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Kuala Dropfall [O-S] de Reshini



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» Auteur : Reshini - Voir le profil
» Créé le 16/09/2017 à 12:36
» Dernière mise à jour le 17/09/2017 à 09:55

» Mots-clés :   Absence d'humains   Drame   One-shot   Présence d'armes   Suspense

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Kuala Dropfall
Cette ville est si grande. Faites attention à ne pas vous y perdre. Il est vingt-trois heures cinquante-cinq, une nuit de l'an 2127. Je suis subjuguée par la grandeur de cette ville, tout y est magnifique. Les gratte-ciels découpent la voûte de l'horizon, nous protègent comme des piliers gardiens. Les lumières roses et bleues des néons peignent cette toile urbaine. Le soir, la ville se réveille, elle prend tout son sens. Les gens sont heureux, l'aisance se lit en eux. La vie est douce dans cette ville qu'est Kuala Lumpur.

Je me laisse baigner dans cette atmosphère irisée, comme nageant au milieu d'un océan miroitant. La fraîcheur du soir me procure des frissons, s'infiltrant jusque dans mon âme. J'ondule le long des rues, je me sens heureuse, comme tous ces gens autour de moi. Je suis comme ivre, ma tête est noyée dans le flou de toutes ces lumières. Je ris. Je ris aux éclats. Mais je ne remarque pas la goutte d'encre noire qui se mélange aux volutes de couleurs dans mon esprit.
Elle est là, pourtant, indélébile, elle persiste. Elle se propage, elle me suit. Je navigue toujours selon le bon vouloir de la cité, si immensément grande. Je suis en territoire inconnu, cette partie de Kuala Lumpur est bien loin des fabuleuses lumières des gratte-ciels. Mais ma conscience est toujours diluée par ces aveuglantes couleurs. Je ne suis plus maîtresse de rien. Je n'ai pas peur, je ne ressens rien à part un sentiment de flottement permanent. Et puis, elle se dévoile plus amplement, la tache.

Sa forme se dessine, sa silhouette sinueuse danse devant ma vision trouble. Est-ce une flamme, est-ce un filet d'eau ? Elle grossit, s'approche lentement. Quand seulement je devine son aspect, il est trop tard, c'est évident. La flamme vient couler en moi. Le sang coule sur le sol souillé par la crasse de cette ruelle sombre et putride. Ma sensation de flottement, mon sentiment de bonheur éthéré, sont sèchement morcelés par ce coup glacé.
Mon regard devient vitreux. Il est trop tard, il est vingt-trois heures cinquante-sept. J'entends des voix à peine audibles crier d'une manière très aiguë. Des personnes accourent, un passant se penche vers moi, il essaye de me rassurer, de me dire que tout ira bien. Il tétanise de peur, je le sens comme si chaque tremblement était un martèlement. Il semble s'imbiber progressivement de mon sang. Malgré tout, j'essaye de lui répondre, de lui communiquer mes derniers mots, à cet inconnu me prenant dans ses membres.

- Le ... tueur ... av ... av ... crisse.

Je sombre définitivement, je ne suis plus rien, sauf un cadavre secoué par la détresse d'un inconnu. Il est vingt-trois heures cinquante-neuf, une nuit de l'an 2127. Cette ville est si grande, faites attention à ne pas vous y perdre. Ah, si seulement j'avais pu voir cette ville demain.

***
Je me réveille en sursaut cette nuit. J'entends des personnes crier en bas de l'immeuble. Cela semble venir de la petite ruelle en bas. Je me propulse hors du lit et me précipite à la fenêtre. Quelques personnes sont attroupées autour de deux autres, un Mustébouée tenant une Rosabyss dans ses pattes. Ce dernier l'agite dans tous les sens, mais elle ne bouge plus. Elle est morte. Du sang se répand comme une nuée d'insecte nuisible, sur le sol noir et sale. Pas de doute possible, c'est un meurtre. Je le sais. Les personnes attroupées étaient les habitants du quartier, ils ont sans doute vu le corps agonisant et se sont rués au secours de cette demoiselle. Ah, si seulement quelques personnes s'étaient rassemblées aussi ce jour-là, pour tenter de le sauver.

Le lever de soleil darde ses rayons matinaux dans mes yeux, malgré la présence d'un immeuble venant occulter sa silhouette si ronde dans le ciel, au devant de ma fenêtre. Mais ce n'est pas ça qui me fait sortir de mon lit ce matin. Des coups de poing sont assénés bruyamment contre ma porte. De manière frénétique, ils se répètent, sans discontinuer. Je me dépêche de glisser hors du lit et de me rendre à la porte, pour cesser ces coups de poing, plutôt semblables au tonnerre du bélier encastrant une forteresse. Je reconnais quelques visages.

Quatre Pokémon se tiennent devant moi. Un Cradopaud, un Groret, un Muciole, et un Mustébouée. Ce sont les mêmes personnes ayant assisté à la mort de cette jeune Rosabyss, hier soir. Une gravité absolue se lit dans leurs quatre regards, ces regards qui me toisent.

- Bonjour, messieurs, que puis-je pour vous si tôt ce matin ?

- Je pense que vous savez très bien pourquoi nous sommes là ce matin, lance sèchement le Muciole.

Sans feindre l'étonnement, et faisant preuve de bonne foi, je réponds sincèrement.

- J'ai vu ce qu'il s'était passé hier, en effet. Je vous ai vus du haut de ma chambre. Je suis navré, je ne peux pas vous donner davantage de renseignements plus utiles.

- Evidemment qu'il a tout vu, il y était, cet espèce de ...

- Du calme, répond le Cradopaud en prenant le Groret à part.

- Je ne vais pas tourner autour du pot, poursuit le Mustébouée. Nous vous soupçonnons d'avoir perpétré ce meurtre.

Le ton grave et plein de dégoût venant du Mustébouée ne peut pas tromper : il dit ce qu'il pense vraiment. Des sueurs froides me glacent le sang.

- Comment pouvez-vous affirmer de telles choses ? Avez-vous seulement des preuves ?

- Les derniers mots de la Rosabyss. Je l'ai entendue, elle a prononcé "tueur" et "crisse". Sa plaie en forme d'éclair a été faite par une chose tranchante. De plus, des témoignages affirment qu'elle était suivie par un être se déplaçant en ondulant, comme en nageant. Comment ne pas penser que ce n'est pas vous ? Vous habitez au-dessus du lieu du crime. Vous pensiez réellement vous en sortir si facilement ?

Le temps semble s'arrêter. Une plaie en forme d'éclair. J'ai déjà vu ça quelque part.

- Vous n'êtes pas en train de vous reposer sur ces affabulations pour m'accuser, quand même ? Vous savez que c'est ridicule.

