[J] Parfum de fête
Je serre un peu plus fort les poignées de la moto, le cuir de mes gants crissant sous mes doigts. La visière de mon casque reflète les éclats blancs des sommets enneigés. Derrière moi, Thomas ne dit pas un mot. Je sens juste son étreinte autour de ma taille.
Depuis que nous avons quitté Blastindor, la route semble s'étirer à l'infini. L'air de la montagne se fait plus frais à mesure que nous montons. Mais à l'intérieur de mon casque, ma respiration est chaude et oppressante.
Alice...
Son prénom pulse dans ma tête. J'essaie de le chasser, sans y parvenir. Tout est encore trop récent. Trop douloureux.
Je me suis juré que ma petite sœur serait la dernière victime de la Team Fusion. Mais suis-je seulement capable de tenir cette promesse ?
Un panneau apparaît à la sortie d'un virage. Il ne nous reste plus que deux kilomètres pour rejoindre notre destination.
– On arrive ! je crie à l'adresse de mon ami, la voix à moitié étouffée par mon casque.
Thomas ne répond pas. J'aperçois son reflet dans le rétroviseur. Ses yeux scrutent déjà l'horizon, comme s'il s'attendait à voir surgir Marianne d'un instant à l'autre.
Je décide de me garer dans un parking aux abords du village. Je coupe le moteur et enlève aussitôt mon casque pour prendre une profonde inspiration. L'air vif de la montagne vient immédiatement piquer mon visage. Il est chargé d'odeurs de pin et de caramel brûlé qui me font très vite oublier la crasse et la rouille de Blastindor.
– Il y a un monde de dingue... je souffle en observant le flux de personnes s'engouffrer à l'intérieur du village.
– Hmm.
Je lance un regard en biais à mon ami et lui flanque un coup de coude dans les côtes.
– Si tu comptes faire cette tête toute la journée, je te laisse ici maintenant et j'enquête seule de mon côté... je préviens d'une voix ferme.
– Et quelle autre tête tu veux que je fasse, Juliette ? s'agace-t-il en plantant son regard dans le mien. Mon frère est un idiot, le village est déjà plein à craquer, et on a une psychopathe qui menace d'arriver à tout moment.
J'acquiesce d'un air compréhensif pour lui faire comprendre que je prends moi aussi la menace au sérieux.
– Et ce sera peut-être le dernier jour de notre vie... je renchéris en lui prenant les mains. C'est précisément la raison pour laquelle j'ai envie que nous profitions de la fête.
Thomas lève les yeux au ciel.
– Non mais est-ce que tu t'entends ? On n'est pas ici pour...
– Nous sommes libres... je le coupe en le fixant avec intensité. Tu n'es plus recherché. Je ne suis plus obligée de me cacher. On a le droit de profiter de cette journée. Plus que quiconque. S'il te plaît.
Thomas baisse les yeux et reste silencieux quelques secondes. Je sens bien qu'il lui est difficile de lâcher prise. Mais au bout d'un moment, il finit par relever la tête et plante à nouveau son regard dans le mien.
– Une heure... concède-t-il à contrecœur. Après ça, on commence les recherches.
Je lui offre un sourire rayonnant qui tire un peu sur mes cicatrices.
– Marché conclu ! je réponds avec enthousiasme.
Je raffermis ma prise autour de sa main et l'entraîne rejoindre la foule sans perdre une seconde. C'est la première fois que je vais faire la fête depuis...
Depuis notre voyage initiatique.
Les rues pavées débordent de monde. Des banderoles multicolores flottent entre les maisons aux toits rouges. Partout, des Pokémon virevoltent dans un chaos joyeux : un Togekiss trace des arabesques lumineuses au-dessus de la foule, un Mime Jr. amuse un groupe d'enfants en imitant leurs gestes, et des Marill s'amusent à éclabousser les passants qui passent trop proche d'une fontaine.
– Bienvenue à la Fête de l'étoile d'Arkephyr ! s'exclame un crieur déguisé en saltimbanque. Ne manquez surtout pas la représentation de ce soir à vingt-et-une heures ! Il reste encore une poignée de billets en vente !
