garçon et sourit un peu. Ils partageaient le même tempérament, le même souci de restreinte. Et ils se révélait par les mêmes tics et troubles.

— Allons nous asseoir, Angela, proposa-t-il à sa femme.

Haussant les épaules, la concernée poussa son fils vers la cuisine, arquant les sourcils quand son mari fronça les siens. Les trois s’installèrent autour de la table ronde qui occupait presque toute la pièce, sur laquelle attendait un unique set de table. Syd voulut se relever pour se servir. Mais son père insista pour le faire à sa place, affirmant que ça lui faisait plaisir de s’occuper de son enfant, affirmant qu’il aimait bien servir le petit-déjeuner aux autres. Aussitôt sa mère l’assaillit de questions sur sa santé et son voyage.

— Et tes Pokémon ? Tu ne les as pas sortis hier soir.
— Un médecin les a déjà auscultés… je vais les libérer après le petit-déjeuner.
— Les Plasmas ne les ont pas…
— N-Non. Mes amis les ont sauvés et…
— Et toi, Syd ?

Là son père les interrompit, servant deux œufs avec des tomates revenues et du pain, indiquant que le bacon prendrait seulement une minute de plus. Syd lui répondit d’un petit sourire. Il ne pouvait pas parler. Sa mère le fixait avec ses grands yeux d’ambre et il se sentait étouffer.

— J’étais en prison, parvint-il à articuler, le souffle court. Dans une de leurs cellules.
— Une cellule ? Avec—est-ce qu’ils t’ont—

Sa mère s’emportait, ses doigts martelaient la table. Et Syd l’observait avec un regard mort, sentant vaguement son cœur s’accélérer, sa gorge s’assécher. Il paniquait, mais de loin. L’angoisse se condensait comme un orage au fond de sa conscience. Dans la porte en verre de l’armoire, derrière le grand chignon de sa mère, il captait sans le vouloir le reflet délavé du ciel.

— Non, non. Je n’y suis resté que quelques heures maman.

Pour lui montrer qu’il allait bien il goûta un peu d’œuf et complimenta son père mais les blancs brouillés avaient goût de vomi. À l’arrière de son esprit les souvenirs du QG Plasma se jouaient et se rejouaient comme une pièce de théâtre aux proportions grotesques. Deux petits carrés de soleil étincelaient dans l’armoire en verre.

Il y eut d’autres questions et sa conscience se délita.

Il ne revint à la réalité qu’au moment où son père s’assit de nouveau à table, en face de lui, dos à la fenêtre. Le matin auréolait ses épaules carrées, son visage sérieux se noyait dans le flou du contre-jour. Son port droit et les contours de son corps étaient tellement familiers que—Syd eut un sursaut et se revit le jour de l’accident, les pieds sur le carrelage froid, accroupi sous la table pendant que son père et Aloé discutaient politique et discrimination positive—les fumées des grillades se faufilant par la fenêtre entrebâillée—et dans ses mains, trois cartes Yu-gi-wow.

Son palais s’assécha.

— Syd, si tu ne te sens pas bien… disait son père. Si tu as vu ou vécu des choses difficiles… tu peux nous en parler.

Des choses difficiles. Le V.I.E. se rejoua devant ses yeux et s’assembla en fragment colorés. Il se revit affronter Élin le premier jour et eut un hoquet.

Son père fronça les sourcils mais il ne capta pas le geste, ne se dit même pas qu’il était temps de faire semblant que tout allait bien, que ses parents s’étaient assez inquiétés. Son esprit était déjà loin. Syd errait parmi les souvenirs de son voyage, se perdait entre deux remarques perplexes d’Oscar, revoyait le beau-gosse avec ses cheveux longs, ses vêtements de hippie. Il écoutait les balbutiements timides d’Elsa, attendait qu’elle examine l’œuf d’Amagara, l’observait caresser Amaryllis d’une main tremblante. Il fixait Leafer d’un air condescendant et ricanait devant les mines catastrophées du petit dresseur. Il s’énervait devant un Mélis encore endormi et tirait sur le bras de l’adulte flemmard pour qu’il se relève et continue. Mais surtout… mais surtout, il répondait aux sourires solaires d’Élin. Scrutait ses yeux pétillants. Corrigeait ses gestes trop brusques. Il se souvenait d’elle comme elle avait été au Ranch, à la plage, sur les trottoirs de Volucité ; bronzée après deux semaines dans le désert, enflammée sur le podium d’Inezia, amusée face à un Leafer confus. Il la revoyait perdue entre ciel et mer… tenant leur cerf-volant avec un air lointain.

Et le jour de l’accident il avait tenu trois cartes irisées super rares entre les mains, trois cartes de monstres colorés, trois cartes d’une grande puissance pour un enfant et ils les avait contemplées avec orgueil. Yu-gi-wow. C’était à ce stupide jeu de carte qu’il s’intéressait l’après-midi où Otis avait eu la colonne vertébrale fracturée.

— Je vais bien parce que je suis avec vous, mentit-il avec une voix enrouée.

Otis était là. Otis était guéri. N’était-ce pas le plus important ?
Ses parents le fixaient avec leurs doutes et leurs inquiétudes et le clouaient au mur. Ils ne parlaient pas d’Otis, ne semblaient pas penser à Otis, cela faisait une semaine qu’ils côtoyaient Otis guéri et le cas de Syd était plus urgent.
Ses parents le fixaient et la gorge de Syd se contractait. Otis était là pourtant. Juste en face de leur maison, à l’hôpital des quinze-dix. Otis était là. N’était-ce pas le plus important ?

Le précédent lundi Élineera Hei avait eu treize ans.

— Je suis rentré !

Syd vivait et revivait son voyage initiatique sans cesse depuis que ses amis l’avaient sauvé. Lorsque la culpabilité l’empêchait de dormir, il entendait le faux témoignage qu’il avait livré d’une voix cassée à Iris se répéter comme un disque enrayé… Quand sa sueur se condensait en lacs gelés contre son matelas, il se demandait comment Elsa avait deviné et ce qu’elle allait faire. Il la revoyait assommer Nikolaï avec un taser et sentait ses grandes mains pâles dénouer les sangles qui le maintenaient contre la table d’opération. Elle n’avait pas eu l’air soupçonneuse et trahie alors.

Quand il repensait à cette Elsa comme elle avait été à ce moment, il revoyait aussi leur échappée de l’antre Plasma et sentait Élin le soutenir, le traîner vers la sortie… ses souvenirs se faisaient flous. Mais il se rappelait l’avoir embrassée avec un mélange de répulsion, d’incompréhension et de désir. Il se rappelait la mine triste et noble de l’inconnu aux cheveux verts, il le revoyait disparaître sans l’aide d’un Pokémon. Et il revivait l’attente angoissante des secours avec une Élin inconsciente qui crachait du sang. Alors il pensait à la santé de son amie, et rongeait le temps avec ses inquiétudes.

Cet été là, Syd s’était fait les souvenirs les plus marquants de sa vie et avait commis des actes qu’il allait devoir assumer jusqu’à sa mort. Sa trahison l’avait rendu malade et il se purgeait encore des émotions conflictuelles et intenses qui l’avaient balloté ces deux derniers mois. Au cœur de l’antre Plasma il s’était fait battre, ses Pokémon lui avait été arrachés, et on avait souhaité sa mort. Il avait lâché prise.

Mais toutes ces peurs, ces amitiés, ces joies et ces inquiétudes, toute la culpabilité et le choc des événements disparaissaient quand il entendait la voix d’Otis.

— Je suis rentré !

Syd bondit et quitta la cuisine en un coup de vent et se braqua quand il vit la grande silhouette de son frère son cœur explosant—
Toujours assis, Angela et Martin échangèrent un regard ému.
Et Otis capta la présence de son frère, prit un air de plaisir et de surprise.

— Bah ! T’es encore tombé du lit ?

Quand il entendait la voix d’Otis—un timbre chaud dont les échos s’étaient tus en 2993—Syd était transporté à son enfance et il lui semblait que tout irait bien. Il se retrouvait à une époque où il n’avait pas eu à partir en voyage, à se forcer à rencontrer d’autres enfants, à trahir. Et il se sentait heureux, il sentait un grand sourire soulever son visage.

— J’suis sans doute tombé en voulant te suivre, suggéra-t-il pour blaguer.

Parce que l’heure était à blaguer et à rire. Otis marchait. Otis se mouvait avec confiance et grâce dans l’entrée—à chaque geste Syd sentait son cœur crépiter de soulagement… Son grand-frère allait pouvoir vivre comme tout le monde et accomplir tout ce qu’il désirait. Il avait enfin le bonheur qu’il méritait—qu’il avait toujours mérité.

Otis s’approcha et lui tapa une épaule, scruta son petit-frère de haut en bas, prit un air approbateur.

— T’as pris du muscle.
— Il a marché tous les jours pendant deux mois pour son V.I.E. ! annonça fièrement sa mère depuis la porte de la cuisine.

Syd sursauta, se retourna, vit que ses deux parents les observaient avec un petit rictus pour le père, et un sourire éclatant pour la mère. Gêné par l’attention qu’on lui prêtait, il baissa la tête et voulut s’effacer derrière son frère, mais celui-ci le retint, ricanant.

— Maman, t’as fait disparaître son grand sourire ! Oublie pas que Syd est une bête facilement apeurée…
— Ça, on a remarqué que les rires étaient rares, fit-elle tendrement, levant les yeux au ciel.
— Pas du tout… grommela Syd, voulant s’échapper mais refusant de s’éloigner d’Otis.
— Hm, réfléchit cependant son grand-frère. En gros, t’es un Chaffreux. La ressemblance est remarquable. Maman, ton fils est un Chaffreux.
— Et mon premier fils a remarché tout seul après sept ans de paralysie… je fais soit des petits monstres, soit des miracles, résuma fièrement la concernée.
— Maman ! s’agaça Syd.

Sa mère fronça les sourcils et la conversation s’arrêta. Otis fit la moue, perdu. Il y eut un silence tendu avant que le grand-frère ne comprenne, ne considère son petit-frère avec des yeux écarquillés.

— Hé… Détends-toi !

Il refusa de rencontrer son regard, fixant ses chaussures d’un air buté. Finalement leur mère souffla, lui tapa la tête, serra l’épaule d’Otis et se dirigea vers les escaliers, marmonnant quelque chose d’affectueux. Il ne resta que leur père, qui terminait de sécher le verre de Syd dans l’entrée de la cuisine. Le cadet capta un échange silencieux entre ses deux aînés du coin de l’œil.

— Vos Pokémon ont sûrement faim, dit le père après un temps.

Syd l’entendit reposer le verre dans un placard, l’objet clinquant contre le bois. Il risqua un regard rapide vers Otis qui semblait réfléchir, un air lointain sur le visage. Syd déglutit et remua légèrement sous la main de son frère, qui sursauta, lui offrit un sourire.

— T’as raison p’pa. Et puis Syd et moi, ça fait sept ans qu’on a pas passé du temps rien que tous les deux, hein ?

Une joie indicible fleurit dans le cœur de Syd et il ricana, se sentant léger comme le printemps.

Leur père hocha de la tête avant de monter à la suite de sa femme, disant qu’il faisait confiance à Syd pour retrouver l’emplacement des croquettes et nettoyer les gamelles. Aussitôt que son pied disparut de la plus haute marche des escaliers, le dresseur fit un pas vers la cuisine—il hésita à tirer Otis derrière lui, peu habitué, et se décida finalement à fouiller les tiroirs seul, sous le rire de son frère. Bientôt il ressortit avec un paquet de cinq kilos aux trois quart plein et quelques Poffins, achetés le dimanche au rayon imports du supermarché.

Otis libéra son Judorak et sa Manternelle, que Syd avait aidé à élever quand Otis était à l’hôpital. Les deux Pokémon le reconnurent avec joie et voulurent l’informer que leur dresseur allait mieux, raconter les entraînements légers qu’ils avaient repris la semaine précédente en sa compagnie. Syd les écouta avec un petit sourire, demandant des précisions, et puis—

— Hé, hé, au lieu de jacasser, laissez mon frère en placer une ! railla Otis. Lui aussi à des trucs à vous dire, il a des Pokémon maintenant !

Le cœur de Syd rata un battement.

La première fois qu’il avait sorti Roitiflam, c’était le dernier jour d’été. Effrayé, seul avec son amie inconsciente—c’était son anniversaire et elle crachait du sang et c’était son anniversaire elle avait treize ans—sur les versants exposés du Mont Foré, il avait appelé son compagnon épuisé pour qu’il les protège. Son Starter n’avait pas commenté leur situation. Il avait hoché la tête sans poser de questions, et s’était lourdement soulevé pour monter la garde. Il était resté debout des heures durant. Puis la Championne Carolina les avait repérés, les avait ramenés chez le père de la Prof Keteleeria et—

Il avait récupéré la Pokéball de Riolu le mardi premier septembre. Elle avait déjà été soignée par un médecin de confiance. Il l’avait appelée dans le salon, sous les yeux suspicieux d’Elsa et le regard désolé de Leafer. Oscar avait émis un ronflement particulièrement aigu qui avait couvert le clic de la Pokéball. Riolu s’était braquée quand elle l’avait vu. Elle lui avait jeté un unique regard méfiant et avait semblé hésiter à rentrer dans sa niche virtuelle. Mais Roitiflam avait doucement grouiné et elle s’était adoucie. Elle s’était finalement appuyée contre sa jambe avec un jappement. Il n’avait pas pu décrypter son humeur. Elsa avait plissé les yeux.

Riyah… il l’avait appelée quelques heures après cela pour qu’elle mange et elle avait l’air totalement indifférente. Elle s’était juste jetée sur sa gamelle en ignorant les autres Pokémon, puis avait miaulé pour faire ses besoins dehors. Il s’était senti trembler de soulagement. Elle s’en foutait. Elle n’était pas Riyah, la Léopardus morte de la danseuse. Il avait cru invoquer un spectre, mais il avait juste libéré une Pokémon.

Et là. Ses Pokémon allaient rencontrer Otis. Ils allaient voir la cuisine, le salon, le jardin par la fenêtre et puis le reste—sa maison d’enfance. Est-ce qu’ils allaient bien s’entendre avec Manternelle et Judorak ? Est-ce—est-ce qu’ils allaient accepter…

— Hé, sourit Otis. Tu te refais le Pokédex complet du Prof Chen par ordre décroissant ou… ?

