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Clair-obscur de Raishini



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» Auteur : Raishini - Voir le profil
» Créé le 12/09/2018 à 01:15
» Dernière mise à jour le 28/02/2019 à 19:25

» Mots-clés :   Guerre   Hoenn   Policier   Présence d'armes

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Obscurité
[Une référence s’est glissée dans le chapitre, je suis curieux de voir ceux qui la reconnaîtront ! Eh oui, écrire c’est bien, organiser une petite gymnastique en parallèle c’est encore mieux ;) Tout ceci dans le but (clairement efficace) d'étouffer les rumeurs selon lesquelles je mets des plombes à publier, n'est-ce pas... °3° ]




Les marches s’étiraient en une longue spirale qu’Amélie gravissait au pas de charge. Ses petites jambes dansaient, grignotant le moindre centimètre, brisant le silence sépulcral qui régnait. Son rythme cardiaque amplifiait à mesure qu’elle approchait du but et, bien vite, le souffle lui manqua.


La jeune femme marqua une pause quand elle atteignit le pallier du quatrième étage. Dans son empressement, elle avait mis du temps à réaliser que son corps hurlait au supplice. Un vide pesant comprimait ses poumons et ses jambes la brûlaient. Le cœur prêt à exploser, une main sur la rampe, elle inspira maladroitement.


Bordel, faudrait qu’elle se mette au sport avec Hoguera. Parce que là, pfiouh… Allez, une, deux… Une, deux… On inspire… On expire…


Enfin, Amélie reprit sa course folle – quoique plus modérément – et se retrouva devant une porte à double-battants qui indiquait en grosses lettres rouges : « Cinquième étage ». Le dénouement était quelque part derrière cette porte. Elle le savait. Vivement que tout soit fini, histoire qu’elle puisse reprendre une vie normale.


Une vie « normale ». Ah, ah, la bonne blague. Une existence faite de simulacres pouvait-elle vraiment être qualifiée de normale ?


Amélie franchit l’entrée et déboucha sur un couloir exigu. Les murs et le linoléum étincelaient d’une propreté telle que la blonde crut flotter dans le vide. Aux yeux de n’importe quel religieux, cet écrin nivéal aurait constitué une esquisse de paradis. Un paradis qui gardait pourtant entre ses murs l’enfer de la mort. A supposer que sa journée n’eût pas déjà été une insulte aux croyances, la blonde aurait trouvé ce paradoxe très amusant.


Mais quand elle fit un pas, Amélie se ravisa. Elle n’était pas si impatiente que ça. Dans quelques mètres, elle se retrouverait confrontée au fruit de ses erreurs, de sa trahison. Même pour une personne entraînée comme elle, il ne s’agissait pas d’une formalité qu’elle balaierait d’un geste. Sans compter qu’elle n’était pas du genre à foncer tête baissée vers les problèmes.


Et des problèmes, elle allait s’en attirer.


Les paupières closes pour se forger une contenance, Amélie inspira un grand coup et, d’une démarche nettement plus mesurée, elle longea les murs. Chambre numéro 520… chambre numéro 515… chambre numéro 507… chambre…


Numéro 503.


Un simple cadre de bois peint en marquait l’accès. Pas de quoi soupçonner l’horreur que la jeune femme devrait bientôt confronter, à quelques pas de là...


Amélie leva sa main et toqua avec fermeté. Un silence s’étira dans l’étroit couloir de porcelaine, insoutenable. Puis un vague « entrez » finit par lui répondre. Alors, lentement, précautionneusement, la blonde tourna la poignée et franchit le seuil.


Comme l’hôpital dans son entièreté, la chambre avait été aménagée sobrement. Les angles étaient occupés par des chaises qui grinçaient sous des étagères remplies de vieux livres et de plantes synthétiques. Il s’agissait de la seule note de couleur dans cet étau monocorde. Une petite salle de bains se trouvait sur la gauche d’Amélie. A l’autre bout de la pièce, une fenêtre coulissante laissait filtrer la lumière, qui venait alors éclairer les rideaux permettant d’isoler les patients. Le lit le plus proche de l’entrée était inoccupé. Evidemment. La cohabitation entre humains et pokémons, bien qu’officiellement autorisée, n’était guère courante. Qui voudrait prendre le moindre risque, après tout ? Par bien des aspects, la Guerre avait entaché l’histoire et marqué les esprits…


Les iris bleutés d’Amélie, qui avaient jusqu’alors ignoré le deuxième lit, se posèrent dessus. Ils identifièrent Baptiste, le fameux serveur du centre pokémon d’Autéquia, en pleine réflexion absente. Ses petits yeux injectés de sang furetaient entre deux points invisibles tandis qu’il marmonnait pour son compte. A bien des égards, le centre d’Autéquia était une curiosité historique plus qu’un véritable refuge pour pokémons en danger. La baisse du nombre de dresseurs conjuguée à la politique actuelle avait en effet conduit le nombre de centres à diminuer progressivement. Seul ceux de Cimetronelle, Vergazon et Autéquia subsistaient encore, mais ils vivaient surtout du bénévolat et, par conséquent, n’offraient pas une couverture médicale très efficace. Les dresseurs, même s’ils répudiaient cette option, allaient donc à l’hôpital quand leurs compagnons subissaient de graves dommages.


