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Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



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» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 04/02/2018 à 08:37
» Dernière mise à jour le 08/02/2018 à 12:17

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

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Ch. 36 : Mise en place.
 Désagréablement assis sur un confortable fauteuil, Omilio fixa d’un air qui se voulait aimable l’homme se tenant affablement derrière son bureau. De part sa tenue et ses vêtements d’une extrême richesses, il était aisé de deviner le statut de cet homme. Le Foréa d’Aifos faisait de son mieux pour rester concentrer sur ses objectifs ; il ne devait penser qu’à sa mission, il ne devait pas laisser sa noirceur se peindre sur son visage.

— Mon bon Omilio, comme je suis ravi que vous daignez me rendre visite ! Cela fait longtemps que nous n’avions pas pu parler de vive voix !
— Bien trop longtemps, sir de Mercœur.

Yvain de Mercœur, de la maison de Mercœur. Sans doute l’un des nobles les plus influents de Prasin’da, et l’un des plus farouchement opposés au Vasilias et à l’ordre des Foréa. Omilio ne fut pas le moins du monde dupé par ses yeux rieurs. Le Foréa savait de source sûre qu’Yvain avait par le passé commandité plusieurs tentatives d’assassinats à l’encontre des Foréas et de leur famille. Autrement dit, cet homme avait à de multiples reprises tenté d’éliminer Tza. Si ce n’était pas pour sa mission, Omilio sauterait de son fauteuil et trancherait volontiers la gorge de cette crapule.

— Vous me faites honneurs, susurra Yvain. Mais trêve de commodités ; qu’en est-il de notre plan ?
— Il se déroule sans accroc. La maison de Glère vient de tomber. C’était les derniers nobles partisans du Vasilias suffisamment influents pour nous déranger.

Yvain se permit de sourire, visiblement très heureux.

— Parfait ! s’exclama-t-il. Le temps est donc enfin venu de rendre le pouvoir à ceux qui le méritent légitimement ! Ce Vasilias à beau se faire passer pour un Dieu, ce sont nous, les nobles qui faisons tourner Prasin’da. Sans notre puissance économique, la région entière s’écroulerait sur elle-même. N’est-ce donc pas normal que ce soit nous, les nobles de race pure, qui doivent nous asseoir sur le trône ? Ce fichu Vasilias et son ordre de Foréa n’a que trop usurpé notre place.
— …

Se rappelant de la nature de son interlocuteur, Yvain leva grassement ses mains, comme pour s’excuser :

— Oh, mais bien sûr, je ne m’adresse pas à vous, cher Omilio. Je confesse qu’au début, je pensais que vous étiez vous aussi de la vermine, mais même les esprits les plus aiguisés peuvent se tromper. En rejoignant et aidant notre cause, vous avez prouvé que vous méritez votre place à nos côtés !
— Vous m’en voyez ravi.

Omilio sentait que sa patience s’épuisant dangereusement. Plus il entendait ce de Mercœur parler, et plus ses poings lui démangeaient.

— Il faut cependant redoubler de prudence, nota Omilio. Le Vasilias est certes un usurpateur, mais le sous-estimer serait une erreur. Il sait que quelque chose se trame contre lui, après tout, ses plus proches collaborateurs tombent les uns après les autres.
— Haha, oui, je n’en doute pas une seconde ! rit Yvain. Mais qu’importe, il ne peut déjà plus rien contre nous. Comme prévu, nous attaqueront pendant le Festival du Renouveau. Il aura beau se méfier, le Vasilias aime tant se pavaner qu’il sera obligé de prendre par au défilé.

Omilio acquiesça. Le Festival du Renouveau est un évènement très attendu à Prasin’da. Il s’agit de la fête marquant la nouvelle année. Il est coutume pour le Vasilias de défiler pendant le festival, accompagné de ses fidèles Foréa ; beaucoup de citoyens se déplacent chaque année pour recevoir la bénédiction de leur ‘‘Dieu’’.

— Et surtout, sourit sinistrement Yvain, nous avons un atout dans notre poche, n’est-ce pas, mon cher Omilio ? Ce maudit Vasilias pensent certainement avoir affaire à des primitifs, mais nous avions largement dépasser ce point. Grâce aux armes de l’Ancien Monde, même ce Dieu auto-proclamé sera impuissant.

Lentement, Yvain sortit de son bureau un ténébreux objet métallisé. Son pouce caressa doucement la gâchette ; le noble hocha la tête, satisfait.

— Comment appelez-vous encore ceci, mon cher Omilio ?
— Un pistolet. Faites attention, ces engins sont très sensibles.
— Inutile de me faire la leçon, je sais ce que je fais, répliqua Yvain sans masquer son mépris.

Mais, lorsqu’il continua, le noble adoucit son ton :

— Je vous accorde cependant le point. J’ai voulu tester l’arme sur l’un de mes domestiques hier matin ; et, devinez quoi, à peine avais-je effleuré la gâchette que cet incapable avait littéralement perdu la tête ! J’en fus moi-même surpris.

Omilio se retint de tiquer. Il devait garder bonne figure, à tout prix.

— Et encore, reprit Yvain, je parle de ce pistolet, mais ce n’est qu’un apéritif. Les mitraillettes et grenades sont encore plus impressionnantes ! Ah ! Dire que certains se battent encore avec des arcs et des épées ! Même nos pauvres fusils ne sont rien en comparaison. Avec les armes de l’Ancien Monde, n’importe quel imbécile peut vaincre le meilleur des guerriers. Et si un imbécile peut faire cela, imaginez ce que nous, les nobles de race pure, pouvons faire ! Hahaha !

Un aigre dégoût envahit la gorge d’Omilio. Donner les armes de l’Ancien Monde aux nobles était risqué, très risqué. Un faux pas, et Prasin’da se retrouverait à feu et à sang. Normalement, Omilio avait tout pour empêcher le pire des scénarios, mais il ne pouvait s’empêcher d’appréhender la catastrophe.
Satisfait de sa propre tirade, Yvain de Mercœur rangea son pistolet et posa ses coudes sur la table :

— D’ailleurs, lança-t-il, en parlant de nobles de race pure. J’ai entendu dire que Sanidoma réside actuellement à Aifos. Le rat a quitté son château.
— Effectivement.
— Vous savez, mon bon Omilio, j’ai beaucoup réfléchi au futur. Lorsque notre rêve de société gouvernée par les nobles deviendra réalité, il sera indispensable de mettre de l’ordre. Par exemple, ce cher Sanidoma. C’est un raté, une honte, une disgrâce pour notre race. Il ne possède aucune marché intéressant et n’a aucun sens des affaires ; s’il est si riche, c’est uniquement grâce à ses ancêtres. Avez-vous déjà essayé de converser avec lui ? Cela a autant d’intérêt que de communiquer avec un pouilleux.

