Chapitre 7 - Le Glacier
- 18 avril -
Ingrid regarda l’heure à son poignet. Elle inspira un coup, attrapa son carnet de notes et son stylo, puis se leva de son bureau. Depuis son box, Christelle, en rendez-vous téléphonique, vit sa collègue se rendre dans le bureau du maire.
Ingrid ouvrit la porte. Elle entendit une discussion s’interrompre avec son entrée. Avec surprise, elle vit un autre homme dans la pièce, assis sur une des chaises en face du maire. D’une quarantaine d’années, à la peau claire, aux cheveux courts, châtains, ramenés vers l’arrière et coiffés en mèche relevée, des yeux d’un bleu intense, et un costume noir impeccable. Elle savait très bien qui c’était.
En face de lui. Monsieur Waynes se leva de son fauteuil et sourit derrière sa grande moustache grise pour accueillir sa cheffe de projet.
- Ah, Madame Calloway. Entrez, entrez.
L’homme en costume se leva aussi.
- Calloway.
Ingrid lui serra la main avec un hochement de tête.
- Richards.
Elle ferma la porte derrière elle et prit place à côté de lui. Elle avait déjà eu l’occasion de rencontrer Frank Richards, représentant de Macro Cosmos Construction, lors de multiples réunions sur le projet de la Route 4. Ils travaillaient ensemble depuis six mois maintenant : Ingrid supervisait le projet pour le compte de la municipalité, et Frank (ou “Richards”, l’habitude les ayant pris de s’appeler par leurs noms de famille) était le chef de projet côté Macro Cosmos.
- Nous parlions justement du projet, continua Waynes.
Le projet. Ce chantier interminable hantait Ingrid jour et nuit, maintenant. Alors qu’elle pensait qu’elle s’en sortait plutôt bien, les problèmes s’étaient empilés depuis le début de l’année. En février, un Darumacho venu du Désert Délassant avait confronté un camion-benne : il l’avait réduit en miettes d’un simple coup de poing, blessant le conducteur. Le mois dernier, un gang de Baggiguane farouches, commandé par un Baggaïd territorial, avait attaqué des convois qui arrivaient par l’autoroute située au nord de la Route 4. Ils s’étaient ensuite introduits sur le chantier de nuit, et avaient détruit la façade de l’un des logements en construction. A chaque accident, c’était des semaines à enquêter sur les causes, à négocier avec les assurances, à revoir les plannings, à essayer de mettre en place des solutions pour éviter que cela ne se reproduise.
Et puis il y avait, bien sûr, le chantier de fouilles, qui s’était rajouté depuis trois mois. Les équipes du Musée de Maillard avaient délimité un périmètre pour mener leur travail, tandis qu’Ingrid avait obtenu l’autorisation qu’une projet puisse continuer d’avancer, sur les alentours du site. Mais la cohabitation entre archéologie minutieuse et grandes manœuvres de construction était compliquée, et les dérogations demandées pour continuer le chantier se heurtaient aux obligations de préserver le patrimoine. De plus, l’inhumation de ses ruines attiraient d’étranges Pokémon : d’un côté des Cryptéro, venus du Désert Délassant, s’étaient mis à faire des rondes tout autour des restes sortis de terre, et les équipes archéologiques avaient récemment prévenus Ingrid qu’il était important de se prémunir contre les risques de possession par des types Spectre, comme des Tutafeh qui avaient été trouvés au Château Enfoui, et qu’il était très probable que les deux sites soient liés. Malgré ses difficultés, Ingrid était convaincue que les deux projets pourraient cohabiter en une sorte de quartier-musée, mais pour cela, il fallait allonger les délais et revoir les plans. Elle tentait, depuis plusieurs semaines maintenant, de faire subtilement passer cette idée au maire. Pour elle, suivre les plans originellement prévus de quartier résidentiel et conclure le chantier pour juillet, dans trois mois, tenait de la fiction.
Au moins, les tempêtes de sable s’étaient calmées…
Ingrid ouvrit son carnet, et regarda les deux hommes avec un sourire poli.
- De quoi s’agit-il exactement ?
Waynes se racla la gorge avant de poursuivre.
- J’ai lu vos notes sur le dernier rapport de l’équipe archéologique. Il s’agit donc bien de ruines d’un simple village, sans grande nouveauté à l’horizon.
- Que voulez-vous dire ?
- Que nous allons arrêter les fouilles et reprendre le plan initialement prévu, dit-il. J’ai obtenu ce matin l’accord du comité.
Cela tomba comme un couperet pour Ingrid. Elle avait passé les derniers mois à se tuer à la tâche pour concilier ce passé enfoui et le futur du quartier. Waynes n’en avait que faire du passé et des vieux os.
- Je… Je ne savais pas que vous aviez ce plan en tête, monsieur.
