[J] À fleur de peau
J'observe d'un air absent les lueurs de la capitale qui vacillent dans la tempête. Les gouttes de pluie martèlent avec force les baies vitrées de mon appartement, accompagnant le fracas du tonnerre dans une mélodie presque hypnotique.
L'eau a trempé jusqu'à mes os. Ma peau est glacée et mes cheveux sont collés à mes tempes, dégoulinant le long des cicatrices de ma joue gauche.
– Comment ai-je pu en arriver là ?
L'image de Steve Erzat revient sans cesse dans mon esprit. Son bras arraché. Ses hurlements de douleur. L'odeur métallique du sang qui s'écoule en abondance sur le sol.
Je ferme les yeux. Mon estomac se soulève. Je reste là, immobile sur le balcon, attendant je ne sais quel châtiment. Peut-être un éclair pour me réduire en cendres.
Mais rien ne vient. Alors je fais demi-tour et retourne à l'intérieur.
La chaleur m'enveloppe aussitôt, presque étouffante après le froid de la pluie. Le salon est plongé dans la pénombre. Seuls quelques éclairs zèbrent parfois le plafond, projetant des ombres mouvantes sur les murs.
Projetant son ombre à lui.
Thomas.
Mon ami se tient debout près du canapé. Ses yeux me cherchent, sombres, chargés d'une inquiétude douloureuse.
Je reste immobile. Je suis partagée entre l'envie de courir me réfugier dans ses bras pour attendre que cette maudite journée se termine, et la volonté de fuir aussi loin que possible pour me soustraire à son regard.
C'est avec une certaine lâcheté que je finis par détourner la tête. J'avance d'un pas mécanique jusqu'au canapé et retire mon manteau que je laisse tomber sur le sol dans un claquement humide.
Je m'assieds, la tête baissée, le cœur battant trop fort.
Le silence est pesant.
Thomas s'approche lentement. Son odeur familière me fait oublier un instant celle de la mort.
– Juliette...
Sa voix est très douce. Elle ne devrait pas l'être.
– Ne dis rien... je l'implore dans un murmure à peine audible.
Une partie de moi souhaite qu'il s'en aille. L'autre qu'il reste.
Ses doigts se posent sur mon épaule avec une légère hésitation. Je me tends malgré moi. Je n'ai pas envie qu'il me touche. Pas quand je me sens aussi sale, aussi coupable. Mais je ne fais rien non plus pour l'en dissuader.
Nos regards se croisent un instant, et un nouvel éclair illumine brièvement la pièce. Ce que je parviens à lire dans ses yeux est indescriptible. Il y a de la compassion. De la peine aussi. Et puis il y a cette lueur inextinguible que je distinguais déjà lorsque nous étions adolescents.
– Je ne te vois pas comme un monstre... souffle-t-il d'une voix brisée.
Je ravale un sanglot. L'image que me renvoie le miroir depuis dix ans est précisément celle d'un monstre. Et ce que j'ai fait aujourd'hui ne fait que révéler un peu plus ce que je suis vraiment.
– Je... Je n'y arrive plus, Thomas.
Je voudrais pouvoir lui dire que je suis désolée. Que l'explosion du laboratoire était la bonne chose à faire. Que ce n'est pas de sa faute si je suis défigurée. Que j'aurais aimé le retrouver plus tôt pour lui dire que j'avais survécu. Que je suis follement amoureuse de lui.
Mais aucun mot ne sort de ma bouche. Alors je me penche vers lui et l'embrasse.
Il me rend mon baiser avec une certaine timidité, comme s'il craignait ma réaction. Je réponds avec plus d'intensité.
Nos lèvres se cherchent et nos langues s'emmêlent. Je m'agrippe à lui comme à une bouée, et mon corps tout entier se met à frissonner.
Thomas passe ses bras autour de moi et m'enveloppe tout entière. Je me glisse contre lui, cherchant sa chaleur, avant d'attraper le bas de son tee-shirt pour le lui enlever.
Lui ne frissonne pas, malgré son corps trempé et ses cheveux ruisselant encore sur son front. Je passe mes mains sur sa peau froide et ferme, suivant les longues cicatrices qui sillonnent son torse.