Yvain soupira lourdement :

— Non, lorsque les nobles prendront le pouvoir, je refuse que mon titre soit associé avec celui de cette chose. Alors, pourquoi ne pas établir une hiérarchie entre noble ? Il faut à tout prix distinguer ceux de mon rang des autres, n’êtes-vous pas d’accord ?

Omilio acquiesça, sans prendre nullement attention à ce que baragouinait son interlocuteur. Yvain continua à exposer son plan de hiérarchie, expliquant un par un les critères qui feraient que tel noble serait supérieur à un autre. Omilio n’écoutait pas même à moitié.

« Il peut rêver autant qu’il le veut, sa société de noble n’arrivera jamais. Et si elle arrive, je préfère encore me pendre que de voir ça ! » souffla mentalement le Foréa.

Yvain Mercœur aimait parler, et surtout, parler de lui. Il voulait faire savoir au monde qu’il était le meilleur dans tous les domaines. Un mégalomane comme lui ne pouvait être qu’opposé au Vasilias ; il était ce genre de personne vouloir supprimer les détenteurs du pouvoir, afin de prendre leur place. Un genre de personne facilement manipulable, mais également extrêmement dangereux. Si Yvain devenait le nouveau Vasilias, il installerait probablement un abominable régime de terreur, où tous ceux qui ne plieraient pas le genou seraient exécutés.
Toutefois, Omilio n’avait pas le choix. Il devait prendre ce risque. Il avait besoin de la puissance des nobles, c’était un élément crucial pour son plan. Ce n’était pas le moment d’avoir des remords. Il avait déjà vendu son âme.


 ***
 ***
 ***


 Une demi-journée après son entretien avec Yvain de Mercœur, Omilio remit les pieds à Aifos. Il voyageait beaucoup ses derniers temps, tellement qu’il ne profitait même plus du calme de sa ville. Cependant, il pouvait désormais enfin se reposer. L’engrenage était en place, il ne lui restait qu’à surveiller de loin et d’attendre le moment fatidique.
Malgré tout, Omilio avait des difficultés à simplement fainéanter. Ses derniers jours avaient tellement été intenses que l’idée même d’attendre passivement lui était inconcevable. Alors, le Foréa d’Aifos décida de rentabiliser son temps perdu.

Dès qu’il en eut l’occasion, Omilio convoqua Eily dans son bureau. Il devait mettre certains points au clair. D’après ce qu’il avait entendu, Gyl avait prit quelques libertés et s’était permis de révéler beaucoup d’éléments sensibles à la demoiselle cyan. Omilio se devait de s’informer sur la situation, directement à la source.

— …

Eily toisa Omilio. À chaque fois qu’elle se retrouvait seule avec lui, il lui révélait quelque chose de grave. Comme la fois où il lui avait avoué être un impitoyable assassin. Ce souvenir en tête, Eily ne pouvait décidément pas se détendre. Toutefois, la demoiselle cyan avait cette fois-ci ses propres atouts dans sa manche. Grâce à Gyl, elle avait pu fouiller les dossiers sensibles du Foréa d’Aifos.

— Il t’a parlé de tes pouvoirs, n’est-ce pas ? lâcha Omilio.

Eily resta de marbre, ne laissant rien transparaître sur son visage. Elle savait cependant qu’il était inutile de jouer l’idiote. Si Omilio prenait la peine de parler d’un sujet aussi secret, c’était qu’il connaissait la réponse à sa propre question.

— Oui, avoua Eily. J’ai encore du mal à y croire, mais j’y suis bien obligé.
— Je vois, acquiesça Omilio. Plus que de t’en parler, il t’a aussi entraîné.
— Cela pose-t-il problème ?

Omilio sourit légèrement :

— Non, absolument pas. En vérité, cela m’arrange. Plus tu es forte, et plus il sera aisé de faire tomber le Vasilias.
— …

Eily ferma les yeux une demi-seconde, réorganisant ses pensés. Lorsqu’elle les rouvrit, elle s’était résolue :

— Il m’a aussi parlé d’Asda. Et de son histoire. J’ai vu le journal.

Des phrases courtes, mais lourdes de sens. Omilio comprit immédiatement. Il ne peut s’empêcher de pouffer :

— … haha. Gyl n’en fait vraiment qu’à sa tête. Enfin, ce n’est pas si étonnant. Il a toujours voulu être un esprit libre.
— ‘‘voulu être’’ ? tiqua Eily. Tu sous-entends qu’il n’est pas libre ?
— Techniquement, il l’est, répliqua Omilio. Mais son cas est bien plus compliqué. Gyl est un enfant perdu, s’il n’a personne à ses côtés il révèle ses faiblesses. Pourquoi reste-t-il aux côtés de Sanidoma d’après toi ? C’est parce qu’il a besoin d’une présence permanente à ses côtés ; sans doute un traumatisme dû à son vécu. Gyl est bien moins solide que tu ne peux le croire.

Eily devait avouer être intrigué par le passé de Gyl, ce mystérieux personnage qui semblait tout savoir ; son frère présumé. Mais la demoiselle cyan ne se fit pas avoir. Omilio voulait détourner la conversation vers un terrain qui l’arrangeait.

— Tout cela est très intéressant, mais nous parlions d’Asda.
— … tu es bien plus vive qu’au début, nota Omilio.
— Qu’importe, éluda Eily. Ce journal dit la vérité, n’est-ce pas ?

Omilio hocha la tête :

— Le journal de Teia. Je n’ai aucune raison d’en douter, surtout que les agissements du Vasilias concorde avec son contenu.
— Donc aucune preuve concrète. Comme Gyl, tu me demandes de te faire entièrement confiance.
— Malheureusement, je n’ai rien d’autre à te proposer pour l’instant.