Syd sursauta et envoya ses Pokémon.

Les créatures magiques surgirent en un éclair rouge. Seules Riolu et Riyah se matérialisèrent dans la cuisine—Syd avait envoyé Roitiflam dehors, à travers la vitre ouverte. Ainsi l’imposant Starter pourrait s’étirer et se mouvoir sans avoir peur de défoncer un mur ; Otis avait posé sa gamelle sur le bord de la fenêtre pour qu’il puisse tout de même accéder à sa nourriture.

Un temps s’écoula où les cinq Pokémon firent connaissance. Riolu voulut défier Judorak, qui eut l’air de trouver l’affront amusant et attrapa la petite chienne par la peau du coup pour la chatouiller. Les Pokémon Combat ne cessèrent de se provoquer à partir de là, la cadette profitant de sa petite taille pour voler de la nourriture au grand Pokémon. Riyah renifla rapidement les deux compagnons d’Otis pour s’assurer qu’ils ne représentaient pas de menace avant de se diriger vers sa gamelle ; Roitiflam lança pour sa part un salut à Manternel, qui se pencha gracieusement à la fenêtre pour discuter. Syd observa tout ce manège la gorge nouée, les poings crispés.

Il ne réagit qu’après un sifflement particulièrement insistant d’Otis, qui le força à s’installer à table.

— Ton Starter a déjà atteint son stade d’évolution finale, commenta-t-il avec fierté. C’est impressionnant.
— Pas tant que ça… sourit Syd. Dans le cadre d’un V.I.E…
— Hé, pas de fausse modestie—à certains dresseurs cela prend des années.
— Roitiflam est un excellent Pokémon.

Ayant entendu le compliment de son compagnon, le sanglier grouina pour le remercier. Manternel stridula de façon approbatrice et sembla ensuite s’amuser devant une réplique du gros cochon, sous les yeux réjouis d’Otis.

— On dirait qu’ils s’entendent bien ces deux là !
— Roitiflam est un peu philosophe.
— Ficelle est un peu poétesse.

Les deux frères s’échangèrent un sourire, chaque expression à leur image. Mais Otis sembla de nouveau songeur—Syd se crispa aussitôt et mésinterpréta l’air de son aîné.

— Tu repenses à tes examens de ce matin ?
Otis sursauta immédiatement.
— Quels examens ? répliqua-t-il, fronçant les sourcils.
— Maman m’a dit que tu étais à l’hôpital, fit Syd, se renfrognant d’autant plus quand son frère soupira.
— Elle n’aurait jamais dû te raconter ça.
— Quoi ? Mais j’ai le droit de savoir !
— Hé. Baisse d’un ton.

Riolu jappa très fort à cet instant ; les frères se tournèrent vers les Pokémon Combat et la confusion dura assez de temps pour que la tension se diffuse. Quand la discussion reprit, Syd était penaud et serrait les poings pour ne pas se triturer les mains—il n’avait pas cédé à ce tic depuis…

— Otis… bafouilla-t-il. Je veux savoir… s’il-te-plaît… pour ta rémission.

Il jeta un regard de biais à son frère, craignant sa réaction. Mais il n’obtint qu’un soupir en réponse. L’aîné se pencha vers Riolu et lui gratta la tête.

— J’allais t’en parler, évidemment.

Le cœur de Syd rata un battement. Il avait prévu de—l’étranger ? Était-ce à propos de l’étranger ? Le ton de son frère était grave et il le scrutait à présent sans tendresse—savait-il pour—l’inconnu aux pouvoirs surhumaines lui avait-il révélé le prix que Syd avait payé pour la guérison d’Otis ? Non, non il ne voulait pas ! Il ne voulait pas que—

— Les médecins ne détectent rien d’anormal… à part la guérison miracle, je veux dire, ricana le grand-frère, ne se doutant pas que sous le bois poli de la table, les mains de son cadet tremblaient de soulagement. Tous les examens indiquent que mon corps est au pic de sa forme. C’est pour ça qu’ils m’ont laissé revenir à la maison hier.
— C’est… c’est tout ? balbutia le petit-frère.

Otis fronça les sourcils.

— Je veux dire—ils ne t’ont gardé que six jours en convalescence ? se précipita alors Syd, les yeux écarquillés.
— Ah. Eh bien, mon corps chelou agit comme s’il n’avait jamais été paralysé, blagua Otis. Et puis on habite juste en face de l’hôpital.
— Mais même, tu—
— Syd, le rabroua fermement son frère.

Le cadet se tut immédiatement, baissant les yeux.

— Bon… je savais que la discussion allait nous mener sur ce terrain-là… soupira Otis. J’te connais, toi.

Entre les frères passa quelque chose d’indéfinissable, comme un souvenir coupable, un truc inavouable. Sous la table, les mains de Syd s’animèrent contre sa volonté.

— Je sais que tu t’inquiètes pour moi, reprit l’aîné. Mais c’est aux parents de se soucier de ma convalescence et des examens à l’hôpital. Toi tu as treize ans et tu sors d’un affrontement avec des terroristes, t’es mon petit-frère, alors occupe-toi de toi avant de t’angoisser pour moi. Vis ta vie un peu !

Syd baissa les yeux. Vivre sa vie… ? Mais il n’avait pas…
Il avait juste voulu sauver son frère.

— Et puis ce n’est pas à toi de décider quelles blagues maman a le droit de faire sur mon compte, continua le concerné d’un ton ferme. Je ne sais pas depuis combien de temps ça dure, mais en tout cas il faut tout de suite que ça cesse.

Depuis ses six ans, sa vie et le futur qu’il imaginait s’était construits autour d’un Otis guéri. Il réalisa, avec terreur, qu’il s’était toujours vu vivre avec son grand-frère jusqu’à leur mort.

— Maintenant, raconte-moi ton voyage initiatique, poursuivait Otis. On a clairement pas assez de détails par textos et j’ai du temps devant moi…

Syd n’avait rien pour lui.

[…]

Il raconta le Voyage Initiatique. Mais il n’évoqua pas les sourires d’Élin. Il n’expliqua pas de la rancune d’Elsa ou du choix courageux d’Oscar. Il ne parla pas des Plasma. Il discuta juste de toutes les choses qu’il avait fait seul, se concentra sur le détail de ses entraînements et des matchs d’Arène. Il raconta le V.I.E. tel que le Syd du 8 juin aurait aimé qu’il soit… morne et solitaire. Son cœur se serra.

Et il ne put s’empêcher de jeter un regard à ses Pokémon, qui l’écoutaient avec attention. Se demandaient-ils pourquoi leur dresseur cachait des pans entiers de leur voyage ? Le blâmaient-ils ? S’ils pouvaient parler… révéleraient-ils à Otis l’ampleur du désastre ?

— Syd.

Le cadet cligna des yeux, ébranlé par l’interruption. Son frère ne voulait pas connaitre la Capacité qu’avait utilisé Syd pour contrer Inezia ? Ne lui avait-il pas demandé de raconter son voyage au lieu de parler de sa rémission ? Il—

— Et les autres ados ? demanda Otis avec une grimace confuse. Tu ne me parles pas d’eux.

Syd resta figé. Il tenta une réponse. Mais dans sa bouche les mots perdirent leur sens et devinrent du sable entre ses dents.

— Bah alors ! ricana Otis. Pourquoi tu fais cette tête ? Ce sont tes amis, non ? Ou alors tu as une amoureuse ?

Une amoureuse.
Élin. Elsa.

Il s’imagina une vie avec la brune. Elle serait toujours à décortiquer chacune de ses actions et le suspecter de trahison s’il rentrait un peu trop tard le soir, lui lançerait des regards froids comme des disques de glace. S’il était avec Élin… elle lui jetterait des piques provocantes toute la journée, menacerait d’en venir aux mains quand il lui répondrait, rugissant qu’elle n’avait pas besoin de Pokémon pour prouver qu’elle avait raison. La seconde d’après, elle lui offrirait un de ses grands sourires et croiserait ses mains derrière ses épis blonds, de nouveau joyeuse. Et pour ce qui était des enfants euh… euh… !

Curieusement, l’embarras le tira de son anxiété au lieu de l’y plonger davantage. Il croisa les bras, jeta un regard noir à son frère et maugréa quelques mots agacés. Otis trouva cela très drôle et le pressa avec de nouvelles questions, tombant totalement à côté de la plaque, si bien que Syd put se remettre de son mauvais pas et décrire Élin, Elsa et Oscar sans haut-le-cœur. La confusion se dissipa, la joie revint, le monde se remit à l’endroit… Ils observèrent les Pokémon discuter un temps.

— Bref… sourit Otis. Tu as fait un voyage, tu as rencontré des Champions, tu as voyagé avec une blonde bruyante, une brune intelligente et un mec dans la lune, et… c’est tout. Aucune mention de la Team Plasma. En gros tu ne m’as rien dit !

Syd sursauta et ceci fit de nouveau ricaner son grand-frère, qui lui tapota affectueusement la main.

— C’est bon, t’inquiète, je m’y attendais… on te connait Syd. Et puis la version édulcorée est la bonne—c’est celle que tu devras servir aux invités samedi !

Le temps s’arrêta et la cuisine se transforma en tableau absurde.

— Q-Quoi ? éructa Syd, les yeux écarquillés.

Et là un nouveau rire retentit depuis la porte du salon et sa mère apparut, vêtue d’une grande robe aux plis coulant. Elle hocha fièrement de la tête, ses grands anneaux volant, et répliqua avec un grand sourire :

— Mais oui, on fait une grande fête pour célébrer la guérison d’Otis et tes prouesses ! Il y aura tout le quartier !

Son frère leva les yeux au ciel et elle le tchipa affectueusement. Il se leva pour se faire un café tandis que Syd…
Tandis que Syd restait assis en mode gobe-mouche.

— Au fait, Rosa arrive demain après-midi, tu lui feras bon accueil !

Rosa.
Non, pas Rosa.
Le ciel lui était tombé sur la tête en plus du Mont Foré.


(Otis)
L’attente.

Lancinante. Et les grincements de l’IRM. Brûlante. La remontée du liquide bouillonnant dans les veines de son bras droit, son gauche gisant pâle et froid comme un noyé, et tout son corps noyé dans le puit du scanner. L’attente. Allongé sur un lit dur et blanc face au plafond blanc percé de néons bleus. L’attente. Face aux mille yeux des médecins interdits et leur incompréhension stridulante. Le silence avant une hypothèse. Pieds nus. En robe de plastique vert sur le carrelage gelé de la salle de radio. Déjà vu. En se levant, plongée de sept ans dans le passé et chute parmi les souvenirs. Mais toujours l’attente, toujours l’attente au service affolé de réanimation, toujours l’attente au service sophistiqué de neurologie, toujours l’attente entre deux étages, sur un fauteuil, sur une couche, sous un stéthoscope.

À ressentir des choses qu’il ne voulait pas nommer.

Un interne affolé puis le médecin de garde puis une spécialiste de réanimations au service de réa’ puis une neurochirurgienne au service de neurochirurgie puis une autre neurochirurgienne et un autre docteur, un autre docteur, une nuit sans sommeil.

Il avait sauté à ses pieds dès que l’interne l’avait débranché sans la moindre douleur. Il s’était élancé vers la porte sans le moindre trouble moteur. Il s’était arraché au lit de transport sans le moindre éclat de peur. Il avait—été assis et allongé de force à grand renfort de conseils paniqués, poussé et tiré d’un service à l’autre sous le bruit d’appels alarmés, scanné et palpé par un bal de blouses blanches, et les minutes et les secondes s’étaient évanouies au détour d’un couloir car il n’y a pas d’heure à l’hôpital.

Tout disparait.
Sauf le sentiment de flotter.
La liesse souillée par la peur que chaque pas soit le dernier.

9:46 : Admission au service de réanimation
1:14 : Admission au service de neurologie
1:29 : Premier scanner
2:56 : Premier IRM
5:45 : Admission au service de rééducation

Et puis, le jeudi 3 septembre, il avait reçu l’autorisation d’informer sa famille qu’il remarchait—mais il ne pouvait pas dire qu’il était guéri car selon les médecins il n’était pas guéri, il était—dans un état d’existence impossible, parmi les limbes médicaux, perdu dans les arcanes de l’hôpital.

Il avait appelé sa mère.

[…]

Une affiche des Go-Go Rock était restée collée au plafond. À droite du poster il demeurait une trace de photo, un rectangle plus clair sur le plafond lézardé. Fantôme de cliché. On retrouvait des traces semblables autour du velux fermé, assorties de marques de pâte-à-fixe.

Des coupes de Pokébasket avaient été placées dans les étagères, deux qui luisaient dorées dans la pénombre et une plus sombre, bronze. Quelques médailles, aussi. Elles pendaient du bois clair, tintabulant encore quand le velux était ouvert et qu’un grand vent venait chasser la poussière.

En face du lit il y avait une commode où se ternissaient plein de vieux vêtements. Elle avait été laquée par le père dix ans auparavant mais paraissait à présent fatiguée. Quelques babioles traînaient au bord du bois sombre comme des spectres timides. Il y avait aussi un tas de bandes-dessinées un peu pelées mais pas encore pourries.

Les murs étaient blancs, le parquet en faux-bois clair, celui des pavillons de banlieues où s’agglutinent les classes moyennes. La chambre sentait l’air chaud, l’air endormi d’une nuit d’été.

[…]

Quand il avait repris conscience les sédatifs nageaient encore dans ses veines. Il avait essayé d’ouvrir les yeux et de bouger les yeux mais—

Il ne se rappelait pas de l’accident et avait pensé à un enlèvement, s’était cru en prison. Cette impression d’avoir été enfermé était forte et obsédante, si forte et si obsédante qu’il avait nié ce que lui disait le personnel hospitalier avant d’essayer de concilier son délire avec leurs explications. Le monde était contre lui. Il ne pouvait pas bouger car les médecins l’avait paralysé ils collaboraient pour le plonger dans le coma et sa famille ne voulait rien n’entendre ne remarquait pas qu’il ne pouvait plus parler car on l’avait drogué à la morphine rien n’était normal pourquoi rien n’était normal pourquoi regardait-il ses jambes immobiles alors qu’il voulait se lever—On branchait et débranchait un tuyau urinaire sur son sexe.