Je les observe très attentivement. Le Mustébouée, pour une raison que j'ignore, tremble de tout son corps. Il a peur. Les autres sont derrières, ils ne semblent pas vouloir s'approcher davantage. Ils me craignent.

- De toute façon, on sait très bien que vous venez de Thaïlande, vous n'êtes un étranger ici, vous n'y avez pas votre place, comment pouvez-vous vous croire ici ? ricane le Cradopaud.

- Ah, je vois, c'est donc ça. Je viens de me souvenir maintenant...

En réalité, aucun motif n'était réellement nécessaire pour venir ce matin m'assiéger. Ils venaient car l'étranger, ou même le Denticrisse mâle que je suis, devait être le coupable. Parler avec eux n'amènera rien de constructif, plutôt quelque chose de mortel.

- Dégagez de ma porte. Maintenant.

Je claque la porte. Je la ferme à double tour en une rotation de nageoire. Je me barricade. Je suis dans l'urgence, je n'ai pas le temps. Je sais qu'il ne vont pas s'arrêter là. Vite, des affaires, ma valise, la fenêtre. Je la remonte d'un mouvement ferme, sec. Je n'hésite pas. Je saute.

***
J'ai entendu des passants dire que la police recherchait un fugitif ayant quitté son appartement en basse-ville, suite à une altercation avec ses voisins au sujet du meurtre d'hier soir. Kuala Lumpur est grande, mais les rumeurs se répandent à la vitesse d'une cascade. Cette ville est si grande, mais je sais m'y repérer. Et je sais surtout où aller. J'ai toujours anticipé ce jour, où je serai obligé de tout quitter en vitesse et de m'enfuir. Je sais que les gens d'ici peuvent se révéler dangereux, mais c'est bien pire quand ils ont peur. Après tout, je ne suis qu'un étranger venu ici pour retrouver son copain. Ce n'est pas facile d'assumer ouvertement ce que je suis depuis la naissance, un Denticrisse mâle. Les quelques personnes m'ayant adressé la parole depuis que je vis ici me prennent de haut, au mieux, ou me rejettent violemment, au pire. Un Denticrisse mâle avec un autre mâle, cela dérange énormément. Mais ce n'est pas comme si l'amour était faible au point de succomber à cause du regard des autres.

Même si je suis un Denticrisse à la robe bariolée, je me fonds dans la masse facilement. Je me sens comme noyé dans cette marée de Pokémon dans cette grosse artère urbaine. J'évite de regarder le sol, je lève les yeux. J'observe les gratte-ciels, tutoyant les nuages. Les Tour Pétronas surplombent encore la cité, même après plus d'un siècle d'existence. Cette ville est magnifique, je la déteste. Elle m'a volé quelque chose de plus magnifique encore.

Je suis au centre-ville, dans le quartier d'affaires. Je rentre dans un immeuble à l'allure moderne et luxueuse. Je vérifie subrepticement si personne ne m'épie de manière suspecte. Je toque de trois coups vifs contre la porte de l'appartement 6304.

- Rune, qu'est-ce que tu... oh non, je crois deviner en fait.

- Oui, c'est arrivé, rien de grave pour l'instant, mais j'ai pris mes précautions. Je n'attendrai pas qu'ils me tabassent. Je peux entrer Orah ?

- Bien sûr...

L'appartement est très large, avec plusieurs niveaux de sol, entre la cuisine, le coin bar, et la pièce à vivre. Somptueusement décoré, le style fait plutôt penser à ce qui se faisait dans les années 2100, dans le genre lattes de bois et néons flashies sur murs gris perle. Mon hôtesse a une passion pour les néons, cela n'étonne guère quand on sait que c'est une Loupio. J'avais une passion pour les néons aussi, bien que ce ne soit pas du tout les mêmes.

- Bon, raconte-moi, mon chou, c'est quoi le problème ? Tu les as mal regardés dans la rue un jour ? demande légèrement la demoiselle en s'asseyant sur le sofa.

- C'est ... davantage plus problématique comme situation, pour ne rien te cacher, dis-je d'un air tendu.

-Tu permets que j'allume la radio ? Je veux dire, c'est mieux d'avoir une ambiance sonore, tu ne penses pas ?

Elle agrippe la télécommande tout en me regardant de ses grands globes oculaires. Moi qui m'attendais à de la musique, il s'agit en fait d'une émission d'information en continu. Le destin ne fait pas les choses au hasard je pense. La voix de la présentatrice résonne dans toute la pièce : "Nous venons d'apprendre à l'instant le meurtre d'une jeune Rosabyss, prénommée Leva, la nuit dernière. La scène s'est déroulée en pleine ville, plusieurs témoins affirment avoir vu le meurtrier suivre la demoiselle. La victime a été mortellement blessée dans l'abdomen. Selon les premières autopsies, la plaie en forme d'éclair a été réalisée par une arme blanche. Une sorte d'agent toxique, peu connu de la police scientifique, a été retrouvé également. Actuellement, un premier suspect serait en fuite d'après nos renseignements. La brigade criminelle se charge actuellement de l'affaire."

- Ca m'épargne de la salive, c'est pas plus mal, dis-je d'un ton sarcastique.

- Sale histoire en effet. Tu n'as quand même pas...

- Ne finis même pas ta question. Tu sais bien ce que je vais te répondre, c'est évident.

- Désolé, je voulais clarifier au maximum. Pour ce genre de problèmes, vaut mieux attaquer par le début.

Un silence s'installe. Un silence pesant, sûrement malaisant pour elle, angoissant pour moi. J'ignore si elle va vraiment m'aider, mais j'ai juste besoin de me réfugier quelque part pour l'instant, avec quelqu'un. C'est tout ce que je veux à cet instant précis. Non, ce n'est pas vrai. Il y a autre chose qui torture mon esprit. J'hésite à lui dire.

- Bon, c'est bien beau d'être un fugitif pour une histoire de meurtre qui ne te concerne pas, mais je voudrais bien savoir pourquoi on pense que tu es mêlé à ça ?

- Eh bien, apparemment cette Leva aurait parlé d'un Denticrisse, d'après le Mustébouée, ou plutôt, elle aurait prononcé juste "crisse". Elle a été assassinée par quelque chose d'acéré, au moins aussi tranchant que mes dents, donc compte tenu de ses dernières paroles, et du ressentiment latent à mon égard, le coupable est désigné pour les habitants du quartier. Comme si c'était si facile.

- Ca se voit qu'ils ne cherchent pas de solides preuves pour t'accuser, je pense que si l'enquête était jugée sérieuse, tu aurais été relaxé facilement. Sauf que si tu restais là-bas, tu aurais fini en sang, puis jugé arbitrairement lors d'un procès en carton. Mais en fuyant, tu leur donnes une raison de creuser ton cas, puisque le meurtre mais surtout ton délit de fuite est médiatisé dorénavant. Pas évident comme situation...

