Ch. 41 : Anarchie.
Une simple détonation. Tout débuta de cette simple détonation. Dès qu’elle résonna, dès que le Vasilias tomba, ce fut le chaos. Avant même que les citoyens ne purent comprendre ce qu’il se passait, des dizaines – non, des centaines – de soldats à armures blanches surgirent de partout. Tel un essaim, ces hommes armés jusqu’aux dents sortaient de chaque bâtiment, de chaque ruelle ; certains émergeaient même des égouts. L’attaque était soudaine et dispersé. Les gardes impériaux, pourtant strictement entraîné, ne savaient comment réagir. Ils se contentèrent de rester figé, l’épée dégainée, en attendant des ordres.
Et, d’un coup, la réalité de la situation heurta le crâne de chacun. Un intense et discordant cri de terreur déchira la foule. Hommes, femmes et enfants ; chacun se mit à s’enfuir désespérément, à se mettre à l’abri. On se bousculait, on se piétinait, on dégoulinait de larmes. La raison n’était plus ; elle avait laissé sa place à la folie furieuse. Chacun n’avait plus qu’une idée en tête : se mettre à l’abri, même si cela signifiait sacrifier les autres. Et des autres, il y en avait. Il y en avait beaucoup, voire énormément. C’était le Festival du Renouveau, soit la manifestation la plus célèbre et la plus prisée de tout Prasin’da. On comptait les gens par millions. Des millions d’individus, enfermés au même endroit ; un endroit si noir de monde qu’il était impossible de faire un pas sans heurter un autre. C’était dans cet horrifique théâtre de cacophonie que se déroulait le triste spectacle de la folie humaine. Déjà plusieurs malheureux étaient à terre, le dos continuellement piétiné par les sabots d’autrui ; personne ne les remarquait.
Sur le char ambré du Vasilias, Asda et Sfyri étaient complètement dépassés face à ce chaos sans nom. Même Omilio et Inam, qui s’étaient pourtant préparé à l’horreur, restaient sans voix. Quant à Miu, l’intruse à la chevelure améthyste, elle se contenta de secouer légèrement sa tête :
— Hé, vous allez vraiment rester là les bras ballants vous tous ? C’est pas drôle, la fête vient tout juste de commencer ! Mettez-y du vôtre, où je vais commencer à m’ennuyer !
— … t’ennuyer ?
L’attitude désinvolte de la demoiselle améthyste fut la goutte de trop. Dans toute sa masse, l’imposant Sfyri s’avança jusqu’à elle. Seuls quelques millimètres les séparaient. Le Foréa à la cape de velours dévisagea durement Miu, comme s’il s’agissait d’un insecte.
— Comment oses-tu parler aussi légèrement ? tonna-t-il. Et qui es-tu, d’ailleurs ? Je n’ai rien jusqu’à présent puisque le Vasilias semblait approuver ta présence, mais maintenant…
— Quoi maintenant ? ricana Miu. Ah, et en parlant du Vasilias, ne l’enterrez pas si vite ! Vous ne croyez quand même pas qu’un petit machin du genre suffirait à le tuer, n’est-ce pas ?
Comme pour répondre à la demoiselle améthyste, le Vasilias frémit. Il posa une main sur son crâne ensanglanté. Asda sursauta. Sans chercher à comprendre, elle bondit au chevet du dieu blessé, les larmes aux yeux.
— V-Vous êtes vivant ! larmoya-t-elle.
— Ce n’est rien, déclara-t-il simplement. Toutefois, l’heure est grave. Les nobles ont lancé leur rébellion, comme je m’en doutais. Vous, nobles Foréa de Prasin’da, rétablissez l’ordre dans notre précieuse capitale. Sfyri, occupe-toi des rebelles. Asda, suis-moi, j’ai besoin que tu protèges le palais. Quant à Omilio et Inam…
Entièrement voilé comme il l’était, difficile de percevoir les sentiments du Vasilias. Cependant, pendant un très court instant, Omilio jura percevoir un rire moqueur dans sa voix :
— … vous savez ce que vous avez à faire, n’est-ce pas ? finit le dieu autoproclamé.
— …
Omilio et Inam se regardèrent, anxieux. Le Vasilias continua :
— Aussi, j’octroie tous les droits à Miu. Tant que je ne dis pas l’inverse, ses ordres seront mes ordres, me suis-je bien fait comprendre ?