Omilio sourit en coin.

— Sauf bien sûr si tu m’aides à faire tomber le Vasilias. Si on le pousse dans ses derniers retranchements, il sera bien obligé de faire ses aveux.
— Ben voyons, ricana Eily. Ce n’est pas un peu facile, ça ?
— Certes, concéda Omilio.

Eily haussa un sourcil, ne sachant si elle devait être amusée ou être courroucée par cette bête réponse. Au lieu de ça, la demoiselle cyan décida de rediriger la discussion :

— J’ai également appris que tu faisais des dons à beaucoup d’orphelinats. Je ne te savais pas si emprunt de gentillesse.
— …

Contrairement à d’habitude, Omilio ne répliqua pas au tac-au-tac. Pendant un moment Eily fut prit au dépourvu par ce manque de réaction. Finalement, au bout de presque une minute, le Foréa d’Aifos commença à élaborer une réponse :

— Ne te méprends pas. Je ne fais ça que pour bonifier ma propre réputation. Le gentil Foréa qui donne aux pauvres orphelins. De quoi faire pleurer dans les chaumières, tu ne penses pas ? Il n’y a rien de tel que de se servir des pauvres pour se donner une bonne image.

Eily souffla du nez.

— Sérieusement ? Toi, Omilio, celui censé maîtriser le verbe, tombe aussi bas ? Je vois, ta gentillesse est donc ton point faible. Qui l’aurait-cru ?
— Oh ? Tu penses m’avoir cerné ?
— Je n’irais pas jusqu’à là mais admets que ta réponse est faible. Tu dis que tu donnais de l’argent aux orphelinats pour te donner une bonne image ? Mais, mon cher Omilio, cela ne vaut que si les dons sont rendus publics. Or, tout laisse à croire que tu faisais des dons anonymement. Pas évident d’améliorer une réputation si personne n’est au courant des bonnes actions, n’est-ce pas ?

Eily n’en était pas certaine, mais elle crut voir Omilio se mordre subtilement les lèvres.

« Il est presque fébrile », analysa mentalement Eily. « Le sujet est si sensible que ça ? »

— … ceci n’a guère d’importance, lâcha finalement Omilio.
— Si tu le dis.

Au fond d’elle, la demoiselle cyan aurait aimé cuisiner encore un peu plus Omilio, mais ce ne serait qu’insister pour peu de résultats. Elle avait déjà appris ce qui l’intéressait.

— Et donc, continua Eily, qu’est-ce qui a de l’importance ?
— Le plan.

Omilio avait prononcé ses deux mots avec une telle gravité que l’attention d’Eily grimpa en flèche. Le Foréa d’Aifos aiguisa son regard.

— Le plan pour vaincre le Vasilias. Il en est presque à sa phase finale. Il ne reste plus qu’à attendre le Festival du Renouveau. Tu sais ce que représente ce festival, n’est-ce pas ?
— Oui, Nest… je veux dire, on m’en a déjà parlé. C’est la fête du nouvel an, qui se conclut par une parade du Vasilias et de ses fidèles Foréa.

« Nester rêvait d’y participer… », se souvint amèrement Eily.

— C’est à ce moment-là que je vais frapper, annonça Omilio. Une coalition de noble va attaquer au moment du défilé, avec des armes de l’Ancien Monde. Ce sera sans doute un horrible bang de sang. Mais c’est nécessaire. Inam restera à l’extérieur, pour surveiller Sfyri et contenir l’assaut des nobles.
— Les armes de l’Ancien Monde…

D’un coup, l’attaque de l’orphelinat de Stavros lui revint en mémoire. Ses hommes habillés en tenue kaki qui manier ses étranges fusils meurtriers.

— Rassure-toi, j’ai été avare dans ma distribution. Je n’ai donné qu’une poignée d’arme, avec peu de munitions. Je sais que c’est dangereux, mais ils devront se battre contre l’armée personnelle du Vasilias, ainsi que Sfyri. Sans ce genre d’atout, leur rébellion serait si courte qu’elle ne serait pas même une diversion.

Le regard sombre, Eily serra le poing. Tout cela ne lui plaisait pas.

— … et nous dans tout ça ? lâcha-t-elle.
— Vous…

Omilio marqua une petite pause, et reprit fermement :

— Vous, vous allez vous infiltrer dans le Palais de l’Ambre. Vu le chaos qui régnera dehors, le Vasilias se repliera dans son antre. Il sera à notre merci.
— Si j’ai bien compris, ton plan est de créer une diversion avec les nobles, afin que le Vasilias gaspille ses défenses sur leur rébellion. Et pendant ce temps, avec un groupe restreint, tu comptes infiltrer le Palais de l’Ambre et assener le coup final au Vasilias.
— C’est l’idée, en effet.

Eily se pinça les lèvres.

— Juste une question. Je suis au courant. Sidon est certainement au courant. Gyl également. Mais le reste ? Je doute que Tza, Ifios, Fario ou Evenis ne sachent dans quoi ils s’embarquent.
— En effet.
— Et ça ne te gêne pas ? siffla une Eily désabusée.
— Libre à toi de le leur expliquer, si tu en as envie.
— Ohé, c’est très irresponsable, ça.

Omilio sourit doucement.

— Je le sais. Mais tu es aussi libre de ne rien leur dire. Personnellement, je doute pouvoir convaincre Fario, Evenis, Ifios ou même ma propre sœur de participer volontairement à mon projet. Je compte forcer leur main en les présentant devant le fait accompli.
— Là ça devient irréaliste, crissa Eily.
— Si ça ne te plaît pas, à toi de les convaincre. Je sais que j’en suis incapable, mais toi, tu as peut-être une chance.

Alors qu’Eily digérait encore l’information, Omilio se leva. Il se dirigea vers son étagère, où il récupéra le fameux journal de Teia, le même qu’Eily et Gyl avait lu quelques jours plus tôt. Omilio le jeta à Eily, qui le récupéra de justesse.

— Je ne sais pas ce que tu as décidé, mais si tu comptes en parler aux autres, ce journal pourrait t’aider. Tu le connais par cœur maintenant, non ?

Eily sourit nerveusement.

— Vraiment, tu es un beau salaud…
— J’apprécie le compliment.


