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Sans ét(h)iquette de Eliii



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Informations

» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 08/10/2017 à 12:36
» Dernière mise à jour le 12/10/2017 à 17:33

» Mots-clés :   Action   Présence d'armes   Présence de transformations ou de change   Science fiction   Suspense

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6- En musique !
« Les gens, aujourd'hui, ils disent que Raynald Clifford est un type bien qui protège la ville, et tout, comme monsieur S. l'en a chargé. Faudrait leur apprendre à creuser sous la surface, un peu, parce que derrière la jolie façade y a pas que des beaux meubles. Seulement c'est pareil avec tous les hauts fonctionnaires dans son genre, et au final ça passe inaperçu. Le monde, ce que j'en dis ; il tourne plus carré que rond maintenant. »

T. K., né en 1897.


* * *


Philip Marsh est dans de sales draps. Pas juste le genre de sales draps desquels on se dépêtre facilement, comme quand on se dispute avec sa moitié dans un appartement qui sent encore la peinture hideuse dont on vient de recouvrir les murs.

Non, plutôt le genre de sales draps qui vous collent comme une seconde peau et qu'on peut pas enlever sans arracher quelques poils, voire son épiderme, au passage. Des draps bien embêtants, en somme. C'est bien ce que se dit ce pauvre homme, assis depuis si longtemps qu'il commence à en avoir mal.

Ce n'est pas un mauvais bougre, celui-là, tout le monde s'accorde à le dire. Époux et futur père de famille tout ce qu'il y a de plus correct, assez bien élevé et avec un joli doctorat en lettres qui ne lui a jamais servi.

Si, un peu, il a quand même décroché un travail dans un journal, avec, mais pas mieux. Il aurait bien aimé être écrivain à succès, lui. Cependant cette ville n'aime pas trop les types dans son genre, un peu « grande gueule » et qui écrivent des choses prétendument « subversives ».

A la vérité, cette ville n'aime pas grand chose. Ou bien est-ce son fondateur, ce monsieur riche et fort avec les mots qui parle souvent de liberté. Philip Marsh, trente-neuf ans, banal journaliste cantonné à une rubrique scientifique obscure, n'en sait rien.

Fatigué, et le dos en compote à cause de sa position inconfortable, le brave homme remue un peu sur sa chaise en bois solide, mais le regrette aussitôt ; sa nuque le lance et il serre les dents, parce que ce genre de douleur sourde est difficile à supporter.

Qui plus est, ses deux mains posées sur la table, liées par une paire de menottes en acier rutilant, sûrement neuf, l'empêchent de se gratter au niveau de sa cheville qui le démange.

Dans les faits, il pourrait, en trouvant une position alambiquée qui permettrait à sa cheville de se trouver assez près de la table, mais la dignité l'en empêche ; c'est vrai, un fonctionnaire pourrait ouvrir la porte et le trouver là en train de faire l'imbécile et—

Il se redresse d'un bond en entendant un bruit de porte métallique, et tend l'oreille ; ses démangeaisons sont tout de suite reléguées au second plan, tant pis.

Ses yeux bleus clairs sont écarquillés, comme s'il faisait face à un abominable monstre de cauchemar ; seulement il n'y a rien, juste un battant de bois un peu abîmé qui donne sur un long couloir un peu glauque.

Un moment il songe à se lever pour coller son oreille contre la porte, mais si on est là pour lui, mieux vaut qu'il reste assis bien sagement. Peut-être que ça aidera ces cons à le relâcher, parce qu'après tout, lui il n'y est pour rien. Pour pas grand chose, en tout cas. C'est ce qu'il aimerait croire.

Marsh sent ses cheveux blonds foncés se coller à son front à cause de la sueur. En y réfléchissant, il fait plutôt chaud dans ce sous-sol, pas comme en haut où la température est agréable voire un peu fraîche. Une goutte coule le long de son visage au ralenti.

« Phil, bon dieu de merde tu t'es mis dans les embrouilles jusqu'au cou », qu'il se dit et répète en attendant que les bruits de pas se rapprochent.

Sans grand espoir, il se prend à imaginer que la personne qui arrive va passer devant sa porte sans l'ouvrir, mais on lui a bien dit, juste après avoir menotté ses mains, qu'on lui enverrait quelqu'un au plus vite.

Et ce moment-là est arrivé. Un bruit de clef caractéristique lui agresse les oreilles, suivi du grincement du battant de bois sur ses gonds mal huilés. Sûrement à dessein ; rien de tel que ce genre de bruit pour mettre les nerfs à rude épreuve.