Sfyri écarquilla dangereusement les yeux. Le Vasilias donnait tous les droits à cette insolente inconnue ? C’était à ne plus rien comprendre. Cependant, jamais Sfyri irait contredire les sages paroles du Vasilias, cet être éternel dépassait la simple logique humaine.
— … très bien, se résigna Sfyri. Cela sera fait ainsi.
— Parfait. Asda, déploie tes ailes, on retourne immédiatement au palais. C’est là qu’est notre place.
— V-Vous êtes sûr ? Vous voulez que je vous transporte… dans votre état ?
— Asda. C’est un ordre, lança sévèrement le Vasilias.
La Foréa ailée fut bien forcée de s’exécuter. Elle prit tout de même mille précautions en prenant le Vasilias dans ses bras, comme si le moindre choc risquerait de le briser. Et, une fois toutes ses préparations faites, Asda fusa vers le Palais de l’Ambre.
— Vous avez entendu le Vasilias, mes ordres sont absolus ! s’amusa Miu. Allez à mon encontre, revient à aller à l’encontre du Vasilias.
Sfyri avait clairement du mal à encaisser la nouvelle, cependant, Miu avait raison. Le Vasilias en personne lui avait confié les rênes. Aussi, ce n’était pas le moment de se questionner bêtement sur ce genre de chose ; il avait une rébellion à mater !
— Bien, bien, bien, c’est le moment de jouer maintenant, non ? reprit Miu. Alors cessons de tourner autour du pot. Sfyri, neutralise Inam.
— … pardon ?
Miu soupira longuement :
— Je veux dire, ça ne sert à rien de continuer la comédie, non ? Inam est une traîtresse, avec Omilio, elle a aidé les nobles à orchestrer ce coup d’État. Si tu ne t’occupes pas rapidement d’elle, elle risque de te prendre en traître et de t’éliminer. Or, on ne peut pas se permettre de te perdre. Tu es un Foréa Impérial, un fidèle sujet du Vasilias. En tant que tel, la défaite doit t’être inconnue.
— Ne dites pas n’importe quoi ! hurla Sfyri. Je ne peux pas parler pour Omilio, mais Inam est la guerrière la plus noble que je n’ai jamais connu. Jamais elle ne trahirait le Vasilias !
— Vraiment ? Dans ce cas, demande le lui, rit Miu. Oh, et quant à Omilio, inutile de t’en occuper pour l’instant. De toute façon, il a déjà pris la poudre d’escampette pendant que tu avais le dos tourné !
Inam se mordit les lèvres. Le moment de révéler sa traîtrise était arrivé. Elle ne pensait pas que Miu lui forcerait la main ainsi cependant. Selon le plan, elle était juste censée mettre des bâtons dans les roues de Sfyri, l’affrontement devait être le dernier recours. Mais Miu n’était visiblement pas assez gentille pour laisser les choses se dérouler sans encombre.
Sachant qu’il était inutile de jouer l’innocente, Inam invoqua son arme. Lentement, sa célèbre et énorme hache émergea du sol et transperça violemment le bas du char. Une fois l’arme arrivée à sa hauteur, Inam l’empoigna. Elle ne dit aucun mot. Son aura meurtrière parlait pour elle. Sfyri se raidit. Le doute n’était plus permis.
— … alors, c’était donc vrai ? Inam tu… as vraiment trahi le Vasilias ? Mais pourquoi ? Je ne comprends pas, tu es la fine lame de Prasin’da. Tu as tout, gloire, argent et renommée, que veux-tu de plus ?
— …
Peu à l’aise avec les mots, Inam se contenta de baisser légèrement les yeux. Au fond, Sfyri n’était pas un mauvais bougre. Depuis ses longues années de services, jamais il n’avait abusé de son pouvoir sur les autres et il était toujours là pour aider ceux qui avaient l’audace de le solliciter. Son seul défaut était sans doute qu’il vivait dans sa propre bulle ; Sfyri l’Artisan ne sortait quasiment jamais de son atelier, sauf pour les grandes occasions. À cause de cela, il était ignorant de la plupart des évènements de la région. Lorsqu’il était enfermé dans son établi, une guerre pourrait éclater sans qu’il ne s’en rende compte !
— Ne me dit pas que tu veux prendre la place du Vasilias ! s’exclama Sfyri.
— N-Non ! réagit vivement Inam. On veut l’exact opposé ! Le Vasilias est un tyran ! Il n’a que faire de ses sujets, qu’il considère comme de simple outils !