 ***

 Lorsqu’elle sortit de la résidence d’Omilio, Eily avait encore la tête lourde. Elle n’en revenait toujours pas. Omilio voulait que ce soit elle qui annonce aux autres qu’ils allaient devoir affronter le Vasilias ? C’était juste impensable. On ne pouvait pas subitement demander à quelqu’un d’aider à couper la tête d’un Dieu.

Eily s’arrêta. Elle hésita à rentrer au manoir. Elle n’avait pas spécialement envie d’affronter les autres maintenant. Elle pensa un instant à vagabonder en ville, mais soudain, un autre lieu apparut dans son esprit. Un lieu bien plus apaisant. Sans réfléchir plus longtemps, Eily se laissa porter par ses jambes, qui la menèrent à une vieille maison désaffectée. Elle se souvenait encore très bien de l’endroit. C’était là où se trouvait le tunnel secret pour quitter discrètement Aifos, le même passage qu’elle avait emprunté avec Gyl quelques jours plus tôt.

Après plusieurs minutes de marche, Eily se trouvait à l’extérieur ; les énormes murailles de la ville se dressaient magistralement dans son dos. La demoiselle cyan continua sa route. Elle voulait revenir à cette petite et relaxante clairière qu’appréciait tant Gyl. C’était comme un besoin inconscient ; un désir de chercher ses réponses auprès de Dame Nature.

« … peut-être est-ce à cause de mon affinité Insecte… », pouffa mentalement Eily.

Amusée par cette pensée, la demoiselle cyan laissa son rire se manifester. Un rire qui se conclut par un long soupir. Omilio voulait provoquer un coup d’état et destituer le Vasilias. Au fond, Eily s’en fichait complètement de la politique de la région. Que le Vasilias ou un autre individu soit sur le trône ne l’intéressait guère. Ce que la demoiselle cyan désirait, c’était des réponses. Le Vasilias était-il vraiment à l’origine du massacre de l’orphelinat ? Pourquoi ? Et quel était son lien avec elle ? Avec Gyl ? Pourquoi ce dernier disait-il être son frère ? Toutes ses questions avaient le Vasilias pour dénominateur commun. Il était le seul à détenir la vérité ; de ce fait, Eily s’était donnée pour mission de la lui arracher.

Mais cela ne la concernait qu’elle. Ifios, Fario, Tza, et Evenis n’y avait aucun intérêt à cette histoire. Ils vivaient leur petite vie, loin de toutes ses préoccupations, chacun tentant d’attendre son but personnel. Eily ne pouvait s’empêcher de penser qu’il était injuste de leur imposer la catastrophe à venir.
Cela allait de soi, mais un coup d’état n’était pas anodin. Il allait avoir des effusions de sangs. Des morts par dizaines. Des cadavres jonchant le sol. Le feu dévorant. L’omniprésente et insoutenable pestilence du sang. Un cauchemar s’ancrant sur la rétine de l’esprit.
Cependant, le monde n’était pas suffisamment gentil pour épargner les innocents. Qu’ils soient d’accord ou non, leurs décisions ne changeront rien. Le coup d’état que prévoit Omilio va impacter tout Prasin’da, sans distinction de classe. Il fallait être bien égoïste pour impliquer une région entière dans ses projets personnels. La menace du Vasilias était-elle si extrême pour en arriver à de telles extrémités ?

« Après, on parle d’un type qui est capable de détruire un village pour kidnapper une gamine afin de mener ses expériences sur elle… », songea Eily.

Pendant qu’elle était plongée dans ses pensées, Eily arriva à la clairière. Immédiatement, elle s’arrêta. Quelque chose n’allait pas. Elle regarda à droite et à gauche ; rien. Mais elle ne pouvait pas s’enlever ce désagréable et pesant sentiment ; c’était comme si l’harmonie du lieu était perturbé.

— … qui est là ?

Eily l’avait demandé sans conviction. Si quelqu’un d’hostile était vraiment là, bien sûr qu’il ne répondait pas. Au fond, la demoiselle cyan espérait que ce soit juste Gyl qui lui faisait une blague. C’était peu probable, mais avec lui, elle s’attendait à tout.

— …

Toujours aucune réponse, comme elle s’y attendait. L’atmosphère devenait de plus en plus oppressante. Eily mourrait d’envie d’appeler Caratroc à la rescousse, mais elle se retenait. L’existence de l’Ensar devait encore rester secrète. Ceci dit, si le danger était avéré, elle n’hésiterait pas une seconde.

— Tu peux donc ressentir les présences. Impressionnant.
— … !

Eily se figea. Une voix à la fois puissante, ferme et sereine avait tonné. Elle se savait toujours pas de qui elle provenait mais une chose était sûre : ce n’était pas Gyl. De plus, la voix l’avait tutoyé. Une simple déduction lui suffit pour comprendre que la voix la connaissait. Et maintenant qu’elle y pensait, cette voix faisait résonner des souvenirs flous dans son crâne. Eily fit appel à sa mémoire – sans pour autant baisser sa vigilance.

« … cette voix… », grinça mentalement Eily.

Petit à petit, des réminiscences lui revenait. Elles étaient floues et volatiles et début, mais de plus en plus, elles devenaient plus fiables et persistantes. Enfin, la voix puissante trouva un propriétaire. Quelqu’un qu’Eily n’avait pas imaginé croiser à nouveau, et surtout pas dans un tel endroit.
La demoiselle cyan recula mécaniquement d’un pas, méfiante. De la sueur coulait sur son front jusqu’à ses joues.

« … lui ?! » réalisa Eily. « Mais… il est censé être… non, quand j’y pense, c’est logique. Lui aussi doit connaître Omilio… »

Elle serra les poings, réunissant son courage. Et, finalement, elle osa prononcer ce nom :

— … Danqa.

Comme si ce mot était une incantation, une masse extraordinaire émergea lentement de l’ombre des arbres. Un colosse de plus de deux mètres de haut. Un visage ferme et sévère, illuminé par deux yeux écarlates, bien plus proche du prédateur que de l’homme. Sa longue et drue chevelure grisâtre coulait jusqu’au sol paraissait telle une crinière sauvage, renforçant de plus l’impression de se trouver devant une bête cruelle. Eily ne put s’empêcher de déglutir.

— Tu dois être surprise de me voir, déclara vigoureusement Danqa. Sache que je le suis tout autant, le majordome m’avait assuré que personne ne passerait pas ici.