Le vendredi 11 septembre 2999 Otis Redding-Park se leva. Il s’étira par réflexe—puis de la joie et de l’incrédulité l’envahirent, car une semaine auparavant il n’aurait jamais pu se mouvoir ainsi. L’étirement s’étira donc et il savoura chaque tremblement de ses muscles, chaque craquement des articulations. Il relâcha son corps, se laissant envahir par une chaleur diffuse, un peu de vertige… agréable, une sensation de flottement… se gratta le ventre, alla ouvrir le store de son velux et cligna des yeux sous la lumière crue de l’été.

Par-delà la vitre des arbres dansaient.

Il descendit à la cuisine, émerveillé par tout ce qu’il pouvait toucher—la poignée lisse au creux sa main, le parquet craquelant sous ses pieds, la rambarde de bois contre ses doigts, le mur lustré et frais, l’air sur sa peau, le cadre rêche de la fenêtre et sa vitre chaude, le métal de la marquise, le haut arrondi des escaliers, le bord replet et lustré des marches, et puis, et puis… Et puis toujours ce sentiment d’irréalité, de ne pas être à sa place où de se retrouver projeté sept ans dans le passé. Sa famille n’avait plus la même routine au petit-déjeuner, son père s’était trompé dans la quantité de café le premier jour car il était habitué à ne plus en faire pour son aîné.

Il l’attendait au bas de l’escalier, le père, comme tous les matins depuis son retour à la maison, tentant de camoufler ses émotions alors qu’Otis savait très bien que… que son géniteur avait peur qu’il ne se soit pas réveillé ce matin.

— Salut p’pa.
— Bonjour Otis.

Un instant, un malaise. Le fils s’éclaircit la gorge, cherchant quoi dire alors qu’auparavant, jamais il ne se serait posé la question—

— Otis ?

La tête de son petit-frère dépassa de la porte de la cuisine, penchée, puis il se redressa et tout son corps se dessina. Il le considéra avec de grands yeux, les grands yeux d’un enfant naïf, d’un Pokémon sauvage. Quand sa voix mourut ils ne surent pas encore trop quoi dire et un silence s’abattit. Puis une grosse voix résonna dans la toute maison, les faisant tressaillir.

— Otis est réveillé ?

Sa mère émergea à la suite de Syd avec un grand sourire et étudia son aîné d’un œil vif. Elle fut de toute évidence satisfaite parce ce qu’elle observait et claqua de la langue—alors elle posa deux mains sur ses hanches et parla affaires.

— À quelle heure on te prépare le petit-déjeuner ?
— Il ne va pas le prendre maintenant ? s’inquiéta immédiatement Syd.
— Mais non ! Il doit être à jeun pour les examens à l’hôpital.

À ces mots la mine du cadet s’assombrit et il fit un pas en arrière, détournant le regard. Otis soupira intérieurement. Il se dirigea vers la porte, attrapant un vieux bombers qui lui allait encore parfaitement, attendant que son père se lève pour l’accompagner.

— On devrait être de retour vers onze heures.
— C’est tard ! jugea sa mère. Je ne te prépare pas de petit-déjeuner à cette heure, tu attendras le repas de midi !
— Angela… soupira son mari. Si tu ne veux pas le faire, en rentrant je—
— C’est trop tard pour un petit-déjeuner ! insista-t-elle. Je ne ferai pas de—
— Ok, ok ! trancha Otis. Je me cuirai rapidement un œuf ou je mangerai un bout de pain, c’est bon. Je sais que vous allez être occupez à préparer la bouffe pour Rosa…

Il attrapa un trousseau de clé, le faisant tournoyer autour de son index, et fixa un sourire sur son visage. Son père le rejoignit avec un sourire discret tandis que sa mère rentrait dans la cuisine, rouspétant.

— Heureusement que l’hôpital est juste en face, je ne les inquiéterai pas avec un retard… se marra Otis en ouvrant la porte—
— Attendez !

Père et fils se retournèrent vers le cadet, l’un intrigué et l’autre surpris. Syd les regardait avec les mêmes grands yeux que tout à l’heure, les iris écarquillés révélant bien plus d’émotions que d’habitudes, trop d’émotions.

— Vous… vous y allez tous les deux ? bafouilla-t-il, incertain.
— Oui, dit le père à voix basse. Otis haussa les épaules.
— M’man m’a accompagné les premiers jours, mais papa veut le faire pendant ses congés.

En vérité, il pourrait y aller seul. L’hôpital juste de l’autre côté de la rue et son corps… son corps était éclatant de santé, comme s’il avait retrouvé la force et la vigueur qu’il avait atteinte à ses dix-neuf ans, à force d’entraînements de Pokébasket. Mais cela ne faisait qu’une semaine et demi qu’il remarchait… une semaine et demi de liesse et de malaise, de terreur et d’incrédulité—chaque matin son père ouvrait doucement la porte de sa chambre et attendait qu’il bouge pour le laisser, rassénéré—

Évidemment que ses parents l’escortaient jusqu’à l’hôpital. Il était adulte, mais c’était leur rôle.

— J-Je peux vous accompagner ?

Il ressentit un petit peu de déception, mais pas de surprise. Une pointe d’agacement mêlée de tendresse. Il s’attendait à ce que Syd insiste… Même après leur discussion de la veille il s’y attendait… et son père aussi.

— J’imagine que tu as besoin de te rassurer, souffla-t-il donc, à contrecœur. Mais c’est juste pour cette fois, d’accord ?

Le petit hocha de la tête, les fixant avec une sincérité désarmante et un grand sérieux. Ainsi, soupirant, Otis mena son père et son frère hors de la maison, se frayant un chemin sous la glycine parfumée qui étranglait le portail.

Il s’arrêta sur le trottoir—une voiture battit la chaussée chaude devant eux. Ses pneus massifs vrombirent contre le goudron noir, et sa carlingue rouge les aveugla, envoyant le soleil blanc de septembre au creux de leurs pupilles. La machine disparut rapidement au croisement de l’épicerie, ne respectant pas la limite de vitesse de la rue, placée à trente kilomètres à l’heure pour éviter tout accident devant l’hôpital des quinze-dix.

Otis ne vit pas le passé défiler dans les reflets de la Renot. Il ne sentit pas un choc qu’il avait depuis longtemps oublié, ne vit pas le ciel bleu onduler loin au-dessus de son corps cassé. Mais Syd se tendit. Il marmonna ses inquiétudes, jeta un coup d’œil pénétrant à droite, puis à gauche, et s’avança vers le bord de la chaussée pour voir encore un peu plus loin.

Au bord du trottoir. Jouant un rôle qui n’était pas le sien, avec un masque trop grand pour lui.

[…]

Dans les scanners ou les IRM, dans l’attente de la machine et des résultats qu’il craignait encore, dans une demi-tension qui ne s’avouait pas, il repensait au lundi trente-et-un aout.

D’un œil il revoyait le visage de l’étranger.

Il percevait les reflets verts de sa toison noire et scrutait ses iris électriques. Il étudiait les contours de sa maigreur. Il saisissait l’éclat du couchant sur sa peau blême et ses lèvres de sang. La peur dans ses yeux alors qu’il—De la tragi-comédie qui s’évanouissait lentement dans le crépuscule.

De la peur dans ses yeux alors qu’il respirait, soufflait, soupirait, balbutiait, parlait, tremblait, marchait, s’avançait, s’arrêtait, prenait, reprenait, oubliait, s’oubliait, avalait, ravalait, se dégonflait comme un ballon et inspirait, se dressait, la voix enrouée et l’œil effarouché, l’œil droit obscuré par ses cheveux.

Otis revoyait la main de l’étranger.

Il fixait le halo imperceptible avec effroi, ces flammes noires qui léchaient la peau blanche et veinée de l’inconnu comme des langues de nuit, ces flammes d’un autre temps et d’un autre lieu. Crépitements. Souvenirs de ténèbres salés et d’une plainte qui s’élevait, s’élevait, mais que personne n’entendrait jamais.

Qui était l’intrus ?
Aucun homme, aucune femme n’avait réussi à le guérir.
Aucune doctoresse, aucun médecin n’avait prétendu le sortir un jour du syndrome de l’enfermement.
Et ce jeune… ce jeune qui avait sans doute le même âge que lui, l’avait réanimé…
Pourquoi ?


(Le spectre de notre enfance)
Syd regarda l’échalote qu’il éminçait d’un œil vide, son cœur suant et tremblant. Il détailla les veines roses qui marbrait les couches translucides du bulbe, suivit leur tracé sans réfléchir, les suivit et les suivit sur le double-horizon de la planche à découper et de ses mains noires… Tout son corps était lâche, il était las, il était…

— Ça ne va pas mon fils ?

Il sursauta. Devant lui sa mère s’activait à éplucher les tomates bouillies mais ses yeux s’étaient fixés sur lui, intrigués, inquiets et perçants.
Des yeux d’ambre. Pas bleus.

— Si, s’empressa-t-il de répliquer, offrant un petit rictus de circonstance pour l’apaiser.

Dans sa bouche sa langue gonflait et collait à son palais. Sa salive attaquait la poisse de ses babines et ses dents se serraient davantage à chaque seconde, incisives crissant les unes contre les autres—son cœur battait.

Un.
Deux.

Brusquement Syd eut très chaud. Il se leva mais trop précipitamment—sa chaise vacilla avant de percuter les portes en verre de l’armoire en un choc sourd, il la rattrapa de justesse avant de faire des dégâts, fixa le sol et se dirigea vers la fenêtre pour l’ouvrir davantage—

— Mais qu’est-ce qui te prends ? souffla sa mère. Toi qui es si calme !

Et puis elle sembla se rappeler, se rappeler que son fils avait été enlevé par la Team Plasma dix jours auparavant, qu’il avait traversé un véritable calvaire au cœur de leur repaire avant que le Mont Foré ne s’effondre sur son crâne… elle s’adoucit.

— Si tu es malade, vas te reposer, je terminerai toute seule.

Syd ferma les yeux, inspirant un peu de la brise fraîche qui sifflait à présent par la fenêtre ouverte, caressant ses joues et chassant les gouttes de sueur qui avaient perlé au coin de ses tempes. Il imagina le forsythia et le lilas du jardin qui tremblaient derrière ses paupières, verdoyant, les grappes blanches du lilas dodelinant avec le vent.

— Non, ça va. Je suis juste fatigué.

Il se rassit, termina de hacher l’échalote avec efficacité, attrapa quatre grosses gousses d’ail. Sa mère fit la moue et retourna à ses tomates. Au loin, la cloche de l’église sonna deux coups, et quelques minutes après le muezzin appela les fidèles pour la prière Salat Zhur. La brise mourut puis reprit, dérangeant une facture déchirée au bord de la table ronde.

— Syd… reprit sa mère. Tu ne nous as toujours pas parlé de ce qui s’est passé sous le Mont Foré… ton père et moi nous inquiétons.

Il se tendit, elle se leva pour se rapprocher de lui. De près elle semblait une géante, un pilier d’autorité et ses yeux perspicaces le scrutaient, le scrutaient.

— Est-ce que tu voudrais voir un docteur ?

Sa gorge s’assécha et sa bouche se draina et il la fixa avec de grands yeux désarmés.

Mais loin au-devant de la maison une clé se tourna dans une serrure et le cliquetis résonna entre leurs deux corps et le moment passa. Il sauta à ses pieds et se lança vers la porte, disparaissant avant qu’elle ne le rappelle, filant jusqu’au bout du salon mais se figeant à l’instant où la silhouette de son père se dessina dans les carreaux opaques de la porte d’entrée… Un courant d’air frais le fouetta, son géniteur rentra et épousseta ses chaussures sur le tapis d’accueil, puis Otis le salua et ensuite—

Une jeune femme à la démarche méfiante pénétra à son tour dans la maison. Jupe en jean, chemise à fleurs, grandes boucles d’oreilles sculptées et bandeau bigarré. Nez droit, pommettes saillantes, prunelles fines, sourcils arqués, bouche maquillée, les traits d’Otis qui étaient ceux de la grand-mère Davis et non pas ceux de Syd et des parents. Et surtout les yeux. Des yeux bleus.

Sa grande-sœur le fixa avec ses iris inquiets et inquiétants et une vague de reproches roula contre son échine. Son cœur plongea dans un bain de glace.


(Les Zieux de Mamie Park)
Un petit Syd monta sur grand corps d’Aloé, s’accrochant aux plis de sa robe bigarré. Il l’étudia avec un air très concentré, voulant apparaître digne de l’Attention que sa tante la Championne lui accordait. Il grimaça. Fronça les sourcils. Baissa et monta ses prunelles comme un scanner. Puis il tendit un doigt et manqua d’éborgner sa tante.

— Et toi, demanda-t-il d’une voix confuse, pourquoi t’as les zieux bleus ?

Derrière le canapé, Rosa, treize ans et une Nintendeau DS à la main. Elle ricana. Syd baissa immédiatement son index et croisa les bras, boudeur, mais sa grande-sœur ne fit que lui tirer la langue. Des mauvais haut-parleurs de sa console résonnait, déformé, le générique d’une franchise bien connue.

Il existe beaucoup de mystères dans le monde,
De contrées oubliées

Aloé tapota la cuisse du petit Syd pour qu’il se recentre sur elle, sur son explication. La comptine éraillée de la DS se fondit dans le décor, avec le rire de Rosa. Sa tante lui sourit, pédagogue.

— Parce que ma mère avait les yeux bleus, expliqua-t-elle d’un ton calme. C’est de la génétique.

Le petit Syd la considéra avec ses grandes iris d’ambre et se toucha les joues, ne comprenant pas bien le rapport entre la Jénétic et sa grand-mère. Il se sentit gêné de ne pas savoir, plus encore quand Rosa se pencha vers eux, laissant son jeu de côté, et dit fièrement :

— Moi aussi j’ai les yeux de mamie, mais les miens ils sont encore plus bleus.

Elle cligna de ses grandes prunelles pour qu’Aloé et Syd puissent mieux les admirer, semblant vouloir canaliser les tourbillons des Océans et condenser l’Infini du Ciel. De si près, Syd pouvait voir l’auréole de gris très pâle autour de sa pupille.

— Mais pourquoi les miens, pourquoi ils sont pas bleus ? questionna-t-il Aloé, vexée par la satisfaction évidente de sa sœur.
— Parce que ton papa et ta maman ont tous les deux les yeux marrons, répondit calmement la Championne. Donc toi et Otis, vous avez les mêmes.
— Mais Rosa elle a les yeux bleus, insista Syd.
— Oui, répéta Aloé.
— Et toi aussi.
— Oui.
— Et mamie aussi.
— Oui.