Il s'attend à voir l'un de ces types patibulaires en blanc qu'on voit dans la rue, mais c'est qu'il n'a pas envisagé le pire. En face de lui, portant effectivement un costume blanc rehaussé d'une cravate bleue en soie, le grand patron de la Milice en personne, dont la haute silhouette se découpe dans l'embrasure de la porte.

L'homme silencieux s'avance, et derrière lui entre un autre bonhomme en blanc qui pousse un chariot à roulettes, sur lequel un tourne-disque est posé. Sans un mot, il s'occupe de tout, et une agréable mélodie au violon remplit la pièce.

Une fois la porte refermée derrière l'employé, Raynald Clifford saisit l'autre chaise de bois pour s'y asseoir. La première chose que remarque Philip Marsh, ce sont ses yeux froids et amusés en même temps, d'un drôle de bleu.

Avec son costume bien coupé et ses chaussures noires hors de prix, il reste en harmonie avec ses employés, tous vêtus de ce blanc presque écœurant, à force. Sans raison, le regard du menotté s'attarde un instant sur la fleur bleue à sa boutonnière, puis en vient à son visage lui-même.

Contrairement à bien des rumeurs, ce type n'a rien d'effrayant. Ses traits assez fins, et son léger sourire aimable, mettraient n'importe qui ne le connaissant pas dans de bonnes dispositions. Marsh admire un instant les cheveux d'un brun clair peignés en une raie sur le côté parfaite, et en retourne à ses mains liées.

Pâles sous la lumière crue de l'ampoule au plafond, elle paraissent presque grisâtres. Les doigts sont crispés, et humidifiés par la sueur qui coule par tous les pores de sa peau. Décidément, il fait vraiment très chaud là-dedans.

De la poche intérieure de sa veste, monsieur Clifford tire un étui à cigarettes et un briquet. Le bâtonnet de tabac est vite allumé, et une odeur âcre commence à envahir la pièce. Le prisonnier suit un instant les volutes éthérés des yeux.

Et la voix tranquille de l'homme en blanc vient bientôt briser le silence :

« Philip Marsh, trente-neuf ans, rédacteur en chef de la rubrique scientifique de l'Ether Tribune. Marié à Janet Marsh née Lloyd et futur père de famille. Une sœur cadette, qui vit dans le quartier de—
— Pas la peine de... »

Il l'a coupé comme ça, sur le moment, mais maintenant il ne sait pas quoi lui dire. On n'interrompt pas un type tel que lui, ça ne se fait pas... Mais l'autre se contente de sourire de plus belle, appréciant la musique d'une oreille.

« Pas la peine de jouer à ça, je connais ma vie, quand même. »

Il ne sait pas ce qui lui prend, de jouer la carte du sarcasme, mais c'est comme un réflexe. A force de devoir se protéger contre des détracteurs ou des collègues plus âgés jaloux de son poste qu'il a accepté par dépit...

Le chef de la Milice tire une bouffée de sa cigarette, et appuie sa tête contre son poing, comme un adolescent ennuyé en classe. C'est l'effet qu'il fait au journaliste, en tout cas. Celui-ci se sent un peu déboussolé, mais après tout il l'a voulu, et son interlocuteur silencieux le sait.

Encore une traînée de fumée recrachée, puis le mégot est écrasé contre la table dans un espèce de bruissement. Seule l'odeur reste, et agresse le nez de Marsh ; malgré toutes les heures passées à supporter ses collègues fumeurs dans la salle de pause, pas moyen de s'y habituer.

Il reste stoïque mais se doute bien que les battements effrénés de son cœur ne passent pas inaperçus ; un type observateur comme ce commissaire de police beaucoup trop efficace a dû le remarquer, c'est obligé.

« Vous avez raison, ce serait dommage de perdre plus de temps, surtout qu'on ne court pas après, ces temps-ci, avec les problèmes qui se multiplient. Cet incident regrettable, au théâtre... Un peu plus, et une femme superbe aurait pu être tuée ! Un beau gâchis, vous en conviendrez. »

En dépit de son apparente désinvolture, l'homme de lettres n'est pas dupe ; les accents affables dans la voix claire ont presque disparu, et on dirait que la température de la pièce a baissé. Ce regard de glace et cette voix non moins froide y sont pour beaucoup dans l'impression.

Ou bien est-ce la peur. Il est vrai que les rumeurs, Philip Marsh n'y est pas du tout étranger ; tout le monde en ville sait bien qu'avant de servir les intérêts publics, Clifford a entrenu des liens avec la pègre, et pas des moindres. On raconte que son propre frère aîné, avant de passer l'arme à gauche, était un éminent chef mafieux unysien.

