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Errare humanum est, Tome 1 : L'ire du Vasilias. de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 11/02/2018 à 09:35
» Dernière mise à jour le 11/02/2018 à 09:35

» Mots-clés :   Action   Drame   Humour   Médiéval   Slice of life

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Ch. 37 : Mise en relief.


 Eily se claqua fortement les joues, deux fois. Son regard brûlait de détermination. Elle avait pris sa décision, et rien ne pouvait désormais plus l’arrêter.

— Cette fois-ci c’est la bonne, je vais le leur dire !

Caratroc leva les yeux aux ciels.

— Tiens, j’ai déjà entendu cette phrase hier…, oh, et avant-hier aussi.
— Depuis quand tu es sarcastique toi ? fronça Eily des sourcils.
— Depuis que tu te défiles, soupira l’Ensar. Tu ne devais pas leur dire la vérité il y a deux jours ?

La demoiselle cyan fit la moue et se laissa retomber sur son lit.

— Si tu crois que c’est facile. Je n’aurais jamais cru le dire un jour mais… je ne trouve pas les mots ! Dès que je suis en face d’eux et que je veux aborder le sujet, ma gorge s’assèche et je n’arrive plus à penser à rien !
— Et ce fut ainsi qu’Eily entama sa longue et inéluctable route vers la sénilité…, narra dramatiquement Caratroc.
— Je n’ai que 16 ans ! grommela la demoiselle cyan. Hé bien, tu es en forme aujourd’hui, Troctroc !
— C’est juste que c’est agaçant de te voir autant patauger, soupira Caratroc. Ça ne te ressemble pas.
— Je ne peux pas dire le contraire…

Eily se mordilla les lèvres.

— D’un autre côté, il faut que je me dépêche. Le Festival du Renouveau est à la fin du mois, soit dans un peu plus de deux semaines. C’est bien beau de les prévenir, mais si je le leur dis tout le jour pour le lendemain, c’est un peu inutile.
— Comme tu dis. Alors, que comptes-tu faire aujourd’hui ?
— … je ne sais pas. Il faudrait que je réussisse à installer une sorte d’ambiance pour m’aider… encore une fois… plus facile à dire qu’à faire…
— On est pas sorti de l’auberge ! pouffa Caratroc.


 ***

 Une heure après être sortie de sa chambre, Eily était déjà vautrée dans le canapé du salon. Une attitude qui, de l’extérieur, paraissait extrêmement paresseuse ; mais Eily était de toute manière paresseuse. Si elle avait décidé de verser dans l’art de la manipulation, c’était aussi pour faire le moins d’efforts possibles.

« Ifios, Tza, Evenis et Fario… il faut que je les regroupe pour annoncer la vérité. Si je fais au cas par cas, je ne m’en sortirais jamais. Aussi, il faudra faire attention à Asda… »

Eily se retourna sur le canapé, face contre les coussins.

« Mais comment les regrouper ? Je peux leur donner rendez-vous, mais ensuite ? Qu’est-ce que je pourrais bien dire ? »

Eily se retourna encore, deux fois.

« Allez ! Il faut que j’arrête de perdre du temps ! J’en ai déjà plus beaucoup ! »

Eily se redressa d’un coup et leva son poing au plafond, déterminée. Elle resta néanmoins quelques instants de plus sur le canapé – il était difficile de quitter un tel confort sans regret. Cependant, pendant ce temps où elle était immobile, Eily sentit une étrange odeur. Une mince et enchanteresse effluve fruitée. Une mystérieuse nostalgie sommeillait dans ce parfum. Curieuse, Eily oublia pendant un instant toutes ses précédentes réflexions pour aller retrouver l’origine de la délicate odeur.

La source était proche, très proche même. Il ne fallut que quelques dizaines de pas à Eily la découvrir : la cuisine du manoir. Lorsqu’elle y entra, Eily tomba nez à nez avec Tza. La fillette leva ses yeux innocents vers la demoiselle cyan.

— … Eily ? souffla Tza.
— Eily ?

Un peu plus loin, Ifios cessa de couper ses baies pour se retourner. À l’instar de Tza, il se demanda ce qu’Eily faisait ici.

— Tu t’es perdue ? plissa-t-il des yeux.
— J’ai l’air d’être perdue ? grommela Eily.
— Je ne sais pas, c’est juste tellement rare de te voir ici !
— Ce n’est pas ton élément naturel, développa Tza.
— … mon élément naturel ? tiqua Eily.
— Disons qu’avec ta flemme légendaire, on t’imagine plus vautrer sur le canapé que dans la cuisine…, finit Ifios.