Enfin, Amélie se décida à regarder le lit proprement dit. Sous une fine couverture blanche qui laissait deviner chaque motif de son corps, un pokémon sommeillait. Une batterie d’appareils surveillait ou maintenait ses constantes vitales en émettant un cliquetis régulier. Il s’agissait d’un équipement de pointe mais, pour une fois, Amélie ne chercha pas à savoir comment fonctionnait le moniteur ou le respirateur. Ce qu’elle découvrait la hantait beaucoup trop, en devenait beaucoup trop réel. Ce qu’elle voyait ne pouvait être le finaliste du Concours…


Car si, autrefois, il avait été un robuste et majestueux reptile aux écailles océaniques, il n’était désormais plus qu’une ombre. Ses mâchoires formaient un angle étrange, exhibant une rangée de dents manquante et des lacérations encore vives. Le profil gauche de son visage avait été partiellement arraché et son œil ne se résumait plus qu’à une orbite cave et sombre. La crête rouge qui couronnait sa tête était déchiquetée, seulement maintenue par quelques lambeaux. Un bien triste vestige pour ce roi déchu…


Amélie cessa de respirer. La frénésie, l’adrénaline, le chaos de la finale avaient dû brouiller ses sens. Jamais elle n’aurait imaginé des blessures aussi graves ! Amélie aimait les pokémons, et en voir un dans cet état la bouleversait. Sa mère n’aurait pas accepté ce qu’ils avaient infligé à celui-ci. Ah ça oui, Hoguera ne l’avait pas raté, leur adversaire…


Et elle n’avait rien fait pour l’en empêcher.


- Toi ?


La voix de Baptiste sonnait comme un murmure d’outre-tombe. Amélie aurait même douté qu’il eût parlé si ses lèvres n’avaient pas remué. Trop désorientée par le spectacle, la jeune femme se contenta d’un :


- Oui, moi.


Bravo, Amélie. Quelle répartie ! Du grand art.


Baptiste se figea dans une grimace passablement ridicule, abasourdi par l’arrivée inattendue d’Amélie. Puis il remua la tête de droite à gauche, ce qui eut pour effet d’agiter ses boucles trop parfaites, trop féminines. La jeune femme n’était pas sûre de savoir comment réagir face à ce spectacle. Elle se contenta de rester immobile, les bras ballants, cherchant des mots qui, pour une fois, lui manquaient. L’atmosphère s’épaississait, déployant les fils de sa toile autour de leurs cous... Au prix d’un effort surhumain, Baptiste parvint à articuler :


- Qu… qu’est-ce tu fais là ? T’es venue te… te moquer de nous, c’est ça ?


Amélie se composa une expression de remords sincère – pour une fois qu’elle n’avait pas à simuler – et lâcha d’une voix forte :


- Je suis venue présenter des excuses. Cet accident était inqualifiable... Je regrette que les évènements aient pris une telle tournure. Si jamais…


La jeune femme cessa de parler, la bouche légèrement entrouverte. Quelque chose venait d’attirer son attention. Se pouvait-il… ?


- Dégage.


Elle n’était pas sûre d’avoir compris ce que le serveur avait murmuré dans sa barbe. Mais peu importait, car elle aurait juré voir le pokémon bouger pendant sa tirade…


- Dégage !


Le jeune homme fit un pas en agitant les bras, les yeux exorbités. Amélie, qui n’avait pas réagi à sa véhémence, ne put toutefois contenir un frisson à la vue du pokémon alité, juste derrière lui. Il ne bougeait plus… L’avait-il entendue ? Si oui, était-il apaisé, la pardonnait-il ? Sans ça, ce discours, sa venue, ses efforts pour reprendre le contrôle… tout perdait son sens. Il devait à tout prix l’entendre.


Baptiste dut prendre son trouble pour une ouverture, car il avança d’un pas ferme vers elle et empoigna son débardeur avec férocité.


- T’es sourde ou quoi ? Tu préfères que je te cogne pour faire passer le message ?


- Ne. Me. Touche. Pas.


Amélie avait brusquement pris une voix chargée de menaces. Même si le reptile la perturbait, elle ne supportait pas qu’on la touche. Surtout quand il s’agissait d’un mec. Et, plus largement, elle devait admettre que l’attitude de Baptiste – qui faisait bien une tête de plus qu’elle, et sûrement le double de son poids – l’effrayait un peu. Sans Hoguera, il pourrait facilement la mettre à terre. La blonde n’avait pas imaginé que le serveur pût se montrer violent au beau milieu d’une salle d’hôpital. Sa foutue arrogance lui jouait des tours. Elle espérait néanmoins que l’intonation de sa voix serait assez convaincante pour le dissuader.


Alors qu’Amélie s’apprêtait à opposer un nouvel argument, plus percutant cette fois, la poigne de Baptiste faiblit. La jeune femme soupira intérieurement, quelque part entre sa gorge et ses omoplates.


Les fleurs sensibles cachent leurs épines. Et attendent l’heure.


- Alors ça y est, dit-il avec une triste ironie. Tu montres enfin ton vrai visage. Je me disais bien que c’était bidon, ton numéro de gentille fifille.


Baptiste resta pensif un instant, les yeux fixés sur Amélie. Ses lèvres tremblaient. Puis il explosa :


- T’es quoi en fait, un p-p-putain de robot ?! Et pourquoi… pour… POURQUOI tu ramènes ta sale gueule ici, ça t’a pas suffi d-d-d’éclater Dundee en direct ? Le concours se… sera le sujet p-p-principal du journal de treize heures, BORDEL DE MERDE ! Je… Tu… CA DOIT TE FAIRE TRIPER HEIN, SALOPE ! T’EN AS RIEN A CIRER DE CE QUE T’AS FAIT !