Sfyri balaya sa tête :
— Le Vasilias est notre dieu. Il nous dirige depuis des temps immémoriaux. Nous n’avons rien à dire sur sa politique, elle nous dépasse complètement. Il vit dans un monde beaucoup plus haut que le nôtre. Peut-être qu’à ses yeux nous ne sommes que des insectes, mais si cela garantie la pérennité et la richesse de Prasin’da, peu m’importe.
— … tu penses vraiment que la richesse et la pérennité justifient le malheur des minorités ? Va parler dire ça à la province de Genna, où nos semblables doivent manger des racines pour survivre !
— Si le Vasilias pense que cela est juste, alors ça l’est.
Miu frappa dans ses mains :
— Euh, dites ? Vous pensez réellement que c’est le moment de philosopher, là ? On est plein coup d’État ! C’est la guerre ! Ce n’est pas le moment de réfléchir ! Sfyri, tu es un sujet du Vasilias. Inam, tu es un agent de la rébellion. Ici, vous êtes ennemis mortels ! Si vous avez des différents, réglez les par le sang !
— Malheureusement, cette insolente dit vrai.
Sfyri leva sa main droite, celle contenant son Ishys. Ce gant mystérieux, fourni par le Vasilias lui-même au Foréa, était l’indispensable pour invoquer un Ensar. L’Ishys brilla intensément, et, suivi d’un rayon irisé, une fière créature métallique apparut. Arborant une armure blanche, rouge et noir, l’Ensar humanoïde arma ses bras aussi aiguisés que la plus meurtrière des lames. Inam hocha la tête. Scalproie. Un escrimeur naturel à ne sous-estimer sous aucun prétexte. Inam aurait bien aimé faire de même et invoquer Tranchodon, mais c’était bien trop risqué. Les rues étaient encore grouillantes de citoyens, multiplier le nombre de combattants surpuissants seraient tout bonnement meurtrier.
— … qu’est-ce qu’il se passe ici ? s’étonna Scalproie devant l’enfer de la capitale.
— Un coup d’État des nobles. Inam en fait partie. Nous devons la neutraliser.
— Je vois. Tu veux donc que je me batte avec toi.
— C’est cela.
— Même si je ne suis pas du tout à l’aise en combat ? Voyons, c’est ridicule ! Nous sommes des artisans, pas des guerriers ! As-tu oublié ton titre, Sfyri l’ARTISAN ? Et tu veux en plus combattre Inam ? On va se faire massacrer !
Inam sourit légèrement. Scalproie ne changerait jamais. Il pourrait se trouver au centre de l’enfer ou au paradis, il réagirait toujours de la même façon. C’était assez rafraîchissant, dans un certain sens. Ce n’était cependant pas le moment de se laisser attendrir.
— Il suffit, Scalproie ! tonna Sfyri. Moi aussi je voudrais rentrer à l’atelier, à travailler un plan en buvant du thé… oui, ce serait vraiment merveilleux… malheureusement, nous avons reçu un ordre direct du Vasilias.
— … ah, si c’est une demande du grand patron, on n’a pas trop le choix, c’est ça. Tss, je te jure, si j’émousse mes lames durant le combat, tu m’entendras…
— C’est également notre devoir de protéger Prasin’da, ne l’oublie pas.
— Très bien, très bien, j’ai compris ! Je vais me battre !
— Parfait.
Satisfait, Sfyri claqua des doigts, et, aussitôt, un large marteau ébène se matérialisa à mi-hauteur. Le Foréa à la cape écarlate saisit fortement la poigne dorée de la masse. Il grommela. Se battre pour protéger Prasin’da ? Une belle excuse. En tant que Foréa, c’était effectivement le discours qu’il devait tenir. Mais plus personnellement, il n’avait qu’une envie, c’était de retrouver son établi. Déjà qu’il participait au Festival du Renouveau à contrecœur, par pure obligation. Cependant, le calcul était simple : s’il désobéissait au Vasilias, Sfyri perdrait son statut, son pouvoir, et son précieux établi. Et malgré tout, Sfyri refusait de perdre son petit confort de vie. Tant pis si le Vasilias était un tyran ou autre, dans que lui, Sfyri l’Artisan, vivait dans la douceur de la paix.
— Les choses deviennent enfin intéressantes, c’est pas trop tôt ! sautilla Miu. Ah, ne vous entre-tuez pas, hein. Vous êtes tous les deux des Foréa, et donc précieux aux yeux du Vasilias. Alors pas de bêtises les enfants, on vous veut bien vivant à l’arrivée ! Ce serait bête de perdre tous nos cobayes le même jour… hihi ! Allez, amusez-vous bien !