Eily fronça les sourcils. Elle avait l’étrange impression de s’être faite insulter. Mais d’un autre côté, difficile de leur donner tort ; alors, la demoiselle cyan décida de ne pas relever.

— Et donc, qu’est-ce que vous faites ici vous deux ? s’enquit Eily. L’heure du petit-déjeuner est largement passée et il est bien trop tôt pour déjà préparer le déjeuner…

Tza et Ifios se regardèrent. Une certaine hésitation flottait entre le duo. Finalement, Ifios soupira et lança un signe de tête entendu à Tza. La fillette se mordit le coin des lèvres, mais rendit à son tour un signe de tête. Eily observa, interloquée, ce petit manège. Ifios s’avança :

— Tu vois, lorsque tu t’étais enfermée dans ta chambre, nous avions nous aussi essayé de trouver un moyen de te remonter le moral.
— On ne voulait pas rester les bras croisés, appuya Tza.
— C’est alors que je me suis souvenu de quelque chose. Chez les Agr… enfin…euh… à l’époque de… bref, tu m’avais beaucoup parlé de ton orphelinat. Tu m’avais souvent mentionné des espèces de sucreries dont tu raffolais. Les charis, je crois.
— … !

Chari. Un terme qu’Eily n’aurait jamais cru entendre à nouveau. Une nuée nostalgique embauma son esprit. Ses fragments de souvenirs. L’espace d’un instant, Eily revit l’ombre de mamie Losyn préparer ses fameux délices moelleux dans la cuisine de l’orphelinat.

— Donc voilà, continua un Ifios un peu gêné. Avec Tza, on a décidé de recréer les charis. On avait pensé que ça pourrait t’aider à retrouver le moral, un truc comme ça. Mais je n’ai qu’une description vague de la friandise. Je sais juste que c’est une espèce de petit cube spongieux avec la confiture dedans… bref, on a bossé pendant des jours mais sans réel résultat… et quand on a enfin commencé à trouver un semblant de recette, tu es sortie de ta chambre !
— …
— Mais après avoir tant travaillé dessus, reprit Tza, on s’est dit que ça serait dommage de tout arrêter. Alors on a continué nos recherches malgré tout.
— …
— Et nos efforts on finit par payer ! s’exclama Ifios. Ce n’est pas encore parfait, mais je crois qu’on s’approche grandement du produit final !

Ragaillardis, Ifios prit une assiette sur le plan de travail, qu’il présenta à Eily. Trois petits cubes blanchâtres la garnissaient. Un délicat arôme fruité s’en dégageait. La demoiselle cyan écarquilla les yeux ; une boule lui monta au ventre. Ces trois petits cubes, ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux véritables charis.

— Vous avez fait ça… pour moi ?
— Pour qui d’autre, idiote ? détourna Ifios du regard.
— On s’inquiétait vraiment beaucoup…, baissa Tza des yeux.
— D’ailleurs, tu peux surtout remercier Tza, précisa Ifios. Elle était tellement mal pendant ton ‘‘absence’’ qu’elle m’a harcelé pour trouver de quoi t’aider !

Eily se mordit les lèvres. Bien sûr qu’elle le savait. Elle était restée enfermée dans sa chambre pendant deux semaines ; il était normal que ses compagnons s’inquiètent sérieusement. Cependant, il y avait une différence entre savoir et constater de ses propres yeux. Dans sa chambre, le lien était coupé. Désormais, elle faisait face. Et devant les mines soucieuses et sincères de Tza et Ifios, Eily sentait émerger en elle une amère culpabilité.

Eily tendit sa main et attrapa l’un des cubes sucrés. Sa texture était aussi spongieuse que dans ses souvenirs. Eily peinait à imaginer la quantité de recherches et de travail qu’il avait fallu afin de créer une réplique aussi fidèle. Surtout que, comme venait de le dire Ifios, ils n’avaient absolument aucune idée de la recette d’origine ; juste une vague description.
Lentement, presque religieusement, Eily porta la friandise à sa bouche. Elle la fit doucement tourner dans sa bouche avant de commencer à la mâcher ; aussitôt, la confiture envahit son palais.

— Eily…

Tza avança d’un pas, ses grands yeux brillants virée sur la demoiselle cyan.

— Tu… pleures ?