Amélie savait depuis longtemps que la finale serait médiatisée et que, très vite, des gens la reconnaîtraient dans la rue. En revanche, Baptiste se trompait. Du moins en partie. Elle regrettait son acte – ou plutôt son inaction. Malgré toute l’horreur humaine à laquelle elle avait assisté pendant sa jeunesse… pendant la Guerre… Malgré son envie profonde de détester ses semblables, malgré son antipathie pour Baptiste, elle ne pouvait que comprendre et réagir à sa douleur. Elle aurait probablement été dans un état pire encore si Hoguera avait été blessé de la sorte. Pourtant, Amélie ne put s’ôter de la tête que, à choisir, elle aurait préféré que Baptiste fût dans ce lit plutôt que Dundee. Sa journée n’en aurait été que plus tranquille et, surtout, elle n’aurait pas eu autant de mal à revêtir ses masques.


- Hé, je… j’te cause, connasse ! grommela Baptiste, déboussolé par son mutisme. Tu… tu… TU VAS OUVRIR TA GUEULE ?


Aucun mot ne pouvait le raisonner de manière efficace. Dans cette situation, autant ne pas jouer son jeu et se taire, pensait Amélie. Mais elle n’était pas sûre d’y arriver longtemps : le visage gras et moite du serveur lui donnait la nausée et sa détresse l’atteignait plus que la jeune femme ne voulait l’admettre. En plus, elle n’avait toujours pas réussi à faire de vraies excuses au pokémon…


Au même instant, quelqu’un toqua à la porte et un homme en blouse blanche franchit l’entrebâillement pour les rejoindre. Dans l’intervalle, Amélie et Baptiste s’étaient écartés l’un de l’autre, de sorte que le nouveau venu ne remarqua rien du manège.


- Docteur ?


- Je vous dérange peut-être ?


Il observait le couple improbable comme s’il s’attendait à le voir échanger un câlin de réconfort. Pendant une fraction de seconde, Amélie hésita à rire, prise entre sa nervosité et le ridicule de la situation.


- Euh… non ! Non, pas du tout, bafouilla le serveur en agitant des mains tremblantes.


Baptiste avait complètement oublié Amélie. Il transpirait toujours mais son visage lunaire exprimait plus de crainte que de colère, à présent. Quant à la jeune femme, elle loua secrètement l’arrivée de Monsieur Boule-de-billard. Il l’avait sortie d’une impasse.


- Dans ce cas… allons-y, reprit le médecin en massant la tonsure bien avancée de son crâne. Au vu de nos récents échanges, et étant donné la complexité de la phase suivante, il faudrait une transfusion de sang avant toute chose. Votre compagnon en a perdu beaucoup et les donneurs sont extrêmement…


- On ne peut pas faire autrement ? l’interrompit Baptiste. Si on attend trop, il va mourir…


- Hum. J’en venais au fait, Monsieur Dolen. Chez les pokémons, les donneurs compatibles sont très rares. Cette solution est donc inenvisageable à court-terme. Je pense qu’il faudrait… euh… peut-être, recourir à une méthode plus… euh… radicale.


Amélie crut tomber dans un précipice, suspendue à la nausée qu’elle avait réprimée à mesure que le dialogue se précisait. Quant à Baptiste, il se fendit d’une lucidité incrédule.


- Attendez, vous êtes en train de me bassiner avec de l’euthanasie, là ?


Ce n’était pas possible. Dundee ne pouvait pas… elle n’aurait jamais… si elle avait eu conscience que son choix… Impossible. Amélie frissonna d’angoisse et de dégoût.


De dégoût pour elle-même.


- Monsieur Dolen, poursuivit le médecin en fronçant des sourcils quasiment translucides, je me dois d’explorer avec vous toutes les éventualités. Vous êtes confronté à des soins d’une ampleur bien supérieure à vos capacités de remboursement et…


- C’est votre devoir en tant que médecin de tout faire pour le sauver ! explosa Baptiste en concédant une larme à son discours. Vous ne pouvez pas le laisser comme ça ! Ses papiers sont en règle ! C’est un citoyen, comme vous et moi !


- En effet, c’est un citoyen, répondit le scientifique avec une once de sarcasme mal dissimulée. Et comme tout citoyen, il exerce une profession en étant conscient des risques. Dans votre cas, l’assurance ne couvrira qu’une partie, bien trop faible, des dépenses. Vous ne pouvez pas…


- Ne me dites pas que je ne peux pas faire quelque chose, vous entendez ? Ne me dites pas que je ne peux pas faire quelque chose !


Le serveur braillait, gesticulait, le regard en quête d’une idée, d’un espoir auquel se raccrocher. Amélie avait assisté à une scène comparable dans le passé. Mais jamais elle n’avait ressenti une telle tristesse, une telle peur. Car aujourd’hui, elle était la fois spectatrice et actrice de la tragédie qui se jouait sous ses yeux.


Non… elle était plus que ça.


Responsable. Elle était responsable.


- Je comprends votre hésitation, Monsieur Dolen, reprit le scientifique avec une parfaite indifférence pour le drame interne de ses jeunes interlocuteurs. Je vous laisse un peu souffler avant de me donner une réponse.


- Ce n’est même pas la peine d’attendre. Ma réponse est non.


Baptiste porta son regard au loin, les mains encore pleines des cheveux qu’il venait de s’arracher. Il semblait perdu dans un monde bien au-delà des simples frontières de cette chambre, ses pupilles grises tantôt évanescentes, tantôt fardées d’une lueur vengeresse qui explosait en myriades sanglantes. Le docteur observa Baptiste avec une commisération évidente. Au bout de quelques secondes, il hocha la tête et fit volte-face avant de s’éclipser, silencieux comme une ombre.