Les iris du petit Syd s’emplirent de désespoir. Il manqua de lâcher sa prise sur les épaules d’Aloé, serrant les poings, envoyant un coup de pied derrière ses hanches moites. Et sa petite voix éclata comme du cristal contre les oreilles des femmes de la maison, cassant le rythme du générique sur les légendes enfouies sous les poussières de l'âge et la plus grande aventure qu’on puisse entamer.

— C’est pas juste ! Moi aussi je veux que Jénétic me donne des yeux bleus ! Tatie !

À ces mots Rosa pouffa, gloussa, lâchant presque sa DS dans la hâte de coller une main à ses lèvres. Même Aloé eut un sourire, qui ne fit que redoubler la colère du petit. Il se dégagea de son étreinte, arriva à terre par des moyens détournés et esquissa une fuite. Mais sa sœur le bloqua, taquine.

— Bah alors, t’es jaloux ?

Elle se pencha vers lui, sentant l’huile de coco et les parfums bon marchés des adolescentes. Il retint son souffle. Elle cligna de ses iris Infinis et Profonds, comme les Ruines des Abysses.


(Le spectre de la Mygavolt)
La fête battait son plein et le buffet se dégarnissait à vue d’œil.

Pour que la guérison de son aîné et la victoire de son cadet restent gravées dans les mémoire, Angela Redding avait invité le monde entier : les oncles, les tantes, les cousins, les cousins et leurs cousines et leurs cousins ; sa belle-mère fatiguée ; son père valseur qui dansait avec chacun des vieilles dames invitées ; les collègues rigolards de son mari, leurs femmes harassées et leurs bambins babillant ; ses employées et employés aux coupes de cheveux originales ; les amis de la paroisse qui portaient la croix, même en période heureuse ; le prêtre et son épouse et leurs filles pas si sages ; les anciens amis d’Otis qui étaient curieux de le revoir ; les anciennes amies d’Otis qui étaient contentes de l’apercevoir ; les voisins des voisines et les voisines des voisins, tous avec un gâteau ou une salade ou une bouteille de vin ; les éboueurs qui avaient ramené leurs calendriers ; les policiers de quartier qui appelaient tout le monde par leurs prénoms ; les ambulanciers des quinze-dix qui détestaient qu’on tire sur leur ambulance mais aimaient qu’on se foute de la charité ; les infirmières qui avaient soigné Otis durant sept longues années et puis leurs maris, leurs femmes et leurs enfants aussi ; un bébé qui était encore indistinguable des autres, mais qu’on avait affublé d’un bonnet avec des oreilles de Chaglam ; Aloé et son mari conservateur de musée, sur le fond pas très conservateur mais plutôt progressiste, en tout cas bien conservé ; les anciens dresseurs de l’arène d’Aloé, toujours prêts à dégainer leurs Pokéball si le besoin se manifestait ; Noa et Rachid et Armando les triplés gays, ou peut-être hétéros, personne ne le savait ; les bouchers de la boucherie, les poissonniers de la poissonerie et les maraîchers du marché ; les monstres du marais ; les sans-abris du quartier et les bénévoles qui les soutenaient ; le directeur de l’hôpital qui était un homme seul et toujours en retard ; les syndicalistes qui militaient contre ses coupes budgétaires et leurs camarades de tout bord ; les politiciens à la petite semaine, les philosophes de comptoir et les grands sages de supermarché ; et enfin les Pokémon de tout ce petit monde, car il ne pouvait se faire de célébration sans Pokémon.

Une centaine de personnes s’étaient amassées dans le jardin de derrière en un cercle incertain, et au centre était assis Otis, son grand corps musclé presque ensevelis sous une pile de cadeaux. Depuis plusieurs heures les invités défilaient un à un pour lui remettre de l’argent ou des présents, le congratulant invariablement pour son courage et sa noblesse face aux épreuves qui lui avait imposé Arceus… Syd était assis un peu derrière lui, à même l’herbe bien tondue, se tordant les doigts.

Il regardait les gens s’amuser et jacasser autour de lui. Bulle de silence ballotée par un océan de bruits. Sa tête bourdonnait ; tantôt il n’entendait rien, tantôt la cacophonie explosait contre ses tympans et il clignait des yeux, luttant contre le sommeil, éreinté.

Il avait le cœur gros.

Mais son vague-à-l’âme n’était pas avouable. Il devait faire semblant. Donc quand les invités lui souriaient, il leur souriait aussi. C’était difficile. Il ne préférait pas y penser. Mais ne-pas-y-penser creusait un grand vide dans ses poumons et rendait l’air très froid et râpeux contre ses bronches, comme du papier de verre qui déposerait ses sciures, lentement, au fond de chaque recoin de chair.

Et sa mère rigolait : « Ah, regarde comme notre igisafuliya part vite ! On l’a bien réussi cette fois-ci ! ». Et son père murmurait : « Est-ce que tu n’es pas trop fatigué ? ». Et Otis blaguait : « Ne harcelez pas Syd de questions sur la Plasma ou il va compléter sa transformation en Crustabri ! » Et en surimposition sur le fantôme de Rosa, les invités le congratulaient et le chahutaient.

Il enlaçait sa grand-mère osseuse et souriait à son grand-père, remerciait les voisins pour leur bouteille de Riesling et décrivait le courage d’Otis, oui. C’était un merveilleux grand-frère. Il était aimé de toute sa famille. Ils étaient tous si heureux d’être réunis et en bonne santé. Comme vous pouvez le voir. À chaque échange avec ces connaissances pétries de bonnes intentions le papier de verre s’infiltrait davantage dans ses poumons râpés et il lui prenait l’envie de hoqueter. Il réprimait un haut-le-cœur et immobilisait sa cage thoracique et comment faire pour être aussi gai que les adultes pompettes ? Les autres s’adaptaient mieux à leur propre papier de verre. Ils respiraient plus facilement.

Une part de lui avait toujours su que ça allait arriver. En grandissant et puis en appliquant son plan, une petite voix s’était réveillée et avait crié que la guérison d’Otis ne serait pas un remède miracle pour tous les problèmes qu’il accumulait, que la vie ne serait pas si belle. Il avait enfoui ce sentiment et avait enfoui ses discussions avec Aloé et avait enfoui le souvenir du moment où il avait crié sur Elsa et avait ignoré cette petite voix qui hurlait, jusqu’à l’instant où il pénétrait dans le Mont Foré, qu’il pouvait encore rebrousser chemin. Maintenant il hurlait à tous les adultes pompettes REGARDEZ-MOI ! car la di da, son monde sombrait, et il avait prévu toutes les fissures et les pourrissures mais il était quand même en train de se noyer au milieu du jardin.

Et Aloé s’approchait en annonçant gravement : « lève-toi pour que tout le monde te voit ; lève-toi, neveu, j’ai à te parler ».

— Lève-toi pour que tout le monde te voit ; lève-toi, neveu, j’ai à te parler.

Syd sursauta. La phrase se répercuta dans son esprit et le monde reprit ses couleurs, le vacarme des invités lui revint en un coup mais soudain ils se turent. Aloé les regarda et ses yeux électriques prolongèrent le silence surnaturel ; son corps massif infusé de force et d’autorité leur imposa le mutisme. Syd, effaré, se leva.

Otis le fixa, confus.
Il se demanda pourquoi sa tante avait ignoré le grand-frère miraculé pour attirer l’attention sur lui, le petit-frère discret.
Il se dit qu’elle avait saisi sa trahison. Il comprit qu’à cet instant, dans son jardin de derrière, sous les regards choqués des invités et les yeux bleus de sa tante, il serait exposé et détruit.

Le papier de verre se désintégra dans ses poumons.

Mais Aloé prit une expression digne et sourit à sa belle-sœur Angela, posant fièrement une main sur l’épaule de Syd. Mais de l’autre côté du cercle Martin sourit, sachant déjà ce qu’allait faire sa sœur Aloé. Mais la Championne, de son timbre riche et envoûtant, peignit un tout autre tableau.

— Je suis partie en voyage initiatique à neuf ans, pour soutenir ma mère et mon petit-frère. Ma mère ne pouvait pas m’envoyer de l’argent. J’ai vécu à la dure.

Otis haussa les sourcils et Syd cligna des yeux et ils pensèrent en cœur : papa ne nous a jamais dit ça. Martin et Aloé Park ne parlaient pas de leur enfance.

Rosa ne parlait pas d’Otis.
Otis ne parlait pas de Rosa.
Syd ne parlait pas de Syd.

— Mais j’ai triomphé des obstacles. Je suis devenue Championne d’Arène de Maillard pour servir les Pokémon, pour servir notre communauté, et j’ai mené une vie à l’abris de la peur.

Aloé posa ses yeux sur Syd, plus gris que ceux de leur grand-mère et moins bleus que ceux de Rosa et plus sombres que ceux de Nikolaï et moins verts, moins lunaires, moins irisés que ceux d’Elsa.

— Alo—
— Mais je n’ai jamais affronté la Team Plasma. Je n’ai jamais combattu au péril de ma jeune vie par pur altruisme. Syd, que vous voyez ici, a sauvé deux-cents personnes et plus de quatre-cents Pokémon durant la prise d’otage du Ferry. Il a été enlevé par la Team Plasma en guise de vengeance, mais a réussi à détruire leur repaire aux côtés de ses amis. Adulte avant l’heure, mon neveu a déjà rendu de grands services à Unys, et je peux vous affirmer aujourd’hui qu’il a un grand avenir devant lui.

Et sa voix puissante monta, monta vers le ciel bleu, se répercuta contre les murs du jardin et les corps humides des invités. Et les mots se marquèrent, s’imprimèrent dans tous les esprits qu’Angela Redding avait convié pour que le retour de ses deux fils reste gravé dans les mémoires.

— Aloé, balbutia Syd.
— Je pense que mon neveu est une personne de qualité, sourit l’ex-Championne, heureuse. Syd… tu es une belle personne.

La phrase terrible déchira le temps et Élin apparut, fiévreuse, les yeux noirs enluminés d’un amour ineffable.

— C’est pourquoi je souhaite t’offrir un cadeau digne d’un dresseur comme toi. J’en ai déjà discuté avec tes parents, qui sont aussi terriblement fiers de toi, et nous sommes tombés d’accord.

Les invités retinrent bruyamment leur souffle.
Le fantôme d’Élin perdit en couleurs, et la respiration sifflante des connaissances-pétries-de-bonnes-intentions déchirèrent le contour de sa silhouette.
Otis sourit.
Aloé révéla une Pokéball rouge et blanche au creux de sa grande paume et le lui tendit, son grand corps charnu tombant tout entier vers son petit corps tendu.

En un éclair sans tonnerre la Pokéball s’ouvrit. Sous les yeux captivés de la foule et les yeux fermés de Syd apparut un petit Pokémon qui piailla, rigola, et se jeta au coup de son nouveau propriétaire. Au creux de ses bras crispés. Contre son torse moite. Vers son cou recroquevillé et ses yeux fermés.

Syd ne serra pas les bras autour du petit être fragile.

— Un Feuillajou ! clama Aloé.

Il entrouvrit les yeux, effrayé, et vit la moue du petit singe vert qui le scrutait, le scrutait avec incertitude. Il resserra un peu sa prise, cherchant le bonheur, le bonheur radieux d’Otis ou le bonheur fier de ses parents, le bonheur des adultes pompettes, mais il ne trouva pas et fit semblant.

Feuillajou ne fut pas dupe.
Les Pokémon ne le sont jamais.

Mais le moment passa. Syd fit glisser son nouveau compagnon à terre et lui caressa la tête. Il remercia sa tante et ses parents et sourit aux invités. Le moment passa et d’autres disparurent dans le vide de ses poumons. Tous les moments passaient, se répéta Syd, et après la fête se lèverait un autre jour et encore un autre. Le monde tournait. Le monde tournait encore.

Feuillajou le regarda, perdu, avec ses grands yeux noirs.
Et derrière la double-brillance d’une fenêtre hâtivement refermée se dessina une silhouette, noire.
Le vide laissé par la figure laissa une impression de tristesse sur la vitre, et, fatalement attiré, Syd fit un pas vers la maison.

[…]

Elle posa une main hésitante sur l’intérieur de ses cuisses, proche des genoux. De la lumière rouge se réfractait dans la vitre opaque de la salle-de-bain, teintait sa peau noire, étincelait dans ses ongles vernis. Elle inspira et pétrit sa chair, tirant la peau vers l’intérieur de sa jambe, imprimant de profonds plis dans ses courbes de femmes.

Plus haut des pustules blanches poussaient en petites grappes dans ses cuisses, bosselant le derme lisse, souillant la belle couleur de son sexe.

Elle prit une crème posée sur le sol, entre le mur et le lavabo comme un honteux secret. Ses yeux bleus parcoururent pour la millième fois la notice. Sensibilités, picotements, démangeaisons. Fièvre intense, fatigue. Elle relut une fois pour être sûre, pour retarder l’échéance, pour hâter la fin de son faux oubli, pour lire quelque chose. Puis elle souffla et déchira la notice, ouvrit la boîte, dévissa le bouchon de la crème et s’en appliqua sur le bout des doigts. Elle dut forcer et il y eut une explosion imprévue de pâte blanchâtre sur ses phalanges roses.

Fermant les yeux, elle apposa ses doigts sur les boutons sales qui émaillaient le haut de ses cuisses.

Honte et Fierté.
Regrets et Excitation.

Car en elle le souvenir de sa rencontre pulsait toujours, noyant son bassin dans une chaleur humide, piquant sa peau de mille petits diamants de sueur. Le souvenir de sa rencontre ruisselait entre les plis de sa chair. Comme un serpent il ondoyait, comme un serpent dans les creux de son corps. Il se déployait lentement à la naissance de ses cuisses et de ses seins, mystérieux et timide.

Il battait un tempo lent, comme le pouls d’un moite secret.

[…]

Il se retrouva sur le pas de sa chambre, oscillant dans le silence. Le velux était à moitié fermé. Une grande lumière blanche se déversait sur le parquet—ses pieds dans leurs délicates ballerines, ses jambes et l’arrondi de son ventre. Mais les murs—ses épaules et son visage et ses cheveux lissés—restaient dans la pénombre, la nuit de leur couleur noire, le flou de l’obscurité.

