Long sommeil de Flageolaid

L'autocar démarre quand Délia et Téthys prennent place. Plusieurs hommes tournent la tête sur le passage de la championne. Elle est si belle avec sa longue et soyeuse chevelure noire attachée par un ruban, ses yeux brillants comme des gemmes et ses lèvres pulpeuses. Autrefois, Délia attirait elle aussi tous les regards, cela lui semble si lointain. Elle a cessé d'être séduisante lorsque toute joie a déserté sa vie. Aujourd'hui, elle a plutôt l'impression d'être invisible.

Téthys lui a laissé la place à côté de la vitre. Elle espère ainsi former une sorte de cocon protecteur autour de Délia, coincée entre elle, la vitre et le dossier des sièges de devant. La championne préfère ménager son amie, compte tenu de l'épreuve qui l'attend à Safrania. Combattre des centaines de dresseurs serait une sinécure comparé à cela, songe la jeune femme avec une pointe d'amertume.

Le véhicule qui les transporte vers le centre économique de Kanto est une épave, un désavantage inhérent aux petites lignes. Le rembourrage des sièges a presque disparu, les accoudoirs sont placés trop haut, on trouve des chewing-gums secs collés un peu partout, entre les tags et les messages obscènes gribouillés au marqueur indélébile. Au moins l'odeur d'urine leur est épargnée. L'insipide chanson de l'étoile montante de la pop que crachent les enceintes placées à l'arrière du car ne suffisent pas à masquer les pleurs d'un enfant de trois ans, déjà rompu à l'art de faire son caprice dans les lieux publics. Son jeune papa demeure incapable de le calmer, provoquant l'agacement des autres passagers.

Téthys déplie deux paires d'écouteurs et les branche à son PokéMatos de dernière génération. Délia prend avec gratitude les oreillettes stéréo que lui tend la championne. Elle n'a jamais été très portée sur la musique, mais elle aime beaucoup les chansons que lui fait régulièrement découvrir sa cadette. Voilà qui rendra le voyage un peu moins désagréable. Délia pose sa tempe gauche contre le plexiglas froid de la vitre et se laisse bercer tant par la mélodie qui commence à jouer dans ses oreilles que par les tremblements réguliers de l'autocar qui se répercutent dans tout son corps.

Il n'y a pas grand chose à voir aux abords de la route 5. Quelques rangées d'arbres en quittant Azuria, puis les excès de zèle d'une urbanisation débridée viennent ruiner le paysage. Il ne reste plus rien de la pension difficile d'accès qui scindait la route en deux, des années auparavant. Ses occupants ont déménagé à Argenta, encouragés par quelques subventions et quelques menaces. À la place s'ouvre la gueule béante du Souterrain reliant Azuria à Carmin-sur-Mer, agrandi afin que les chauffeurs de camion puissent circuler aussi bien que les cyclistes, tout en évitant les embouteillages dans le centre-ville de Safrania.

De part et d'autres de la route 5, on observe un quartier résidentiel fraîchement bâti, ainsi qu'un gigantesque centre commercial – censé dépasser en hauteur et en surface celui de Céladopole – encore en construction. Au fil des mois, les grues et autres engins de chantier se rapprochent de plus en plus d'Azuria. Un jour, la tranquille bourgade ne pourra plus ignorer l'appel du béton. Ce jour-là, Délia s'en ira.

Pour le moment, la quadragénaire n'en est pas à ses projets d'avenir. Au contraire, elle ressasse le passé, une habitude prise au fur et à mesure de ses visites à l'hôpital de Safrania. Les premières années, Délia ruminait surtout cette journée fatale où la foudre plongea son fils dans un long sommeil. Qu'aurait-elle pu dire ou faire qui puisse lui épargner cet interminable état végétatif ? À l'époque, elle y réfléchissait longuement, comme si un jour la possibilité lui serait offerte de revivre cette journée et de sauver Sacha.

Avec le passage des années, son esprit cessa de se concentrer sur le moment fatidique pour mieux en contempler les conséquences. Son point de départ reste inchangé : deux agents de police qui débarquent à son domicile en déblatérant une histoire incompréhensible de plainte suite à un vol de vélo pour finalement lui apprendre que son fils est dans un état critique, entre la vie et la mort, sept heures seulement après le début de son voyage initiatique. Après une enquête assez brève, les policiers arrivent à la conclusion que le Pikachu de Sacha l'a foudroyé accidentellement. La créature en question a disparu et, même vingt ans après, personne ne sait ce qu'il est advenu du Pokémon Souris.

Immédiatement après, le professeur Chen prend en charge tous les frais d'hospitalisation du garçon alors que les forces de police inspectent son laboratoire de fond en comble. L'hypothèse est avancée que le Pikachu donné à Sacha souffre de macrodynamisie, multipliant la puissance de ses décharges électriques, ce qui s'accompagne souvent d'une personnalité irascible dû à un manque de contrôle. Délia a lu des centaines d'articles sur le sujet. Pour rien, on ne saura jamais si le Pikachu de Sacha avait une tare ou non. Mais cela a évité au professeur Chen d'avoir de gros ennuis avec la Ligue Indigo.

Délia n'a jamais tenu le brave scientifique pour responsable de l'état de son fils, mais l'événement a gelé à jamais leurs relations. C'est en partie pour l'éviter que la quadragénaire a quitté Bourg Palette. Il y a aussi tous ces souvenirs douloureux incrustés dans le moindre centimètre carré de sa maison qui l'ont persuadé de s'éloigner. Elle a déménagé avant que le paisible village ne se transforme en une petite ville portuaire, peuplée de jeunes cadres allergiques aux prés et aux forêts. Une plaque de béton relie à présent le bourg à Jadielle. En fait, tout le sud de Kanto se teinte de gris ces quinze dernières années.