Amélie respira aussitôt. Elle avait guetté le départ du scientifique en apnée totale, à deux doigts des larmes, la poitrine douloureuse tandis que l’étau de ses doigts amplifiait. Rester calme lui coûtait toute son énergie. Cela lui coûtait d’autant plus qu’elle n’avait qu’une envie : partir et oublier. Mais il lui fallait rassembler son courage et atteindre le but qui l’avait menée ici. Elle n’aurait sûrement pas d’autre occasion de parler à Dundee. Les lèvres sèches, la gorge serrée, Amélie ouvrit la bouche…


C’est alors que le reptile ouvrit son œil.



۞۞۞


Les iris d’Hoguera rencontrèrent le néant, voilés par ses paupières closes. Le rideau était tombé sur la scène de dévastation qu’il avait créée. Une piste de grès fumant marquait son sillage. C’était rigolo de tout casser ! Et le plus drôle dans tout ça, c’est qu’il y avait plus de rochers qu’il ne pourrait sûrement en compter. Un océan de rochers. Y en avait-il plus que ces bonbons ronds comme des pépites qu’il aimait gober ? Avec Amélie, ils avaient l’habitude de les piocher au hasard en essayant de deviner quelle couleur tomberait. Bleu. Noir. Rouge. Vert. Orange. Multicolore, parfois, si la chance leur souriait.


Mais cette habitude n’était plus. Amélie avait d’autres choses en tête, ces temps-ci. Avec une gravité éphémère, le colosse se promit intérieurement de lui proposer un nouveau jeu.


Hoguera tourna son visage fuselé vers le ciel et ouvrit les yeux. Un mélange duveteux saupoudré de lumières ambrées lui apparut. La trame se déroulait, fluide, délicate, marquant l’univers bleu de son encre pale et ouatée. Amélie aurait sans doute trouvé ce panorama « d’une beauté à couper le souffle ».


Lui, il avait faim.


Le géant se massa le ventre et remua contre le tronc d’arbre où il avait fait halte. Une volée d’oiseaux fendit les barbes à papa géantes et ressortit plus loin, leur manteau noir habillé d’une nouvelle chape blanche. On disait souvent à Hoguera – du moins, ceux qui osaient lui parler… - qu’il ressemblait à un oiseau, lui aussi. Mais il ne comprenait pas bien en quoi. Il était grand, ne volait pas, et il n’irait sûrement pas se percher sur un toit ou attendre devant un banc qu’on lui jette du pain. S’il avait faim, il irait manger quelques baies dans la forêt ou se mijoter un plat à la maison.


Les humains n’avaient décidément pas les yeux en face des trous. Ou bien avaient-ils besoin de lunettes, comme leur voisine un peu fripée ? Au départ, il croyait que la dame avait trop nagé dans un étang. Puis Amélie lui avait expliqué qu’elle était juste vieille et que l’âge rendait les gens fripés. Elle lui avait aussi dit qu’il fallait être gentil avec les vieilles personnes. Alors, maintenant, Hoguera était gentil avec toutes les personnes fripées qu’il voyait.


A bien y repenser, il avait déjà mangé des raisins tout fripés. Est-ce que ça voulait dire que ces raisins étaient vieux et qu’il fallait être gentil avec eux ? Pourtant, il avait le droit de les manger. Mais pas sa voisine… Hum. Parfois, il ne comprenait pas vraiment les mécanismes de ce monde. Il n’avait qu’Amélie pour le guider et…


Un écureuil longea son épaule au même instant, et Hoguera perdit le fil. Il tourna sa tête vers l’animal et contempla les petits yeux noirs et brillants, la fourrure au brun cotonneux et la queue en panache. Oh, il avait l’air de bien l’aimer ! Et s’ils devenaient amis ?


D’une serre mortelle mais douce, il caressa l’écureuil qui s’abandonna au geste. Pourquoi les humains, qui étaient bien plus grands que cette petite bête, avaient-ils peur de lui ? Amélie avait bien tenté de lui expliquer… une histoire de guerre-machin-truc… mais Hoguera n’avait pas écouté et s’était amusé à compter les vitraux de leur mosaïque, à la maison. Un, deux, trois… deux cent quarante-sept…


Et il ne comprenait toujours pas. Il demanderait une nouvelle fois à Amélie comment ça marchait. Sans les carreaux.


Au moment où ses réflexions et son apathie prenaient une ampleur décidément inhabituelle, un éclair zébra au loin, cicatrice dorée contre le ciel. S’il ne lui tira qu’une réaction de curiosité, le vacarme du tonnerre qui suivit eut plus d’effet sur l’écureuil. Dans un couinement suraigu, l’animal quitta son épaule, martela le tronc de ses pattes griffues puis gagna la sûreté du trou où il avait élu résidence.


Hoguera oublia tout le reste sitôt qu’il perdit cette compagnie, empli d’une déception amère et virulente. Autour du géant, les arbres semblaient glousser à la vue du spectacle et se tenir les côtes de leurs branches effilées. Un rire aérien, cinglant.


Ah oui, c’était comme ça ? Ils allaient voir qui commandait ici !


Yeux enflammés et serres brillantes, Hoguera leva un bras, éleva un brasier en pensées… mais le souvenir d’Amélie retint son geste. Elle aurait voulu qu’il se contrôle. Et quelque chose lui disait que mettre le feu à une partie de la montagne n’entrait pas dans la catégorie « se contrôler ». Alors le gallinacé se retint au prix d’un intense effort.