Sur ses paroles, Miu s’envola, laissant les deux Foréa face à face. Inam fut la première à agir, en bondissant sur l’un des toits les plus hauts des environs. Ce serait leur terrain. Plus l’espace de combat était loin du sol, et moins il y aurait de répercussions. Tuer de malheureux civils dans un déchaînement de pouvoir était sa première inquiétude. Sfyri et Scalproie la suivirent, approuvant la démarche.
— Je ne voulais pas que ça se déroule ainsi, lâcha Inam. Mais on ne refait pas le passé. Approche, Sfyri. Tu es un obstacle à notre rébellion. J’ai juré de faire tomber le tyran aujourd’hui, quitte à me salir les mains !
***
L’avancée de l’armée des nobles étaient brutale, mais lente. Ils avaient beau s’être préparés, il était difficile de se déplacer dans une foule paniquée. Les soldats en armure blanche avaient un objectif : le Palais de l’Ambre. Si on voulait faire tomber un titan, il fallait viser son cœur ; ainsi, si on voulait faire tomber Prasin’da, il fallait viser le siège du pouvoir. Heureusement, la lenteur des armures blanches laissa pleinement le temps aux gardes impériaux d’organiser leur défense. Sous les ordres de Miu, un véritable bouclier humain s’était formé autour du palais.
Les rebelles avaient le sourire. Trois des leurs leader se mirent en avant, une grosse chaîne de munition en bandoulière sur leur torne. Ils pointèrent leur mitraillette sur les gardes impériaux. La puissance de feu de cet engin était tout simplement destructrice, surtout comparée à de pauvre épées. Et ce n’était pas leur ridicule armure qui allait amortir ces balles perçantes, conçues spécifiquement pour mordre l’acier ! Pour les nobles, c’était évident : la victoire était déjà acquise.
Il suffit d’une pression sur la gâchette et ce fut le massacre. Les malheureux gardes impériaux placé en avant-garde se firent proprement troués et déchiquetés, avant même de comprendre ce qui leur arrivait.
— Mais ne m’oubliez pas trop vite, hihi !
Toute guillerette, Miu claqua des doigts. Aussitôt, les lois même de la physique se bouleversèrent. Les balles tirées changèrent brusquement leur trajectoire, revenant impitoyablement vers les envoyeurs. Et ce fut à nouveau le massacre, de l’autre côté cette fois-ci.
— Idiots ! s’amusa Miu. Vous pensez réellement que ça allait être aussi simple ?
La demoiselle améthyste s’éleva au haut dans le ciel et toisa les rebelles. Un large sourire aux lèvres, elle déploya deux immenses et gracieuses ailes violettes. C’était un simple tour de passe-passe réalisé avec un peu de pouvoir psychique, cependant, cet angélique tableau céleste avait un puissant impact psychologique. Pour les gardes impériaux, cette mystérieuse demoiselle améthyste était soudain devenu un ange envoyé par le bon Vasilias, afin de repousser les rebelles. Leur moral monta en flèche. Désormais, ils ne pouvaient plus perdre ! Cette rébellion sera bientôt de l’histoire ancienne !
***
Dans la foule, le véritable héros restait inerte, se demanda la signification de tout ce capharnaüm. Sanidoma le magnifique ne comprenait rien à rien. D’un coup, des soldats nobles avaient pris d’assaut le Palais de l’Ambre ; de plus, navigant de toit en toit, Inam et Sfyri s’affrontaient brutalement pour une raison inconnue. Oh, et il y avait également cette étrange gamine dans le ciel aussi, qui arborait deux gigantesques ailes violacées. En somme, c’était un sacré foutoir.
— Gyl… où es-tu Gyl… ?
Sanidoma cherchait désespérément son fidèle majordome. Lui, il saurait comment agir, il savait toujours comment agir ! Mais Gyl n’était pas là. Il lui fallut du temps, mais Sanidoma s’en rendit enfin pleinement compte.
— I-Il ne viendra pas…
Sanidoma blêmit dangereusement. La solitude perça son cœur avec tant de violence que le noble se mit soudain à courir. En quelques secondes, il avait déjà couru plus que durant toute sa vie. Le paysage, les cris, les odeurs ; tout lui semblait fou. Il n’arrivait même pas à savoir où il était. Durant sa folle route, il percuta bon nombre d’individus – heureusement, son embonpoint faisait office de parfait par-choc.