Surprise par cette question, Eily monta une main à son visage, elle posa délicatement ses doigts sur sa joue ; elle était humide. Perturbée, la demoiselle cyan ferma vigoureusement les yeux et continua machinalement la dégustation :

— … c’est un peu amer… la garniture est trop sèche…
— Ce serait plus crédible si tu ne sanglotais pas, se moqua gentiment Ifios.
— … non vraiment ça n’a… rien à voir avec les véritables charis…
— Je m’en doute, s’amusa Ifios.
— … mais… ce n’est pas si mauvais…

Un grand sourire naquit sur les lèvres de Tza. L’expression d’Eily s’adoucit ; et, prit dans son élan, elle caressa doucement la chevelure de la fillette.

« … je ne mettais pas rendu compte à quel point j’ai causais du souci aux autres… je pensais que j’étais la seule à me triturer l’esprit mais… non, c’était juste égoïste de ma part. Je… je dois tout leur dire. Sans faute. Ils ont le droit de savoir. »

L’esprit éclaircit, Eily résolut son regard. En revanche, ses larmes ne s’arrêtaient pas ; l’une d’une d’entre elle quitta sa joue pour éclabousser légèrement le sol. La demoiselle cyan baissa les yeux, encore surprise de son état émotionnel.

« J-Je n’arrive pas à arrêter mes larmes… n’empêche, même si ce chari était bien loin de ceux de mamie Losyn, il était sacrément… chaleureux. J-Je ne sais même plus ce qui m’arrive… cette étrange douceur qui ne peut plus quitter mon cœur… de la nostalgie ? … de la reconnaissance ? … de la gratitude ? Je ne sais pas… »

Eily secoua sa tête.

« Non, j-je ne dois pas me laisser submerger par mes émotions, pas maintenant. J’ai encore des choses à faire. »

La demoiselle cyan inspira et souffla lentement, afin de se calmer. Elle frotta vigoureusement son bras sur ses yeux, séchant ses sensibles larmes. Elle se focalisa à nouveau sur son objectif premier.

— Ifios, Tza, j’ai quelque chose à vous dire, déclara Eily.
— … ? s’étonna Tza.
— Premièrement, savez-vous où se trouve Evenis et Fario ?
— … euh… je crois bien que Fario doit être à la Tour d’Ivoire, comme d’habitude, réfléchit Ifios. Quant à Evenis, je crois qu’elle est partie avec Sidon ce matin, ils parlaient de fêter le succès de leur collaboration alors…
— Ils sont sûrement partis boire comme des trous, devina Eily en ricanant.
— Y a des chances, oui ! pouffa Ifios.

Tza pencha la tête :

— Qu’est-ce qu’il se passe ? Je n’ai pas tout suivie…
— Tza a raison, lança Ifios. Pourquoi tu nous parles d’Evenis et de Fario tout à coup ?
— Parce que c’est important, déclara Eily. Allons les chercher, je vous en dirais plus une fois que nous serions tous là.


 ***

 Même si Tza et Ifios furent interloqués par ce retournement de situation, ils choisirent de suivre Eily sans hésitation. Le regard grave et brillant de la demoiselle cyan les avait convaincus.
Il fut particulièrement aisé de rallier Fario ; il se trouvait bien naturellement à la Tour d’Ivoire, à travailler comme à son habitude sur les livres de l’Ancien Monde. Dès que l’érudit vit ses amis, il sauta sur l’occasion. Il vit en eux l’excuse parfaite pour se dérober à son ennuyeux travail répétitif et à ses ennuyeux collègues austères. Eily n’avait pas même eut le temps d’ouvrir la bouche que Fario avait déjà intégré le groupe, prêt à partir.

Quant à Evenis, Eily savait pertinemment où la chercher. Le jour même de leur rencontre, la jeune noble avait traîné la demoiselle cyan dans sa taverne préférée. La probabilité d’y retrouver Evenis excédait les 100 %. Ainsi, dès qu’ils franchirent le seuil de ladite taverne, ni Eily, ni Tza, ni Ifios, ni Fario ne furent surpris d’apercevoir une certaine jeune alcoolique déverser des quantités énormes de bières dans son gosier. Evenis était accompagnée de Sidon, qui buvait également comme un trou sans fond.
Lorsqu’Eily demanda à Evenis de la suivre, cette dernière refusa promptement. Son attachement pour la bière était bien trop forte. Heureusement, Sidon vint à la rescousse de la demoiselle cyan en promettant à Evenis de lui offrir ses meilleurs alcools si elle acceptait de suivre Eily. En un instant, le refus se transforma en une large approbation.
Sidon, lui, resta à la taverne. Il adressa tout de même un clin d’œil entendu à Eily. La demoiselle cyan comprit facilement que l’homme balafré était au courant de ses projets.