Elle l’attendait. Ses yeux étaient plaqués sur son visage interdit.
Elle l’attendait mais elle lui demanda :

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

Elle ne faisait pas mine d’être étonnée. Elle ne cachait pas que dans son esprit elle avait vu sa figure dans le couloir avant qu’elle ne s’y dessine. Elle ne cachait pas qu’elle avait reconstruit son corps avec ses pensées avant de le déconstruire avec ses yeux. Mais elle le cassait froidement. Qu’est-ce que tu fais ici ?

Il existe beaucoup de mystères dans le monde,
De contrées oubliées
Et de légendes enfouies sous les poussières de l'âge.

Dans les poumons de Syd le papier de verre chuchota, et se désintégra, des échardes blanches tapissant peu à peu les bronches.

— Tu n’apprécies pas ta fête ? poursuivit Rosa.

Sa voix s’éleva, et mourut, trahissant trop d’émotions pour sa silhouette altière. Syd se redressa, et souffla, imaginant qu’il pourrait disparaître. Il dit difficilement :

— C’est la fête d’Otis, pas…

Le visage de Rosa se déforma et il s’étouffa sur la fin de sa phrase. Choqué par cet éclair de souffrance. Mais une larme roula dans l’obscurité. Elle coula sur l’arrête fine de son nez et s’arrêta, en suspens, menaçant ses lèvres roses.

Syd eut un mouvement de recul, s’effaçant de la lumière et vers le couleur. Sur les joues de sa sœur d’autres larmes coulaient et creusaient son expression distordue, piquant les plis de son nez et de sa petite bouche. Chaque goutte se détachait de ses prunelles sans un bruit, existant seulement à moitié dans le vague de l’ombre. À moitié en existence, presque sans importance.

Ses pleurs noirs et cachés comme un moite secret.

Mais de ses cordes vocales étirées et de sa gorge palpitante remonta un unique râle gris. Il racla les tissus de son larynx et s’arrondit sous son palais pour devenir un sanglot blanc. Il éclata depuis des lèvres comme une pétarade. Alors ses pleurs existèrent et marquèrent la journée et les mémoires, ses plaintes et ses douleurs retentirent dans la chambre et s’échouèrent contre le chaos des festivités.

Personne ne les entendit, mais ils existèrent, et la douleur des dernières années s’ouvrit tout à coup pour déverser ses entrailles rouges dans la maison.

— Salaud. Tu me détestes…

Syd redescendit, le visage penché dans l’ombre. Une marche après l’autre il redescendit, son cœur brûlant chutant plus vite que son corps. Il retrouva le déchaînement de couleur, et de bruit. Il retrouva le flot des histoires que l’on échangeait, pour s’échanger quelque chose, et vit les écailles chatoyantes des mensonges qui nageaient dans les fleuves de mots.

Il entendit sa cousine Arundathi raconter l’histoire de deux jumeaux qui ne formaient qu’un, et dont la mère indomptable avait aimé un Intouchable durant treize nuits. Il vit son cousin Salman mimer les déformations des enfants de minuit, serrant le coude d’un fauteuil entre ses genoux pour montrer comment un fils honni et perdu avait étranglé une sorcière dans un terrain vague. Il frôla une voisine qui dansait avec son grand-père maternel, il frôla les hyperboles du grand-père, qui susurrait une lente épopée d’amour en satin blanc à cette vieille dame maquillée. Il entrevit le cœur d’une haine secrète s’écoulant comme un poison lent sur mille et une années, et perçut les échos de quatre générations vivant sous un même toit.

Mais caché au fond du jardin il arrêta d’entendre et écouta une histoire qui n’avait pas de mots, l’histoire de trois frères et sœurs et de leurs deux parents, qui vivaient dans un petit pavillon de banlieue et qui menaient une vie banale jusqu’au jour d’un banal accident. Il écouta les silences et les mots creux qui avaient poussé comme des parasites autour de leur quotidien insignifiant, il écouta les cris incompris et les phrases irréfléchies de ces parents et de ces enfants. Il les regarda en refusant de les voir et il remarqua tous leurs défauts et toute leur complaisance, et il les regarda se séparer et laisser leurs enfants s’égarer.

Mais sans doute les enfants n’étaient pas à plaindre.
Sans doute avaient-ils très bien su ce qui les attendait.

Peu à peu, la fête se délita. Les invités partirent pour dormir avec la hâte du lendemain. Certains aidèrent à ranger, et d’autres firent mine de contribuer, des ventres bedonnant et des corps titubant se croisant dans un ballet de fatigue.

Le jour s’estompa,
et la nuit se déploya.

Les Redding-Park, assortis d’un grand-père et d’une grand-mère, se retrouvèrent seuls parmi un cimetière de bouteilles.


(Dans sa toile électrifiée…)
Elle plongea sa main dans l’eau chaude et savonneuse et comprima l’éponge qu’elle tenait, la relâchant ensuite tout doucement, attendant qu’elle s’imbibe de produit. Elle ressortit sa main. À la lumière les bulles de savon qui coulaient vers son coude devenaient des perles irisées, des billes opalines.

Elle se pencha vers le sol de la cuisine, frottant avec férocité une tâche de graisse qui s’étendait depuis le comptoir.

Mais un claquement la fit sursauter et—son bras partit vers le seau et le percuta de plein fouet, l’eau roula dans le récipient, il manqua de se renverser—dans la panique elle tomba à quatre pattes et lâcha son éponge—

Otis se pencha contre la porte de la cuisine, un pied replié. Il la surveilla avec ses yeux malins sans faire un seul mouvement pour l’aider, se contentant de claquer encore de la langue. Une boîte apparut dans sa paume, qu’il leva, comme pour examiner son contenu à la lumière.

— Hé petite-sœur. Ça sert à quoi ? Je l’ai trouvé dans ton sac.

Rosa se figea. Elle fixa l’objet en contre-plongée, les yeux écarquillés, ronds comme les billes opalines qui coulaient vers ses poignets. Otis la contemplait toujours, mais cette fois avec son sourire charmeur. Elle se redressa. Balbutia.

Sur la boîte, on pouvait lire : sensibilités, picotements, démangeaisons. Fièvre intense. Fatigue.


(Sourde prémonition)
Rosa repartit à Kanto pour continuer ses études de médecine. Deux mois s’écoulèrent. Et, comme une vieille tante aigrie dont il est impossible de se défaire, des préoccupations matérielles se réinvitèrent dans le quotidien. L’argent offert à Otis durant la fête fut utilisé pour renflouer le trou que sa présence soudaine faisait dans les dépenses. Une période de restriction budgétaire commença. Des militaires furent déployés dans Maillard après un attentat dans une station de métro. Ghétis pirata plusieurs fois les ondes radios. Feuillajou fut nourri et entraîné avec les autres Pokémon de Syd. Syd n’eut pas de nouvelles d’Elsa, d’Oscar ou—

— Syd ? Viens là, il y a un appel pour toi !

Devant lui, Feuillajou sursauta, sa houppette bruissant après le mouvement soudain. Roitiflam émit un bruit apaisant, agita la branche qui servait à leur entraînement. Depuis le salon la voix de sa mère retentit de nouveau, cassant le calme, cinglant le silence. Sans doute hurlait-elle trop fort pour le combiné.

Syd scruta ses Pokémon avec ses yeux inscrutables et s’en alla répondre à l’appel, quittant le jardin pour la pénombre du salon.

C’était Mélis.

Après l’appel, il retourna au jardin et observa ses Pokémon s’entraîner, Feuillajou usant de ses lianes pour arracher la branche que tenait Roitiflam. Il ferma les yeux et respira la chaleur du soleil. Il pensa que depuis leur premier contact, Feuillajou restait un peu blessé, un peu méfiant, comme un enfant abandonné. Il pensa à Mélis qui cherchait Élin, et qui lui demandait à lui, où elle pouvait se trouver.

Il s’accroupit devant le singe des forêts, révélant la Pierre Plante qu’il tenait au creux de sa paume. Les yeux du Pokémon cherchèrent les siens avec hésitation, rencontrant les pupilles tant aimées avec délice. La bête toucha la pierre, s’illuminant d’une puissance mystique, et son tronc grossit, sa houppette s’épaissit, son corps s’étendit.

Syd lui sourit avec sincérité, son cœur se gonflant d’un sombre pressentiment.


(… dans sa toile électrifiée nous étions englués)
Elsa appela un beau matin d’octobre.

Quand le téléphone sonna, Otis jouait avec Ficelle dans le salon, maître et Pokémon assis sur les carreaux froids et gris. Il soupira, se demandant s’il pouvait faire comme si de rien n’était… il avait vraiment la flemme de se lever. Mais la sonnerie stridente l’irritait, et sa mère attendait des nouvelles de BUT pour la livraison d’une commode. Il se hissa donc à ses pieds et se traîna vers le combiné, le saisissant sans grand enthousiasme.

Par une fenêtre mal-fermée se faufilait une brise fraîche. Le noisetier avait perdu toutes ses coques. Ses feuilles rougissaient sous les amours du soleil, frémissant contre le ciel de velour bleu.

— Allô ? souffla Otis, jouant avec une de ses tresses.
— Monsieur Redding-Park ?
— Non, son fils… Monsieur et Madame sont indisponibles pour le moment, pouvez-vous…
— Otis Redding-Park ?

Une seconde.
Otis fronça les sourcils.
Il décolla l’appareil de son oreille pour le fixer.

— Oui ? Comment connaissez-vous mon nom ?

À l’autre bout du fil vibrait une voix de jeune fille. Il ne l’avait pas remarqué jusqu’à cet instant, emporté dans le flot de normalité du quotidien.
Mais il remarchait.
Il remarchait depuis seulement deux mois.
D’un coup il eut froid.

— Je suis Elsa Hirata, une des deux filles qui participaient au V.I.E. de Madame Lenoir. J’ai voyagé avec votre petit-frère.

Mais la chaleur revint. Le monde redevint logique. Otis se détendit, sourit, recolla l’appareil à son visage et alla fermer la fenêtre entrebâillée, tirant le cordon téléphonique à son maximum. Ficelle stridula, venant s’accouder à la grande table du salon.

— Oui, la brune très intelligente, c’est ça ? Il m’a parlé de toi ! D’ailleurs, tu peux me tutoyer, tu sais, on a juste… t’as le même âge que Syd ou pas ? … on a au maximum quinze ans d’écart.

Il s’assit face de Ficelle, mit sa main sur le combiné pour ne pas perturber son interlocutrice et lui murmura : « où est passé Mo-Ali ? Il est sorti s’entraîner dehors ? ». Sa Manternelle haussa les épaules, tripotant un bout de papier qu’elle avait ramassé.

— … agent de la Team Plasma, l’informa froidement la voix au téléphone.

Otis n’avait pas très bien entendu. Il replaça le combiné à son oreille, confus, pensant toujours à moitié à son Judorak.

— Quoi ?
— Votre petit-frère est un agent de la Team Plasma.
— … tu peux me tutoyer, tu…

Les mots montèrent à son esprit. Il fronça les sourcils et sourit, convaincu cette fois de ne pas avoir saisi le propos de cette Elsa.

— Quoi ?

« Quoi quoi quoi quoi quoi quoi quoi »

— Votre petit-frère est un agent de la Team Plasma.

… Mais. Non.

— Franchement, je ne vois pas où vous voulez en venir ! répliqua-t-il, atterré. Ce n’est pas drôle, vous—tu sais, elle est nulle ta blague !
— Vous ne me croyez pas ?
La voix monta et mourut, laissant Otis dans le froid.
— Je connais mon petit-frère, insista-t-il.

C’était vrai. Il avait vu Syd naître et—enfin, il n’avait pas à se justifier, c’était son petit-frère ! Durant les sept dernières, converser avec lui avait été une de ses seules distractions ! Oui, il le connaissait—et il savait que jamais Syd ne serait un agent des Plasmas.

— Je sais que—
— Si vous le connaissez, vous devez savoir qu’il vous aime beaucoup.

Les dents d’Otis claquèrent et son sourire forcé disparut, étriqué.
Manternelle se leva.
Et la fenêtre récalcitrante se rouvrit.

— Vous devez savoir, poursuivit la voix, qu’il vous aime plus que tout au monde.

Otis ricana. Mais le son qui percuta ses tympans était rauque et laid. (Syd hochait de la tête, le fixant avec une sincérité désarmante et un grand sérieux. Il bondit depuis la cuisine pour l’accueillir, les yeux écarquillés. Il marmonna ses inquiétudes, jeta un coup d’œil pénétrant à droite, puis à gauche, et s’avança vers le bord de la chaussée pour voir encore un peu plus loin.)

— Cet amour anormal l’a mené à trahir.
(Tu… tu parles ?)
— Par amour, il a volé un artefact ancien, un artefact lié à Réshiram. Par amour encore, il a livré cet objet sacré directement à la Team, dans leur repaire… Il a marchandé votre guérison en échange de son service. Malheureusement pour lui, il a laissé des traces évidentes sur son passage. Et la scientifique Oryse est sur ses traces.
(T-tu marches ?)
— … Non, jura Otis.
— C’est vous, la raison de son enrôlement dans la Team Plasma.

Dehors, le vieux portail s’ouvrit. Ses planches écaillées se fendirent pour laisser entrer Martin, Angela et Syd. Angela sourit en voyant son aîné au téléphone, se disant que BUT avait enfin appelé à propos de sa nouvelle commode.

[…]

À quatorze ans il était allé au concert du quatuor Go-Go Rock et l’affiche orange était restée collée au plafond. Il était à l’époque fasciné par le passé du groupe et avait acheté ses billets longtemps à l’avance—un pour lui, un pour sa copine. Il ne lui avait pas demandé son avis et s’était figuré que si elle refusait, il emmènerait à un pote. À droite du poster il restait la trace d’une photo de cette copine, Agnès. C’était un rectangle plus clair que le plafond lézardé. Fantôme de cliché. Il s’imaginait que c’était sa mère qui avait retiré cette photo, comme toutes celles qu’il avait collées aux contours du velux fermé, celles qui avaient laissé des marques de pâte-à-fixe. 
                   