Hoguera souffla. La colère était partie aussi vite qu’elle avait surgi.


Mais c'était sans compter sur mère Nature. Bien vite, un crépitement irrégulier lui vrilla les tympans, pareil à une radio mal réglée… La pluie tombait. Des petites larmes diaprées, ni sucrées, ni salées, qui battaient la mesure contre ses tempes. Une brusque rafale de vent les portait depuis les contreforts lointains du Mont Chimnée, mêlée à une tourmente de cendres éparses qui irrita les yeux d’Hoguera.


Ce bref caprice météorologique lui rappela qu’Amélie avait ses propres larmes à sécher. Ravalant l’agacement que le climat faisait naître en lui, Hoguera quitta son abri. Il prit alors la direction d’Autéquia en courant à grandes enjambées, pareil à une ombre bigarrée qui teintait les flancs noirs d’un rouge onctueux. Une esquisse de sourire lui vint à la pensée qu’il allait bientôt réconforter Amélie.


Car il avait une idée.



۞۞۞


Dundee cligna de la paupière une fois, deux fois, avant d’observer Amélie qui resta figée. Ce simple geste la pétrifiait, déchirant le voile de paix factice qui les enveloppait. L’œil de Dundee tressauta alors, son iris unique distillant toute la folie, toute la peur qu’elle lui inspirait. Il se souvenait.


Et il avait peur. Peur d’elle.


L’expression de Baptiste se transformait à mesure qu’il comprenait. Son visage passait du pokémon à la jeune femme dans un va-et-vient incessant. L’effet aurait été passablement comique si le contexte n’avait pas été si grave. Pour ne rien arranger, Dundee émit des gargouillis, le corps désarticulé au point de rejeter ses couvertures, et se répandit en longues plaintes aiguës. Des plaintes d’animal mourant qui transpercèrent Amélie comme si elle était à sa place.


Baptiste le rejoignit avec une vitesse surprenante et tâcha de le calmer en marmonnant des paroles qu’Amélie ne saisit pas. Mais elle n’avait que faire de tels détails. La blonde savait que sa chance avait tourné. Un instinct immémorial la fit réagir au quart de tour. D’un pas à la vigueur nouvelle, elle rebroussa chemin et quitta la chambre sans un regard en arrière, jugulant tant bien que mal le flot d’émotions contradictoires qui se répandait en elle.


Les fleurs sensibles cachent leurs épines. Et attendent l’heure.


Le couloir défila, suivi de la porte à double-battants qui, après un bref grincement, livra passage à une volée de marche. Leur spirale se confondait avec des images aussi nettes que si elle en avait exploré chaque détail.


Une foule en délire… L’arène centrale envahie par des flammes tumultueuses… Le sentiment de puissance qu’elle avait ressenti, si délicieux qu’elle en avait perdu tout retenue... Hoguera qui lui demandait la permission de tout donner contre Dundee... Et elle. Elle qui lui accordait cette faveur.


Puis venaient les exclamations, le déclic sonore des appareils photo qui se déchaînaient face à la mare de sang… Venaient les imprécations de Baptiste se débattant avec les brancardiers et le micro qui annonçait sa victoire… Venait une grande satisfaction, suivie immédiatement d’une vague d’horreur face à son acte.



Voilà comment, en une matinée, elle avait balayé le principe le plus cher à son cœur. Celui que sa mère avait mis toute son énergie à lui enseigner. Celui pour lequel elle était morte.


Et pour couronner le tout, Amélie n’avait pas obtenu le pardon du pokémon. C’était exactement ce qu’elle avait redouté. A cette pensée, la jeune femme rata une marche et s’écroula au pied de l’escalier, noyée dans l’océan informe de sa chevelure et des pleurs qu’elle retenait à grand peine. Le goût âcre du sang, additionné à une douleur électrisante, la fit se relever aussitôt : elle s’était mordu la langue.


Déglutissant avec une grimace, Amélie reprit sa marche et chassa l’image de Dundee qui, telle une fleur, germait sous ses paupières à demi closes. Elle traversa l’accueil d’un air absent et franchit l’entrée sans un regard pour son entourage. Elle espérait que personne ne remarquerait son attitude car, aujourd’hui plus que jamais, la jeune femme tenait à ne pas centrer l’attention sur elle.


Ploc. Ploc. Ploc.


Une ondée lui refroidit l’échine quand elle se retrouva dehors ; la neige était déjà de l’histoire ancienne. En effet, Autéquia subissait l’influence conjointe des montagnes, à l’Ouest comme au Nord, et d’un vent soutenu, à l’Est. La petite ville avait donc toujours brillé par son climat irrégulier, et ses habitants avaient appris à varier leur garde-robe en conséquence.


Bifurquant à gauche, Amélie s’élança au pas de course dans l’avenue centrale, marcha sur la neige fondue qui éclaboussait ses jambes.


Ploc. Ploc. Ploc.


Une ruelle s’offrit à Amélie et elle l’emprunta. Puis une autre. Et encore une autre. Le rythme de ses pas se fondait avec celui de la pluie. Elle ne sentait plus que son souffle et les vêtements mouillés qui collaient à sa peau. Plus que ce déchirement dont elle cherchait à noyer la source en même temps que ses pensées.


Ploc. Ploc. Ploc.


- Hé ! Attends deux secondes s’il te plaît !