Ensuite, il fallut trouver un coin tranquille. Il était impensable de parler du Vasilias au manoir, où Asda pouvait arriver à tout moment. Même si cette dernière était en patrouille dans la ville, elle revenait très souvent pour se détendre dans la source chaude du sous-sol.
Ce fut alors qu’Eily eut une idée salvatrice. La résidence de Fario. L’érudit avait bel et bien sa propre maison à Aifos, qu’il avait quitté le temps que sa femme revienne. S’il y avait bien un endroit parfaitement sûr, où absolument personne ne pourrait les déranger, c’était bien ici.


 ***

 Disposés en demi-cercle, Fario, Ifios, Tza et Evenis fixaient Eily et Caratroc ; la demoiselle cyan l’avait sorti afin d’avoir un soutien moral. Chacun, même Evenis, était plongé dans leurs réflexions. Eily venait de leur révéler une chose effroyable. Omilio prévoyait de provoquer une guerre civile pour détrôner le Vasilias. De plus, non seulement Omilio comptait passer rapidement à l’action, mais en plus, ils voulaient les impliquer personnellement dans son plan.
Bien sûr, Eily n’avait pas tu l’existence du journal de Teia, ce document qui décrivait l’horrible vérité derrière l’histoire d’Asda.

— J-Je n’arrive pas à y croire…, bafouilla Tza.

La fillette fut la plus personnellement touchée. Omilio était son frère. Elle avait parfaitement confiance en lui. Cependant, malgré tout, elle ne pouvait complètement approuver ce qu’elle venait d’entendre. Fébrile, Tza s’accrochait comme elle le pouvait au bras d’Ifios.

— Une rébellion, résuma Fario. Donc, si j’ai bien compris, les traîtres que recherchent Asda depuis son arrivée, c’est nous ?
— Oui, confirma Eily.
— Il veut que l’on… participe à une guerre civile ? geignit Ifios. C’est… horrible… mais… tu dis que mon père et ma mère le suivent également… ?

D’ordinaire, Ifios aurait complètement rejeté l’idée même de guerre. Toutefois, s’il n’avait pas totalement confiance en Omilio, il avait un immense respect pour son père, et il savait qu’Inam avait un cœur noble. Si les intentions d’Omilio étaient si mauvaises que cela, jamais ses deux monstres de noblesse n’auraient accepté de prêter leur force.

— … et surtout, cette histoire avec Asda…, reprit Tza.
— On ne peut confirmer la véracité du journal, s’enquit Caratroc. Cependant, l’inverse est également vrai.
— Et l’affaire d’Asda ressemble étrangement à l’attaque de notre orphelinat, siffla Eily. La correspondance est trop troublante pour être ignorée.
— Le Vasilias aurait attaqué ton orphelinat pour te capturer, analysa neutrement Fario. Il te voulait pour tes pouvoirs uniques.

Eily hocha la tête. Afin de concrétiser ses paroles, elle usa de ses pouvoirs Psy sur la carapace de Caratroc. La demoiselle cyan la fit tourner autour de son public, avant de redéposer son Ensar sur sa tête.

— Le même pouvoir que mon frère…, souffla Tza.
— Selon Gyl, je serais capable de maîtriser tous les éléments, précisa Eily. Même si pour l’instant, je n’ai pas encore beaucoup d’expérience.
— Très intéressant, déclara neutrement Fario.

Eily eut un petit frisson dans le dos. Fario avait son expression neutre ; toutefois, la demoiselle cyan crut discerner dans son regard un éclat ténébreux. Le genre de regard qu’un chercheur fou lancerait à un sujet d’expérience particulièrement intéressant.

— … je ne te laisserais pas me disséquer pour en savoir plus sur moi, geignit Eily.
— Oh. Je vois que je peux aussi lire dans les pensées, posa l’érudit.
— … nyah ?!
— Je plaisantais.
— … évite Fario, évite…, recula Eily d’un pas.

Encore méfiante, la demoiselle cyan choisit de vivement retourner au sujet principal.

— Voilà, vous savez tout. Enfin, tout ce que je sais.
— C’est difficile de donner un avis…, baissa Ifios des yeux.
— C’est trop soudain, se mordit Tza des lèvres.
— Je comprends pourquoi tu avais tant besoin de réfléchir, déclara Fario.
— … réfléchir… ? … pourquoi ?

Tout le monde se tourna vers Evenis, qui n’avait pas encore dit un mot depuis la révélation. Elle regarda chacun avec ses grands yeux candides.