Il se demandait ce qu’était devenue Agnès—ils n’étaient déjà plus ensembles quand il s’était fait écraser. Elle avait appris plus tard pour sa paralysie, lui avait envoyé un mot à l’hôpital et puis plus rien. Dans son souvenir elle était ronde, fronçait les sourcils quand il riait fort et communiquait par demi-sourires. Elle voulait faire institutrice et cherchait déjà des formations autour de la ville. Lui les études ça le gonflait—ça l’avait toujours gonflé—et puis bon elle était quand même très propre sur elle… Après il y avait eu Barbara, Clarisse et Noémie. Sa mère ne les avait pas aimées non plus, mais elle les avait mieux tolérées qu’Agnès—et puis Agnès était blanche.
 
Il restait aussi des coupes de Pokébasket dans les étagères, deux qui luisaient dorées dans la pénombre et une plus sombre, bronze. Il avait beaucoup fait de sport à ses seize—dix-huit ans, et puis moins en sortant du lycée parce que ça mère se plaignait que c’était pas une vraie carrière… Il s’était arrêté un an exprès après le bac mais elle voulait qu’il fasse un BTS de compta’ ou une connerie dans le genre, un truc bien chiant et puis rangé quoi.  Du coup il glandait à la maison quand elle était pas là et se barrait le soir. Il avait de la tranquillité le matin et en début d’aprem’, puis Syd rentrait de l’école et le collait comme un Parasect. 

C’était chiant mais ça avait quand même ses avantages. Parce que le petit écoutait tout, mais absolument tout ce qu’il disait. Les rares fois où il était récalcitrant il suffisait à Otis de lui promettre de l’emmener à son prochain entraînement de Pokébasket. Et du coup, il persuadait Syd de… commettre certains actes, hum, crimes… ! non, le mot était trop fort, mais…

Rosa était la cible idéale. Un peu crâneuse, un peu crédule, toujours prompte à le dénoncer auprès de sa mère.

Alors sous les conseils avisés d’Otis, Syd avait mis du miel dans son shampoing… des œufs dans ses chaussures, des réveils dans sa chambre… du colorant bleu dans son dentifrice spécial crâneuse. Et il prenait toujours la défense d’Otis quand Rosa l’accusait auprès des parents, acceptant de prendre punition après punition par solidarité ! Ça, c’était le bon temps !

En face du lit, dans la commode laquée, il avait aussi quelques souvenirs. Des vieux survet’s de basket, quelques culottes de Barbara, Clarisse et Noémie… ! Aucune d’Agnès, malheureusement. Il avait aussi ses collections de BDs, dont Rosa avait chouré la moitié en se barrant à Kanto. Elles étaient un peu pelées mais pas encore pourries. Il lui avait demandé de ramener ce qu’elle avait pris de toute manière.

Les murs étaient blancs, le parquet en faux-bois clair, celui des pavillons de banlieues où s’agglutinent les classes moyennes. La chambre sentait l’air froid, l’air froid d’une matinée d’automne.

[…]

Manternelle leur ouvrit la porte.

— Alors, c’était BUT ? s’exclama la mère, sa voix résonnant fort entre les quatre murs du salon.

Syd s’essuya les pieds sur le paillasson, frissonnant un peu sous la brise d’octobre. Il avait jeté un rapide coup d’œil à Otis en rentrant, mais s’affairait à présent à retirer ses chaussures sans lâcher son lourd sac de course. Le père le surveillait d’un œil approbatif tandis que la mère s’élançait vers Otis, parlant déjà d’autre chose sans qu’il ne l’écoute. Elle semblait se mouvoir au ralenti.

La catastrophe prenait son temps à arriver. Elle se profilait à peine, comme un nuage vu de très loin. Elle traînait comme un paquebot pris dans les glaces. Elle tournait sournoisement autour d’Otis, comme une Mygavolt qui file sa toile.

Il posa le téléphone.

— C’était BUT, non ? voulut savoir sa mère.
— Laisse-le un peu respirer, intervint son père. Je suis sûr qu’il te l’aurait déjà dit si c’était le cas.

Syd avait retiré ses chaussures avec succès et posé son sac sur la table de la cuisine. Il revint, lançant un petit sourire à son grand-frère. Derrière le dos du cadet, la porte à demi-fermée éclipsait le soleil, le transformant en une ombre timide.

(Il hochait de la tête, fixant Otis avec une sincérité désarmante. Il bondit depuis la cuisine pour l’accueillir, les yeux écarquillés. Il marmonna ses inquiétudes, jeta un coup d’œil pénétrant à droite, puis à gauche, et s’avança vers le bord de la chaussée pour voir encore un peu plus loin.)

Et d’un œil il revoyait le visage de l’étranger. D’un œil il voyait sa main zébrée de noir, luisante, inquiétante. Il fixait le halo imperceptible avec effroi, ces flammes noires qui léchaient la peau blanche et veinée de l’inconnu comme des langues de nuit.

Comment était-ce possible ? (Écoutez… Ne répétez pas ce que vous allez voir. Jamais. S’il-vous-plaît. Vous comprenez ?) Il avait été guéri, lui et pas un autre. Il avait été guéri au moment où le Mont Foré s’était effondré. (Tu… Tu marches ?)

Il ferma les yeux, serrant les poings. Sa voix s’éleva difficilement, vibrant de colère, le son rauque et laid râpant leurs tympans.

— Ton amie a appelé.

Le sourire de Syd disparut.
La fenêtre cassée claqua sous un coup de vent.
Et dans l’ombre de la cuisine, la Mygavolt de Papy resserra lentement sa toile.

[…]

Jeudi 3 septembre. La date défilait mécaniquement sur un des écrans de l’accueil, en lettres vertes sur un fond noir. Il était sept heures du matin. Le service de rééducation était encore calme et désert.

Otis appela sa mère.

En d’autres mots, il tourna sa main gauche pour avoir le combiné bien en face de ses yeux, puis leva la main droite et tendit l’index pour composer le numéro de leur domicile, qu’Angela avait forcé tous ses enfants à apprendre par cœur. Une fois cette liste de chiffres entrée dans l’appareil il—fut saisie par une brusque nausée, une étrange familiarité—appuya sur le bouton « valider ».

Une sonnerie.
Deux sonneries.
Trois sonneries.
Quatre sonneries.

Et si ses parents n’étaient pas réveillés ou étaient déjà partis travailler ou n’allaient pas décrocher—

— Allô ?

Le timbre riche et puissant de sa mère assaillit ses oreilles tel une cascade brûlante, jaillit contre ses tympans, et en même temps coula comme du miel sur du miel—

— Maman, souffla-t-il, dans un autre monde, la gorge nouée ; la gorge serrée. Salut.
— Qui êtes vous ?

Il frissonna.

— Ma… Maman ?
— … Je… ne vous connais pas…

La voix de sa mère résonna dans le service de réanimation comme un orgue dans un Église, comme le réacteur d’un avion dans un hangar froid, comme une pétarade dans la nuit ou le coup d’un fusil.

— Je ne connais pas votre voix !
Et il secouait de la tête, le souffle coupé, tandis qu’elle poursuivait avec impatience :
— Je pense que vous vous êtes trompé de numéro.

[…]

Vendredi 30 octobre. La voix de leur mère résonna dans le salon comme un orgue dans un Église, comme le réacteur d’un avion dans un hangar froid, comme une pétarade dans la nuit ou le coup d’un fusil.

— Une amie ? s’étonna-t-elle, ravie.

Son timbre riche et puissant assaillit leurs oreilles tel une cascade brûlante, jaillit contre leurs tympans, et en même temps coula comme du miel sur du miel.

— Tu ne nous en avais pas parlé, hein, de cette amie ! Pourquoi donc ? C’est une amie spéciale ?

Leur père sourit à son tour, se prenant au jeu. Il faisait beau dehors. La matinée s’était bien passée, et il y avait de délicieux restes dans le réfrigérateur. Cette après-midi, il promènerait certainement les Pokémon au parc. Quel mal y avait-il à rire un peu ?

— Notre fils est certainement timide, opina-t-il gravement. Peut-être ne s’est-il pas déclaré auprès de sa belle.

Ils imaginèrent leur fils avec une fille. Martin le vit au coin d’un petit feu de cheminé, sous un édredon, discutant à voix basse avec son aimée. Il le vit à la cuisine, avec des Pokémon, avec des enfants. Angela se dit qu’il n’aurait décidément par le panache éclatant d’Otis. Certainement la dulcinée devrait faire les premiers pas, les avances, les reculades intempestives, alterner le chaud et le froid pour le faire tomber, transi, dans ses filets. Oui, ce serait à la fille de se bouger le cul. Car son cadet était incapable de comprendre la finesse des relations sociales ou de se prendre au jeu.

— Alors, à quoi ressemble cette fille ? poursuivit-elle, tapant dans ses mains. On peut voir une photo ?

Mais Syd ne répondit pas.
Il ne dit rien.
Il resta planté là, pitoyable, entre le jour et l’obscurité.

— Roh, mais c’n’est pas possible ! s’emporta la mère. Elle se tourna vers son aîné, son aimé, et lui demanda : toi, tu la connais ? tu l’as vue ?

Otis sembla s’arracha à une torpeur. Il leva la tête, jeta un coup d’œil à sa Manternelle et eut un rictus nerveux.

— Non.
Angela eut l’air perdue et d’autant plus agacée.
— Mais Syd va nous le dire, ajouta-t-il d’une voix sourde.

Il darda un œil à l’adolescent, toujours muet dans l’entrebâillement de la cuisine. Son corps était raide comme pilier de granite et sa face lissée par le froid. Ses mains pendaient à ses côtés, inutiles.

— Nous le dire… répéta Angela, dubitative. Il a quelque chose à nous avouer ? Tu es un peu trop jeune pour l’avoir mise enceinte, non ?

Mise enceinte.
Otis ravala un ricanement.

Les sourires un peu crispés et un peu agacés de ses parents, leurs questionnements perdus et leurs regards curieux, tout cela le rendait malade. Et Syd qui se taisait et qui n’avouait pas. Pourquoi ne voulait-il pas dire qu’il s’agissait d’une grosse blague, hein ? Pourquoi ne voulait-il pas secouer de la tête ou s’animer ou achever l’attente ? Pourquoi avait-il réagi comme un criminel, comme si cette Elsa avait raison, comme si elle avait dit la vérité ?

Brusquement la vue de sa chiffe molle de frère lui fut insupportable. Il eut envie d’aller lui coller une claque ou de le faire disparaître. Pourquoi était-il toujours là ? Même avant sa paralysie il le suivait tout le temps partout, il le collait, il ! mais pourquoi ? Pourquoi ? Ça le gavait merde ! Syd était bizarre et il était pas normal et quand on lui demandait pourquoi il se taisait ! C’était—

Syd avait volé le Galet Blanc et l’avait donné à des membres de la Team Plasma. En échange, l’étranger s’était déplacé et l’avait guéri.

Cette vérité s’enfonça froidement dans son esprit.
Tout son corps se raidit.

— Vous commencez à nous énerver ! soufflait Angela. Otis !

Si son frère avait trahi pour le sauver, qu’est-ce qui empêcherait la justice de conclure qu’Otis l’y avait poussé ? Qu’il avait encouragé son petit-frère à trouver un moyen, n’importe lequel, de le guérir ? Il prendrait trente ans de tôle. Complicité d’acte terroriste.

Cette fois il ricana franchement.

Que c’était drôle, l’histoire de—eh, vous connaissez l’histoire du grand corps malade qui s’est relever uniquement pour marcher jusqu’en prison ?

Et Syd qui se taisait toujours. Est-ce qu’il avait peur ? Est-ce qu’il n’avait pas envie de tout avouer pour rétablir la vérité, éloigner Otis de tout soupçon ? Sa trahison allait être découverte, de toutes les manières. Si cette Elsa était au courant et qu’elle avait dénoncé Syd auprès de sa propre famille, elle ne s’arrêterait pas là. Et quelles preuves avait-elle ? Elle n’avait pas eu besoin de lui en donner. Car elle connaissait l’étranger sans doute. Elle savait qu’il était venu guérir Otis.

Ça ne s’arrêterait pas là.

La brûlure de la panique s’intensifia et Otis se cogna le genou contre le bord de la table en voulant se lever. Ses parents s’inquiétèrent. Il se rassit, stupéfait, sentant la douleur couler comme de la poisse le long de son tibia. Brusquement il se demanda s’il pouvait être heureux de remarcher. Si le prix n’avait pas été trop haut. Il devrait regretter sa guérison non ! Mais là tout de suite il n’y parvenait pas ! Il avait envie de marcher ! Tant pis si—si—

Mais allez, il allait laisser Syd parler.

— Mais qu’est-ce qui se passe avec vous deux ! rouspéta Angela. Otis, tu ne t’es pas fait mal au moins ? Je te rappelle que cela fait peu de temps que tu…

Syd allait bien finir par parler.

— Laissons-les, Angela, intervint Martin. Je crois que c’est une affaire entre eux deux, une histoire qui n’est pas pour nos oreilles de vieux.

Il allait bien finir par craquer ce petit con.

— Bon, si c’est ça, je m’en vais ! souffla la mère en réponse. Elle se tourna vers ses enfants. Votre père et moi avons mieux à faire que—

Syd allait-il se taire jusqu’au bout ?
Otis avait une soif qui desséchait son cœur et ses entrailles, une soif de rester en vie.
La voix de leur mère résonnait dans le salon comme un orgue dans un Église, comme le réacteur d’un avion dans un hangar froid, comme une pétarade dans la nuit ou le coup d’un fusil.
La personne qu’Otis aimait le plus au monde, c’était Otis.

— SYD A DONNÉ L’ARTEFACT SACRÉ DE RÉSHIRAM AUX PLASMAS !

[…]

Longtemps avant, la porte avait claqué derrière Angela, éclipsant la lumière jaune du couloir. Martin avait soupiré, allumant sa veilleuse, tirant légèrement le drap pour s’asseoir au bord du lit. Depuis l’autre côté de la pièce elle le toisait, l’air féroce, semblant le traiter de tous les noms dans sa tête. Il avait mis ses chaussons.

— Je me fiche de ce que dit ce charlatan, je n’enverrai pas mon fils voir un psy ! avait-elle finalement explosé.

Martin s’était crispé.

— Ce n’est pas un charlatan, avait-t-il soufflé lentement, fixant ses chaussons. C’est un professeur confirmé qui a un master en psychologie et un an de formation derrière lui—
— Qui a presque traité notre fils de psychopathe—
— Il n’a PAS DIT ÇA ! Il a EXPLIQUÉ que Syd avait des COMPORTEMENTS ANTISOCIAUX, c’est AUTRE CHOSE !