Il paraît que la Team Rocket gangrenait l'économie locale, empêchant la région de se développer. C'est du moins ce que Délia a entendu un jour à la télévision. Des économistes austères en costumes noirs expliquaient que le démantèlement du gang a mis fin à une taxation illégale des entreprises kantoïtes. Dommage que les beaux paysages ruraux aient disparu en même temps que la Team Rocket. Seul le nord de la région est encore épargné par cette urbanisation délirante. Or, Délia recherche la tranquillité de la campagne.

Elle a connu les tourments des grandes villes pendant trois ans, lorsqu'elle vivait dans un minuscule studio de Carmin-sur-Mer pour se rapprocher de Safrania où Sacha dort encore à poings fermés. Elle en garde un mauvais souvenir. Elle allait vraiment mal ces années-là, seule au milieu une agglomération en pleine expansion, malmenée par un boulot qu'elle détestait et par l'alcool qu'elle consommait alors sans modération.

Plusieurs cris stridents et répétés arrachent Délia à ses pensées. L'enfant de trois ans entame le troisième acte de son caprice, le point culminant de son art, le moment critique dans le processus d'affirmation de l'autorité parentale. Le père cède, son humiliation est publique.

La quadragénaire replace sa joue engourdie contre la vitre à présent tiède, mais avant que la musique ne l'enferme à nouveau dans sa bulle, elle sent le regard de Téthys posé sur elle avec un mélange de bienveillance et d'inquiétude. La championne n'était qu'une ado insolente quand elle est entrée dans la vie de Délia. Elle venait d'être nommée à la tête de l'arène d'Azuria et cherchait une assistante pour gérer la partie administrative de son nouveau travail. Le sale caractère de l'adolescente faisait fuir régulièrement le personnel de l'arène.

Pour une raison ou une autre, le courant est tout de suite bien passée entre elles. Émue par l'histoire de Délia, Téthys s'est mise en tête de remettre un peu de joie dans la vie de son aînée. L'extraire de l'ambiance malsaine de Carmin-sur-Mer a été salvateur pour Délia, qui s'épanouit bien mieux dans la belle ville de rivières chantantes et de champs fleuris, même encore aujourd'hui. Lui proposer de se lier avec un Pokémon, ce brave Osselait, a achevé de transformer son quotidien déprimant en une vie bien plus agréable, malgré Sacha qui ne reprend pas conscience.

Tout n'est pas parfait, bien entendu. Délia a parfois ses mauvais jours où même les câlins de son Pokémon ne parviennent pas à éponger l'immense tristesse qui noie son esprit. Et puis, il y a aujourd'hui, une date néfaste marquant la fin d'une promesse que Délia s'est faite il y a vingt ans.

L'autocar s'arrête à l'extrémité de la gare routière encombrée de bus rutilants comparés au tas de ferraille que les deux femmes quittent sans se dire un mot. Une foule compacte d'individus pressés se forme autour d'elles, tandis qu'elles remontent un des quatre principaux boulevards de la ville. Le vacarme des voitures qui se doublent, se klaxonnent, s'arrêtent et redémarrent emplit tout entier les oreilles de Délia en un bourdonnement désagréable. Elle n'ose pas lever les yeux vers les immeubles gigantesques qui zèbrent le ciel bleu, de peur de se sentir minuscule, écrasée par cet univers oppressant. La quadragénaire déteste cette ville infâme qui retient son Sacha en otage depuis deux décennies.

Après un quart d'heure de marche à arpenter l'avenue sans fin, le centre hospitalier apparaît enfin sur leur droite. Les deux femmes remarquent d'abord l'immense bouche de béton qui avale et recrache les files de voitures cherchant une place dans l'immense parking souterrain de l'hôpital, dont le coût scandaleux de l’agrandissement a fait parler de lui dans les journaux l'an dernier. Délia se souvient surtout de la colonie de Rattata chassée de sa tanière par les travaux. On voyait souvent des bébés Rattata errant dans la rue, scrutant les passants de leur bouille apeurée.

Derrière l'entrée du parking, un escalier en béton mène aux énormes portes vitrées du centre hospitalier qui s'étend sur un pâté de maison et une dizaine d'étage. Tout est trop grand à Safrania, à l'image de la Silph Tower, haute de quatre cent trente mètres. Arrivées sur la troisième marche, Téthys s'arrête et saisit Délia par les épaules.

« Vous tenez le coup Délia ?
– Pour le moment, oui...
– Ce sera différent quand nous serons à l'intérieur. Je vous en prie, faites ce que vous avez à faire. Ne renoncez pas au dernier moment... par pitié. Pensez un peu à vous.
– Je sais bien.
– Et quoiqu'il se passe, je suis avec vous. Toujours.
– Merci... Téthys.

La championne d'arène pourrait être sa fille, pourtant Délia se sent comme une enfant à côté d'elle depuis quelques années. L'adolescente irascible a laissé la place à une jeune femme protectrice et sûre d'elle. Si Sacha n'avait pas eu cet accident, Délia aurait vraiment apprécié avoir Téthys comme belle-fille. Pourquoi pense-t-elle à ceci en cet instant précis ? Il est trop tard à présent pour rêver de ce qui aurait pu être.