Pendant ce temps, terrible scène se déroulait non-loin. Selon le plan, les soldats des nobles étaient juste censés prendre le palais d’assaut. Sauf qu’aucun plan n’était parfait. Certaines armures blanches, emplies de pouvoir et assurées de gagner, avaient déjà décidé d’établir leur victorieuse autorité.
Il fallait les comprendre, ces soldats étaient engagés par des nobles, mais ils étaient loin d’être nobles eux-mêmes. Ce n’était que des employés. Chaque jour, ils devaient satisfaire les exigences de riches capricieux, ils devaient multiplier les courbettes, ils devaient avaler leur fierté. Au bout d’un moment, c’était juste étouffant. Cependant, ici, pendant ce coup d’État, ils avaient les pleins pouvoir. Les gardes impériaux étaient tous occupés à défendre le Palais de l’Ambre. Ainsi, toutes les exactions étaient possibles. C’était donc le moment parfait pour s’amuser en toute impunité !
Comment s’amuser ? C’était assez simple. La première étape était la plus évidente : la destruction. Chaque être humain avait en lui cette petite pulsion destructrice, qui le poussait à vouloir anéantir ce qui l’entourait. D’ordinaire, cette pulsion était retenue par quelques principes moraux, mais bonne chance pour trouver une quelconque morale dans une guerre chaotique ! Ainsi, les armures blanches prenaient un malin plaisir à exploser les stands du festival, les fenêtres ou les portes des maisons…
Dans la même veine, allant de pair avec la destruction : la violence. Quoi de plus grisant que de frapper gentiment les honnêtes passants ? Ces imbéciles paniquaient pour un oui et pour un non. Il suffisait de lever une épée et les voilà qui s’affolaient bêtement !
Fort de ces principes, un rebelle s’avança vers une petite ruelle sombre. Un groupe de civils s’y était engouffré, dans l’espoir d’y trouver refuge.
— Ohoh, mais que vois-je ? Un véritable trou à rat…, s’amusa le soldat.
— N-Non ! Pitié ! N’approchez pas ! osa l’un des civils.
Le soldat rengaina son épée et leva innocemment les mains en l’air :
— Hé, camarade ! Pour qui me prends-tu ? Je suis votre allié, je lutte contre les rebelles !
— V-Vraiment… ?
— Bien sûr ! La situation est compliquée mais rassurez-vous, nous l’avons sous contrôle ; tout ne sera bientôt qu’un simple cauchemar. Restez bien caché d’ici là, et que le Vasilias soit avec vous, camarades !
Et le soldat fit demi-tour. Un sourire sadique défigura son visage. Ces imbéciles semblaient réellement rassurés. Ils allaient avoir une petite surprise. Sa main glissa vers sa ceinture. Son arme primaire y était rangée. Un pistolet. La suite allait être rapide. Le rebelle allait se retourner et trouer tout ce beau monde. Le soldat avait si hâte de voir leur espoir se transformer en désespoir !
Fier de lui, le soldat se retourna, le regard cruel, et pointa son arme vers les civils. Ces derniers comprirent en une seconde que le rebelle s’était joué d’eux. Son doigt caressa la gâchette.
— Crevez, cracha le rebelle.
Cependant, nul plan n’était parfait. À ce moment précis, un rondelet météore humain percuta violemment le soldat. Le pauvre fut projeté à plusieurs mètres de là ; lorsqu’il se releva, une pure haine animait son visage.
— Q-Qui… ?
À quelques mètres de là, Sanidoma le magnifique se réveilla enfin. Le brutal choc contre l’armure du rebelle l’avait sérieusement secoué.
— … où… où suis-je ?bafouilla-t-il.
— Toi ! hurla le rebelle. Tu vas me le payer !
Enragé, le soldat se mit à tirer aléatoirement autour de lui ; les balles s’éclatèrent sur les murs et fenêtres alentour. En voyant cette destruction, les civils déglutirent ; ils réalisèrent que si le rebelle avait utilisé cette étrange arme sur eux, ils ne seraient déjà plus de ce monde.
Le soldat, lui, ne décolérerait pas. L’humiliation n’était que trop grande. Sur le champ de bataille, c’était lui qui devait avoir le pouvoir. La simple idée de s’être fait stopper par un imbécile grassouillet le rendait fou.
