[J] Rivales
– Tu ne sais pas si elle est vraiment impliquée.
– Je m'en fous.
Thomas essaie de me dissuader de partir à la recherche de cette Lucille Laurens. Mais rien de ce qu'il pourra me dire ne me fera changer d'avis.
– Elle est sous l'emprise de Mew... ajoute-t-il en calant son pas sur le mien. Elle n'a pas pu planifier un truc pareil.
– Je m'en fous.
J'appuie sur le bouton de l'ascenseur d'un air excédé. Il ne me faut pas plus de dix secondes pour perdre patience. Je décide alors d'emprunter les escaliers et dévale les marches deux par deux pour rejoindre le rez-de-chaussée.
Ce n'est malheureusement pas suffisant pour semer ce fichu pot de colle.
– Nous sommes recherchés dans toute la région... argumente-t-il en s'abstenant toutefois de me toucher. Les flics vont finir par nous boucler.
– Je m'en fous.
J'enfile mon casque moto, clipsant la jugulaire d'un geste sec. Je referme ensuite la fermeture éclair de ma veste en cuir jusqu'au menton et prends la direction du parking souterrain.
– C'est sûr que tu es beaucoup plus discrète, comme ça...
J'ignore délibérément sa remarque et active la télécommande de ma porte de garage. Cette dernière s'ouvre dans un grincement sonore et laisse enfin apparaître ma moto. Je m'installe rapidement sur la selle et insère la clé dans le contact.
Thomas vient alors se caler derrière moi et pose ses mains sur ma taille.
– Je peux savoir ce que tu fais ? je demande en pinçant les lèvres.
– Je viens avec toi... répond-il sur le ton de l'évidence.
Il commence à me taper sur le système.
– Tu n'as pas de casque... je fais remarquer d'un ton las.
– Euh... Je m'en fous ?
Je tourne la clé dans le contact et appuie brusquement sur le démarreur. La moto rugit avec force, prête à bondir comme un animal sauvage.
Thomas se crispe derrière moi sous la vibration du moteur.
– Descends. Tout de suite.
– C'est hors de question... rétorque-t-il d'un ton résolu. Je ne te laisserai pas partir toute seule dans cet é...
Je me tourne vivement et le pousse avec force en arrière. Il perd l'équilibre et tombe à la renverse, ce qui me laisse le temps d'enclencher la première et de relâcher l'embrayage.
La moto bondit en avant et m'éloigne enfin de lui.
– Désolée... je murmure avec une pointe de remords. C'est quelque chose que je dois faire toute seule.
Je n'ai pas de plan précis en tête. Ce n'est pas comme si j'étais particulièrement douée pour les suivre, de toute manière.
Rejoindre Blastindor est la première chose à faire. Pour une raison qui m'échappe, Lucille Laurens continue son voyage initiatique comme si de rien n'était. Marianne n'a aucun intérêt à vouloir collecter les badges de la région, à moins d'espérer que sa fille ne parvienne à renverser le Maître pour prendre sa place. Mais ne contrôle-t-elle pas déjà – dans une certaine mesure – la Ligue Pokémon ?
Peu importe. Si je réussis à mettre la main sur Lucille, alors j'aurai une chance unique d'attirer sa mère par la même occasion. Et son foutu Mew ne pourra rien faire contre mes Pokémon de type Ténèbres.
Je me suis entraînée pendant dix longues années en vue de ce jour. Alice sera la dernière victime de la Team Fusion. Je le jure sur ma vie.
Le décor change peu à peu autour de moi. La forêt s'éclaircit, les arbres deviennent plus épars. Ils sont bientôt remplacés par des poteaux électriques et des entrepôts décrépis. L'odeur humide de la mousse laisse place à celle, âcre, du métal chauffé et de la poussière.
– Aucun doute... je soupire avec une grimace. Je suis bien à Blastindor.
Je ralentis en traversant un grand portail marqué du blason de la ville. Des étincelles jaillissent derrière les vitres d'un atelier où des ouvriers s'affairent. Partout, des plaques métalliques jonchent le sol, et même l'air semble chargé d'une fine poussière de fer.
Je coupe le moteur et descends de ma moto après avoir fixé l'antivol. J'ose espérer que les voyous du coin ne poseront pas leurs sales pattes dessus, sans quoi je serai obligée de les étriper.
Plusieurs têtes se tournent vers moi lorsque je rejoins l'avenue principale. Il faut dire que ma combinaison en cuir noire contraste fortement avec les tenues locales. Je ne suis pas du tout branchée sur la mode, mais ce mélange de rouille et de gris anthracite est franchement de mauvais goût.
J'ôte mon casque à contrecœur. La plupart des gens détournent le regard en remarquant les cicatrices de brûlures sur mon visage. Tant mieux. Je déteste attirer l'attention, et je progresserai plus facilement en restant à découvert.