– Comment tu t'es fait ça ? je souffle en caressant l'un des sillons du bout de l'index.
Mon ami ne répond pas, et ça n'a aucune espèce d'importance. Ses mains viennent timidement se poser sur ma taille, et je note une fois de plus son hésitation. Je les prends alors dans les miennes et les guide contre ma poitrine.
Thomas relève les yeux vers moi. Je sens qu'il veut dire quelque chose, mais je le fais taire d'un baiser plus pressant. Je m'installe alors à califourchon sur lui et déboutonne lentement ma chemise.
Mon cœur bat si fort que j'ai l'impression qu'il va me déchirer la poitrine. Son regard me transperce malgré l'obscurité. Il s'attarde un instant sur mes seins, puis se pose sur les cicatrices de mon visage avant de remonter vers mes yeux.
– Tu es sublime.
Je détourne le regard, un peu honteuse, mais il me retient d'une caresse sur la joue. Ses doigts effleurent la peau abîmée sans la moindre répulsion.
Je fonds contre lui, et nos bouches se retrouvent. Ses mains me soutiennent, glissent dans mon dos, remontent vers mes épaules. Il effleure la naissance de mes seins, mes côtes, et chaque parcelle de ma peau.
Je laisse échapper un soupir quand il se penche et dépose un baiser sur le creux de ma poitrine. Mon bassin bouge sans même que je le contrôle, cherchant à sentir davantage son corps contre le mien.
Je déboutonne son jean. Il m'aide, nos doigts s'emmêlent. Il se libère de ses vêtements encore trempés, et je sens toute la tension qu'il retient.
Je me redresse légèrement pour le guider en moi. Je ferme les yeux, et un gémissement m'échappe. C'est comme si une vague fiévreuse me submergeait pour balayer tout le reste.
Thomas me tient fermement et ajuste ses mouvements aux miens. Son front vient se poser contre mon épaule tandis qu'il murmure une nouvelle fois mon nom. J'enfouis alors mes doigts dans ses cheveux mouillés et le serre contre moi pour le sentir pleinement.
Ses va-et-vient sont lents au début. Il me guette, surveille ma réaction, puis prend un rythme plus soutenu quand il comprend que je le veux. Que j'en ai besoin.
Chacun de ses mouvements m'arrache un nouveau soupir. Ma peau devient hypersensible, et je sens mon corps s'enflammer au rythme de nos ébats.
Dehors, l'orage se déchaîne. Je perds toute notion du temps. Mes hanches se meuvent contre lui, le cherchent encore et encore. Je mords ma lèvre pour étouffer mes gémissements.
Mon ventre se serre. Une chaleur brûlante envahit mon corps. J'ai l'impression d'être sur le point d'exploser.
– Thomas...
L'orgasme me frappe comme une décharge. Je me crispe autour de lui, la tête légèrement basculée en arrière, et m'abandonne au plaisir en étouffant un cri.
Thomas m'enlace plus fort. Je le sens me rejoindre presque aussitôt, ses mains plaquées sur mes hanches. Il halète contre ma peau.
Nous restons un moment pressés l'un contre l'autre, tremblants, le souffle court, refusant que le temps reprenne son cours.
Puis il m'embrasse sur le front.
– Tu n'es pas seule.
Je ferme les yeux et me roule en boule contre lui. Pour la première fois depuis la mort de ma petite sœur, je retrouve une raison d'avancer.
Plusieurs coups frappés à la porte me réveillent en sursaut le matin suivant.
– Qui ça peut bien être ? je marmonne en plissant les yeux.
J'étends machinalement mon bras pour m'assurer que Thomas ne s'est pas éclipsé pendant la nuit et heurte son épaule. Je reçois en retour un grognement qui me procure un certain soulagement.
– J'arrive ! je crie en cherchant des yeux mes vêtements.
Je réalise avec horreur que nous sommes toujours dans le salon, et que nos vêtements de la veille jonchent encore le sol en dégageant une odeur d'humidité.
Je bondis du canapé et me dirige vers la porte d'entrée pour regarder à travers l'œil de bœuf. Mon cœur manque alors un battement.
– C'est mon père ! glapis-je en me tournant vers Thomas. Qu'est-ce qu'on fait ?