Le soldat dégaina son épée, enragé. Lui, il n’allait pas le tuer avec son flingue. Non, il allait le découper en morceau, à l’ancienne. Il fallait que ça soit le plus sanglant possible, sans ça, son honneur ne serait jamais lavé. Poussant un cri de rage, le rebelle fonça vers sa proie. Lorsque Sanidoma s’en rendit compte, il ne put que couiner. Dans le désespoir, Sanidoma se baissa soudainement, ce qui lui fit bêtement perdre l’équilibre. Il tomba tête la première, puis, entraîné par son élan – et son ventre rondouillard – Sanidoma exécuta une merveilleuse et imprévisible roulade… droit vers le rebelle. Le soldat n’eut pas le temps de réagir. La merveilleuse masse de Sanidoma le percuta encore, et pire cette fois, Sanidoma se trouvait carrément sûr le torne du pauvre rebelle, l’étouffant littéralement.
— Gnn ! T-Toi… espèce d… je vais te massacr… gnnn…
Le rebelle lutta pendant presque une minute, devant un Sanidoma éberlué , mais rien n’y faisait. Fatalement, sa conscience lui échappa avant la fin de sa phrase. Sanidoma se redressa, encore étourdi.
— Q-Que diable vient-il de se passer ?! Q-Qui était ce malotru ?!
— Vous nous avez sauvés !
— … plaît-il ?
Fou de joie, l’un des civils sortit de sa cachette et enlaça puissamment Sanidoma. Ce dernier ne put réprimer une grimace de dégoût :
« U-Un gueux me touche ! Alerte ! Alerte !! » paniqua-t-il mentalement.
Cependant, ce n’était pas exactement le moment de se réjouir. Le soldat rebelle n’était pas seul. Il avait des camarades. Une bonne dizaine de camarades. Des camarades qui venaient tout juste de revenir. Et autant dire qu’ils ne furent pas spécialement ravis de voir l’un des leurs aux sol. Le civil repartit illico-presto dans sa ruelle, laissant un Sanidoma totalement pris au dépourvu.
— C’est vous qui avez fait ça ? demanda l’un des rebelles.
— … fait quoi ? grinça Sanidoma.
— Vous jouez l’imbécile ? Très bien, je vous assure que ça ne va pas durer.
Le groupe d’armures blanches s’approcha de Sanidoma. Les épées étaient dégainées. Les ricanements malsains résonnaient. La soif de sang débordait. Frapper des innocents était quelque chose de jouissif, mais il y avait autre chose qui procurait un sentiment plus fort encore : la vengeance.
— R-Reculez bande de méchants ! s’étouffa Sanidoma.
Malheureusement, l’insulte – quoique sublime – ne fut guère suffisante pour stopper les rebelles. Pendant un instant, la vie de Sanidoma se déroula dans son esprit. Il se vit assis sur son trône, en train de manger des raisons ou encore, en train de dormir dans son baldaquin. Sanidoma réalisa tristement qu’il avait une vie bien vide, au fond ; à bien y réfléchir, il n’avait jamais réellement fait quelque chose d’important de lui-même.
Mais le destin n’avait pas prévu d’arracher la vie de Sanidoma aujourd’hui. Brusquement, la moitié des rebelles se retrouva projetée en l’air.
— Effectivement, ça ne va pas durer, déclara fortement une voix sévère.
Sanidoma n’en cru pas ses yeux. Un colosse avait purement et simplement surgit. Une véritable montagne de muscles aux yeux sanguins. Jamais Sanidoma n’avait vu un monstre pareil. Il se battait à main nue, et pourtant, les soldats armés n’y purent rien. Ses poings suffisaient à briser le tranchant des épées ; ce seul fait disait tout.
Il ne restait plus que deux rebelles, ils avaient eu la présence d’esprit de reculer et de se mettre à l’abri. Ils sourirent ; leur pistolet luisait. Ce colosse était peut-être capable de briser des lames, mais il restait mortel : quelques balles en pleine tête et ce serait de l’histoire ancienne. Les deux rebelles pointèrent leur arme ; leur doigt se rapprocha dangereusement de la gâchette.
— Attention !
Mais rien n’échappait à l’œil de Sanidoma le magnifique. Il ne connaissait pas ces pistolets, mais il les avait déjà vu à l’œuvre. Le soldat fou de tout à l’heure avait fait un beau désastre avec son arme.