- A vrai dire, si je me suis enfui et que je suis venu te voir, Orah, c'est pour une raison particulière.

- Oui ? Je t'écoute Rune.

- Je veux coincer le tueur.

Perplexe, hésitante, elle s'apprête à rire nerveusement mais se retient, comme si elle bloquait entre plusieurs réactions en même temps : une réaction légère, une réaction décontenancée, une réaction grave. Mais je suis le plus sérieux du monde, et elle le sait parfaitement.

- Je ne suis pas sûre que ce soit à toi de faire ça, et encore moins tout seul. Essaye de te disculper d'abord, ce n'est déjà pas une partie gagnée d'avance.

- Je suis au courant, mais le meilleur moyen pour cela, c'est de trouver le véritable coupable. Ne penses-tu pas ?

- La meilleure défense, c'est l'attaque, hein ? Je n'ai jamais aimé ce dicton. J'ai toujours préféré assurer mes arrières.

Orah se lève. Elle part sans un mot du côté cuisine, elle appuie sur une machine, deux tasses en porcelaine sortent. De la vapeur s'élève doucement de ces tasses. Elle revient vers moi et m'en tend une des deux. C'est du thé vert.

- Il y a une autre raison encore, hein ? Je le sais, mon chou. Raconte-moi, tu peux me faire confiance. Si c'était juste pour te disculper, tu n'irais pas aussi loin seul.

- Je suis convaincu que c'est lui. C'est le tueur. C'est ce tueur.

- Comment peux-tu en être sûr ? C'est juste ton instinct et ton chagrin qui parlent.

- Je ne peux me reposer que sur ça en ce moment, tu sais.

Je respire un coup, je sais que ce que je vais dire est dur pour elle comme pour moi.

- C'est le même mode opératoire : une filature, un endroit à moitié isolé, une arme tranchante. Mais la Rosabyss, Leva, a été retrouvée peu de temps après, elle.

- Tu le penses vraiment.

- Oui, l'assassin de cette Leva est l'assassin d'Enyo, ton meilleur ami, mon petit copain. Je vais le trouver.

- Par justice ? Par vengeance personnelle ? Est-ce que ça en vaut le coup ? soupire t-elle.

- Ce n'est pas pour y gagner quelque chose. J'ai déjà tout perdu. Seulement... je me sens obligé de le faire. Ce n'est pas comme si je pouvais esquiver ça. C'est un jeu mortel, si je me fais attraper, je meurs, si c'est moi qui le trouve, je vis. C'est aussi simple que ça.

Je regarde à travers son immense fenêtre la ville. Il est quinze heures. Le soleil est particulièrement aveuglant aujourd'hui.

- Il me manque tu sais, ce petit Ecayon, reprend Orah.

- A moi aussi. La seule chose que je puisse faire en sa mémoire, c'est de ne pas oublier la douleur de sa perte, et l'utiliser comme source de détermination et de rage. Orah, est-ce que tu m'aideras ?
- Oui. Pour Enyo, je t'aiderai. Je ne peux pas te refuser ça, quoique j'en pense.

Les règles du jeu sont claires à présent : trouver ou être trouvé. Partant d'une situation délicate, et sans aucun indice quant au véritable assassin, mes chances de réussite sont plutôt minces. Mais, est-ce une raison pour rester cloîtré dans une inane immobilité ? Dans une jungle urbaine comme Kuala Lumpur, l'immobilité est synonyme de mort. Mes yeux se perdent dans le vide de la cité. Mais mon esprit est toujours présent. La contre-enquête peut commencer.

***
Je n'ai aucune piste, tout ce que je sais de ce tueur, c'est qu'il utilise une arme tranchante. Cela peut être un objet ou un membre de son propre corps. Ce tueur possède également une morphologie fine qui rappellerait un poisson, selon les témoignages rapportés par le Mustébouée. Il faut autre chose, d'autres informations beaucoup plus précises. Essayons de retracer le parcours de Leva, pour commencer. Elle a été retrouvée dans la ruelle en bas de chez moi. Mais d'où venait-elle ? Là encore, difficile de savoir avec précision. Les témoignages des passants ne suffiront pas à le déterminer, qui plus est.

- Au fait, Rune. Tu veux que je te commande un nouveau stock ? Tu es bientôt à court ?

- Tu parles de nérocyne ? J'en ai plus que trois seringues.

- Tu tiendrais... un peu plus de trois semaines. C'est peu en effet.

La nérocyne, ce produit miracle dont tous les Pokémon aquatiques dépendent. C'est extraordinaire de voir comment ce simple produit nous tient tous en laisse. Du monoxyde de dihydrogène, du chlorure de sodium, du méthylparabène pour augmenter la durée d'effet, et une molécule dont la composition chimique est tenue confidentielle, c'est ce qui nous fait respirer et vivre à la surface comme n'importe quelle Pokémon terrestre. Des contre-coups métaboliques se font ressentir au début, comme une perte de masse conséquente, des insomnies. Puis des impacts physiques, comme la dégénérescence progressive de nos branchies. Mais ce produit a déchaîné les foules. Le gouvernement y a vu une excellente opportunité et a décidé de monopoliser la nérocyne. D'abord, une barrière holographique a été mise en place au-dessus des étendues d'eau, empêchant tout prélèvement frauduleux d'eau salée, et également, empêchant les entrées et sorties de tous les Pokémon aquatiques. Les taxes prélevées sont astronomiques, la plupart des Pokémon aquatiques ne peuvent s'offrir ne serait-ce qu'une seringue. Alors, un marché noir s'est rapidement organisé. Tout un réseau de laboratoires clandestins et de revendeurs existe aujourd'hui, dans des lieux nommés sobrement "nero store".Ils produisent illégalement des seringues en grande quantité. C'est le seul moyen viable d'utiliser la nérocyne, et chaque seringue est à usage unique. Les coûts bien moindres attirent énormément de Pokémon aquatiques à la surface. Mais bien évidemment, la répression est sévère quand on est pris la main dans le sac. Mais comment survivre autrement dans ce monde ?

Dans les journaux holographiques, une petite photo de Leva circule en continu, autour d'une ébauche d'article à son sujet. Je l'observe attentivement. Pourquoi m'intrigue t-elle à ce point ? Est-ce parce que c'est une Rosabyss ? Un Pokémon aquatique comme moi ? Oh, mais, j'y pense d'un coup. Une idée me vient.

- Orah, tu peux me donner l'adresse de ton fournisseur ?