Mais ce sont des racontars et du passé, alors personne n'ose lui balancer ça à la figure. Il aurait pu être plus brave qu'un autre, mais non. Qui plus est, il est bien mal placé pour parler, là où il est.

Il l'a voulu, se souvient-il. C'est sa faute et puis voilà.

« Comme on sait déjà tous les deux pourquoi vous êtes là et ce que vous avez fait, passons à la suite, ça nous épargnera à tous les deux de rester longtemps l'un en face de l'autre. »

Le journaliste a senti l'intonation caractéristique de la plaisanterie aimable dans sa phrase, mais n'en reste pas moins inquiet. Et comme toujours lorsqu'il l'est, il ne voit que le détachement et le sarcasme comme moyen d'autodéfense.

« Tiens, je croyais qu'il était d'usage de procéder à des interrogatoires, dans la police. C'est plutôt à ça que je m'attendais.
— C'est bien pour ça qu'on passe à autre chose, monsieur Marsh. Ayez un peu de bon sens, hm ? C'est moins amusant quand on sait déjà comment la pièce finit », rétorque le type à la fois chaud et froid avec un sourire sympathique.

L'homme en fin de trentaine résiste à l'envie impérieuse de répondre par un rictus à cette analogie éloquente. Décidément, en voilà un autre qui sait y faire avec les mots. A croire que c'est lui, le docteur ès lettres, qui en use le plus mal.

Le sort est ironique.

« Vous ne niez pas ce que vous avez cherché à faire, monsieur Marsh ? »

Un court silence s'ensuit, durant lequel le journaliste s'entend presque penser, et pourtant il essaie de vider sa tête. Un machinal « non » sort de sa bouche sans qu'il s'en rende vraiment compte.

L'autre hoche la tête, qui repose toujours contre son poing, mais son regard bleu vif marque un intérêt manifeste pour l'individu qu'il a en face de lui. D'ordinaire, il ne vient même pas voir les criminels, mais là il faut bien l'admettre, c'est un cas de force majeure.

« C'était plutôt mal joué de votre part, de faire ça comme ça. Tout seul, et choisir une cible pareille... Vous savez ce qu'elle représente et ce que sa mort aurait eu comme impact sur la ville. Mais la sécurité a été renforcée en conséquence, et ça, c'est dommage de ne pas y avoir pensé. »

Marsh hausse un sourcil. A l'entendre, il a presque l'impression que le chef de la Milice est déçu qu'il ait raté son coup, qu'il se soit fait choper à l'entrée du théâtre avec un pistolet dans sa mallette. C'est vrai que c'est bête.

Les yeux du prisonnier se fixent à nouveau sur ses mains, parce que se plonger dans ceux de Clifford lui coûte trop d'effort. Pas qu'il ait peur à proprement parler, mais ce type l'intimide et lui donne une drôle d'impression.

C'est qu'il ressemblerait presque à un croque-mort dans sa manière d'être, et puis ces prunelles si vives qui contrastent avec son teint de cadavre accentuent ce côté « outre-tombe ». Sans parler du costume blanc, même si la pâleur aurait paru plus saisissante avec du noir.

Et il y a toujours cette putain de musique venue du tourne-disque.

De toute façon, il préfère ne pas y penser. Sentir sa présence est déjà difficile pour ses nerfs. Lui, un représentant de ce satané S—

« J'irai droit au but, monsieur Marsh. Avez-vous agi seul, ou sur ordre d'un... commanditaire ? Des rumeurs circulent déjà sur un prétendu groupe terroriste, et je dois m'assurer que tout est en ordre pour rassurer nos concitoyens. »

Il marque une pause, le temps de se redresser et de toiser copieusement le journaliste. Lequel ne s'en rend pas compte, toujours la tête baissée.

« Même si, bien sûr, je me doute que vous allez me mentir. »

C'est à ce moment-là que l'homme de lettres lève la tête et regarde de nouveau son vis-à-vis désagréable. Qu'est-ce qu'il en a à foutre, de mentir, hein ? Ça lui apportera rien, le mal est fait, il est condamné.

Et sa femme qui n'en sait rien et qui doit s'inquiéter parce qu'il est pas rentré hier soir, qu'on l'a fait dormir dans une cellule...

Philip Marsh ferme les yeux et secoue la tête. Ses poignets le démangent à cause des menottes, et ses cheveux collés à son front commencent à sérieusement le gêner. Mais rien n'a d'importance.

Le tout c'est que ce salopard de Clifford ne mette pas le doigt sur la vérité. Qu'il crève d'une balle en plein cœur, plutôt, comme il le mérite !

Le silence remplit la pièce pour de longues minutes encore.