Plus de ploc. Plus de pluie. Juste une voix surexcitée, quelque part au-dessus d’elle. Qui avait osé rompre sa partition isolatrice ?


Amélie leva les yeux vers un homme à la figure rougeaude et enjouée. Il tenait un parapluie jaune et les abritait avec un large sourire qui étincelait de façon irréelle. Au milieu du voile perlé de l'orage, cet énergumène dénotait singulièrement.


- C’est toi qui as écrabouillé ce pokémon, lors du concours ?


Un éclair déchira le ciel, illuminant la place où ils s’étaient arrêtés. Le sourire de l’homme s’agrandit et ses yeux détaillèrent Amélie avec un intérêt dément.


- Merci de lui avoir donné une bonne leçon… reprit-il, le timbre vibrant d’émotion. Merci, merci, merci ! Ces vermines méritent de mourir pour ce qu’ils ont fait à ma famille. Pour ce qu’ils nous ont fait à tous… Encore merci !


Il empoigna les mains d’Amélie et les secoua avec ferveur, puis s’éclipsa sans demander son reste, laissant la jeune femme en pleine confusion. Elle n’avait même pas eu le temps de réagir quand il l’avait touchée, ou quand il avait jeté sa haine des pokémons sur l’autel des stéréotypes.


Les fleurs sensibles cachent leurs épines. Et attendent l’heure.


Quel abruti. Oubliait-il qu’elle était dresseuse et, à ce titre, vivait constamment avec un pokémon ? Un nouveau coup lui déchira pourtant les entrailles quand les paroles de l’intervenant firent écho à sa culpabilité. Les humains portaient autant de responsabilité que les pokémons dans les évènements qui avaient secoué Ônokuni, il y a presque dix ans en arrière. De son propre avis, ils étaient même bien plus responsables. Tout comme elle l’était du sort qui attendait Dundee.


Pour brève qu’elle fût, l’intervention avait suffi à briser la digue de sérénité qu’Amélie érigeait tant bien que mal. Pourtant, avant que le cours de son émoi ne menaçât de la submerger, une deuxième voix fendit l'intempérie grandissante :


- Amélie ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu vas attraper la crève !


Elle fut aussitôt rejointe par une jeune femme au teint sombre, dont le parapluie criard ne parvenait à masquer une certaine rondeur.


Bordel. Elle avait besoin d’être seule, de s’enfermer dans un cocon protecteur. Quand la laisserait-on tranquille ?


- Maya ?


Elle avait enfin réussi à parler. Mais le son qui s’accrocha aux lèvres de la jeune femme était étrangement guttural, comme si elle avait gardé le silence depuis une bonne semaine.


- Bah oui, c’est moi ! répondit la dénommée Maya en pouffant. Je sais bien qu’il fait pas beau, mais quand même.


La jeune femme sonda Amélie avec curiosité, la bannière ondoyante de ses cheveux diffusant un éclat noir.


- T’as pas l’air comme d’habitude, ça va comme tu veux ?


- Un… un peu fatiguée, c’est tout, répliqua Amélie avec une conviction qui lui parut bien loin de ses performances habituelles.


De toute évidence, Maya n’eut aucun doute sur la déclaration, car elle reprit avec plus d’entrain :


- Ah, si ce n’est que ça ! Dans ce cas, j’aurais une petite faveur à te demander, ajouta-t-elle, le pouce et l’index rapprochés pour accentuer « petite ».


Soupir intérieur. Amélie se sentit plus vide, plus fatiguée que jamais.


- Je vais être occupée, tu sais ?


- Allez, s’il te plaît Amélie ! insista Maya en lui faisant les yeux doux. On a un contrôle Lundi et je ne suis pas certaine d’avoir bien compris ce que voulait dire le prof de cyto sur la technique FISH. Quand je t’entends en parler, ça semble tellement facile… j’imagine bien que tu n’as pas besoin de réviser mais… ça m’aiderait vraiment que tu viennes m’expliquer à la bibliothèque. Je te le revaudrai, promis !


Amélie était très tentée par la négative. La jeune femme se voyait déjà siroter une bière fraîche et manger l’assiette de pâtes au jambon qu’elle gardait dans son frigo pour les situations d’urgence. Après ça, elle pourrait s’allonger et lire un bouquin en attendant que la pluie cesse et lui permette de s’occuper du jardin. Oui, au vu des circonstances, c’était le mieux à faire.


Néanmoins, elle avait l’occasion de faire bonne figure en sortant avec des « amis » malgré ce qui était arrivé ce matin. Donner l’impression qu’elle regrettait le sort de Dundee, alors qu’une majorité de la population haïssait les pokémons, aurait attiré l’attention sur elle. Sans compter que rien ne la satisfaisait plus que d’étaler sa supériorité intellectuelle. Et elle adorait la bibliothèque. Alors, pourquoi pas ? Elle pourrait tout aussi bien se changer les idées là-bas. Réfléchir, s’occuper l’esprit en expliquant le cours à Maya et oublier tout le reste.


- C’est d’accord, finit par répondre Amélie. On se retrouve là-bas dans, disons, trois-quarts heure ? J’ai des choses à faire, ajouta-t-elle devant l’expression contrite de Maya.


- OK, OK. On fait comme ça. Merci, Amélie, t’es la meilleure !


Un rictus fugitif esquissa les lèvres de la blonde. Elle était la meilleure, sans aucun doute. Et à présent, il était temps pour elle de se surpasser. Surpasser cet évènement qui l’ébranlait.