Mon ami – ou devrais-je dire mon amant ? – se redresse à son tour en s'étirant. Il n'a pas l'air de se sentir concerné par la situation.
– Ouvre-lui... répond-il en cherchant des yeux ses vêtements.
– Mais je suis toute nue ! je réponds en m'efforçant de parler à voix basse.
Thomas esquisse un sourire amusé en laissant courir ses yeux sur ma silhouette. Je ne peux m'empêcher de détourner les yeux, un peu gênée malgré moi.
– Et ça te va très bien... assure-t-il en se levant dans sa tenue d'Adam. Va donc dans la salle de bain, je m'en occupe.
Je m'apprête à lui rétorquer qu'il n'est pas plus en mesure que moi d'accueillir mon père, mais de nouveaux coups – plus forts que les précédents – sont frappés au même moment. Ce qui me restait de courage se volatilise en un instant, et je décide de laisser Thomas se débrouiller tout seul.
– Ravie de t'avoir connu... je murmure en rassemblant rapidement nos affaires avant de m'éclipser.
Que peut bien vouloir mon géniteur à une heure pareille ? Ce dernier est immédiatement venu me prêter main-forte hier soir pour m'aider à me débarrasser du capitaine de la Team Fusion, mais je ne pensais pas le revoir de sitôt.
Les choses ne se seraient-elles pas passé comme prévu ? Aurait-il trouvé un indice qui nous permette d'en savoir plus sur le meurtre d'Alice ?
Je me glisse dans la baignoire et prends la douche la plus rapide de ma vie. Le bain moussant devra attendre. Peut-être demanderai-je à Thomas de le prendre avec moi, s'il survit à cette matinée.
J'enfile la première robe qui me tombe sous la main et retrouve les deux hommes de ma vie en pleine conversation autour de la petite table du salon.
Mon père arbore son costume noir habituel et dégage une aura intimidante naturelle qui force le respect de ses subordonnés.
Thomas, lui, est en caleçon. Sa désinvolture me fait aussitôt penser à celle de son frère, et c'est un trait de caractère qu'il n'avait pas montré depuis une éternité. Je me surprends même à sourire, avant d'afficher une moue réprobatrice.
– Tu pourrais passer un coup de fil avant de te pointer ici... je fais remarquer à mon père en lui claquant un bisou sur la joue.
Mon assurance n'est qu'une façade que je m'impose en sa présence. En réalité, j'ai plutôt envie de me faire toute petite et de prendre mes jambes à mon cou.
– Heureusement, il y a au moins une personne dans cette famille qui sait recevoir... rétorque-t-il tranquillement en levant sa tasse de café à l'adresse de Thomas.
Je manque de m'étouffer en lançant un regard interloqué à mon père. Ce bougre vient de réussir l'exploit de menacer mon amant tout en lui donnant l'illusion de le complimenter.
Le message est on ne peut plus clair : il est désormais impensable qu'il s'intéresse à une autre fille alors que je me suis donnée à lui.
Qu'est-ce qu'il peut être vieux jeu...
Thomas n'est pas dupe mais incline tout de même la tête en signe de reconnaissance. Giovanni ne lui fait pas peur. Et ce n'est pas une mise en garde à peine voilée qui risque de l'intimider... ou de l'empêcher d'aller voir ailleurs.
– Qu'est-ce qui t'amène, Papa ? je soupire en rejoignant la cuisine pour me servir un café bien noir. J'imagine que tu n'es pas ici pour m'aider à préparer mon mariage.
Mon père vide sa tasse d'un trait avant de révéler une petite clé USB.
– J'ai récupéré les enregistrements des caméras de vidéosurveillance placées autour de l'arène de Lunapolis. Et j'ai pu identifier la dernière personne qui a défié ta sœur en duel pour obtenir son badge. La dernière personne qui a vu Alice en vie.
J'écarquille les yeux d'un air incrédule et me tourne vers Thomas pour guetter sa réaction, mais ce dernier évite soigneusement mon regard.
– De qui s'agit-il ? je demande d'une voix tremblante.
Mon père échange un bref regard avec mon amant avant de me répondre d'un ton parfaitement calme.
– Notre mystérieux challenger n'est autre que Lucille Laurens.