VIII- Au revoir, Joliberges
Il était minuit passé. Mais Shaïna ne dormait pas pour autant. Elle rangeait ses affaires, tout en repensant à tout ce qui s’était passé depuis qu’elle était revenue de Littorella : elle avait présenté ses Pokémon à sa mère, qui les avait trouvés « hyper choux », selon ses dires. Puis elles avaient toutes les deux déjeuné ensemble, complices, et la jeune fille avait raconté toutes les formidables rencontres qu’elle avait pu faire : Louka, le professeur, Pierre… Sans oublier, bien sûr, le plus important, ses deux nouveaux amis, la pétillante Candice et l’adorable Chrom.
Elle omit cependant toute allusion aux hommes en noirs, prétextant que Missy s’était juste perdue dans Féli-Cité et qu’elle l’avait ramenée à Pierre (par le plus grand des hasards, ce qui, pour le coup, était la stricte vérité). Elle pressentait que la moindre allusion à eux pouvait détruire à jamais ses chances de quitter la maison avec l’accord de sa mère.
Suite à quoi elle avait posé à sa mère la question fatidique. Oh, elle avait bien imaginé des dizaines de moyens différents de la lui poser, avec l’illusoire espoir qu’ainsi, la question « passe » mieux. Finalement, elle opta pour du classique et percutant :
- Maman, mes nouveaux amis vont partir en voyage, et ils m’ont proposé de venir avec eux. Maintenant que j’ai des Pokémon, tu vas me laisser y aller, n’est-ce pas ?
Les mots de Shaïna sifflèrent comme des lames tranchantes de rasoir dans les oreilles de Lana Keteleeria. C’était le moment qu’elle avait le plus redouté dans sa vie… Elle avait échoué à protéger sa fille qu’elle aimait tant, mais qui n’en faisait qu’à sa tête. Si Shaïna avait été bien obéissante, rien de tout cela ne serait arrivé. Si seulement elle pouvait comprendre qu’elle n’agissait que pour son bien ! La liste des conjectures commençant par « si » à propos du caractère de Shaïna était longue, surtout selon sa mère.
Mais dans les faits, sa fille refusait toujours obstinément de lâcher prise. Finalement, elle avait de qui tenir… Lana se leva alors de sa chaise, tout doucement. Trop doucement. Puis elle se s’avança vers sa seule et unique fille. Elle constata alors pour la première fois depuis longtemps à quel point elle avait grandi. A seulement quinze ans, l’adolescente était déjà presque aussi grande que sa mère.
Envahie par la nostalgie d’une époque où Shaïna était une petite fille qui écoutait toujours sa maman, Lana la serra fort dans ses bras :
- Oh ma fille… Tu es devenue si grande et si courageuse… Mais tu ne peux pas aller ainsi parcourir le monde… Que ferais-je si tu n’es pas là à mes côtés ? Tu n’es pas heureuse, ici ?
Lana laissa échapper quelques larmes. Shaïna était bouleversée. Elle n’avait jamais vu sa mère se mettre dans des états pareils.
- Mais… Ce n’est pas la question ! Je veux faire ce voyage ! Et puis tu peux très bien te débrouiller sans moi. D’ordinaire ce sont les enfants qui ont besoin des parents, et non l’inverse ! répondit-elle, partagée entre la détresse de sa mère et son envie de départ.
- Enfin Shaïna, réveille-toi ! Tu n’as même pas encore d’ambition, que crois-tu pouvoir accomplir durant ce voyage ? tenta de la convaincre Lana.
Touchée. Cette remarque eut un effet dévastateur sur la jeune fille, qui ne ressentit soudainement plus aucune pitié envers sa mère. Elle répliqua sèchement :
- Si j’ai un rêve, figure-toi ! Et ce qui est sûr, c’est qu’il ne se réalisera pas tant que je resterai ici avec toi ! Tu m’oppresses, tu comprends ?!
La gifle fila si rapidement que Shaïna ne la vit même pas passer. Lana regrettait déjà son acte. C’était la première fois de sa vie qu’elle agissait sans réfléchir, et cela lui servirait de leçon ! C’était également la première fois de sa vie qu’elle levait la main sur sa fille, et elle s’en voulait terriblement.