۞۞۞


Le reste du chemin fut étonnamment long, alors même qu’il ne lui restait plus que trois cents mètres à parcourir. L’énergie et la concentration qu’Amélie mettait à enfouir ses récents problèmes n’y était peut-être pas étranger. Quand elle arriva, son esprit avait toutefois retrouvé un semblant d’ordre.



Amélie s’arrêta pour observer la maison héritée de sa mère. A bien des égards, sa toiture rouge et sa façade blanche opposaient un contraste frappant avec les alentours. Ses tuiles empourpraient les venelles pluvieuses qui ruisselaient vers le jardin, en contrebas. Elles se brisaient alors contre les fleurs qui s’y épanouissaient : des jasmins d’hiver aux tiges grimpantes piquetaient les murs de taches dorées ; plus loin, la frange citronnée des hamamélis s’évasait en une corolle aux membres graciles, transformant le chemin qui menait à la porte d’entrée en couloir floral ; les mahonias formaient une onde de part et d’autre des hamamélis, agitant leurs bouquets de cloches flavescentes, subjugués par l’ombre de la haie qui cernait la propriété. Cette dernière, haute de presque trois mètres, exhibait de petites fleurs blanches et un feuillage rouge-vert dont seul les photinia avaient le secret.


Amélie soupira d’aise quand elle goûta l’atmosphère parfumée du jardin. Il incarnait un peu sa façon de railler les autorités et montrer que, non, elle n'était pas disposée à suivre le pas. Se confiner dans l’acier et la saleté ? Et puis quoi encore ! Plus Autéquia serait terne, et plus elle s’empresserait de cultiver un jardin fantasque.


Un grincement léger accompagna son mouvement quand elle entra, silhouette trouble parmi les quelques rayons de soleil perçant la couche nuageuse. Amélie ferma la porte aussitôt. Pas question que des curieux puissent jeter un œil dans son refuge. Cette maison était un des seuls endroits où, finalement, elle se sentait bien, libre d'être elle-même... Oui, elle appréciait cet endroit. Il ne lui demandait rien, ne la jugeait pas, ne l’étouffait pas.


Son sanctuaire. Sa parenthèse. Le dernier lien matériel avec sa mère.


- Maman…


Les jambes d’Amélie la portèrent dans le vestibule immaculé sans qu’elle le réalisât. Un escalier aux marches étroites s’étirait vers le premier étage, quelques mètres plus loin, et divisait la zone en deux parties égales. Une fois arrivé au pied de celui-ci, elle fit volte-face. Une lumière chamarrée, filtrée par la vaste mosaïque en arcade qui surmontait la porte d’entrée, conféra à son visage un aspect immatériel. Chaque vitrail avait été posé avec une minutie enjouée pour réaliser cet ouvrage, des années auparavant… Dire qu’elle avait adoré le créer avec sa mère tenait de l’euphémisme.


Pendant un instant, la fresque lui sembla prendre vie, sublimée par un entrelacs irisé dont chaque fil tendait vers elle une onde amicale. Pendant un instant, Amélie s’abandonna à une douce nostalgie, vers les joies d’un passé révolu. Pendant un instant, le présent n’eut aucune importance…


Mais la réalité se fraya un chemin, et Amélie baissa la tête. Elle n’avait pas le droit de se sentir bien devant la mosaïque. Elle avait déshonoré sa mère et brisé leurs codes.


Amélie rejoignit les toilettes qui s’étendaient sous les escaliers pour se laver les mains. Puis elle investit le salon mitoyen, caressant le mur d’un geste absent. Tout était rangé à la perfection, aussi propre que si la maison venait d’être inaugurée. Amélie aurait pu dire où se trouvait chaque objet sans même ouvrir les yeux. Une petite commode en bois de chêne, à droite de l’entrée. Une lampe de quartz à l’aura saline, haute de quatre-vingts sept centimètres, sur sa gauche. En face d’elle, un canapé beige en cuir feutré, long de deux mètres et dont le pied avant gauche était plus court que les autres. Formant une parallèle rigoureuse avec le canapé, un meuble bas sur lequel trônait une télévision rectangulaire. Et tout au fond, sur une étagère de mélèze ciré, une rangée de photographies protégées par des cadres en verre. L’ensemble exhalait des effluves très distincts dont Amélie percevait chaque tonalité. Flore printanière, faune estivale, monolithe automnal, fraîcheur hivernale… Là où d’autres ne verraient qu’un amas sobre de bibelots, la dresseuse y retrouvait leurs origines primales et s’en délectait.


Amélie atteignit le canapé en quelques enjambées. Elle lissa le pli d’un coussin rebelle et, ignorant la douceur veloutée qu’il lui promettait, elle bifurqua vers l’étagère du fond. Au passage, elle nota une trace de doigts sur la grande fenêtre à meneaux qui éclairait la pièce. La jeune femme se promit intérieurement de nettoyer le salon une fois revenue de la bibliothèque. Cela faisait déjà une journée qu’elle n’y avait pas touché…


Pas de tolérance pour la saleté, ici. N’est-ce pas, Hoguera ?


Un grognement approbateur, quoique courroucé, lui répondit en écho tandis qu’elle promenait ses doigts sur l’étagère. Chaque cadre avait une teinte et une fragrance particulières. La jeune femme se souvenait très exactement des histoires que leurs contenus dispensaient.