Contrairement à Thomas et Michael, ma tête n'apparaît pas encore dans les médias.
– Excusez-moi... je demande au premier passant venu. Vous pourriez m'indiquer l'emplacement de l'arène ?
L'homme se tourne vers moi avec un air surpris. Il ne doit pas avoir l'habitude d'être accosté par une femme dans la rue.
– C'est à l'autre bout de la ville... finit-il par dire en se grattant la barbe. Mais elle est fermée pour la semaine. Gary travaille sur un chantier.
C'est plutôt une bonne nouvelle. Ça me laissera plus de temps pour m'organiser et coincer Lucille lors de son passage.
– Gary, c'est le nom du champion ? je demande pour être sûre.
– Ouais, c'est bien ça.
– Et vous savez où je peux le trouver ?
Mon interlocuteur se gratte la barbe derechef. Ses mains sont recouvertes de suie, et je le soupçonne de camoufler tout un écosystème derrière ses poils.
– Il me semble qu'il travaille à la construction du Pont Magnétique... répond-il après un instant de réflexion en désignant une immense structure métallique plantée à l'horizon.
Le Pont Magnétique ? Je m'intéresse tellement peu à ce qui se passe en dehors de Lunapolis que je n'ai jamais entendu parler de ce projet. Et même si ma curiosité me pousse à me renseigner plus en détails sur ce chantier, je préfère couper court à la conversation pour aller m'entretenir au plus vite avec ce Gary.
– Merci... je réponds avec un sourire poli avant de tourner les talons. Bonne journée !
J'espère que le champion se montrera coopératif et acceptera de me contacter lorsque Lucille Laurens se pointera pour l'affronter. Alice entretenait d'excellentes relations avec ses collègues, mais je n'ai pas la même facilité qu'elle à tisser des liens avec mon entourage. Thomas et Michael font figure d'exception, mais ça s'arrête là.
Je m'engouffre dans une ruelle isolée et libère aussitôt mon Corboss. Il me sera plus facile de rejoindre ma destination en empruntant la voie des airs. Gary et ses hommes risquent de ne pas apprécier la manœuvre, mais c'est un problème pour plus tard.
Je grimpe sur le dos de mon Pokémon et agrippe ses plumes sombres. Ses puissantes ailes se déploient d'un seul coup et, en un battement, il s'élève dans un souffle de vent et de poussière.
La ville rétrécit alors à vue d'œil, réduite à un labyrinthe de toits de tôle et de cheminées fumantes. Nous filons au-dessus des entrepôts et des rails rouillés jusqu'à ce que le Pont Magnétique apparaisse.
– C'est gigantesque... je souffle en observant un instant la structure d'acier étincelant sous le soleil.
Des étincelles jaillissent ça et là sur le chantier. J'en déduis naturellement que les ouvriers sont en pleins travaux, mais c'est à ce moment-là que je les aperçois.
Gary, un casque de chantier enfoncé sur la tête et un bleu – ou plutôt un gris – de travail. Face à lui, une jeune femme aux longs cheveux châtains ondulés dont la silhouette ne laisse aucune place au doute.
– Lucille.
Cette fille est le portrait craché de sa mère. J'hésite un instant à les interrompre pour régler mes comptes avec elle, mais je me ravise en songeant que ce serait imprudent.
– Plus haut... je murmure à Corboss. Il ne faut pas qu'ils nous voient.
Mon Pokémon s'exécute et vient se poser au sommet d'un pilier déjà construit, me laissant tout le loisir d'observer le combat improbable qui se déroule sur la première moitié du pont.
Le champion a choisi un Cizayox. Lucille, de son côté, a décidé de l'affronter avec un Élecsprint. Les deux Pokémon ont fort heureusement un petit gabarit et ne menacent pas de faire s'écrouler l'édifice. Pas autant que le feraient un Steelix ou un Galeking, en tout cas.
La fille de Marianne se tient bien droite et donne mécaniquement ses ordres sans trahir la moindre émotion. Il est évident qu'elle n'est pas dans son état normal. Thomas n'avait pas menti en disant qu'elle était sous le contrôle de Mew.
– Ça ne la rend pas innocente pour autant... je maugrée en serrant la mâchoire.
Son Pokémon électrique est redoutable. Il esquive sans la moindre difficulté les assauts de son adversaire et expédie de temps à autres des décharges électriques pour l'affaiblir progressivement sans jamais se mettre en danger.
Et lorsque Cizayox laisse enfin une ouverture...
– Crocs Feu... ordonne-t-elle d'une voix plate.
– Ténacité ! réplique aussitôt Gary.
C'est très bien vu. La morsure enflammée pousse le Pokémon Acier dans ses derniers retranchements, mais la capacité Ténacité lui permet de tenir le coup une toute dernière fois. Cizayox ouvre alors sa pince au dessus de sa bouche et y laisse tomber ce qui ressemble fortement à une Baie Sailak.