Ce soir-là, la veilleuse diffusait une lumière très douce, tamisée, sur les mains tremblantes de Martin.

— IL NOUS A CONSEILLÉ DE L’EMBARQUER ! IL NOUS A CONSEILLÉ DE LE FAIRE RÉÉDUQUER !
— C’EST UN TRAITEMENT LÉGER QUI N’IMPLIQUERAIT QU’UNE SEULE SÉANCE PAR SEMAINE !
— IL A SIX ANS !

Martin avait bondi à ses pieds et avait fait face à sa femme, serrant les dents mais—elle secouait la tête, refusant d’aller plus loin. Brusquement calmé, il avait relâché ses poings. Acquiescé. Un petit vertige les avait traversé.

Angela était allée s’asseoir au bord du lit, drapée de silence. Elle était toujours comme ça, quand Martin criait aussi fort qu’elle avait hurlé—ébranlée, effrayée, enragée, ruminant sa défaite pendant des jours. Et il la regardait se remettre de cet affront sans dire mot, attendant patiemment, s’occupant de faire tourner la baraque.

Mais ce jour-là un psychologue avait diagnostiqué des troubles comportementaux à leur fils cadet, ce jour-là il s’était assis à côté d’elle et l’avait enlacé prudemment, baissant la voix, étouffant les braises de ses yeux.

— Angela, il…

Il lui avait caressé le dos et massé doucement ses cervicales, avait posé une main sur sa cuisse et s’était penché pour mieux voir son visage, son visage fermé creusé de lignes de refus. Il lui avait caressé le dos et avait posé une main sur sa cuisse et avait parlé du rendez-vous à mi-mot, traçant des ellipses dans le temps, racontant les journées de Syd.

— … et quand il se relave les mains… la maîtresse dit qu’il met la classe en retard pour aller déjeuner, elle ne peut pas le déscotcher du lavabo… et quand il se tait, comme ça, pendant des heures…

Sa voix avait monté et baissé sans jamais s’élever, c’est-à-dire sans jamais muter en cri ou en tourmente. Il n’avait pas usé d’exclamations, il n’avait pas posé de questions, il avait parlé en cercles et en ovales.

Mais les rides ne s’étaient pas s’aplanies sur le visage d’Angela et sa bouche avait gardé ses plis amers, cette torsion qui labourait son menton. Ses sourcils étaient restés à la fois arqués et froncés, ses yeux avaient retenu leur éclat mauvais et buté.

— C’est parce qu’ils ne savent pas le prendre par le bon bout, avait-elle jugé froidement.

Matin avait serré les dents.

— Avec nous il sourit et bavarde, avait-elle poursuivi sans le voir, les yeux luisant. Quand Otis l’amène au Pokébasket—
— Mais nous ne sommes pas tout le temps  ! l’avait-il interrompu, sa voix vibrant. Il faut l’aider, Angela ! Tu ne peux pas fermer les yeux. Il faut l’aider !

L’exclamation avait résonné trop fortement dans la pénombre, et quelque chose s’était cassé.
C’était peut-être le mot de trop, plus haut que les précédents qui étaient descendus en cascade sans casser, ou offenser.
C’était peut-être une question d’orgueil.
C’était peut-être question d’amour.
Ce n’était peut-être pas une question.

— Notre fils n’a pas de problème.

Angela avait baissé la tête, les joues calées sur deux poings énormes, le regard vissé sur la poignée de porte.

— Notre fils n’a pas de problème.

[…]

D’abord il y eut le silence.

Martin ne comprit pas. Il vit son fils, son fils adoré, son préféré au coin d’un petit feu, devant une cheminé, sous un édredon. Il le vit discutant à voix basse avec son aimée. Il le vit à la cuisine, avec des Pokémon, avec des enfants.

Angela secoua la tête. Elle se dit que ce n’était pas possible. Syd n’aurait pas pu commettre un tel acte. Il n’aurait pas pu ruiner le bonheur de leur famille alors qu’Otis remarchait.

Puis un doute la saisit. Un affreux doute. Otis. Son bel Otis, son aîné. Pourquoi affirmerait-il une telle chose, si elle n’était pas vraie ?

— Tu fais une blague, lui lança-t-elle, sûre d’elle.
Mais il ne lui répondit pas.
— Tu fais une blague.
Il ne lui répondit pas.

Alors ses yeux s’écarquillèrent. Son esprit se saisit de l’idée et se l’appropria. Elle revit Syd baisser les yeux, déglutir, se cacher, elle le revit, lui et ses petites manières de bête traquée, son air de chiot battu et ses regards impénétrables. Son sang ne fit qu’un tour. Elle traversa l’étape du déni pour céder à la colère.

Angela fit volteface et ses yeux exorbités, veinés, bondirent vers Syd.

Comment avait-il pu commettre un tel acte ? Comment avait-il pu ruiner le bonheur de leur famille alors qu’Otis remarchait ?

(Elle revit Syd baisser les yeux, déglutir, se cacher, elle le revit, lui et ses petites manières de bête traquée, son air de chiot battu et ses regards impénétrables.)

— COMMENT AS-TU PU ?

[…]

— Hé petite-sœur. Ça sert à quoi ? Je l’ai trouvé dans ton sac.

Rosa se figea. Elle fixa l’objet en contre-plongée, les yeux écarquillés, ronds comme les billes de savon qui coulaient vers ses poignets. Otis la contemplait toujours, mais cette fois avec son sourire charmeur. Elle se redressa. Balbutia.

Sur la boîte, on pouvait lire : sensibilités, picotements, démangeaisons. Fièvre intense. Fatigue.

— C-C’est rien ! souffla-t-elle. Et puis elle réalisa : t’as fouillé dans mon sac !
— Évidemment que non, s’amusa-t-il. C’est Syd. Les petits enfants sont curieux.

Debout sur le carrelage trempé de la cuisine, sa serpillère à la main, Rosa frissonna. Son cœur pulsa. Ses oreilles bourdonnèrent. Évidemment. Évidemment que non. Son cœur coula avec l’eau savonneuse, glacé.

Elle fixa la crème dans la main d’Otis et se jeta dessus—glissant sur le sol humide—mais il leva la main et s’éclipsa, faisant un pas de côté dans le salon, la laissant tituber jusqu’à une chaise pour se retenir elle tourna la tête—

— Tu peux pas faire ça ! s’écria-t-elle, les larmes aux yeux. Tu peux pas faire ça !
— T’as de l’herpès… vaginal, petite sœur ? s’amusait toujours Otis. Puis il plissa les yeux et grinça : t’as couché ?

Elle resta coite.
Honte et Fierté.
Regrets et Excitation.

— J’vais le dire aux darons, asséna Otis, se tournant. Si tu me donnes pas le nom de ce mec j’le dis aux parents en rentrant du basket.
— Non, souffla Rosa.

Il mit le pied sur la première marche des escaliers, comptant sans doute se reposer une demi-heure avant de partir s’entraîner. Dehors, les parents et Aloé préparaient un barbecue. Leur petit-frère jouait. C’était une belle journée. Le dernier jour d’été.

— NON ! cria-t-elle et elle s’élança après lui, le talonnant jusque dans sa chambre, coinçant le pied dans la porte pour ne pas qu’il s’enferme—

Elle tenta de lui reprendre la boîte mais fut trop maladroite, perdit l’équilibre, se fit pousser dehors et s’écroula sur le parquet, son dos rond contre la porte d’Otis. Un rayon de soleil joua sur ses pieds nus. Elle plissa les yeux, sa vision devenant floue et—Un gémissement remonta, obstruant sa gorge avant d’éclater, gluant.

— Non...

Elle sauta à ses pieds et tambourina contre la porte, ses poings frappant le vieux bois, le poster de Pokébasket qui ornait sa partie supérieure, et enfin ses paumes, claquant douloureusement contre la paroi encore et encore.

— OTIS ! TU PEUX PAS FAIRE ÇA !

Elle s’acharna, se cogna le coude et le pied, alla chercher un gros bouquin pour frapper plus fort et faire plus de bruit. Qu’est-ce qu’il faisait là-dedans ? Qu’est-ce qu’il faisait avec sa crème ?

— OTIS ! SORS DE LÀ !
Et encore, comme une incantation pour amener la pluie, le bonheur, quelque chose du genre.
— SORS DE LÀ ! SORS DE LÀ OTIS ! SORS DE LÀ !
— C’EST BON TU ME GAVES !

La porte s’ouvrit et elle partit en avant, se cognant contre son torse—uniforme de basket jaune—étourdie. Il la repoussa et dévala les escaliers, balançant son sac de sport par-dessus une épaule. Elle le poursuivit.

— Tu me fais chier ! s’énerva-t-il. Je pars en avance t’es contente ?
— NON ! répliqua-t-elle, essoufflée, furieuse, effrayée. Donne-moi cette boîte !
— Je l’ai pas sur moi, t’as cru !

Elle s’arrêta. Il ouvrit la porte d’entrée. De ses grands yeux elle suivait les mouvements d’Otis, les gestes saccadés de la colère.

— Où est-ce que tu l’as mise ? chuchota-t-elle, brusquement consciente que ses parents pourraient entendre leurs cris.
— J’te dis pas.

Il partir dans le jardin, sa silhouette illuminée en contre-jour, complètement noire, comme un trou en forme d’homme dans l’univers. Elle resta un peu étourdie, n’ayant aucune idée de ce qu’elle pouvait dire pour le faire renoncer. Aucun moyen de pression pour le faire reculer. Rien.
Une échéance, dans deux heures et demi.

— OTIS ! hurla-t-elle, s’élançant dans le jardin, dans la lumière, dans la chaleur, dans le flou—

Sa mère leur cria quelque chose, sans doute de se calmer, mais elle n’écouta pas, courant simplement vers le portail, se frayant un chemin dans la glycine parfumée, cent pétales violets tombant dans ses cheveux tressés.

— NE LEUR DIS PAS !
— LÂCHE-MOI !

Elle émergea du portail—

Au coin de la rue apparut un grand camion rouge et blanc. « LIVRAISON EXPRESS, PELUCHES & CO ». Ses pneus crissèrent contre la chaussée, crissèrent, et l’air vrombit. Otis s’était retourné pour lui crier dessus, ses beaux traits lestés par une dureté qui resterait à jamais dans l’esprit de Rosa. Il se tenait debout au milieu de la route noire, sous le soleil, en uniforme jaune.

Le camion de livraison le percuta de plein fouet. Son corps quitta la chaussée et vola. Vola.
Rosa ne s’entendit pas crier.

[…]

Son mari ne buvait pas de vin, car l’alcool lui montait trop vite à la tête. Mais cela n’empêchait pas Aloé d’en apprécier un petit verre de temps en temps, et c’est ce qu’elle faisait en cette belle journée d’octobre, perchée sur une terrasse peu usitée du musée.

Elle avait besoin de se détendre.

Les MystèreBall que lui avait fait analyser Tcheren, deux mois auparavant, n’étaient d’autre que les premières Pokéball crées entièrement pas des Teams. Elle l’avait appris il y a dix jours et depuis ne dormait plus. Cela la rendait difficile—irritable, intraitable, et son mari en souffrait. Alors… elle avait décidé de faire un petit effort, de se reprendre, de prendre du temps pour elle. Elle avait pris un jour de congé.

Mais la Team Plasma maîtrisait l’atomisation des particules. Cette sourde menace bouillonnait dans ses entrailles. L’angoisse se condensait comme un orage au fond de sa conscience. Et si—

Son portable sonna et lui arracha un sursaut. Un bond. Elle fixa l’engin de malheur d’un œil mauvais, soupirant, se demandant si elle devait y répondre ou même regarder qui l’appelait. Elle avait, après tout, pris un jour de congé. Elle devait se soigner pour que son petit mari puisse dormir.

Il s’écoula donc une sonnerie.
Deux sonneries.
Trois sonneries.
Quatre sonneries.

L’homme ou la femme qui appelait devait vraiment vouloir la joindre pour insister passer les trois premières. Soupirant de nouveau, Aloé arrêta de résister futilement, céda à la petite voix de sa conscience, et tendit la main vers l’appareil.

Car une sourde menace bouillonnait dans ses entrailles. L’angoisse se condensait comme un orage au fond de sa conscience. Mais jamais…

Jamais Aloé n’aurait pu s’attendre à ce que l’Hydre des Plasma resurgisse dans sa propre famille. Pas après ce qu’ils avaient déjà vécu. Pas après tous les efforts qu’ils avaient faits. Et pourtant c’était bien la voix de son frère qui lui parvenait, étouffée, depuis l’autre bout du fil.

— Il faut que tu viennes discuter avec Syd !

[…]

Aloé avait passé plus d’une nuit d’hiver cachée dans les bosquets autour de la maison avec sa mère.

Son père rentrait furieux après un coup bas de son patron, qu’il avait sans doute avalé avec un sourire et un compliment admiratif, et les battait comme du plâtre. Il commençait toujours par les frapper avec sa ceinture—jamais à mains nues—mais ces nuits-là, il se servait aussi d’assiettes ou de bouteilles puis les jetait dehors. Elle et sa mère gelaient alors en silence dans les haies, la mère horrifiée à l’idée d’être aperçue par des Gens Respectables.

Aloé se souvenait d’une nuit en particulier. Elle avait sept ans, et son père avait fracassé le service de mariage sur leurs épaules. Elles étaient toutes les deux recroquevillées dans les bosquets, les blancs de leurs yeux se miroitant dans la pénombre urbaine. Aloé venait de recevoir son premier Pokémon.

Ratentif.

Mais il était dans sa Pokéball, et sa Pokéball était dans sa chambre. Ignorant les supplications de sa mère, Aloé s’était glissée dans la maison par une bouche d’aération pour le récupérer. Toutes les lumières étaient éteintes. Elle avait cru que son père était parti se coucher, ou à défaut fulminer dans le noir. Elle s’était faufilée jusqu’à sa chambre, posant doucement le pied sur les marches qui grinçaient le moins dans les escaliers, retenant son souffle, comptant trois secondes dans sa tête avant de faire un pas supplémentaire. La Pokéball était dissimulée sous son oreiller, et elle s’en était saisie avec hâte et soulagement avant de redescendre vers le salon sans la moindre précipitation ou le moindre relâchement.