Je m'immobilise un instant, observant la place centrale où se dresse un immense chapiteau bleu et blanc. Les pans de toile battent sous la brise, et des dizaines d'artistes s'affairent avec énergie pour ne rien laisser au hasard.
– On devrait aller acheter les tickets avant qu'il ne soit trop tard... je suggère en scrutant les alentours. Tu crois que c'est près du...
– THOMAS !
La voix claque comme un fouet au-dessus du vacarme ambiant. Avant même que je n'aie le temps de réagir, une silhouette fend la foule en courant.
Je recule d'un pas quand elle surgit devant nous. C'est une jeune femme à la peau mate, vêtue d'un justaucorps rouge et or couvert de sequins étincelants. La coupe de sa tenue est plutôt... audacieuse, laissant ses jambes et ses épaules presque nues. Ses longs cheveux bruns sont tressés en une cascade de fines nattes serties de perles colorées.
Sans prévenir, elle se jette sur mon ami, lui enserrant le cou de ses bras bronzés.
– Thomas, mon héros !
Avant qu'il ne puisse se dégager, elle l'embrasse bruyamment sur la joue, laissant une légère trace de rouge à lèvres.
Je cligne des yeux, interloquée. Thomas, lui, s'est raidi d'un seul coup. Il finit par lever les mains d'un geste maladroit, sans oser la repousser.
– J... Jasmine ! balbutie-t-il. Euh... salut.
Elle se recule enfin, les mains posées sur ses hanches, un sourire mutin aux lèvres. Ses yeux sombres pétillent d'amusement quand elle me remarque enfin.
– Oh ! Et tu es... ?
Sa voix est mielleuse, presque chantante, mais son regard me scrute avec une curiosité un peu trop insistante à mon goût.
Je croise les bras sur ma poitrine.
– Juliette. Une amie.
La jeune femme arque un sourcil avec un air faussement innocent.
– Une amie ? répète-t-elle, comme si le mot avait un double sens.
Thomas passe une main dans ses cheveux avec un certain malaise.
– Jasmine travaille au cirque... m'explique-t-il en essayant tant bien que mal de dissimuler son malaise. C'est une... acrobate.
– La meilleure acrobate, corrige Jasmine en gonflant la poitrine. Et accessoirement, celle qui raccompagne Thomas dans son lit quand il est trop ivre pour retrouver sa chambre.
Elle ponctue sa phrase en pinçant légèrement la joue de mon ami, qui affiche désormais un teint rouge pivoine.
Je hausse un sourcil en me tournant vers le principal intéressé. Ses dix ans de cavale à travers la région semblent avoir été bien plus intéressants qu'il ne l'a laissé entendre.
– Vraiment ? dis-je d'un ton chargé de sous-entendus. C'est bon à savoir.
Jasmine me sourit, éclatante, avant de reporter toute son attention sur Thomas.
– Dis-moi que tu restes voir le spectacle, mon chou... susurre-t-elle en lui offrant un billet. Je t'ai préparé un numéro... spectaculaire.
Elle se tourne ensuite vers moi, un éclat de malice dans le regard.
– J'en ai un pour toi aussi, jolie Juliette. Tiens.
La jeune artiste me tend un second billet, qu'elle glisse dans ma main avec un petit clin d'œil. Puis, sans attendre de réponse, elle pivote sur ses talons et s'élance vers le chapiteau, sa silhouette étincelante se faufilant dans la foule.
– Elle travaille avec Michael au Repaire... tente d'expliquer Thomas. Il n'y a jamais rien eu en...
– J'ai faim ! j'annonce en attrapant le bras de mon ami pour l'entraîner près d'un stand de friandises.
J'ai bien compris que cette fille n'avait pas d'affinité particulière avec lui. Son numéro visait uniquement à le mettre mal à l'aise et à me rendre jalouse. Et ça m'énerve franchement, parce qu'elle a parfaitement réussi son coup.
Je ne suis pas une fille jalouse !
Nous nous glissons dans la file pour passer commande, un silence un peu tendu entre nous. Heureusement, l'agitation tout autour couvre un peu le malaise.
Mais d'un seul coup, je me fige. Je sens le regard insistant d'un petit garçon, planté devant moi, les yeux grands ouverts. Il observe d'un air fasciné les cicatrices de brûlure qui zèbrent la moitié de mon visage.