- Il fallait agir, Calloway. Nous sommes embourbés depuis trois mois dans cette histoire, et Méanville compte ouvrir leur Galerie pour les vacances d’été. Je n’avais pas d’autre choix.
Il désigna le représentant de Macro Cosmos.
- Comme j’en parlais avec Richards, son entreprise a déjà de l’expérience dans la construction en milieu, disons, sensible. Ils vont faire en sorte d’enfouir à nouveau le site archéologique puis de construire par-dessus, c’est bien ça ?
- Tout à fait, monsieur.
- Et puis comme ça, son équipe de la Route 4 pourra travailler encore plus efficacement avec ses hommes qui interviennent sur le chantier des égouts. Nous pourrions ouvrir pour la rentrée scolaire si nous le laissons gérer.
Le cheffe de projet continua sa prise de notes jusqu’à ces derniers mots, qui la firent relever la tête. Waynes poursuivit.
- Vous l’assisterez sur cette fin de projet pour me tenir au courant..
Ingrid regarda son supérieur dire cela tout à fait naturellement, sa grosse moustache bougeant à chaque syllabe. Elle cligna rapidement des yeux, n’étant pas certaine de comprendre ce que cela signifiait. Mais le maire fit mine de ne rien voir et poursuivit.
- Bien ! Je vais donc prévenir l’équipe de fouille, et leur dire que Macro Cosmos prend le relais.
Il y eut un silence. Le regard d’Ingrid dériva de Waynes à son porte-nom argenté, pour finalement revenir à la moustache du vieil homme.
- …Je ne gère donc plus le dossier ?
Monsieur Waynes regarda son employée avec son sourire bonhomme, laissant poindre,cette fois, une note d’exaspération.
- Comme je le disais, il vaut mieux que Richards soit seul maître à bord. Vous lui prêterez main forte grâce à votre expérience sur le dossier, mais pour le bien du projet, je lui donne les rênes.
- Nous avons un plan clair pour les quatre mois à venir, assura Richards. Il est serré, mais je reste confiant.
Ingrid regarda le représentant de Macro Cosmos. Puis Waynes. Coincée entre les deux hommes, elle sentait sa gorge se nouer. Elle savait ce que ça voulait dire. Elle était gentiment écartée, et cette histoire “d'assistante de Richards” était censée la rassurer.
- Je vous laisse vous synchroniser avec Christelle sur les projets que vous pouvez éventuellement lui reprendre, ajouta le maire.
Ingrid faillit plusieurs fois ouvrir sa bouche. Mais elle ne répondit pas. Ses yeux tombèrent sur ses notes. Sa frange en rideau, sur son front.
- Avez-vous d’autres questions, Calloway ?
- Non, monsieur.
Elle se leva. Elle regarda de nouveau les deux hommes, qui ne lui dirent rien de plus, ne sachant comment elle allait réagir.
- Bonne journée à vous.
La cheffe de projet tourna les talons, et sortit.
***
Le bâtiment qui abritait l'Hôtel de Ville de Volucité était une tour de verre immense, d'architecture moderne. Situé en haut de la Rue de l’Arène, juste à côté de la Place Centrale de la métropole, l’immeuble gigantesque se perdait entre les autres gratte-ciels. Sans les quelques touches de couleur du drapeau d’Unys qui flottait au-dessus de l’entrée, il aurait été une construction comme les autres, perdue dans un océan de bruit, d’acier et de ciment.
Les portes coulissantes s’ouvrirent. Ingrid sortit. Elle sentit la brise souffler dans ses longs cheveux et dans sa courte robe rose, lui caresser ses jambes voilées de collants et ses joues poudrées de fond de teint. Elle respirait par la bouche, en essayant de calmer sa respiration. Sous ses sourcils contractés, entre ses paupières maquillées, ses yeux se mouillaient de larmes. Elle pensait que l’air frais lui ferait du bien, mais il ne changea rien.
Elle partit sur le côté. Elle longea le mur jusqu’à la Place Centrale, toujours inondée de monde et de voitures qui tournaient autour de son grand rond-point. Elle décida de s’asseoir sur un des nombreux bancs qui faisaient le tour, adossés à des petits parcs qui tentaient de ramener de la verdure sur cette grande place de pierre.
Son regard se perdit sur la magnifique fontaine, au centre de la place. Entre elle et l’eau claire, les voitures filaient, les bus klaxonnaient, et la foule s’affairait, plein de gens pressés.
Elle fut prise d’un sanglot. En silence, elle sortit un mouchoir et pleura. Elle tamponna ses larmes pour éviter d’étaler son mascara. Quelques passants regardèrent cette femme verser des larmes, seule, sur ce banc, mais personne ne s’arrêta.