Shaïna resta plantée là quelques secondes, la main sur sa joue meurtrie, sans comprendre. Est-ce que sa mère venait réellement de la frapper ? Lana assena alors le coup de grâce, par ces lourdes paroles :
- Il est hors de question que tu ailles où que ce soit, hormis dans ta chambre, où tu vas passer le reste de la journée. Pas de dîner pour toi ce soir.
« Parfait, si c’est comme ça !! Je ne voulais pas lui faire de la peine, et maintenant, tout ce qu’elle a gagné, c’est qu’elle ne me reverra plus jamais, et elle aura toute sa vie son ultime geste envers moi sur la conscience ! » pensa rageusement Shaïna en tournant les talons comme une furie.
Voilà comment s’était déroulée la tentative de Shaïna pour amadouer sa mère. Inutile de décrire l’état psychologique désastreux dans lequel elle se trouvait alors ce soir-là, alors qu’elle rangeait ses affaires. Elle n’avait rien oublié dans son sac pour son grand voyage : tout son argent, son C-Gear, du linge propre, son Pokédex, les Poké Balls vides confiées par Louka, celles de ses propres Pokémon (heureusement, il valait mieux ne pas les oublier, celles-là !), la documentation du Pr. Sorbier... Cela faisait tant d’années qu’elle en rêvait, elle avait eu largement le temps d’y réfléchir en long, en large, et en travers. Mais elle devait bien admettre que ça en faisait, du bazar !
Elle était un peu effrayée à l’idée de voyager de nuit, mais dès qu’elle repensait au regard noir de sa mère lorsqu’elle lui avait mis cette monumentale gifle, elle se dit que parcourir Sinnoh de nuit allait être une expérience très agréable, en comparaison.
Une fois prête, elle descendit les escaliers sur la pointe des pieds. Son objectif était simple : atteindre la porte d’entrée le plus discrètement possible, puis filer en quatrième vitesse. Mais quelque chose la fit brusquement changer d’avis : même à la pâle lueur de la lune, Shaïna le distinguait clairement. Là, laissé seul, sans surveillance, sur la table, il y avait… le C-Gear de sa mère. L’occasion rêvée de savoir avec qui elle discutait l’autre jour !
Shaïna ne put résister à la tentation. Elle alluma l’appareil et fit défiler la liste des appels et leurs destinataires à l'aide de la fonction Vokit. Elles les connaissaient pour la plupart, même si certains ne lui évoquaient rien. Elle trouva enfin ce qu’elle cherchait : le nom du mystérieux « chef » de sa mère. Un nom ridicule, selon elle : Beladonis. Enfin, c’était tout ce qu’elle avait comme piste, alors elle tâcha de ranger ce nom étrange dans un coin de sa tête. Elle abandonna ensuite le C-Gear à son sort : il était plus que temps d’y aller.
Elle prit une profonde inspiration avant de déverrouiller la porte le plus discrètement possible, à l’aide son propre exemplaire de la clé de la maison, ce qui n’était pas aisé étant donné sa vétusté. Elle sortit enfin de la maisonnette qui lui paraissait plus comme l’enfer sur terre à ce moment précis, et verrouilla à nouveau la porte.
Elle huma ensuite l’air marin de Joliberges, qui ne lui avait jamais paru si apaisant. C’était vraiment le début d’une nouvelle aventure… Constatant qu’elle avait encore la clé en main, elle décida de marquer le début de son voyage et le fait qu’elle ne reviendrait JAMAIS dans cette maison en faisant quelque chose d’immensément stupide, mais tellement grisant : elle se dirigea vers la mer si calme et reposante de Sinnoh et y jeta, par un magistral lancer, la clé qui sombra dans l’océan.
C’était le point de non-retour. Soit elle partait en voyage… Soit elle restait là à pleurer sur le perron de cette maison qu’elle n’avait jamais considérée comme étant la sienne. Mais pleurer, elle l’avait assez fait ces dernières années. Il était grand temps pour elle de s’endurcir, et Arceus savait que ce n’était pas en restant auprès de son étouffante maman poule qu’elle y parviendrait.
Ainsi, un pas après l’autre, le chemin faiblement éclairé par les lampadaires de Joliberges, Shaïna progressait. Ce chemin qu'elle empruntait sans savoir ce qui l'attendait serait sans doute semé d’embûches, mais elle savait que cela en valait la peine. Du moins, elle l’espérait si fort…