– Ne la fixe pas comme ça ! le gronde sa mère d'un ton qu'elle essaie de garder discret. C'est très malpoli !
J'ai brusquement envie de disparaître. La maigre confiance qui me restait s'évapore d'un seul coup, et je me sens soudain honteuse d'être là, exposée au regard de tous.
– Tu veux le même maquillage ? intervient Thomas avec un sourire. Je crois avoir vu un atelier près du chapiteau, sur la place. Ils pourront t'en faire un, si tu leur demandes !
Le visage de l'enfant s'illumine.
– Trop cool... souffle-t-il malgré le regard réprobateur de sa mère.
Je lance un regard incrédule à mon ami et tente de l'interrompre, mais il pose une main rassurante sur mon épaule pour m'en dissuader.
– C'est en hommage à l'accident qui s'est produit ici même, il y a de nombreuses années... annonce-t-il d'un ton grave à la maman. Pour ceux qui ont autrefois perdu la vie dans l'incendie, et pour ceux qui se démènent aujourd'hui pour faire renaître la troupe de ses cendres.
Cette dernière hoche la tête d'un air compréhensif et semble se radoucir. Elle ébouriffe de sa main les cheveux de son garçon et lui adresse un sourire engageant.
– On ira te faire maquiller après la glace, si tu veux... lui dit-elle.
L'enfant affiche une mine radieuse. Il pose à nouveau son regard sur moi, et sa curiosité initiale a cédé sa place à une sorte d'admiration naïve. Je détourne le regard, incapable de soutenir le sien, en sentant mes yeux s'embuer de larmes.
Thomas me prend alors dans ses bras avec une douceur insoupçonnée.
– Tu n'étais pas obligé de faire ça... je murmure en me blottissant contre lui.
Il prolonge l'étreinte quelques instants avant de déposer un léger baiser sur mon front.
– Je t'aime, Juliette Ombreval... dit-il en accrochant mon regard. Je t'aime toute entière, avec toutes tes cicatrices. Et si tu n'as pas encore suffisamment confiance en toi pour affronter le monde, alors laisse-moi avoir confiance pour nous deux.
Ses mots me transpercent en plein cœur. Je reste un instant sans voix, le souffle court. Puis, sans que je puisse m'en empêcher, les larmes coulent sur mes joues, chaudes et silencieuses.
Thomas glisse ses pouces sur mon visage pour les essuyer. Je me hisse alors sur la pointe des pieds et l'embrasse tendrement.
Tout disparaît autour de nous : le bruit de la fête, les cris des enfants, les musiques entraînantes. Il ne reste plus que lui et moi.
Et aussi la vendeuse qui commence à s'impatienter.
– Hum-hum.
La voix sèche me fait sursauter. Une femme en tablier rose, cheveux relevés en un chignon impeccable, nous observe derrière son comptoir, un sachet de pralines à la main. Elle tapote le rebord de son stand avec une cuillère en bois.
– Vous prenez quelque chose, ou vous comptez bloquer la file toute la journée ? demande-t-elle d'un ton exaspéré.
Je sens mes joues s'embraser. Thomas se passe une main dans les cheveux, visiblement aussi embarrassé que moi.
– Euh... deux barbes à papa... dis-je d'une petite voix.
Nous réglons notre commande et nous éloignons rapidement du stand pour nous faire oublier. Notre heure de détente passe très rapidement, mais mon ami – non, mon chéri – ne prête plus aucune attention à la menace potentielle de Marianne. Ou alors il ne le montre pas.
Plusieurs dresseurs nous interpellent parce qu'ils reconnaissent Thomas. Il s'arrête ainsi près d'une dizaine de fois pour prendre des photos, signer des autographes et écouter les gens lui assurer qu'ils ont toujours cru en son innocence.
En fin d'après-midi, un mouvement de foule attire notre attention. Une longue file d'attente s'étire près du chapiteau. Et là, je reste éberluée : un petit groupe de personnes attend patiemment pour se faire maquiller. Sur une pancarte colorée, on peut lire :
"Devenez membre du Cirque de l'étoile d'Arkephyr !