- Pourquoi faire Rune ? Tu veux y aller ? s'écrie t-elle. C'est risqué pour toi en ce moment, ne va surtout pas traîner dans des endroits louches sans raison pour aggraver ton cas.

- Non, tu n'y es pas. Je peux éventuellement avoir une trace de Leva si jamais elle était une cliente illégale de nérocyne. Ce n'est pas une piste à exclure. Elle avait forcément besoin de nérocyne, tout comme nous.

- C'est vrai qu'elle n'avait pas l'allure d'une riche comtesse. C'est tout à fait probable qu'elle soit cliente d'un nero store, effectivement.

Orah se presse vers sa chambre, elle revient quelques secondes plus tard, un papier en main. Elle le frotte sur ses antennes lumineuses, le morceau de papier luit d'une douce lumière jaune.

- C'est plus sûr que ce soit sur papier, tu peux le détruire facilement en cas d'urgence. Je l'ai imbibé de ma lueur, en gage de bonne foi si tu me cites. Bon, ce n'est pas vraiment à côté, alors fais attention, me murmure t-elle d'une voix tremblotante.

- Je ferai de mon mieux.

Je prends le papier et la porte. Le nom indiqué est un bar assez côtoyé par les jeunes, le "Kuala Dropfall". Il cacherait donc un nero store. Dans le hall de l'immeuble, j'aperçois un grand Elekable dans le complexe électrique, il me toise avec beaucoup d'intensité. Je suis mal à l'aise, j'essaye de rejoindre le plus possible la sortie. Il continue de me suivre du regard, son corps se tourne lentement, comme un rouage. Je me rapproche de la porte. Il commence à bouger et se diriger vers moi. Pas de doute. Il est là pour moi. La porte s'ouvre, je me jette en avant, et je fonce dans la foule le plus vite possible. Il me pourchasse à grandes foulées. Je ne pourrai jamais le semer. Il faut que je me cache, que je me dissimule. Les gens sont des obstacles dans ma course, comme des lianes qui s'accrochent sur notre corps et qui nous empêchent d'avancer. Je crois avoir bousculé une petite Carapuce dans la précipitation. Je ne prends pas la peine de regarder devant moi, je fonce, les yeux rivés sur le sol. Je sais qu'il me suit toujours. Je suis sur le bord de la route, je regarde derrière moi en un mouvement de tête. L'Elékable est proche, très proche. J'aperçois derrière lui un taxi qui arrive dans mon sens. Je dois gagner du temps. J'avance toujours péniblement, j'entreprends des esquives risquées qui pourraient me ralentir. Le taxi doit se rapprocher. Je dois monter dedans.

- Toi ! Là-bas. Arrête-toi, police ! rugit l'Elekable.

Le taxi est à quelques mètres derrière moi maintenant.

- Taxi ! Taxi ! Vite.

Je lève la nageoire le plus visiblement possible. Impossible de manquer un Denticrisse pour un taxi, même au milieu de cette foule. Il ralentit, ne s'arrête pas. Il a dû comprendre. J'attrape la poignée de portière au vol, et je tire. Je me glisse à l'intérieur de l'habitacle. Je referme aussitôt. Et en diapason avec le percutant clac de la portière, le chauffeur accélère de manière prodigieuse. L'Elekable tente de rattraper le taxi mais s'arrête tôt, sachant pertinemment que c'est un effort vain. Regardant par la fenêtre arrière du véhicule, je le vois en train de connecter l'un de ses câbles à son antenne. Il doit très certainement appeler des renforts. Mais l'Elekable doit se résigner : la police ne me coincera pas aujourd'hui. J'ai gagné le round. Néanmoins, la police connaît mon visuel, et c'est une information dont je me serais bien passé. Ma situation s'aggrave petit à petit.


***
Le chauffeur n'est pas quelqu'un de très loquace, malgré le fait qu'il s'est rendu, sûrement en connaissance de cause, complice d'un suspect en délit de fuite dans une histoire de meurtre. Il conduit bien moins vite qu'au moment où je suis monté dans son véhicule. Cependant il garde une vitesse anormalement élevée pour rouler en ville, mais il conjugue cette vitesse avec une remarquable souplesse et technique dans la conduite. Environ une heure plus tard, je me retrouve devant le fameux bar Kuala Dropfall. Je quitte donc la voiture, je remercie brièvement mais sincèrement le chauffeur, et je dépose un pourboire sur le siège arrière en claquant la portière. Il file sans demander son reste.

Le quartier est très moderne et branché. Je ne suis plus dans le quartier d'affaires, mais ce quartier est toujours dynamisé par le centre-ville. Il est environ dix-neuf heures, le bar vient à peine d'ouvrir. La façade est très sobre, habillée d'un panneau portant le nom de l'établissement, accompagnée de colonnes en carbone, couleur anthracite, avec des murs en fausses briques couleur ocre. Une terrasse à l'allure chic surplombe la place, avec des parasols rouges et une rambarde en verre et lattes de bois. J'entre dans le bar. Il n'y a pas grand-monde pour l'instant, juste quelques jeunes attendant leurs amis pour la soirée, des employés sortant de bureau venus décompresser autour d'un gin tonic, ce genre de personnes. Derrière le comptoir, il y a deux Pokémon. Une grande Apireine avec un tablier, mélangeant des cocktails dans un shaker, et un Roserade, parlant avec un Soporifik à l'allure débraillée, et à mon humble avis, au taux d'alcool déjà très présent. Je ne connais personne ici, et personne ne me connaît. Je passe difficilement inaperçu. Je m'avance très doucement, je me dirige vers le comptoir et m'installe délicatement.

- Bonjour, joli Denticrisse, me susurre suavement l'Apireine. Je te sers quoi ?

- Une lichette de scotch, si vous avez.

- Evidemment, c'est parti alors.

Elle se retourne comme une tornade, se dirige vers le bout du présentoir à bouteille, prend au passage un verre à shot, me le glisse comme dans le parfait cliché de western, et revient vers moi me servir d'un geste souple et d'un mouvement de bassin chaloupé.

- A vrai dire, je ne suis pas du coin, je passais par-là pour une raison particulière.

- Je crois que tout le monde a remarqué que tu n'étais pas du coin, ricane la barmaid en lançant un regard amusé derrière moi.

Je me retourne et en effet, les quelques personnes présentes me dévisagent toutes plus ou moins discrètement. Je regarde à nouveau l'Apireine, j'avale d'une gorgée mon petit verre.

- Entre nous, c'est par rapport à quelque chose nous concernant vous et moi, dont il n'est pas facile de parler à voix haute, si vous me suivez... lui dis-je au creux du cou.

- Je vois parfaitement oui. Ne t'inquiète pas, suis-moi, me répond t-elle à voix basse. Veux-tu un verre de lait de coco en attendant ? C'est la maison qui offre, reprend la barmaid.