Heureusement, le cri de Sanidoma fut bien entendu. Le colosse se retourna juste à temps et, lorsque les deux rebelles tirèrent… le colosse trancha les balles avec un cimeterre qu’il avait dégainé à la vitesse de l’éclair. Affolé, les deux rebelles prirent la poudre d’escampette.
— Humpf, j’ai été négligeant, cracha la montagne de muscle. Merci mon ami, vous m’avez sauvé la vie.
Le colosse s’approcha de Sanidoma. D’un coup, le noble rondouillard se sentit tout petit. Aussi incroyable que cela puissant paraître, ce géant avait autant de muscles que Sanidoma n’avait de graisse.
Subitement, le colosse plissa les yeux :
— … ? Vous êtes Sanidoma, n’est-ce pas ? Je ne peux pas me tromper. Vous êtes tel qu’Omilio me l’a décrit.
Le colosse secoua sa tête :
— Mais ne perdons pas plus de temps. Venez. Mes hommes s’occupent de faire évacuer la ville.
— Q-Qui êtes-vous ? osa enfin Sanidoma.
Le colosse croisa fortement ses bras, faisant ressortir ses pectoraux meurtriers :
— Danqa. Danqa aux Griffes.
***
La surface n’était pas la seule à avoir son lot de problèmes. Au sous-sol, dans les égouts plus particulièrement, un groupe marchait silencieusement. Eily, Tza, Ifios, Evenis, Sidon, Fario, Gyl et Caratroc – installé sur la tête de sa propriétaire ; ils avançaient, sachant très bien que chaque pas les rapprochait de leur destinée.
Gyl guidait le groupe, lui seul savait où se situait l’entrée secrète menant directement au Palais de l’Ambre. Le passage devenait de plus en plus sombre ; heureusement, Eily avait la lampe torche empruntée à Monia, la femme de Fario. En plus de l’obscurité, le groupe devait également faire avec l’exécrable odeur des lieux ; ce n’était pas les égouts d’une immense ville pour rien. Il n’était pas rare de marcher dans une quelconque poisseuse immondice qu’un rat fuirait.
Cependant, tous ces inconvénients ne comptaient guère. Même Ifios, pourtant féru de propreté, ne bronchait pas. La situation était bien trop grave pour se soucier des ordures. Ils étaient le cœur du coup d’État, ceux qui allaient affronter le – ou les – Vasilias. Les chances de succès étaient infimes, et s’ils échouaient, la mort était cruellement envisageable.
— Nous sommes arrivés.
La voix de Gyl pesait telle une masse sur les esprits. Il était déjà trop tard pour faire demi-tour.
— Une question, nota neutrement Fario. Omilio n’était pas censé déjà nous avoir rejoint ?
— Oui, acquiesça Gyl. Mais nous ne pouvons attendre, chaque seconde compte. N’oubliez pas que pendant que nous discutons, là-haut, le coup d’État fait rage. Plus vite on arrêtera le Vasilias, et plus vite on arrêtera les effusions de sang.
N’ayant pas reçu d’objection, le majordome considéra le sujet clos et pointa du doigt le mur devant lui :
— Tza, signala le majordome. Si tu veux bien casser ceci.
— Un instant, marqua Eily. C’est ça le passage secret ? Je m’attendais à quelque chose de plus… comment dire… genre une porte secrète qui s’ouvre avec un mécanisme mystérieux…
— S’il y avait une chose aussi pratique, je ne dirais pas non, s’amusa Gyl. Mais ce mur est tout comme ; derrière lui se trouve la salle des gardes du palais. Il est solide, mais avec sa force surhumaine Tza devrait être capable de nous en débarrasser.
La fillette hocha la tête. Elle empoigna sa gigantesque lame, et d’un coup, elle l’abattit sur le mur. Le choc fut si violent que le sol trembla ; de nombreuses pierres s’écroulèrent, mais le mur tint bon. Vexée qu’un bête mur lui tienne tête, Tza réitéra, encore, et encore. Durant presque une minute, le fracas de l’acier contre la pierre assourdit et secoua gravement les égouts.
— Ce… n’est pas très discret, geignit Ifios.
— La douce mélodie de la destruction, lâcha neutrement Fario.
— Rassurez-vous, je ne pense pas que ça soit si important ! s’exclama Sidon. Avec tout le grabuge qu’il doit avoir dehors, aucun risque qu’on nous remarque !
— Le balafré dit vrai, confirma Gyl.