Elle posait le pied sur le carrelage froid quand tout à coup les lumières s’allumèrent. Quand il la surprit, Papy Park ne dit pas un mot. Il se balança un instant sur son rocking-chair, le siège grinçant dans le silence, puis sortit sa Mygavolt. L’arachnée secréta une Toile Elek. Ses mandibules craquelèrent. Aloé préféra se laisser volontairement à terre plutôt que de s’écraser après le choc électrique.

Quand il eut fini d’électrocuter sa fille, Papy Park la força à sortir son bébé Ratentif et répéta l’opération. Il infligea des attaques de violence croissante au jeune rat sans quitter la scène des yeux. Puis il continua de se balancer dans son rocking-chair. Il resta longtemps à se balancer.

Aloé s’enfuit un an plus tard. D’abord pour joindre son frère qui était en pension. Puis pour commencer son voyage initiatique.

[…]

La claque fut retentissante.

Syd tituba, la tête tournée, les yeux baissés. Il se laissa choir contre le mur blanc sous les yeux de sa mère, son père, son grand-frère et sa tante. On avait envoyé les Pokémon se promener. Le ciel s’était voilé, et une froide exhalation émanait à présent de la fenêtre mal fermée. Feuilles d’automne.

— COMMENT AS-TU PU ? hurla encore Aloé, la voix rauque.

Son visage, profondément tordu par la fureur et l’incompréhension, ressemblait à un masque de théâtre altomarien. Tout son corps tremblait, courbes féminines et cellulite suant à grosses gouttes. Elle avait une main serrée en un poing menaçant, l’autre encore levée par-dessus la figure muette de Syd.

— COMMENT TU AS PU FAIRE ÇA ?

Une autre claque partie, rebondissant sur la chair molle de joues encore rondes. Le bruit de la collision éclata dans la pièce. Ecœurant. Et ils écoutaient tous, ils regardaient tous. Angela croisa les bras, braqua ses yeux sur le plafond, grimaçant. Elle écoutait. Otis s’assit, fixa la table en vers, posa sa tête sur ses poings. Il regardait.

— MAIS RÉPONDS ! RÉPONDS PETIT… PETIT—

La main s’abattit, prête à sévir encore, cette fois sur le crâne. Mais n’y tenant plus, Martin sur rua vers sa sœur et attrapa son avant-bras.

Le silence se fit brutalement dans la pièce. Et l’ex-Championne tourna lentement la tête pour croiser les yeux de son frère.

La Mygavolt de Papa.
Aloé, est-ce que tu as vu la Mygavolt ?

Le regard de Martin était très foncé. Mais Syd avait les yeux luisant, dorés, ambrés, chatoyants de son grand-père. Il avait les yeux de Papy Park. Pourquoi ? L’ironie était trop cruelle. Quand il les levait vers Aloé, méfiant, prudent, coupable, cela lui donnait envie de lui serrer la gorge !

— Qu’est-ce que tu as fait ? souffla-t-elle, secouant de la tête.

Car Syd l’avait admis. Aussitôt qu’elle avait posé le pied dans leur salon, il s’était mis devant elle, raide comme un réverbère, et avait soufflé : « j’ai pris le Galet Blanc dans les Ruines Enfouies et je l’ai donné à la Team Plasma »…

Aloé se dégagea brusquement de la prise de son frère.

Comment avait-il pu adhérer à cette organisation criminelle et travailler pour eux ? Voulait-il perdre ses propres Pokémon, faire souffrir ceux des autres ? Voulait-il réduire des Légendes en esclavage ? Poser des bombes ? Comment pouvait-il les supporter ? Il avait… il avait volé le Galet Blanc… il l’avait donné à des fous ! Il l’avait donné à des fous qui avaient commis des attentats, qui avaient rasé Janusia, qui… qui… qui… elle n’avait pas de mots ! Elle n’avait pas de MOTS pour les nommer !

Traîtrise était un terme trop étroit, petit, faible, étriqué.
Fureur était un mot trop froid pour ce qu’elle ressentait.
Révulsion ne pouvait caractériser le frémissement de ses entrailles.

Aloé avait lutté contre la première Team Plasma. Elle avait vu les crimes quotidiens des fous, des illuminés : les vols, les enlèvements contre rançons, les meurtres. Mais elle avait aussi connu la violence calculée des élites, des commandants qui avaient des cousins au parlement et des amis dans les patronnât du UN 40. Elle avait éprouvé l’horreur des attentats à la bombe, des fusillades dans les syndicats du secteur Pokémon, des attaques massives sur Maillard.

Elle connaissait intimement la violence.
La violence était une vieille amie, très complice dans le silence.
Et son neveu la connaissait aussi, à présent.

Elle considéra sa silhouette tendue, ses épaules voutées, son regard de bête blessée qui attend le couperet final. Elle le considéra et une nouvelle vague de dégoût monta en elle car elle ne vit qu’un agent Plasma, ce n’était plus Syd, ce n’était plus lui, ce n’était plus le garçon qu’ils avaient éduqué et à qui ils avaient inculqué des principes de droiture, de respect.

— Tu as amené la honte sur cette famille, siffla-t-elle, de la bile chaude remontant jusqu’à sa bouche.

Elle essuya les larmes qui perlaient aux coins de ses yeux, essoufflée, perdue et nauséeuse. Parce qu’il y avait encore son faux-témoignage ! Il avait menti à la Maîtresse Iris, il lui avait dit qu’il avait été enlevé, qu’il était une victime alors qu’il était passé du côté des bourreaux et avait poignardé tout Unys ! Pendant trois heures il avait raconté, en long et en large, la peur qu’il avait eu, ses souffrances, ce qu’il avait pu apercevoir du repaire et la manière dont son sauvetage s’était déroulé… alors que tout n’était que connivences. Mensonges ! Traitrise !

— Tu as à fait HONTE à ta FAMILLE ! TU AS BRISÉ MA CONFIANCE ! LE NEVEU D’UNE CHAMPIONNE QUI TRAHI ! COMMENT AS-TU PU ?

Elle s’arrêta, le souffle coupé. Elle voyait trouble. Seuls les yeux ambrés de Syd restaient net, luisants.
Elle se rappelait comment—
Elle se rappelait comment il avait raconté en long et en large, une histoire tragique—l’histoire que lui avait fabriqué la Team et elle, sa tante, Championne d’Arène—elle l’avait cru ! Parce qu’elle jamais elle n’aurait pu soupçonner qu’un garçon qu’elle avait éduqué, qu’elle avait formé, qu’elle—qu’elle—
Elle leur avait dit pour le Galet Blanc, MERDE ! C’était à cause d’ELLE QU’IL CONNAISSAIT LE GALET ! Sans son idiotie jamais Martin et ses enfants n’auraient SU et jamais Syd n’aurait PU TRAHIR !

— COMMENT AS-TU PU ? cria-t-elle de nouveau, nageant dans les eaux troubles de la rage et la honte et la peur.

Comment as-tu pu ?
Cette question resta encore sans réponse, ses échos rageurs se dissipant dans le silence.
Car le cœur de l’énigme, l’épingle qui tenait le nœud tragique, le coupable, le neveu, le fils et le frère restait silencieux.
Il les regardait silencieusement.
Il respirait silencieusement. Ou ne respirait pas.

— Pourquoi ? cracha finalement Aloé, les yeux plissés et le cœur brûlant. Tu dois bien avoir une raison, non ? Tu n’as pas fait ça par bêtise ou pour t’amuser ? POURQUOI ?

Syd ne broncha pas, mais à l’autre bout du salon, sur la table, Otis tressauta. Ses épaules son contractèrent et ses yeux s’écarquillèrent, cachés dans le creux de ses bras. Il se mordit la lèvre et se dit qu’en une phrase il pourrait absoudre son petit-frère. Mais ses tripes gelées se tordaient dans son bas ventre et tout son être rejetait cette idée.

Il n’avait rien demandé. Il ne voulait pas être suspecté. Il ne voulait pas que son nom soit associé à cette affaire. Il pouvait très bien aider Syd autrement, oui, il pourrait très bien l’aider, plus tard. Il était encore jeune, après tout. Les juges auraient pitié. Il ne passerait pas longtemps en prison. Moins de sept ans, en tout cas.

— Tu n’es plus mon neveu.

Les mots sonnèrent comme une sentence, un châtiment. Ils déchirèrent le silence pesant avec violence.

Mais condamné ne dit rien. Il garda les yeux vissés sur ses pieds, docile, passif.

Car sur le fond, Syd n’en voulait pas à Aloé de l’avoir frappé. Il n’en voulait pas à ses parents de l’avoir regardé faire. Il n’en voulait pas non plus à Otis de l’avoir dénoncé. En fait… Il s’y était attendu. Même si une toute petite partie de lui avait refusé de l’accepter, avait espéré, avait eu peur, ce n’était qu’un réflexe enfantin dont il était temps de se débarrasser. Même si une voix faiblarde et enroué avait hurlé depuis l’arrière de son esprit à chaque fois qu’Aloé avait levé sa main… elle devait avoir raison… non ?

Il avait trahi… sa famille, ses amis, et puis tous ceux qui aimaient leurs Pokémon… non ?
Et personne, ici, ne savait pourquoi… pas sa tante, qu’il admirait, pas ses parents, qu’il aimait, ou Otis qu’il…
Car il était resté muet.
Pour protéger Otis.

C’était normal. C’était normal qu’on le frappe. Les aînés frappent les enfants qui ont fauté et lui… lui… ! il avait

Devant le silence de son neveu, Aloé fut saisi d’une nouvelle vague de nausée. Elle porta une main à ses yeux pour ne plus le voir, effrayée à l’idée de ce qu’elle allait devoir faire à cause de lui.

Car elle ne voyait pas d’autre solution que d’appeler la Maîtresse Iris. Il fallait avouer avant que la Team Plasma n’agisse. Il fallait se confesser et expier la faute de la famille. Oui, il fallait s’agenouiller, faire pénitence ; il fallait que tous soient là : son frère, sa belle-sœur, son neveu et…

… et Syd.

Le visiophone sonna longtemps, ses échos se délitant dans le silence morbide de la pièce. Les parents regardaient leur fils. C’était la dernière minute d’un condamné.

Iris apparut à l’écran, et Aloé s’avança.


(Les œufs de la Mygavolt)
Une affiche des Go-Go Rock était restée collée au plafond. À droite du poster il demeurait une trace de photo, un rectangle plus clair sur le plafond lézardé. Fantôme de cliché. On retrouvait des traces semblables autour du velux fermé, assorties de marques de pâte-à-fixe.

Des coupes de Pokébasket avaient été placées dans les étagères, des médailles, aussi. En face du lit il y avait une commode où se ternissaient plein de vieux vêtements. Quelques babioles traînaient au bord du bois sombre comme des spectres timides. Un tas de bandes-dessinées.

Les murs étaient blancs, le parquet en faux-bois clair, celui des pavillons de banlieues où s’agglutinent les classes moyennes. La chambre sentait l’air frais, l’air frais et vert du printemps.

Et un petit garçon était assis au milieu de la pièce. Il scrutait tous ses recoins intensément, à l’affut du moindre détail, nageant dans les souvenirs qu’il avait de cette chambre. Il restait muet, enfermé dans un silence pesant. C’était comme la chambre d’un mort.

Mais soudain le petit garçon bondit à ses pieds. Il quitta la chambre en trombe et passa dans celle de sa grande-sœur mais elle n’était pas là ! Il chercha alors sous son bureau, sous son lit, sous ses coussins ! Il courut dans la chambre de ses parents pour voir si elle n’était pas là, mais elle ne se cachait pas non plus dans la grande-pièce aux tons chauds alors où était-elle ? Pas dans les toilettes carrelés de bleu, pas dans la salle-de-bain blanche, pas dans la cuisine où il restait de la vaisselle ni le salon au carrelage froid ! Mais où était-elle ?

Le petit garçon cherchait furieusement, retournant tout sur son passage, causant un vacarme et ruinant la déco. Dans ses yeux d’ambre luisait un éclat de méchanceté.

Mais elle était dans le jardin. Elle était dans le jardin, avec leurs parents, attablés autour d’un petit goûter, discutant avec des airs graves.

La Traîtresse.
Elle voulait partir Édutier à Kanteau.
Elle voulait abandonner Otis.

Le petit garçon s’avança, l’éclat méchant se dilatant dans son regard furieux, ses mains se roulant en minuscules poings. Il se planta au milieu de la terrasse, attirant l’attention de ses aînés.

— JE VEUX QU’ELLE PARTE !
Sa maman sursauta.
— JE VEUX QU’ELLE PARTE !
Son papa écarquilla les yeux.
— JE VEUX QU’ELLE PARTE !
Et sa grande-sœur se leva.

La vieille qui regardait toujours les Redding-Park de travers passa sa tête par la fenêtre et regarda le petit monstre qui criait au milieu du jardin, intéressée.

— JE VEUX QU’ELLE PARTE !

Le hurlement horrible retentit dans tout le voisinage comme une claque, comme une sentence. Quelques-uns sortirent dans leurs jardins. D’autres passèrent la tête par la fenêtre. Et tous virent Rosa le supplier de se taire, de se calmer, de comprendre, et se demandèrent ce que la jeune fille avait fait de mal.

Car le petit criait encore…
Et encore…
Et encore.


(Syd)
Le 8 juin 2999, Syd appuya sa tête contre la fenêtre du train qui l’amenait vers Pavonnay.

Un jeune homme lisait en face de lui, et lui avait souri en guise de bonjour—mais Syd ne lui avait pas répondu. C’était un Étranger. Et Syd ne parlait pas aux Étrangers. Ce qui comptait, c’était la Famille. D’ailleurs, il aurait préféré voyager seul. Il redoutait devoir parler à ses futurs « compagnons » de voyage… mais il allait faire de son mieux pour les éviter. Il avait une tente, savait cuisiner, et pourrait certainement entraîner ses Pokémon à l’écart.

Il espérait que les autres adolescents sélectionnés soient timides, ou écervelés, en tout cas faciles à repousser.

Parce qu’il avait un objectif. Un but auquel il se consacrait tout entier depuis ses sept ans, et qui lui apportait le sourire.
Il avait un secret, un secret qui se cachait dans le flou vert de l’autre côté de la vitre, un secret qui se révélait dans les vibrations du train.
Un Secret.

Et ce voyage initiatique n’y changerait Rien.



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