Elle m'adresse un clin d'oeil très peu discret. j'accepte volontiers l'offre. Elle prend subrepticement la bouteille blanche, et sans que personne ne le remarque, un mécanisme se déclenche dès que la bouteille a été déplacée. Elle me sert un verre, et me demande de l'accompagner. Je quitte mon siège et la suit. Je fais abstraction des regards curieux à mon égard, je devrais être habitué depuis le temps. Une porte réservée au personnel se tient dans l'arrière-salle, derrière le comptoir. Rapidement, elle tourne la poignée et me fait passer en refermant sèchement. Un clic retentit, la porte est verrouillée. Nous nous trouvons dans un couloir sombre, avec aucune porte, ni rien aux murs de béton. Au bout de la pièce au sol, une trappe. Nous nous y rendons en silence, ce qui crée une atmosphère pesante. La trappe dévoile un escalier long d'une dizaine de marche. Nous descendons. Mon accompagnatrice allume la pièce. C'est un laboratoire de chimie. Ils créent de la nérocyne ici.

- Bon bah bienvenue je suppose ? C'est la première fois que tu achètes en nero store ?

- Oui, c'est une amie qui habituellement me refait le stock. Je viens de sa part en fait.

- Je vois, c'est qui ?

- C'est une Loupio, elle s'appelle Orah.

- Tu es un ami d'Orah, tiens, c'est étonnant. Je n'aurai jamais deviné. Au fait, mon nom à moi c'est Refi.

- Enchanté, Rune.

Elle se retourne et agrippe un carton rempli de seringues.

- Je me posais une question, Refi.

- Je t'en prie, répond t-elle un ton léger.

- Pourquoi avoir choisi une bouteille de lait de coco pour dissimuler le mécanisme ?

- Entre nous, Rune, je ne pense pas que beaucoup de monde commande du lait de coco dans un bar, rigole Refi. Sinon, combien tu en veux ?

- Pas beaucoup, c'est juste pour tenir quelques temps. Je ne venais pas précisément pour ça en toute franchise.

- Je t'écoute alors, qu'est-ce que je peux faire d'autre pour toi ?

- Eh bien, c'est au sujet de...

- Tu pourrais ranger correctement les bouteilles Refi. Tu n'es pas très responsable. Heureusement que je surveille un minimum.

Je suis interrompu par le Roserade de tout à l'heure, qui descend les escaliers. Je dois avouer que je suis très surpris de le voir ici, alors qu'il n'y a aucune raison qu'il ne fasse pas partie du réseau. Mais je n'ai pas du tout remarqué sa présence. Mon sang n'a fait qu'un tour pendant quelques instants.

- Désolée Kenzo, je peux pas être partout. Nous avons un client.

- Oui, je l'avais bien compris. J'ai laissé le comptoir aux nouveaux. Ca devrait aller en attendant.

- Et le patron ? Toujours pas là ? grommelle Refi doucement.

- Je crains que non, enfin, ce n'est pas comme s'il était indispensable pour cette transaction.

- Kenzo, tu peux nous laisser quelques minutes ? Je pense que ta présence n'est pas indispensable non plus.

- Je vois le genre, désolé de déranger dans ce cas. Je te trouve particulièrement irritée contre moi ce soir.

A ces mots, il remonte vers le bar. Ce Roserade dégage une impression vraiment oppressante. Je n'ai pas confiance en ce Kenzo.

- Désolé, je dois t'avouer que je n'aime pas trop ce type. Il a une tendance à mettre les nerfs à fleur de peau... parfois au sens propre, soupire la barmaid.

- Charmant.

- Reprenons si tu le veux bien, tu allais me demander quelque chose.

- Est-ce que vous avez une cliente prénommée Leva parmi vos habitués ?

- Tu n'es pas de la police, toi ? J'ai le flair pour ça d'habitude, tu serais le premier à me tromper. Pourquoi veux-tu savoir ça ?

- Je ne suis pas du tout de la police, pour être honnête, j'ai des soucis avec eux en ce moment. En revanche, je recherche toute information concernant cette Leva, n'importe quoi.

Refi semble perplexe, elle commence à se méfier de moi. Un mouvement de recul l'anime d'un coup. Je décide de sortir le papier luisant d'Orah.

- C'est Orah qui m'a remit ce papier en personne ! La lueur l'atteste, cris-je.

- Peut-être bien, mais qu'ai-je à gagner d'accepter ta demande ?

- Eh bien, pas grand-chose, pour être franc. Mais si je me rends à la police et que je vous dénonce, tu as tout à y perdre.

La barmaid hésite. Prendrait-elle le risque de faire fuiter l'emplacement de la planque à la police ? Je pourrais le faire. Sans indice, je ne peux que me rendre à la police. De plus, elle a la preuve que je ne suis vraiment pas un flic infiltré, je suis un ami d'Orah. Elle tourne le dos et part plus loin dans la réserve. Quelques secondes plus tard, elle me tend une liste de clients et de contacts. Je vérifie attentivement chaque nom inscrit, et je tombe sur celui de la jeune Rosabyss. Plusieurs informations sont communiquées : adresse, ainsi que les dates de chaque visite dans le magasin, la dernière remontant à hier soir, à vingt-deux heures.

- Est-elle venue seule hier soir ?

- Non, il y avait un ami à elle, un certain Wenn, un Bargantua peu sympathique si tu veux mon avis.

- Un ami, je vois...

- D'ailleurs, je me souviens que notre patron est parti en même temps qu'eux, il discutait avec lui, il pourra te renseigner si tu le désires. Je ne sais pas s'il sera là ce soir par contre. Le mieux est que tu repasses demain.

- Merci, je reviendrai alors.

Je donne le montant attendu pour les seringues et je me dirige vers la sortie. Je dois interroger ce Wenn. Je ne repars pas avec des informations très limpides, mais je sais quelque chose d'important. Le Kuala Dropfall est donc le point de départ.