— Bah, le Vasilias est le méchant, et il faut le battre, c’est pas ça ?
— … c’est un peu plus compliqué que ça, soupira Eily. On parle de déclencher une guerre civile ! Et d’y participer ! Il va y avoir des effusions de sang, des morts en pagailles !
— Mais c’est le seul moyen de l’arrêter, non ?
— Evenis, intervient Ifios. Je crois que tu ne te rends pas compte de…
— Je ne me rends pas compte de quoi ? le coupa la jeune noble. Et toi, de quoi tu te rends compte, toi qui as vécu dans les montagnes ?
— … !

Le ton d’Evenis avait beau être innocent, ses propos contenaient une violence accusatrice si inhabituelle que personne ne sut quoi en redire. La jeune noble s’avança :

— Des effusions de sang ? Des morts en pagailles ? J’en ai déjà vu. Il y en a plein chez moi, dans la province de Genna. Je te l’ai pas déjà dit, Eily ? Chez moi, on est très pauvre. Père fait de son mieux, mais forcément, il ne peut pas aider tout le monde. Dans les villages isolés, c’est la guerre constante. La famine règne. Le moindre morceau de pain peut déclencher un massacre sanglant. Et même dans la bicoque qui nous sert de palais, on est parfois obligé de se nourrir de racines. Combien de fois père a envoyé des missives au Vasilias ? Je n’en sais rien, mais je sais qu’aucune d’entre elles n’a été entendu. S’il le voulait, le Vasilias pourrait aisément nous fournir les vivres nécessaires ou utiliser ses si puissants pouvoirs pour nous sauver. De part ses multiples refus, il condamne tout notre peuple. Moi, je n’ai aucun mal à croire qu’il abuse de son autorité pour brûler des orphelinats ou kidnapper des enfants. S’il est capable d’affamer ses propres sujets et d’ignorer leurs supplications, il est capable de tout. Certains ont beau le penser comme l’égal d’un dieu, il n’en reste pas moins un dieu égoïste. Et ceux qui le vénèrent ne sont que des hypocrites qui vivent au chaud, et qui ignorent la réalité des provinces périphériques. S’il faut sacrifier leur sang de privilégié pour que mon peuple puisse à nouveau manger à sa faim, et bien soit. Je le ferais avec grand plaisir.

Devant les regards médusés de son auditoire, Evenis détourna les yeux.

— … désolée. Certains mots ont… peut-être dépassés ma pensée. Hahaha, ricana-t-elle. Ça fait du bien de déverser ce qu’on a sur le cœur, presque autant que de tout noyer dans l’alcool. J’imagine que vous n’avez pas l’habitude de me voir ainsi…
— Evenis…, marmonna Eily. J-Je savais que ta situation était compliquée mais… pas à ce point…
— C’est vrai que j’évite d’en parler, avoua la jeune noble. C’est difficile à assumer. Je suis la princesse Evenis Azne Genna, fille du Varon Onir Azne Genna. Et pourtant, je ne peux rien faire. J’ai même été obligé de fuir mon propre chez-moi. Et pour ne pas finir à la rue, j’ai dû d’accepter l’hospitalité d’un Foréa, l’un des bras armé du Vasilias. C’est… juste humiliant. Je ne pouvais pas en parler. Je ne pouvais que boire, et boire encore ; de me noyer dans l’ivresse.

Evenis serra le poing.

— En vrai, j’ai… j’ai vraiment eu du mal. Ça fait pas mal de temps que je suis à Aifos, à vivre ‘‘normalement’’… pendant que chez-moi, la famine continue de tuer chaque jour. Dès que le moindre aliment tombait dans mon estomac, j’imaginais ceux qui tombaient de faim. Dès que la moindre goutte se répandait dans ma gorge, j’imaginais tout ce sang qui se rependait dans mon pays. Alors, je ne pouvais que fuir la réalité. Faire l’idiote, prendre tout à la légère, me saouler jusqu’à ne plus penser à rien, puisque dès que j’avais les idées claires, le poids de la culpabilité devenait insupportable.

Amère, Evenis se mordit le coin des lèvres.