« … le majordome ? Gyl ? » réfléchit Eily.

La demoiselle cyan avait la gorge sèche, totalement impressionnée. Cependant, elle s’efforçait de ne pas se laisser terrasser par cette oppressante apparence. Elle n’avait rien à craindre. Danqa devait faire partie du projet d’Omilio, comme Sidon. Il était le père d’Ifios. L’époux d’Inam. Il n’avait aucune raison d’être antagoniste. Du moins, c’était ce qu’Eily espérait très fort.

— Que faites vous-ici ? voulu confirmer la demoiselle cyan.

Danqa fixa longuement Eily – à son grand dam – avant de répondre :

— L’attaque sur le Vasilias approche. Omilio m’a demandé de rester à proximité d’Aifos. Contrairement à Sidon, mon visage est trop connu pour entrer en ville ; alors, je dois rester ici.

« Effectivement », analysa mentalement Eily. « Avec ses yeux rouges et sa crinière, difficile de passer inaperçu ! Alors que Sidon, si on excepte sa taille et sa balafre, c’est juste un chauve lambda… »

— Notre rencontre m’arrange cependant. Comment va Ifios ?

Eily se faisait peut-être des idées, mais elle avait senti un ton bien plus doux dans cette question. Si la demoiselle cyan avait eu des parents, sans doute aurait-elle eu reconnu la fibre paternelle.
Eily fit un moment prise de court mais, finalement, accepta de répondre. Elle raconta en détail au père la vie de son fils ; de comment il s’occupait parfaitement du manoir, de sa passion immodérée pour le ménage, de sa cuisine exemplaire. Elle lui parla aussi de ses entraînements avec Omilio – même si la demoiselle cyan ne savait pas grand-chose sur le sujet. Eily faisait cependant très attention à n’employer que des mots mélioratifs, on ne savait jamais, un mot de travers risquerait peut-être d’énerver le ‘‘petit’’ papa. Et Eily voulait éviter ça à tout prix.

— Je vois, acquiesça finalement Danqa. J’aurais aimé aller le voir moi-même, mais Omilio m’a demandé de limiter les contacts. Mais je suis rassuré, Ifios a pu profiter d’une vie normale, comme je le désirais.

« Normale… », plissa Eily des yeux. « Mouais, si on peut appeler ‘‘normale’’ une vie où tu fais le ménage H24… »

— Cette vie lui convient bien mieux qu’une vie à la montagne, déclara Danqa.

Son visage s’assombrit légèrement.

— … même si cet équilibre est fragile. J’espère que le plan d’Omilio se passera comme prévu.

La masse humaine secoua son crâne :

— Mais je ne peux laisser l’inquiétude m’envahir. Une chose cependant. Au risque changer de sujet, s’est-il passé quelque chose avec Sidon ?
— … Sidon ? s’étonna Eily.

Danqa soupira longuement :

— Il est arrivé il y a quelques jours, sans que je ne l’attende. Et il a réquisitionné une grande quantité d’Agrios pour ouvrir un réseau de vente de… vêtements.
— … des vêtements, hein…

Eily sourit en coin. Elle avait appris il y a quelque temps qu’Evenis était une couturière de talent, et que Sidon l’aidait à vendre ses créatures. Elle comprenait maintenant. Sidon se servait de son réseau chez les Agrios. C’était assez drôle de penser que ce qui était précédemment les bandits craints de toute la région vendaient désormais du tissu.

— Cela ne me dérange pas spécialement, continua Danqa. J’ai toujours voulu que les Agrios cessent leur banditisme afin de s’insérer dans une vie plus sociale. C’est juste que je n’imaginais pas les choses… se dérouler ainsi. Cependant, je me demande où est-ce que Sidon a trouvé autant de vêtements aussi luxueux. J’espère qu’il ne s’est pas trempé dans d’étranges combines.
— … c’est Evenis, répliqua Eily.

Et la demoiselle cyan commença un autre récit, sur la jeune noble cette fois. C’était incroyable de penser qu’Evenis était si douée en couture, surtout qu’elle passait globalement tout son temps à boire. Comme quoi, il ne fallait pas juger un livre à sa couverture, même si la dite couverture était une immondice ravagée par l’alcool.

« Enfin, Evenis reste une fille sympa… », tempéra mentalement Eily.

— Mes inquiétudes étaient donc infondées, se rassura Danqa.

Un silence s’installa. La définition du mot ‘‘malaise’’ commença à monter au crâne d’Eily. Même si elle le disait inoffensif, la demoiselle cyan ne pouvait décidément pas ignorer un colosse de plus de deux mètres. Si Danqa le voulait, il pourrait écraser une jolie petite tête cyan simplement en refermant sa main.

« … je devrais peut-être partir… », réfléchit Eily.

— Ne pars pas maintenant, lança Danqa.

« … il lit dans mes pensées ?! » s’étonna Eily.

— Ne soient pas si surprise. Tes intentions étaient ancrées sur ton visage.
— …
— Je veux vérifier quelque chose. Tu as une part centrale dans le plan d’Omilio. Sans toi, rien ne sera possible. Alors…

Danqa avança d’un pas. Un pas imposant, qui fit presque trembler la clairière.

— Je veux voir ce dont tu es capable.
— … nyah ?
— Tu m’as bien compris. Je veux savoir si tu as la force que prétend Omilio. Libère ton Ensar et accepte mon défi. Donne tout ce que tu as.
— … !

Eily recula d’un pas. Un pas si fébrile qu’elle manqua de tomber. Une chose était certaine, Danqa ne perdait pas son temps. Il pouvait passer d’une discussion ‘‘cordiale’’ au combat en une fraction de seconde. Et ce n’était pas une tentative d’intimidation. Danqa était parfaitement sérieux. Il voulait tester Eily. La demoiselle cyan sentit un poids écrasant sur ses épaules. Elle fureta à droite et à gauche, cherchant une quelconque solution miraculeuse.

« … non, je ne peux pas fuir… », siffla-t-elle mentalement. « Je ne pourrais pas éternellement fuir. Si je veux obtenir mes réponses, je dois être prête à forcer ma volonté. Je dois passer des paroles aux actes ! »

Eily se concentra quelques secondes. Sa main droite brilla ; Caratroc apparut. L’Ensar regarda les alentours, histoire de se situer. Lorsque ses yeux croisèrent Danqa, il se figea.