***
Il va être vingt-et-une heures, je suis sur le chemin pour retourner à l'appartement d'Orah. Je suis extrêmement prudent. Je me méfie de chaque passant, de chaque ombre à l'allure douteuse, de chaque mouvement brusque. La ville étincelle de mille lueurs roses et bleues. Comment ne pas en tomber amoureux ? Moi je sais comment. Il faut se rappeler des lueurs bien plus incandescentes de l'être aimé, au lieu de se laisser subjuguer par ces fades répliques. Il va être vingt-trois heures, j'arrive à l'immeuble de mon amie. L'ascenseur n'est pas au rez-de-chaussée, je dois patienter. Je n'aimerais vraiment pas qu'un autre infiltré me surprenne de la même manière que cet après-midi. L'ascenseur est arrivé. Il relâche trois Pokémon à l'allure imposante : un Gallame, un Sarmuraï, et un Crocorible. Ce dernier tient fermement derrière son épaule un gros sac noir. Ils me dévisagent sans un mot, tout en dirigeant vers la sortie. Je rentre dans la cabine, j'appuie sur le bouton. Un sentiment très étrange picote mon coeur. Je frappe contre les parois de l'ascenseur, je hurle. Le palier est atteint, la porte s'ouvre, je me propulse en dehors. Je parcours le couloir en un instant. L'appartement d'Orah est grand ouvert. Je me tiens sur le seuil. Du petit hall d'entrée vers la grande pièce au fond, plus rien n'est debout. Le chaos envahit l'appartement, tout comme l'absence horriblement pesante d'Orah. Elle a été enlevée. Et je sais très bien par qui. Le désarroi s'empare de moi et me cloue au sol. Dans cette histoire dorénavant, je serai vraiment seul.

***
Tout est de ma faute. L'Elekable qui m'avait pourchassé a dû comprendre qu'Orah était complice. Je sais qu'ils ne l'ont pas tuée, bien évidemment. Mais ils vont la questionner, sur moi, sur son rôle dans cette histoire dont elle est ma complice mais dont je ne suis pas le coupable. Mais tout est de ma faute, moi qui pensais que les enjeux de ma contre-enquête ne concernaient que moi. La seule solution pour la faire relâcher, ce serait de me rendre immédiatement. Mais le vrai coupable serait encore dans les rues. Je peux le trouver, j'en suis convaincu. Je dois trouver ce Wenn. Leva a été aperçue seule juste avant sa mort. Ce Bargantua est sa dernière connaissance à l'avoir côtoyé. Peut-être a t-il vu le meutrier ? Je dois me reposer. Cette journée n'a pas été facile. Je décide de rester dans l'appartement d'Orah pour la nuit. Je m'allonge sur le canapé troué, au milieu des tasses cassées et des débris de table. Je sombre difficilement dans les bras de Morphée.

***
La saveur du matin luisant dans mes yeux est très amère. Les décombres, ainsi que les souvenirs d'hier, n'ont pas bougé. Cet appartement saccagé est comme une représentation grandeur nature de ma vie actuelle : un tas de ruines. Je dois retourner au bar. Le patron y est peut-être, le matin. Je ferme la porte derrière moi, je n'ai pas envie que des charognards viennent se repaître, qu'importe si c'est un indice de mon passage ou non. Entre temps, j'ai récupéré une sorte de foulard appartenant à Orah. Sans être d'un secours fabuleux, ça ne peut qu'aider à me dissimuler davantage. Je commence à devenir paranoïaque de chaque personne m'entourant. Je sens l'angoisse monter inexorablement quand je m'attarde devant qui que ce soit. Il est à peu près midi quand j'arrive au Kuala Dropfall. La porte indique que l'établissement est fermé, cependant, j'arrive à entrer. Personne au comptoir, ni dans le reste de la salle. Je décide d'inspecter la cave. Je soulève la bouteille de lait de coco et je me rends vers l'accès confidentiel. En descendant les escaliers, je vois Refi remuant un réservoir de miel, sûrement de sa propre confection, qui doit servir de source de parabène, ainsi qu'un Ohmassacre préparant des seringues de nérocyne. Ce dernier me remarque assez facilement.

- Qui es-tu, toi ? me lance t-il d'une voix assez inquiétante.

- Je suis un client, je connais Refi, je suis venu hier. Vous savez où je peux trouver le patron ?

- Refi ? Je peux te dire quelque chose ? Tu es irrésistiblement conne, ma douce.

- Je suis désolée, patron... Il ne semble pas être de la police, on n'a rien à craindre de lui. Rune, tu aurais pu passer plus tard.

- Je n'ai pas trop le choix, je ne peux pas rester immobile trop longtemps, c'est risqué pour moi aussi.

- Puisque tu me cherchais, mon mignon, allons dans mon bureau.


***
L'endroit qu'il appelle "bureau" est une étrange pièce sombre et bordélique. Des livres jonchent le passage, ouverts face contre le sol. Une tasse de café est en morceaux également, et le liquide qu'il contenait a formé une tache immonde sur la moquette grise et crasseuse. Le patron ondule derrière son pupitre, comme d'un coup de fouet.

- Bon, viens-en au fait, m'interpelle-t-il.

- Que savez-vous à propos du Bargantua qui accompagnait la jeune Rosabyss, dans la soirée d'avant-hier ?

- Il est assez... . J'entends par-là que c'est un individu qui semble très froid, carnassier même. J'ignore comment cette si frêle Rosabyss s'est retrouvée à copiner avec un tel type.

- Est-ce qu'il semblait énervé, nerveux ?

- Il s'est disputé avec elle dans mon bureau, d'où le léger désordre. Ce dernier reprochait à la Rosabyss d'être froide et distante avec lui. Il peut être assez violent. A mon humble avis, je pense que ce Bargantua est fortement impliqué dans l'assassinat de son amie.

- Alors vous saviez que c'était cette Rosabyss qui est morte ? dis-je étonné. Il aurait pu s'agir d'une autre, cela n'aurait été qu'un coïncidence.

- Mais qui viendrait me demander des informations sur une Rosabyss quelconque quand on ne parle plus que du meurtre de l'une d'entre elles ?

Je dois avouer qu'il marque un point. Il semble d'une nature perspicace, mais son ton variable et ses expressions tordues me déstabilisent. Je dois rester concentré.

- Vous dites qu'il est suspect, ce Bargantua. Où puis-je le trouver, dans ce cas ? J'aimerais lui tirer des informations moi-même.

- Je n'ai pas la liste des clients ici, je vais la quérir de ce pas à ma chère Refi.

A ces mots, il quitte le bureau et me laisse seul dans ce foutoir innommable. Mon regard se promène le long de la petite pièce plongée dans la pénombre. Des étagères et des bibliothèques ayant vécu cloisonnent l'espace exigu. Je fais glisser ma nageoire contre les tranches des livres en cuir reposant sur les planches en bois des meubles, jusqu'à tomber sur quelque chose d'insolite, un couteau. Il est assez étrange, car la lame est ondulée, comme un serpent. Mais quelque chose de plus frappe mon attention, c'est à peine décelable mais...

- Voilà la liste. L'adresse du Bargantua y est indiquée.

Je me retourne brutalement, sa voix ferait sursauter n'importe quel Darumacho hors de sa transe.

- Merci beaucoup, c'est très aimable. Je vais aller lui rendre une visite.

- J'espère que tu auras ce que tu recherches, mon mignon.

Il me regarde fixement, d'un air vide, dénué de toute émotion. Effrayant.