– Il augmente sa vitesse... j'observe avec une certaine admiration.
– Et enchaîne avec Contre ! enchaîne le champion.
Le combo est assassin. L'attaque Contre inflige des dégâts considérables lorsque le Pokémon qui l'utilise est au bord de l'évanouissement. Cette stratégie m'a déjà permis de renverser le cours de plusieurs matchs par le passé.
– Vive-attaque.
Élecsprint s'élance à la vitesse de l'éclair et vient percuter son adversaire avant qu'il n'ait le temps de mettre son plan à exécution. Ce dernier s'écroule sur le pont, à bout de forces.
Je plisse les yeux en réalisant que Lucille Laurens n'a rien d'une novice. Utiliser une attaque prioritaire était le seul moyen d'empêcher le Contre de Cizayox. Mais ce n'est assurément pas un réflexe inné chez les dresseurs débutants.
Gary lui remet son badge sans demander son reste. Il rappelle son Pokémon, la félicite pour sa victoire et retourne travailler comme si de rien n'était. Lucille, quant à elle, se dirige vers le monte-charge qui lui a sans doute permis d'arriver jusqu'ici.
– Dépose-moi vite en bas... j'ordonne à Corboss.
Mon Pokémon obtempère sans perdre une seconde et atterrit à quelques mètres de l'appareil pour me permettre d'accueillir ma cible comme il se doit. Je le rappelle alors dans sa Pokéball et libère cette fois mon Grahyena.
Par principe, ce dernier se met à grogner lorsque Lucille sort du monte-charge.
– Vibrobscur.
Ma priorité est d'annuler l'emprise psychique de Mew sur cette foutue gamine. Et tant pis si elle doit y laisser quelques plumes.
Lucille n'a pas le temps de réagir pour se défendre. Mais ce n'est pas le cas du petit Pokémon légendaire, qui se matérialise au dernier moment pour encaisser l'onde ténébreuse à la place de sa protégée.
– Recommence... je lâche froidement.
Je n'aurai aucun scrupule à tuer Mew. Ce Pokémon est la raison pour laquelle Marianne a créé la Team Fusion en premier lieu. La raison pour laquelle des centaines de Pokémon ont été torturés. La raison pour laquelle des dizaines d'innocents ont perdu la vie.
Le petit Pokémon érige une barrière psychique pour se protéger, mais il n'est pas de taille contre la puissance de mon Grahyena. La protection vole en éclats, et Mew se retrouve projeté aux pieds de Lucille.
La fille de Marianne l'observe sans s'émouvoir. Est-elle seulement consciente de ce qui est en train de se passer ?
– Utilise Mâchouille... j'ordonne d'une voix éraillée. Finissons-en une bonne fois pour toutes.
Grahyena hésite une seconde de trop. Un éclair rouge vient le percuter de plein fouet et l'envoie percuter un engin de chantier stationné à proximité.
Je recule machinalement d'un pas et rappelle aussitôt mon Pokémon pour le mettre à l'abri.
– Mais qu'est-ce que... je murmure en détaillant le nouvel arrivant. Attends voir...
Un Braségali se tient devant moi. Thomas n'avait-il pas mentionné l'existence d'un Poussifeu à son réveil ? Se pourrait-il qu'il s'agisse du même Pokémon, et qu'il ait évolué à deux reprises dans un laps de temps aussi court ?
Ce dernier ne s'occupe pas de moi et ramasse avec précaution le petit Pokémon Psy pour le placer dans les mains de Lucille. Il prend ensuite sa dresseuse dans ses bras et utilise ses puissantes pattes pour se projeter dans les airs et se mettre hors de ma portée.
Je décroche aussitôt la Pokéball de Corboss pour le prendre en chasse, mais un bruit sourd attire mon attention derrière moi. Le Dracaufeu de Thomas vient de se poser au sol, et son dresseur ne semble pas très content.
– Laisse-le... gronde-t-il en observant le Braségali s'enfuir. Il doit avoir ses raisons.
Je m'apprête à répliquer que je me fiche pas mal de ses raisons, mais un groupe de personnes s'avance au même moment dans notre direction.
– C'est Thomas Gray ! s'écrie l'une d'entre elles. Je le reconnais !
Il ne manquait plus que ça. J'échange un regard paniqué avec mon compagnon et libère aussitôt Corboss pour préparer au mieux notre fuite.
– Attendez ! lâche un enfant au milieu de la bande.
Je fronce les sourcils en le voyant courir vers nous avec un carnet tendu à bout de bras. Thomas s'avance machinalement vers le garçon en renonçant à toute prudence, et je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est un piège pour nous mettre hors d'état de nuire.
Mais les sourires qui se dessinent sur toutes les lèvres ne collent pas vraiment avec cette théorie.
– Je savais que vous étiez innocent, M'sieur Thomas ! s'exclame l'enfant en affichant un air radieux. Je peux avoir un autographe ?