Ici, un cliché pris durant l’été qui précédait ses quinze ans, mettant en scène une plage de sable blanc ensoleillée au centre de laquelle se tenaient deux adolescentes. Hilares, elles comparaient la longueur de leurs chevelures - l’une d’un blond éthéré, l’autre d’un noir obsidienne. Antithétiques et pourtant si comparables une fois entremêlées…


Elle avait toujours perdu à ce petit jeu. Ses propres cheveux avaient toujours été plus courts. Mais cela n’avait jamais figuré au titre des défaites qu’Amélie regrettait. Au contraire, cette pensée fugitive lui arracha un vaste sourire.


- Il fallait toujours qu’on essaie de faire ce jeu stupide, hein... Quelles gamines, ahah.


Amélie reposa le cadre et pianota sur ses voisins, tantôt envahie par la nostalgie, tantôt chatouillée par la gaieté, mais jamais délestée du regret. Un panorama soigneusement immortalisé attirait l’œil sur un autre, plus urbain, plus architectural, qui lui-même accordait voix à une série de pellicules où sourires et exubérance coulaient telle une encre immortelle. L’ensemble était magnifique…


Amélie finit par s’emparer du cadre qui reposait au milieu de l’étagère. Quatre silhouettes y figuraient, dont une avait le visage brûlé par une marque circulaire. Chaque individu arborait une stature et une attitude différentes, ce qui rendait le portrait d’autant plus atypique. Rien à voir avec les concours de cheveux ou de grimaces.


La plus haute silhouette dardait un œil surexcité sur les alentours, son plumage vermillon contrastant avec la végétation smaragdine, les lianes d’ocre et les troncs marbrés. Hoguera n’avait pas changé. Toujours aussi juvénile en dépit de sa musculature puissante et des cicatrices qui, par endroits, labouraient son corps. Il entourait les épaules d’une adolescente gracile et nettement plus petite, cheveux battant au vent.


Amélie dégageait une aura toute autre, à l’époque. Un sourire et une liberté sincères se partageaient les traits de son visage. Elle irradiait espoir et innocence alors qu’elle montrait à ses voisins une fleur qu’elle venait de trouver, déclamant avec une fluidité confondante les caractéristiques de celle-ci. Depuis combien de temps n’avait-elle plus affiché une telle joie ?


Six années ? Vraiment, si peu de temps ? Elle aurait juré que cela faisait une éternité…


Emportant le cliché, Amélie se laissa tomber sur le canapé et sortit l’image de son écrin de bois.


- Hum… je devrais peut-être en faire une copie, murmura la dresseuse en effleurant les bordures cornées.


Fuyant la personne qui, avec elle-même, occupait le centre de la photographie, ses yeux se posèrent instinctivement sur celle qui se tenait le plus à gauche. Une masse de cheveux grisonnants qui entouraient un visage carré, taillé à la hache, un corps trapu envahi par un foisonnement de poils et un entrelacs noueux de muscles… Cet ours au regard froid, aigu, métallique, n’avait d’humain que le nom. Il exhalait une indifférence totale au contact de la sylve - pourtant enchanteresse.


Voilà donc qu’entrait en scène son paternel, Nolan le Polagriffe. Enfin, le gars qui avait plutôt oublié quels risques il encourait à trop satisfaire ses besoins naturels sans protection adéquate. Elle aurait dû faire plus de trous sur sa sale tronche.


- Pfff. Tu gâches la photo ! cracha la blonde en grimaçant.


Le calme dont elle s’était parée jusque-là faillit s’envoler. Mais la maison, l’atmosphère de cette alcôve sereine où elle n’avait pas d’ennemis la maintint à flot. Pas besoin de rompre sa partition et la paix qui venait avec. Qui plus est, son attention était ailleurs. Amélie déglutit puis contempla finalement la dernière personne qui occupait – non, sublimait - la photographie.


Maman.


La grande femme aux courbes gracieuses rayonnait, ourlée d’une expression attendrie alors qu’elle se penchait vers Amélie pour écouter son interminable exposé sur les fleurs. Ses doigts ciselés dispensaient une finesse palpable, caressant le spectateur en même temps que les cheveux de sa fille. Leurs crinières se mélangeaient et attiraient l’œil tel un soleil improbable. Il ne se trouvait que le ciel de leurs prunelles pour répondre à cet éclat avec autant d’intensité.


Amélie et sa mère se ressemblaient en beaucoup de points. Mais il émanait de l’adulte quelque chose d’infiniment plus prenant. Une sorte de conscience miroitait dans son regard, une conscience déterminée qui, pareille aux épines d’une rose, avertissait l’imprudent que sa fragilité n’était qu’apparente.


Amanda Doyus avait toujours réussi à se frayer un chemin là où bien des hommes « virils » s’étaient perdus. Elle avait été - et était toujours - un exemple dans ce monde où les supériorités savamment choisies éborgnaient la conscience collective au détriment de certains individus. Comment ne pas la vénérer quand on voyait avec quelle force, quelle résolution elle menait ses projets à terme ? Dans le sillage du navire qu’elle guidait, les obstacles n’étaient qu’une vaguelette.


Amanda Doyus. La rose qui n’avait pas besoin de cacher ses épines.


Sa mère.


Sa maman…


Amélie remua, parcourue d’un frisson qui transmettait douleur et fierté à parts égales. Elle se sentait...


Elle se...


Elle...


- T-t-tu me manques, maman. S-s-si seulement t-t-tu étais là pour m’aider… J-j-j’ai encore b-b-besoin de t-t-toi…


Alors, devant cette photographie, devant la conclusion désastreuse de cette journée, Amélie fit une chose qu’elle n’avait plus fait depuis trois ans.


Elle pleura.