- Tu aimes bien les couteaux, toi aussi ? me demande t-il comme si j'avais l'air réellement intéressé.

- Celui-ci est assez particulier, je n'en ai jamais vu dont la lame est de cette forme.

- C'est un kriss, une arme traditionnelle malaisienne. Elle était utilisée par certaines tribus en tant de guerre, mais aussi comme d'un objet ostentatoire. Comme c'est le cas actuellement.

- Je vois, je ne connais pas bien la culture de ce pays. Cette dague est intrigante toutefois...

Je souffle un coup. Je note l'adresse de Wenn sur un petit papier, puis je m'éclipse du bureau de l'Ohmassacre. Je fais un signe à Refi en me dirigeant vers l'escalier. Elle est en pleine préparation de miel, ce qui est un moment assez perturbant à observer. Je dois me dépêcher d'aller à l'adresse de ce Wenn. Peut-être est-ce lui le coupable depuis le début. Peut-être que la dispute dans le bureau du patron est le facteur déclencheur de toute la suite de la soirée, qui s'est conclue par le meurtre de Leva. Les témoins affirment avoir vu une forme onduler derrière elle, comme une forme de poisson. Cela concorderait. Je dois en avoir le coeur net. La rencontre avec Wenn sera décisive.

***
Sur le chemin, un tas de questionnements fusent dans mon esprit. Si Wenn avait tué son amie Leva, cela voudrait dire qu'il n'a possiblement aucun rapport avec le meurtre d'Enyo. Pourtant, lui aussi, a été retrouvé poignardé dans une ruelle, taillé de cet éclair fou et assassin, et avec ce poison méconnu dans les veines. Mon esprit n'est plus clair, j'essaye de me focaliser sur cet objectif, de rester dur, assoiffé de vengeance. Mais je n'y peux rien, je me sens perdu moi-même au milieu de cette histoire. Si seulement Orah était chez elle, je n'aurais pas eu ce souci-là en plus. J'avance inexorablement vers l'endroit où se terre Wenn. S'il est le meurtrier d'Enyo et de Leva, je le ferai payer.

Je sens une atmosphère tendue arriver d'un coup. Des sueurs froides me parcourent le corps, mais le plus inquiétant est de ne pas savoir pour quelle raison. Mais je ne vais pas tarder à le savoir. Derrière moi, sans doute à quelques pas, l'Elekable de la police fait rugir ses queues chargées. J'essaye d'avancer, je n'y arrive pas. Je suis comme pris dans une cage de pierre, ou bien... une cage de foudre. Aurait-il lancé une attaque Cage-Eclair ? Cohérent, puisque seuls la police et quelques individus sont autorisés et apte à utiliser des capacités, et puis, je suis un fugitif, cela fait une raison de plus. Je le sens se rapprocher de plus en plus. Je ne sais pas pourquoi, mais ma détermination fuit, ma forte résolution de survivre, de coincer le tueur seul, de me disculper, tout ça se retrouve noyé dans le doute, l'angoisse, la terreur. Je pense à Orah, et au sentiment de culpabilité de l'avoir envoyée à la... non, je ne dois pas y penser. Je sens le souffle rauque et bestial de l'Elekable, comme s'il humait la proie dont il allait se repaître. Il lance son bras droit vers moi. Par pur instinct, je me jette le plus rapidement possible sur le côté, je vois son bras tomber loudement à terre. Je n'ai pas le temps de regarder davantage, je me précipite tout droit devant moi. Je dois profiter de chaque instant de répit pour le semer, encore une fois. J'ai vraiment eu peur, je pensais qu'il allait vraiment m'avoir. Mais tout va bien maintenant, je dois juste le semer, il n'arrivera pas à me rattraper, je suis trop rapide pour lui. C'est alors que je le vois juste devant moi. Il connaît Hâte. Une ruelle à ma gauche s'offre à moi, je l'emprunte sans hésitation. Je m'enfonce toujours plus profondément, mais j'arrive à un cul-de-sac. C'est fini. Il se rapproche doucement, puis accélère de plus en plus. Il prend de l'élan afin de me plaquer contre le mur le plus violemment possible. Le choc manque de me briser intégralement la maigre ossature interne que je possède, en tant qu'espèce marine. Il me déchire le foulard. Son regard de braise me dévore l'âme.

- Je t'ai enfin attrapé, toi. Personne ne m'avait échappé ne serait-ce qu'une fois, auparavant. Tu peux te vanter de ça, ricane-t-il.

- Je... ne peux pas me laisser attraper, dis-je péniblement.

- Même pour blanchir ton amie ? Tu sais, elle passe à la moulinette en ce moment, et ce n'est pas agréable à voir, ni à entendre. Tu pourrais changer cela si tu le désires. Elle n'a pas à subir ça pour rien.

Son sourire est plus narquois qu'il ne voudrait le laisser paraître. Mais je comprends pourquoi il s'amuse de cette situation. Il m'a attrapé, certes, mais il me propose un dilemme. Soit je le suis sans faire d'histoire, et je pourrais sauver Orah, soit je parviens à me déjouer de lui, bien que ce soit improbable compte tenu de la situation. Je ne pensais pas que ça se finirait si vite. Je ne le pense toujours pas d'ailleurs. Je mords de toute mes forces le flanc gauche de l'Elekable, étrangement découvert. Il laisse s'échapper un cri de douleur à en faire frémir un Onix, et relâche son étreinte. Je me glisse sur le côté et je m'enfuis. Je jette un furtif regard en arrière, il est à terre, le corps ensanglanté. Il est inconscient, peut-être même mort, je ne peux le dire. Tout ce qui m'importe désormais, c'est d'aller au but. Je ne peux rien pour Orah, qu'elle m'ait aidé ou non. La seule façon de la sauver dorénavant, c'est de trouver le vrai meurtrier, s'il n'est pas trop tard. Et ce meurtrier est sûrement Wenn.