— J’avais beau me dire que je trouverais une solution, que je deviendrais suffisamment riche pour sauver ma province… hahaha… même moi je ne suis pas assez naïve pour le croire. Je veux dire, combien de Vasils faudrait-il pour redresser Genna ? Même des millions serait loin d’être suffisant. Mais, malgré tout, j’avais besoin de me raccrocher à une illusion, pour ne pas sombrer dans la culpabilité…

Brusquement, la jeune noble frappa du pied :

— Mais là, qu’est-ce que je viens d’apprendre ? Qu’une rébellion se profile contre le Vasilias ? Oh Eily ! Si tu savais comment ses mots m’ont fait plaisir ! Je ne suis pas la seule à détester ce faux dieu. Il y en a d’autres. Nous sommes plusieurs à vouloir nous révolter, et cerises sur le gâteau, deux Foréa Impériaux sur quatre sont également de cet avis ! Si même les proches collaborateurs du Vasilias sont contre lui, cela résume bien à quel point ce type doit être abject, non ? Quoi qu’il en soit, Omilio peut compter sur moi. Je ferais mon possible pour détrôner le Vasilias. Il est grand temps qu’on détruise cette absurde idole. Je peux enfin arrêter de subir, de tout garder pour moi. Je peux désormais faire entendre ma voix, celle du peuple agonisant. Et, croyez-moi, je ne compte pas laisser cette occasion passer.

Evenis était comme transformée. Elle dévoilait là une facette de sa personnalité qu’elle avait longtemps refoulée. Derrière son habituelle ingénuité se cachait en réalité une terrible rancœur qu’elle avait accumulée depuis sa plus tendre enfance. Bien qu’elle soit une techniquement une princesse, elle avait littéralement grandi dans la boue. Toute sa vie, elle n’avait vu que misère et pauvreté ; elle avait vu combien la famine pouvait métamorphoser le plus doux des hommes en monstre sanguinaire. Pour beaucoup, la folie n’était qu’un mot vague ; Evenis, elle, l’avait cruellement expérimentée.

— Voilà qui est bien parlé.

La soudaine voix grave étonna le reste du groupe. La surprise était telle que les corps se figèrent d’un coup. Pendant une seconde, Eily crut qu’ils avaient été suivis par un espion du Vasilias. Cependant, la demoiselle cyan réfuta rapidement cette hypothèse. Elle reconnaissait très bien cette voix. Ce fut à ce moment-là qu’elle constata la présence d’un septième individu derrière-eux.

— … Sidon ? l’interpella Eily. Tu n’étais pas resté à la taverne ?
— Haha, désolé, désolé ! ricana Sidon. J’étais trop curieux, je voulais savoir comment tu allais t’en sortir, petite !
— … mouais, mais on avait pas fermé la porte à clef ? Enfin, j’imagine que ça ne veut rien dire pour un bandit. Bref, la prochaine fois, préviens. J’ai failli avoir une crise cardiaque, moi !
— Ouais ouais, j’y penserai !

L’homme balafré rit à nouveau, éludant toutes les protestations d’Eily. Il s’approcha ensuite d’Evenis. Il la regarda avec un petit sourire d’une étrange douceur. Et, d’un coup, il s’agenouilla et baissa sa tête vers le sol.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Fario.
— Aucune idée, souffla Tza
— …

Ifios fronça un sourcil, subitement prit d’un doute. Il avait la désagréable impression d’avoir oublié quelque chose de très important. Quelque chose qu’il n’avait prit auparavant que pour détail, mais qui prenait aujourd’hui tout son poids. Et, brusquement, ce souvenir lui revint en mémoire :

— Sidon ! s’exclama le jeune homme. T-Tu… toi aussi… avant de rejoindre les Agrios… tu ne venais pas de la province de Genna ?
— … hé, il t’en aura fallu du temps, s’amusa Sidon sans pour autant relever la tête.
— J-J’avoue que ça m’était complètement sortie de la tête…, geignit Ifios.
— … de Genna ? répéta faiblement Evenis.

Sidon hocha la tête.

— Je vivais dans un petit village reculé. Comme viens de la dire la princesse, chaque jour était une épreuve. On se battait pour tout. La moindre goutte d’eau, la moindre graine, le moindre toit. Absolument n’importe quelle excuse pouvait nous arracher notre civilité et nous transformer en bête sauvage. Ironiquement, mes jours dans mon village natal étaient bien plus difficiles que ma vie de bandit… mais nous ne sommes pas là pour parler de moi.

Après avoir fait une petite pause, l’homme balafré reprit :

— Princesse Evenis Azne Genna, vous n’avez pas à vous sentir coupable. Votre volonté de sauver votre peuple est pure et sincère.
— … !
— Il est vrai que la vie à Genna est exécrable, que le désespoir hante chaque village. Mais savez-vous pourquoi nous tenons malgré tout ? Grâce à votre père. Nous savons qu’il se bat sans cesse, qu’il sacrifie même son honneur de Varon pour nous permettre de ne pas mourir de faim. Il préfère manger de la boue juste pour que nous puissions manger du pain. Son espoir est telle une lumière purifiant nos nécroses. C’est un homme noble. Et vous, Evenis Azne Genna, vous êtes sa digne descendante.