— … Eily ? marmonna-t-il.
— Notre adversaire, déclara la demoiselle cyan.
— … notre adversaire ?
— Oui. Il veut juste tester ce que l’on sait faire.
— … tester ce que l’on sait faire ?

Agacée, Eily s’écria brusquement :

— Arrête de répéter tout ce que je dis s’il te plaît ! Tu es censé être mon soutien mental ! Alors rassure-moi ! Je fais la forte, mais tu ne vois pas que je flippe là ?!
— Désolé…

Eily avait beau dire, Caratroc ne parvenait pas à se ressaisir. Danqa était juste beaucoup trop impressionnant. Il se sentait comme un insecte devant lui. Même si techniquement, il en était véritablement un. Mais plus que ça, l’Ensar se demandait bien par quelle étrange tournure d’évènement Eily s’était retrouvée face à ce monstre. Cependant, il savait également qu’il serait présomptueux de demander des éclaircissements sur la situation ; pour l’instant, du moins.

— Peut-on commencer ? tonna Danqa.

Eily se mordit les lèvres. Ceci dit, elle avait des atouts dans sa manche. Grâce à Gyl, elle parvenait maintenant à maîtriser suffisamment ses pouvoirs Psy pour les utiliser en combat, et de même, ses affinités Roche et Insecte avaient augmentées. Elle n’était plus une gamine sans défense. Et ce n’était pas tout.

— … quand vous voulez, lança Eily.

Dès que le signal fut donné, Danqa prit l’initiative et fonça. Eily sortit vivement un orbe de sa poche et, aussitôt, une épaisse fumée envahit brusquement et totalement la clairière. Danqa s’arrêta net, méfiant.

— Une relique de l’Ancien Monde ?

Eily sourit en coin. C’était bien ça. En plus de ses pouvoirs, Eily ne quittait jamais sa Boule Fumée. Cet artefact était si pratique qu’il en devenait indispensable.
Dès que la fumée se dissipa, Eily avait disparu. Elle s’était cachée dans le feuillage d’un arbre, à l’affût. Danqa, lui, restait sur ses gardes. Pendant qu’il était aveuglé, Eily avait parsemé la clairière de toiles. Bien qu’elles étaient quasiment invisibles, l’œil aguerri de Danqa ne pouvait le tromper.

Le Boss des Agrios sortit ses quatre cimeterres, il n’avait pas le choix. Les toiles étaient bien trop solides pour prendre le risque de s’y empêtrer. Danqa prit sa pose signature ; deux cimeterres dans chaque main, telles des griffes. En quelques secondes, toutes les toiles furent tranchées. Perchée dans son arbre, Eily fronça les sourcils. Elle se doutait bien que cela serait insuffisant pour vaincre Danqa, mais elle pensait au moins que ça le ralentirait un peu plus…

— Il va falloir un peu plus que de la ruse, geignit Eily. Je pourrais utiliser la Boule Fumée à nouveau, mais je ne pense pas qu’utiliser deux fois la même technique soit judicieux…
— Et si on attaquait de front ? proposa Caratroc.
— … nyah ?
— L’idée n’est pas si mauvaise. Sois plus confiante, n’oublie pas que tu as des pouvoirs.

Eily resserra ses doigts.

— Tu peux parler de ce que l’on a vu avec Gyl ? souffla-t-elle.
— Oui. On a passé énormément de temps à maîtriser cette technique, et même Gyl semble acquiescer sa puissance. Je dois également avouer qu’elle est impressionnante. Ne t’inquiète pas, Eily. Tu n’es plus aussi faible qu’autrefois. Désormais, tu peux te battre.

Les paroles de Caratroc suffirent à insuffler suffisamment de courage à Eily. D’un bond, elle quitta son arbre et fit face à Danqa.

« … il a rengainé ses cimeterres… », remarqua Eily.

— Ton piège était intéressant, déclara Danqa.
— Mais insuffisant, n’est-ce pas ? finit la demoiselle cyan.
— Je sais que tu peux faire mieux.
— … très bien. Dans ce cas, on y va. Troctroc !

À son appel, Caratroc se recroquevilla complètement dans sa coquille et bondit. Eily n’attendit pas une seconde et concentra ses pouvoirs Psy sur lui. Aussitôt, Caratroc se figea dans l’air, entourée d’une aura violette. Sa carapace était désormais sous le plein contrôle de la demoiselle cyan.

— C’est parti !

En un geste de main, Eily envoya la lourde et solide carapace vers Danqa. La masse sphérique fusa à une vitesse si stupéfiante qu’elle semblait s’être transformée en trait de lumière. Danqa lui-même fut surpris. Il dut canaliser toute son attention pour esquiver la carapace meurtrière. Eily sourit. Danqa était déjà en difficulté, et pourtant, elle avait encore des coups d’avance.
Ne lâchant pas le momentum, Eily reprit son contrôle sur Caratroc et le renvoya à la charge, encore et encore. Le trait de lumière dansa impitoyablement autour de Danqa, qui peinait à suivre le rythme. Mais ce n’était pas tout. Pendant que sa carapace servait de projectile, à l’intérieur, Caratroc en profitait pour cracher discrètement ses toiles autour de sa proie. Danqa ne le savait pas encore, mais il était déjà prit au piège.

Fatalement, au bout d’un moment, le corps du colosse se figea, complètement emmitouflé dans une toile gluante. C’était le moment rêvé. Eily concentra toute sa force Psy, et, après avoir propulsé la carapace de Caratroc vers la cime des arbres, la demoiselle cyan la fit brutalement redescendre, immensément plus vite qu’avant, si fulgurante qu’elle en était invisible à l’œil nu, vers le torse de Danqa. L’impact détonna furieusement ; le souffle provoqué bouscula vivement le feuillage. Forcé d’encaisser le choc, Danqa contracta tant ses muscles qu’un petit cratère se creusa sous ses jambes.

— … o-on l’a eu ? espéra Eily.

Personne ne pouvait s’en sortir indemne d’un choc pareil. Pendant un moment, Eily craignit d’être allé trop loin. Il était vrai qu’elle s’était donnée à fond, exploitant au maximum les pouvoirs Psy qu’elle avait passés à peaufiner ses derniers jours.