***
J'arrive à l'adresse indiquée aux alentours de quinze heures. Je me dépêche de monter les escaliers, en veillant à être le plus discret et furtif possible. Dans le couloir réside une ambiance sombre, pesante. Cela doit sûrement venir de moi. Je toque à la porte fermement, par deux coups. Personne ne répond. J'entreprends donc d'enfoncer la porte. Je prends un peu d'élan, et je fonce une première fois. Je réitère une seconde fois, puis elle cède. A l'intérieur, la découverte en valait le coup. Wenn, le Bargantua, gisant sur le sol, raide et sec. Je me rue vers le corps, voir s'il est vivant. Mes espoirs disparaissent vite, et je suis incapable de déterminer la nature de la mort ainsi que son heure. Vu son état, il n'est pas mort poignardé, pas de plaie observable ni de sang. Il est mort au moins depuis plusieurs heures, peut-être même depuis un jour. Ses vaisseaux sanguins ont éclaté et constellent la partie fine de son corps. Est-il mort naturellement, par suicide, par meurtre ? Ca me fait chier. Vraiment chier. Il était un élément clé, un témoin direct, peut-être même le coupable dans cette histoire. Non, cela ne peut pas être lui le coupable. Les coïncidences peuvent être trompeuses, mais je doute très fortement qu'il soit mort de cause naturelle. Pas dans ce contexte. Le coupable savait que Wenn était un des proches de Leva, il sait sûrement que c'est le dernier proche à l'avoir vue. Il fallait se débarrasser des témoins clés. Connaît-il leur vie ? Connaît-il des renseignements sur eux ? Des renseignements, comme ceux qu'on m'a donnés ? Quelque chose vient de m'apparaître d'un coup. Une révélation, quelque chose de plus clair dans cette histoire, quelque chose qui fait sens. Quelque chose de tellement évident que je n'ai pas été capable de le voir. On m'a conduit à une fausse piste dès le départ. Les dernières personnes à avoir vu les deux amis ensembles sont les trois du Kuala Dropfall, dans le nero store. De plus, pourquoi le patron a directement accusé le Bargantua comme pour en faire le coupable idéal ? Quelque chose n'était pas clair dans ce qu'il avançait. Et puis, ce couteau... Ce couteau intrigant. Ce couteau dansant comme une flamme. Ce couteau dont j'ai remarqué un détail important: une petite trace rouge, comme du sang, encore frais sur la lame. C'est ce couteau qui a servi a tuer, ce kriss. Soudain, les mots du Mustébouée résonnent dans ma tête. Les dernières paroles de Leva, le "crisse", il ne faisait bien évidemment pas allusion à moi, mais à ce kriss là, le couteau. Le tueur au kriss, je connais son visage. je connais sa silhouette ondulante. C'est l'Ohmassacre.

***
Vingt-trois heures. Je me tiens devant l'entrée du Kuala Dropfall, je suis prêt à affronter le véritable coupable. Le bar est désert. Aucune lumière, aucune âme à l'intérieur. Rien. Refi n'est pas là. Son collègue Kenzo non plus. Je descends dans la cave du nero store. Personne non plus. Il a dû prévoir ce coup d'avance, lui qui m'a envoyé sur une fausse piste. Je m'avance prudemment vers son bureau au fond de la grande salle. Puis le piège se referme sur moi. Un sas de confinement se referme vers les escaliers, condamnant ainsi la sortie. Je suis bloqué. Je cherche un moyen de sortir, mais chacun des murs est hermétique, sans aucune fissure, ou fragilité. Des caisses de nérocyne sont encore là, la table de Refi et les machines servant à la production des seringues sont présentes également. Je suppose que Refi n'est pas forcément mêlée à cette histoire. Mais je ne peux plus me tromper maintenant, c'est bien l'Ohmassacre le tueur au kriss. Je m'approche de la table, et je remarque une enveloppe, m'étant adressée. Je l'ouvre sans tarder.

"Mon mignon,
Si tu es là, c'est que tu as bien deviné, je te félicite. J'admets ne pas avoir été très préventif, mais je n'ai pas cherché à me cacher de toi. Te mener sur cette piste grossière était un moyen efficace de gagner du temps. La dispute entre le Bargantua et la Rosabyss n'a pas eu lieu. En réalité, c'est moi qui ai renversé tout ça, d'un accès de rage. J'avais besoin de tuer, et cette Rosabyss tombait à point. J'ai attendu qu'elle se sépare de son ami, et je l'ai suivie patiemment. J'ai veillé à la faire droguer avant qu'elle ne quitte le bar, je savais qu'elle était vulnérable . Quand elle s'est avancée dans cette ruelle, je n'avais plus qu'à cueillir les fruits de sa mort. Tu aurais pu m'avoir avec beaucoup de chance. Heureusement pour moi, j'ai réussi à te bloquer dans cette cave. Tu sais, ce n'est pas personnel, je dois simplement éliminer les individus susceptibles de me retrouver à cause de leur liens avec certaines de mes proies. Il faut bien que tu comprennes avec cette lettre que ce n'est pas personnel, vraiment. Je suis simplement un chasseur, une personne dont le rôle est de tuer. Cette ville est une jungle, ma jungle, et j'en suis le serpent qui dévore tout, le prédateur qui frappe."


Un bruit sifflant retentit. Un gaz commence à s'échapper de certaines tuyères cachés dans les murs. Je commence à suffoquer.

"Si tout se passe bien, le gaz, gentiment concocté par Kenzo, doit commencer à te brûler l'intérieur de ton corps. Ce petit génie m'est d'un grand secours, entre le fameux élément secret de la nérocyne, puis le poison inoculé sur la lame de mes victimes. Ne t'inquiète pas, Refi n'est pas dans mes affaires avec Kenzo, elle est beaucoup trop pure pour ce genre de choses. Je peux tout te dire à toi mon mignon. Je me rappelle très bien de ton petit ami. Il n'a pas offert grande résistance cette fois-là. Il me faisait envie, cet Ecayon. Il m'a offert des pulsions de meurtres que je n'oublierai jamais, sois-en fier. Dommage que ce soit cette Rosabyss qui ait accaparé l'attention, il est totalement passé à la trappe, lui et les autres avant elle."

Mes yeux bouillissent, je n'arrive plus à respirer, mes muscles se contractent.

"J'aurais aimé te tuer moi-même, mais j'ai à faire cette nuit. Je dois juste me débarrasser des gêneurs comme toi avant qu'ils ne deviennent trop nuisibles. Je ne tolérerai pas être coincé un jour, enfin tu dois bien comprendre ça. Tu t'es remarquablement défendu, tu as réussi à me trouver, mais c'est la fin pour toi.
Je t'embrasse bien fort, sans rancune."


Je m'effondre sur le sol. J'ai perdu la partie. Mes pensées s'évanouissent. J'ai perdu la vie. Dans cette ville frappe un tueur avec un kriss empoisonné. Ses victimes ne se comptent plus, et celles à venir sont encore nombreuses. J'aurais pu être celui qui l'arrêterait. J'étais Rune, un Denticrisse étranger de ce pays, simplement amoureux d'un souvenir d'une chose merveilleuse, et qui a successivement tout perdu alors qu'il luttait pour tout retrouver. Si jamais vous sentez qu'un soir, à Kuala Lumpur, une ombre rôde derrière vous, une ombre qui ondule et danse comme un torrent de flammes, partez le plus loin possible, vers la lumière de la cité, car les coins sombres et délaissés ne vous pardonneront rien. Faites attention à vous, car cette ville est si grande.