Maquillage spécial : cicatrices de feu."
Plus loin, trois adolescents sortent du stand, arborant sur la moitié de leur visage des cicatrices de brûlure peintes avec un réalisme troublant.
– Je n'arrive pas à croire que tu aies lancé cette mode.
Thomas passe son bras autour de mes épaules, l'air soudain très sérieux.
– Ça pourrait être une idée de reconversion... me souffle-t-il, faussement songeur. Il doit bien y avoir un marché pour ça, à Lunapolis.
Je lève les yeux au ciel, incapable de réprimer un petit rire.
– Tu n'es certainement pas fait pour vivre en ville.
Et ça me convient très bien. Après tout ce que nous avons traversé, je nous verrais bien nous installer loin de tout, quelque part en pleine nature. Mais je ne suis pas sûre que mon cher père voie cela d'un très bon œil.
Le soleil commence à décliner dans le ciel, et nous décidons de nous arrêter à un nouveau stand pour déguster des hot-dogs épicés. Thomas et moi avons croisé à plusieurs reprises des agents de sécurité postés de part et d'autre du village, et nous en avons conclu que nos inquiétudes n'étaient peut-être pas fondées.
La Team Fusion a été démantelée. Marianne n'a plus aucune influence en Arkephyr. Elle serait folle de se pointer seule – ou avec sa fille – dans un endroit pareil.
Après avoir englouti notre repas, Thomas me propose d'aller enfin rejoindre le chapiteau sur la place principale. Je hoche la tête, un peu fébrile malgré moi.
Lorsque nous pénétrons sous la toile tendue, je suis frappée par la chaleur, la lumière et l'odeur entêtante du cirque. Les gradins sont pleins à craquer. Il y a des groupes d'amis, des dresseurs, des enfants assis sur les genoux de leurs parents, des Pokémon perchés un peu partout. C'est comme si toute la population s'était regroupée pour assister au spectacle.
Soudain, un projecteur se braque sur la piste.
Michael, en sa qualité de Maître de la Ligue Pokémon, fait enfin son entrée. Il porte pour l'occasion un long manteau blanc brodé de fils argentés. Ses cheveux noirs, attachés en catogan, luisent sous la lumière.
Il lève alors une main pour réclamer le silence.
– Habitants d'Iral, visiteurs venus de toute la région... Je vous souhaite la bienvenue au Cirque de l'étoile d'Arkephyr !
Un tonnerre d'applaudissements secoue le chapiteau. Michael attend que le calme revienne avant de poursuivre.
– Cette fête est un hommage à ceux qui ont bâti cette troupe autrefois, et à ceux qui continuent de la faire briller aujourd'hui. Puissiez-vous tous, ce soir, garder une étoile dans votre cœur. Bonne représentation à tous !
Il s'incline avec grâce avant de s'éclipser.
– Il sait comment s'y prendre... soupire Thomas en secouant la tête, un sourire amusé sur les lèvres.
La musique retentit, rythmée, entraînante. Entre en scène un homme grand, élancé, à la peau dorée et aux cheveux noirs coupés très court. Il porte un pantalon de cuir sombre, un gilet écarlate et un sourire insolent.
– Malik, maître du lancer de couteaux ! hurle le présentateur dans le micro.
Le public retient son souffle tandis que Malik enchaîne ses lancers, ses lames sifflant dans l'air pour venir se ficher à quelques millimètres d'une cible mouvante, à laquelle est attachée une autre artiste très finement vêtue. Chaque coup réussi déclenche de nouvelles acclamations du public.
Puis la lumière change. Une nappe violette envahit la piste, et Jasmine entre en scène. Elle porte cette fois une tenue de scène bleu nuit constellée de paillettes, ses longues nattes brunes oscillant à chaque pas. Elle attrape un tissu rouge suspendu au plafond et s'élève dans les airs, tourbillonnant au rythme de la musique.
Je retiens ma respiration. Même Thomas semble hypnotisé. Jasmine virevolte, pivote la tête en arrière, exécute des figures si audacieuses que la foule pousse de petits cris d'effroi mêlés d'admiration.
Et au moment précis où elle se laisse tomber pour se rattraper d'une seule main au ruban...
Tout explose.