— …

Toutefois, la demoiselle cyan se rendit vite compte que ses craintes étaient infondées. Danqa se redressa, sans la moindre égratignure. Il n’avait même pas un petit bleu sur son torse, comme si l’impact précédent n’était que rêve. Juste en levant les bras, Danqa brisa les toiles qui l’entravait.
Le Boss des Agrios ne perdit pas une seconde. D’un terrible appui, il se propulsa vers Eily, le poing en avant. Eily déglutit craintivement, mais elle ne faillit pas. Serrant rageusement les dents, elle concentra son regard résolut sur les deux pupilles écarlates du colosse.

« Je… Je peux encore me battre ! »

Peut-être était-ce l’ivresse du combat, ou une folie passagère, Eily ne saurait le dire. Mais alors que tout était perdu, une brûlante passion anima la demoiselle cyan. Après être allée aussi loin, elle ne voulait pas abandonner. Elle ne pouvait plus abandonner. Si elle jetait l’éponge maintenant, comment pourrait-elle prétendre à la vérité ?

— Aaaaah !

Se redonnant du courage par un cri furieux, Eily fit ce qu’une personne censée ne ferait jamais. Contre l’énorme et écrasant poing de Danqa, Eily y opposa le sien. Son propre poing, mince et frêle. N’importe qui pourrait comprendre que c’était stupide. Mais Eily avait forgé son esprit. Elle ne voulait pas succomber à la fatalité. Elle imagina qu’elle avait la force nécessaire. Qu’elle pouvait le faire.

— … !

Et l’impact vint. Danqa arrêta sa course. Il ne parvenait plus à avancer. Et pour cause, le mince et frêle poing d’Eily exerçait une force égale à la sienne. La demoiselle cyan forçait avec la rage de la détermination, ne voulant plier le genou. Danqa dut sérieusement renforcer son appui sur le sol pour ne pas se faire repousser.

— J-Je… je peux le faire… ! s’exhorta Eily.

Danqa ferma les yeux, souriant légèrement. Serein, il hocha lentement la tête. La seconde d’après, il doubla la pression de son poing. Désarçonnée, Eily fut proprement propulsée à quelques mètres en arrières ; elle peina à se relever.

— Mmh, tu es plus forte qu’avant, déclara Danqa. Je me souviens de ton arrivée chez les Agrios, tu n’étais qu’une fillette fragile. Tu multipliais les stratagèmes pour te protéger. Mais maintenant, tu as acquis le courage nécessaire pour sortir de ta coquille.

Danqa hocha la tête :

— L’ancienne Eily aurait fui dès la mention du combat. Je voulais simplement voir si la nouvelle ferait de même. Je suis satisfait de voir que non.
— … nyah ? lâcha bêtement la demoiselle cyan.
— … alors le test est fini ? s’avança Caratroc.

Le colosse baissa son regard vers l’Ensar :

— Oui. Je voulais dissiper mes doutes. Je voulais savoir si Eily avait la hargne suffisante pour affronter un adversaire qu’elle ne peut vaincre. Inutile de poursuivre ce combat. Ceci dit, je suis impressionné. Je ne pensais pas que tu serais capable d’arrêter mon poing, même si je m’étais retenu.

Eily se crispa. Cette fin de phrase avait un petit ton supérieur qu’elle n’appréciait guère. Cependant, elle devait avouer être également surprise. Jamais elle ne se serait cru capable d’arrêter une attaque frontale de Danqa.

— Vous… ne prenez vraiment pas de détours, vous, ricana Eily. Dès que je suis arrivée, vous m’avez assaillie de questions, avant m’assaillir tout court dans la foulée. On voit bien que vous avez vécu dans les montagnes, aucun sens commun.

Les lèvres de Danqa tressaillirent légèrement ; en observant de très près, on pouvait y décerner un sourire amusé.

— C’est dans ma nature. Je ne passe pas par quatre chemins. Si je veux savoir quelque chose, j’agis pour le savoir. C’est aussi simple que cela.
— Une franchise à toute épreuve donc, résuma Caratroc.
— Effectivement, confirma Danqa.

Brusquement, Eily eut comme une révélation. Danqa était l’image même de la franchise. Ce n’était pas si étonnant, c’était lui qui avait éduqué Ifios. Toutefois, Danqa n’était pas n’importe qui. C’était sans doute lui aussi un élément clef dans le plan d’Omilio, ce qui signifiait indubitablement qu’il savait des choses qu’elle ne savait pas.

— Danqa, j’ai joué votre jeu jusqu’à maintenant. J’ai accédé à toutes vos demandes.

Danqa dirigea son regard imposant vers la demoiselle cyan.

— N’en dis pas plus. Tu veux des réponses sur le Vasilias. Tu veux savoir ce qu’Omilio te cache.
— … !
— Je ne prends jamais de détours, mais je sais lorsque d’autres en prennent, déclara Danqa.

Le Boss des Agrios croisa ses bras massifs.

— Malheureusement, je n’ai pas tous les détails. Omilio est au courant de ma nature, il ne m’a rien révélé de sensible.
— … vraiment ? Alors, qu’elle est votre rôle dans son plan ?
— Veiller à ce que tout se passe bien. Omilio craint que les nobles ne profitent des reliques pour provoquer d’affreuses catastrophes. Mon rôle consistera à empêcher cela le plus possible, ainsi qu’à mettre la population à l’abri. Le même rôle qu’Inam, en somme.

En finissant sa phrase, Danqa se frotta le menton, réfléchissant :

— Il y a juste une chose que je ne comprends pas. Omilio semble penser qu’après notre opération, la situation reviendra rapidement stable. C’est difficilement réaliste. Même en imaginant qu’il parvienne à faire tomber le Vasilias, il faudra encore calmer les populations, et surtout, neutraliser les nobles lourdement armés. La guerre civile ainsi que son expansion est inévitable ; Omilio doit pertinemment le savoir. Comment diable compte-t-il régler ce problème ?

Eily devait admettre que Danqa soulevait un point intéressant. On ne tuait pas un Dieu – même auto-proclamé – sans conséquence, surtout lorsque ce dernier avait déjà endoctriné une région entière. Omilio devait forcément avoir un atout dans sa poche, sinon, c’était l’implosion complète de Prasin’da qui était à craindre.