Caratroc fixa le plafond, inquiet. Des pierres s’y détachaient et tombaient aléatoirement.
— On ne risque pas de nous remarquer, j’ai compris, lâcha l’Ensar. Mais si on se fait enterrer vivant ?
— Allons, sourit Gyl, ce n’est pas quelques rochers sur la tête qui vont nous arrêter.
— Permets-moi d’en douter…
Heureusement, le mur céda avant le plafond. Le groupe s’empressa de s’engouffrer dans le passage nouvellement créé. Tza n’avait pas chaumé. La taille et la profondeur du passage témoignait de l’épaisseur respectable du mur. C’était incroyable de se dire qu’une simple gamine avait réussi à briser cette carapace rocheuse.
Le groupe avançait avec précaution. Normalement, tous les gardes devaient être mobilisés à l’extérieur, mais prudence était mère de sûreté. Heureusement, ce point du plan se déroula sans encombre. Lorsqu’Eily posa le pied sur le sol pavé du palais, personne ne l’attendait en embuscade.
— … ça y est ? marmonna Evenis. On est au Palais de l’Ambre ?
— Oui, on y est, répéta Gyl. Le cœur de Prasin’da, l’antre du Vasilias.
— Je n’aurais jamais cru m’y trouver un jour…, souffla Ifios.
— L’endroit est un peu triste, remarqua Eily. Je m’attendais à quelque chose de bien plus fabuleux !
— Ce n’est pas surprenant si l’on considère que nous nous trouvons dans la salle des gardes, répliqua Fario.
— Ouais, réfléchit Sidon. J’imagine que monsieur le Vasilias garde les trucs les plus beaux pour lui, et donne les miettes à ses serviteurs !
Gyl secoua la tête :
— Je comprends que le lieu vous passionne, mais cessons les blablas inutiles. Reprenons notre route, il faut trouver le Vasilias.
— Économisez vos efforts. Nous nous en chargeons.
— … !
Rectification, il y avait bien quelqu’un qui attendait en embuscade ; deux ‘‘quelqu’un’’, plus exactement. Le groupe se mit immédiatement sur ses gardes, fixant les deux étranges individus ayant soudainement apparut. De taille moyenne, ils étaient entièrement voilés : l’un en noir ténèbres, l’autre en blanc albâtre. Eily sursauta. Elle les reconnut sans peine ; c’était les mêmes mystérieux individus qui étaient avec Miu lors de l’attaque des Smogogo.
Ceci dit, c’était la première fois qu’elle les entendait parler ; elle était d’ailleurs persuadée qu’ils étaient muets. Lorsqu’ils parlaient, les deux êtres voilés le faisant en même temps, totalement synchrone, comme s’ils formaient tous deux une seule entité. Jamais Eily n’avait entendu une voix aussi inhumaine.
— Le Professeur nous a demandé de vous accueillir et de vous mener jusqu’à lui.
— Le Professeur ? Le… Vasilias ? hésita la demoiselle cyan.
— Oui.
Ifios grinça des dents :
— Ohé, c’est quoi cette situation ?
— Ce n’est pas tellement une surprise, souffla Gyl. Nous savions depuis le début que le Vasilias est au courant de tous nos plans.
— Ah oui, j’avais presque oublié qu’on se jetait volontairement dans la gueule du loup…
Les deux êtres voilés s’approchèrent :
— Suivez-nous.
— Ça pue le piège à plein nez, réfléchit neutrement Fario.
— Vos propos sont incompréhensibles. Le Professeur n’a aucun intérêt à vous piéger. Il a, et ce depuis toujours, votre vie entre ses mains.
— C’est sûr que dit comme ça ! ricana Sidon.
Evenis se tourna vers Gyl :
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Nous n’avons pas d’autre choix que d’obéir, mais cela nous arrange.
Le majordome se tourna vers deux êtres voilés :
— J’imagine que vous allez nous mener au laboratoire, c’est cela ?
— Oui. C’est là que le Professeur vous attend.
Gyl sourit doucement :
« … haha, de retour à la maison, hein… »
— Alors c’est parfait, reprit le majordome. Cela signifie que le Vasi… non, le Professeur est bien décidé à tout vous révéler. Tous les secrets qu’il a gardés depuis plus d’un millénaire, ses multiples projets… et notre nature à toi et moi, Eily.
— … !
— Hé bien, qu’attendons-nous ? sourit Gyl. Comme l’a si bien dit Ifios, jetons-nous dans la gueule du loup !