Sidon releva sa tête et fixa d’un œil bienfaiteur la figure troublée d’Evenis.

— Regardez-vous, vous avez eu l’occasion de partir, de vivre une vie plus que décente. N’importe qui aurait tout envoyé balader, préférant oublier sa vie de miséreux et de se laisser emporter par l’oisiveté. Mais pas vous. Vous, vous pensez chaque seconde à votre peuple. Avant de manger ou de boire, vous pleurez pour tous ceux qui ne peuvent en faire autant. Seule une âme pure se laisserait autant rongé par le chagrin. Je ne suis qu’un humble villageois et mon avis ne vaut sans doute rien, mais je vous assure, princesse, que je suis fier de vous. Vous vous étiez peut-être laissez submerger par vos peines au point de vous noyer dans la boisson, mais intérieurement, votre espoir sommeillait. Votre précédent discours en est la preuve. Evenis Azne Genna, vous pouvez garder la tête haute. Vous êtes capable de sauver votre peuple, et j’attends avec impatience le jour où vous redonnerez à Genna sa gloire d’antan.

La longue et passionnée tirade de Sidon prit Evenis – ainsi que tous les autres – de court. La jeune princesse écarquilla des yeux, ne sachant comment réagir. Jamais elle se serait doutée que Sidon soit l’un de ses ‘‘sujets’’ ; mais maintenant qu’elle y pensait, il était vrai que Sidon s’était rapidement rapprochée d’elle et se montrait parfois même très protecteur. Evenis avait mis cette attitude sur le caractère naturellement amical du personnage, mais force était de constater qu’il y avait autre chose.

Evenis détourna le regard. Même si elle venait de faire un long discours, c’était bien plus un cri du cœur qu’une prise de parole préparée. La jeune princesse était en réalité très mauvaise dans tout ce qui était du domaine de l’oratoire ou du solennel ; quand on avait passé son enfance à survivre, l’on avait pas forcément le temps de s’exercer à la parlotte. Alors, toute gênée, à la fois par sa précédente audace et la loyauté de Sidon, Evenis ne put lâcher qu’un simple mot, qui caractérisait pourtant très bien ce qu’elle ressentait :

— … merci.

De la reconnaissance. Depuis qu’elle avait quitté Genna, Evenis s’était toujours battue seule. Sa jalouse aigreur des richesses d’autrui, sa culpabilité grandissante du fait de manger à sa faim, et l’impuissance qu’elle s’était imposée comme une fatalité. Cependant, par ses mots, Sidon avait su ranimer la flamme vacillante de la jeune princesse.

Un long et pesant silence s’installa. Eily, Caratroc, Ifios, Fario et Tza ne se sentaient pas la légitimité de prononcer mots. Sidon ne rajoutait rien, se contentant de soutenir Evenis du regard. Quant à la jeune princesse, les mots lui manquaient cruellement.
Au bout d’une écrasante minute, la bouche d’Evenis tressaillit, et, dans la foulée, elle craqua. Elle laissa s’échapper un petit rire incroyablement stupide, bien plus proche du hennissement que de la voix humaine. Si l’ambiance précédemment sérieuse avait terriblement désorientée Eily, Caratroc, Ifios, Fario et Tza, il en était de même pour ce rire phénoménalement idiot sortit de nulle part.

— D-Désolée, pouffa Evenis. J-J’ai vraiment l’air bête, hein ? J’étais super sérieuse tout à l’heure avec mon discours et tout, et là, pouf, je ricane stupidement… mais hé, je suis stupide après tout…, héhéhé…
— Vous n’êtes pas stupide, mais naturelle, répliqua Sidon. C’est pour cela que vous ferez une excellente dirigeante. Vous avez la passion pour votre peuple sans pour autant vous enivrez d’importance.
— J-Je ne sais plus quoi dire… et… euh… tu peux arrêter de me vouvoyer au fait ? J-J’ai pas l’habitude et ça m’intimide un peu…

Sidon sourit doucement :

— Haha, oui, c’est vrai. Moi aussi ça me faisait bizarre. Dans le feu de l’action, le vouvoiement me semblait juste un peu plus adéquat, mais tu as raison ; pour le coup, ce n’était pas très naturel ! Hahaha !
— Héhéhé…

Hors de cette bulle ricanante, Eily, Caratroc, Ifios, Tza et Fario se regardèrent, perplexe.