— … oui, il doit forcément avoir une solution, réfléchit Eily à voix haute. Omilio aime bien trop Prasin’da pour risquer une guerre civile sanguinaire…
— Certainement, acquiesça Danqa.

Eily soupira. Omilio avait décidément encore énormément de secrets ; pourquoi ne daignait-il pas en dévoiler quelques-uns ? Danqa venait de le confirmer, Omilio ne pouvait agir seul. Il avait besoin de compagnons de confiance. Or, la confiance s’effrite rapidement si les cachotteries se multiplient. Omilio est intelligent, il ne pouvait ignorer ce fait. Pourtant, la Foréa préférait garder les éléments les plus essentiels pour lui.

« … pourquoi prend-il ce risque ? », siffla mentalement Eily.

La demoiselle cyan leva les yeux au ciel. Il ne servait à rien de se triturer l’esprit maintenant. Elle avait autre chose à faire.

— … Danqa, déclara-t-elle soudainement. Puis-je vous poser une question ?
— Vas-y.
— Vous savez qu’Omilio garde son secret pour une grande partie d’entre nous, votre fils compris. Ifios n’est au courant de rien, et si rien n’est fait, il va se retrouver en plein dans une révolte sanglante sans même avoir eu le temps de le comprendre.
— … mmh.
— Omilio m’a laissé le choix. Soit j’annonce aux autres son dessein, soit je garde le silence. Vous, que feriez-vous à ma place ?

Danqa ferma un instant les yeux, méditant. Eily ne le lâchant pas du regard, attendant fermement sa réponse.

— Si j’avais le choix, je dirais la vérité, déclara le Boss des Agrios. La situation est bien trop grave pour rester dans l’ignorance. Je suis certain qu’Omilio le pense aussi, sinon, il ne t’aurait jamais laissé ce choix.
— Je le savais…, souffla une Eily à moitié amusée. Ce salaud se sert de moi pour que j’assume ses responsabilités !
— Tu peux voir les choses ainsi. Mais il doit avoir une raison à ses agissements. Sans doute croit-il que tu es plus à même d’annoncer la nouvelle aux autres.
— …

Eily se mordit les lèvres. Peut-être que Danqa avait raison, ou peut-être pas. Quoi qu’il en soit, c’était à elle de faire le sale boulot ; et ça, la demoiselle cyan ne l’appréciait pas.

— Et vous ? demanda soudain Eily. Pourquoi participiez-vous à son projet ? Comme Omilio, vous voulez destituer un tyran ?
— Le Vasilias n’est pas un tyran, il est bien pire que cela. Et si tu veux savoir ce qui me motive, c’est Ifios.
— Ifios ? s’étonna Eily.

Danqa hocha la tête :

— Ifios est à l’image de ce qu’était Asda : un enfant possédant un énorme potentiel. Il est le fils d’une Foréa, ce qui est extrêmement rare. Son véritable potentiel est encore inconnu, et je crains que le Vasilias ne jette son dévolu sur lui et en fasse sa chose, comme il l’a fait avec Asda. Si Inam a accepté qu’Ifios vive dans les montagnes, ce n’était pas que pour le protéger des nobles, mais également du Vasilias.

Eily plissa les yeux :

— Et vous allez déclencher une guerre civile, juste pour ça ?
— Juste pour ça ? Ma raison est-elle si ridicule, vue de l’extérieur ? Je veux simplement protéger mon fils. Je veux qu’il ait un avenir. Tant que le Vasilias sera au pouvoir, ce sera impossible. C’est tout. Est-ce si étrange pour un parent de vouloir protéger son enfant ?
— …

Encore un sujet qu’Eily ne pouvait comprendre. Difficile pour une orpheline d’appréhender la notion de parent. Mais la demoiselle cyan ne pouvait s’empêcher d’être curieuse. L’amour d’un parent était-il si fort qu’il pourrait déclencher une guerre juste pour sauver son enfant ?
Eily soupira une énième fois. Elle qui était venue pour se relaxer ! À la place, elle avait failli avoir une crise cardiaque, avait affronté un colosse invincible, s’était trituré les méninges sur les mystères Omilio et voilà qu’on lui rappelait maintenant l’amère solitude d’être orpheline. La demoiselle cyan décida que le fiasco était suffisant pour entamer une manœuvre de fuite immédiate.

— De toute façon, je n’ai pas mon avis à donner sur vos raisons, lâcha Eily. Hé bien, cette discussion n’a que trop durée. Je dois rentrer. On se reverra certainement.
— … un instant.

Eily, qui avait déjà fait demi-tour, se retint de rouspéter. Ne pouvait-elle pas fuir dignement ? Danqa posa son imposant regard sur la demoiselle cyan.

— C’est sûrement trop tard, mais je n’ai pas eu l’occasion de m’excuser, déclara-t-il. Tu as été capturé par mes bandits et a été réduite en esclavage. Mes excuses sont bien pâles en comparaison à ce que tu as vécu, mais je te prie de les accepter.
— … nyah.

C’était tout ce qu’elle avait à dire. Danqa était certainement sincère, mais son manque de tact était presque légendaire. Pensait-il réellement que c’était une bonne idée de raviver aussi soudainement un passage aussi traumatisant ?
Il était gentil, le Danqa, mais Eily faisait de son mieux pour justement oublier cet épisode de sa vie. Même si elle s’en était sortie avec brio, cela restait une épreuve terriblement éprouvante qu’elle ne voudrait revivre pour rien au monde, pas même dans ses souvenirs. Rien que d’y repenser, elle ressentait à nouveau la terrible fatigue après avoir porté des rochers à longueur de journée, ou encore l’insoutenable faim et l’éternel soif qui faisait ne la quittait jamais.
Danqa n’était certes pas aussi mauvais que cela, il était même opposé à ses pratiques esclavagistes. Mais cela n’excusait pas tout.

Eily continua sa route, accompagnée de Caratroc. Elle n’avait que faire de ce passé, surtout avec un avenir aussi chargé. Un avenir qu’elle avait désormais la responsabilité de révéler à ses compagnons. À bout de nerf, Eily laissa un grincement envahir son esprit :

« Vraiment… qu’est-ce que je donnerais pour retrouver une vie tranquille… »