Ingrid sentit la Poké Ball dans sa poche s’agiter. A peine l’avait-elle glissée dehors que la capsule s’ouvrit, et sa Ponchien apparut. A l’air triste, elle s’assit en face de sa Dresseuse et laissa échapper un petit gémissement triste. La Dresseuse caressa la tête de son Pokémon en lui souriant. Pendant quelques secondes, elle laissa ses doigts se prendre dans sa fourrure épaisse de sa Chienne Fidèle.
- Ingrid !
Elle entendit une voix au loin. Quelqu’un d’autre était forcément appelé. Qui pourrait bien se soucier d’elle ?
- Ingrid…
La deuxième fois lui fit tourner la tête. Elle vit une femme blonde, tailleur bleu dur, trottiner vers elle. Son amie Christelle.
- Qu’est-ce qu’il se passe ?
Ingrid n’arriva pas à soutenir son regard. Elle baissa la tête.
- Ils m’ont retiré le projet.
- Quoi ?!
La cheffe de projet expliqua la situation, démunie. Sa collègue secoua la tête, dépitée.
- C'est pas possible… Après tout ce que tu as fait ?
Ingrid ne répondit pas. Elle ne savait pas quoi faire. Elle était impuissante. Ses yeux rivés sur le trottoir, elle fut prise d’un nouveau sanglot.
Christelle s’assit à ses côtés, sur le banc. Elle lui passa une main sur les épaules, lui frottant le dos en signe de réconfort.
- Il faut que ça sorte, t’en fais pas.
Ingrid se laissa aller. Elle pleura pendant une petite minute. Sa collègue finit par la prendre dans ses bras. Elle pleura une autre petite minute. Christelle attendit, patiemment. Quand Ingrid se retira de son câlin, elle se releva du banc et lui fit signe de la suivre.
- Je pense qu’on peut prendre un petit break. Suis-moi.
***
Christelle tira Ingrid par la main à travers la Place Centrale.
Elle l’emmena jusqu’à la Rue Volute qu’elles descendirent pendant quelques minutes. C’était le début d'après-midi. Le soleil brillait haut dans le ciel, et les températures se réchauffaient doucement. Les arbres qui bordaient la rue étaient parés d’un feuillage neuf, vert vif. Parmi les branches, de nombreux Poichigeon avaient fait leur nid avec des feuilles, brindilles, serviettes en papier ou couverts en bois.
Les deux collègues marchèrent jusqu’au fameux stand de glaces de la ville. C’était un milieu de semaine, et pour une fois, il n’y avait pas tant de monde que ça. Elles firent toutes les deux la queue en silence, pendant quelques minutes. Ingrid apprécia de profiter de la lumière du soleil. Au bout d’un moment, elles atteignirent le comptoir.
- Bonjour ! Qu’est-ce que vous prendrez ?
C’est la blonde au teilleur bleu qui répondit.
- Bonjour ! Deux glaces Volute, s’il-vous-plaît.
- En pot ou en cornet ?
Christelle se tourna vers sa collègue.
- Tu préfères quoi ?
Ingrid regardait le stand. Sur le moment, elle n’osa pas lever les yeux vers la vendeuse.
- …En cornet.
- Quatre cornets !
Christelle paya l’addition pendant que la vendeuse leur préparait les glaces. Elle sortit une petite boîte en carton, qu’elle déplia, incluant des supports ronds pour tenir les cornets debout. Elle leur servit les boules de glaces, positionna tout dans la boîte, la leur tendit par-dessus le comptoir, et les deux femmes la remercièrent. Ingrid regarda la vendeuse cette fois : une jeune femme avec une visière, qui lui fit un gentil sourire.
- Profitez bien, il fait beau en plus aujourd’hui !
Christelle amena Ingrid un peu plus loin, jusqu’à un banc qui longeait le trottoir. Elles s’assirent toutes les deux dessus, côte à côte, Ponchien se couchant sur les pieds de sa Dresseuse. Christelle fit sortir son Evoli pour les rejoindre, puis ouvrit la boîte de cornets. Elle en prit deux pour sa collègue et elle avant de poser la boîte par terre pour les deux Pokémon à quatre pattes. Tout le monde fut conquis par ces fameuses glaces, humains comme Pokémon. Après quelques bouchées, loin du bureau, à l’air libre - Ingrid se sentait bien mieux. Elle remercia sa collègue du fond de son cœur.
- Merci… Sincèrement.
- C’est à ça que ça sert, les amis !
Ingrid pouffa.
- Franchement, je te mérite pas.
- Mais pourquoi tu dis ça ?!
Sa collègue s’en voulait terriblement. Elle avait bien vu toutes les opportunités que Christelle avait essayé de créer depuis les derniers mois, pour qu’elles se vident un peu la tête.
- J’ai pas arrêté de reporter nos plans sorties et soirées… J’ai l’impression d’être la rabat-joie.