— D’accord, souffla Ifios. Alors là, je ne comprends plus rien. Pourquoi ils rient maintenant ?
— Les mystères des réactions humaines, résuma neutrement Fario.
— Même si Evenis nous cachait ses sentiments, elle ne pouvait pas nous cacher sa nature, intervint Eily.
— Ce qu’Eily veut dire, c’est qu’Evenis restera toujours la Evenis stupide qu’on a toujours connu, traduit Caratroc.
— On devrait dire ‘‘naturelle’’ au lieu de ‘‘stupide’’ maintenant, nota Tza.
— C’est blanc bonnet et bonnet blanc, précisa Fario.
— En tout cas, ces deux-là sont tout aussi ‘‘naturels’’ l’un que l’autre, conclut Eily.

Eily se retourna vers Ifios, Tza et Farios. Elle les regarda un à un, la posture droite et sérieuse.

— Donc, j’ai eu la réponse d’Evenis. Et la vôtre ? Je sais que je vous demande beaucoup, mais que vous soyez d’accord ou non, tout va commencer lors du Festival du Renouveau.
— Ne les brusque pas Eily, soupira Caratroc. Tu as toi-même réfléchi plusieurs semaines pour te remettre les idées en place.
— C’est vrai, mais la situation est différente. Le temps presse.

Ifios se mordit la joue :

— C’est difficile… j’aimerais avoir une raison aussi valable qu’Evenis ou Sidon mais, malheureusement, Evenis à raison. Je ne connais que les montagnes, je n’ai aucune idée de la réalité de Prasin’da. Après, avec tout ce que j’ai entendu, j’aurais tendance à aussi vouloir la chute du Vasilias… mais de là à provoquer une guerre civile…
— Je pense pareil, répliqua Tza.

Fario posa sa main sur sa bouche, réfléchissant.

— Personnellement, je suis d’accord. Sans être au courant du plan d’Omilio, j’en avais déjà discuté avec ma femme. Le Vasilias est dangereux, très dangereux. Il possède la technologie de l’Ancien Monde ; autrement dit, un pouvoir extrêmement destructeur. Si le Vasilias faisait preuve de bienveillance, cela ne poserait pas de problème. Cependant, il s’accapare égoïstement ce pouvoir. Pire, il l’utilise contre son peuple. Peuple sur lequel il a forcé un culte de la personnalité. Peuple qu’il maintient dans l’ignorance en lui refusant l’accès à la connaissance du passé. Cela n’est jamais bon signe.

Fario hocha la tête :

— De plus, si j’analyse ce que je viens t’entendre, le Vasilias semble avoir ses propres projets secrets, qui ont l’air être d’ordre militaire. Il a kidnappé Asda pour en faire un soldat parfait. Il a brûlé un orphelinat pour récupérer tes pouvoirs, Eily. Je crains que le Vasilias ne conspire à d’horribles manigances, aux conséquences cataclysmiques – sans vouloir exagérer. Si nous avions l’occasion de l’arrêter, il faut la prendre.

Ifios et Tza, encore hésitants, écoutèrent attentivement. Les déclarations de Fario étaient sans équivoque ; il était lui aussi un anti-Vasilias convaincu. Pour lui, le Vasilias était une menace à éliminer à tout prix. Cependant, Fario n’était pas n’importe qui. C’était un adulte calme et réfléchi. Si, à force de cogiter, l’érudit aux cheveux verts avait conclu qu’il valait mieux sacrifier des vies que de laisser le Vasilias sur le trône, c’était que la situation était extrêmement sérieuse. En tant qu’enfant et adolescent, Tza et Ifios ne pouvaient qu’être influencés par les convictions de l’adulte.

Eily devait avouer avoir été à moitié convaincu par les arguments de l’érudit. Ses propos avaient du sens. Présenté comme Fario venait de le faire, il paraissait évident que le Vasilias manigançait quelque chose de catastrophique. Cependant, tout ne restait encore qu’au stade de l’hypothèse. Eily entendant énormément parler du Vasilias ses derniers temps, mais elle ne l’avait jamais rencontré personnellement. Même si, dans son cœur, la balance penchait beaucoup plus du côté de l’antipathie à l’égard du Vasilias, il manquait à Eily ce contact direct avec ce tristement célèbre individu pour concrétiser sa position. Ironiquement, le seul manière d’établir un contact direct avec le dieu auto-proclamé était de l’affronter.

« Et puisque je veux absolument des réponses, j’imagine que je n’ai pas le choix… » railla mentalement la demoiselle cyan.