- Mais non, t’en fais pas ! Tu travaillais comme une dingue. Je t’en veux pas !
Mais Christelle apporta malgré tout de la nuance à ses propos, en regardant sa collègue avec peine.
- Mais faut savoir lever le pied, de temps en temps.
- Oui, tu as raison…. C’est juste, je me donne à fond pour mon travail, et j’ai l’impression que ça suffit pas.
- C’était un projet horrible, aussi. Et tu ne peux pas être responsable des accidents.
- Non mais, au-delà du projet… Je sais pas, j’ai l’impression que j’ai pas pris le bon chemin.
Christelle fronça les sourcils.
- Comment ça ?
- Parfois j’ai envie de tout quitter, dit Ingrid. Laisser tout ça derrière moi. Partir sur les routes. Faire des matchs Pokémon.
Sa collègue sourit.
- Et qu’est-ce qui t’en empêche ?
- Ben, je vais pas quitter mon travail…
- Et pourquoi pas ?
- Je me sentirais si cruche de partir après Marcus… Je voulais montrer que j’en étais capable….
- Y a pas de honte à avoir, assura sa collègue. T’as avancé le projet, t’as mis en place plein de choses. T’as fait du bon travail. Si Waynes s’entête avec ses deadlines, c’est son problème. Le monde va pas s’écrouler si on ouvre pas le quartier cet été.
Ingrid ne répondit pas. Elle lécha un autre bout de sa glace. Christelle fit de même, avant de s'essuyer la bouche avec une serviette en papier. Elle saisit cette opportunité pour également partager ce qu’elle avait sur le cœur.
- Tu sais, quand je suis arrivée ici, j’avais pas beaucoup d’amis. Tu m’as super bien accueillie, et je sais pas ce que j’aurais fait sans toi. Donc, si je peux t’aider pour le taf ou autre… Surtout, n’hésite pas.
Ingrid était à nouveau embarrassée.
- Dire que je t’ai déjà refilé tous mes projets y a même pas un an, et là Waynes me dit que je suis censé t’en reprendre…
- Mais c’est pas grave, ça ! On s’organise, on en discute. On fait au mieux, avec le temps qu’on a. Et si c’est trop, on lui en parle clairement. …D’accord ?
- Oui… Oui, d’accord.
- Mais franchement, si t’as envie de partir, c’est aussi une option, insista-t-elle. Difficile ? Oui. Flippante ? oui, Stressante ? Assurément. Mais quand c’est une question de raison de vivre, il n’y a pas trente-six solutions.
La cheffe de projet acquiesça silencieusement en croquant dans son cornet.
- Et du coup… C’est Richards qui va tout gérer ?
- C’est ce qu’il avait l’air de dire, oui. Et j'imagine que je reste l’intermédiaire entre ce qu’il se passe sur le terrain et Waynes.
- Ok… Et tu connais les plans qu’il a pour la Route ?
- A part qu’ils comptent arrêter les fouilles et construire… Pas encore, non. Ils ont bossé ça sans moi.
- Et les ruines, ont les renvoie toutes sous terre et bye-bye ?
- J’imagine… Mais crois-moi que ça me désole, après tous ces efforts, soupira Ingrid.
Christelle finit son cornet de glace et s’essuya les mains avec sa serviette.
- Ok… Garde un œil sur Richards, quand même.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est juste un projet, pour lui. C’est pas l’histoire de sa région qu’on ensevelit. Il peut bâcler le travail, ou mal gérer nos équipes, tant qu’il tient les délais…
- T’as raison. Je vais lui demander de m’en dire plus et fouiller un peu sur ce qu’il compte faire. Et je vais pas me gêner pour m’assurer que ce soit bien fait. C’est notre ville, après tout.
Sa collègue lui fit un grand sourire.
- Super.
Elles restèrent sur le banc encore un moment. Elles savaient qu’elles retourneraient au bureau à un moment, mais elles voulaient toutes les deux étirer ce temps ensemble, à discuter d’autres choses que le sempiternel travail. Cela faisait longtemps qu’elles s’étaient vues en dehors du travail, et Ingrid avait oublié à quel point elle aimait passer du temps avec son amie. Elles repartaient pour l’Hôtel de Ville quand Christelle finit même par lui proposer un combat Pokémon.
- Contre toi ?
- Ben oui, contre qui d’autre ?
- Je ne savais pas que ça t’intéresserait…
Christelle haussa les épaules avec un petit sourire taquin.
- Oh, c’est pas une grande passion… Mais ça me plairait de voir comment la grande Ingrid, future Dresseuse professionnelle, se bat !
- Pfff, arrête…!
Elles rirent toutes les deux sur le chemin, puis se mirent d’accord pour trouver un terrain ensemble après leur journée de travail.