Ch. 26 : Sanidoma le magnifique.
Au sommet de son colossal château, dans la plus haute tour, le merveilleux Sanidoma buvait son thé. Il n’aimait pas spécialement cela, mais tous les hommes de la haute se devaient de boire ce noble nectar ; une sombre histoire d’usage.
— Cette boisson est un véritable délice ! s’extasia-t-il.
L’usage voulait également que l’on se mette à pousser des exclamations extatiques à chaque gorgée, même si l’on pensait le contraire ; une sombre histoire d’image. Toutefois, les efforts de glorieux Sanidoma étaient quelque peu creux, et pour cause : personne n’était là pour voir son petit jeu des apparences.
— …
Seul, Sanidoma laissa retomber son bras. Un moment de faiblesse parcourut ses doigts un mince instant ; une fraction suffisant pour lui faire lâcher sa tasse en fine porcelaine.
— … !
Sanidoma observa, surpris, le riche objet débordant de liquide allant droit vers son infaillible destruction. Bientôt, il n’en restera que morceaux éparses, sans valeur. C’était la cruelle vérité. Aussi magnifique puisse être une chose, il suffisait d’une maladresse pour lui faire perdre toute valeur. Tout était si fragile.
— Attention, votre seigneurie.
Toutefois, juste avant que la tasse ne touche le sol, une main habile la rattrapa ; aucune goutte de thé ne perturba le tapis royal.
— … Gyl ! s’exclama Sanidoma.
— Je vous pris d’excuser mon retard, votre seigneurie.
Gyl, affublé d’un regard aussi pur que sa tunique, offrit un doux sourire à son seigneur, avant de lui rendre son dû.
— Cela ne vous ressemble pas. Est-ce cette affaire concernant Aifos qui vous préoccupe tant ?
— … Aifos ?
Sanidoma fronça les sourcils, ne comprenant pas où serviteur voulait en venir. Puis, soudain, il se rappela sa mésaventure dans ladite ville. Il ne lui en fallut pas plus pour saisir la perche :
— Tout à fait ! s’écria-t-il brusquement. Jamais je n’oublierai l’affront ayant souillé ma dignité ! Rien que d’y penser, mon âme est en effervescence ! Heureusement, mes soldats sur place laveront mon honneur !
— C’est tout naturel, votre seigneurie.
— … humpf… cela va sans dire…
Gyl hocha calmement la tête. Sanidoma reprit la dégustation de son thé, tout en continuant à jouer les nobles de la haute, avec cependant beaucoup plus d’enthousiasme qu’avant. Gyl le regarda faire, le couvant d’un regard chaleureux.
Quelques minutes plus tard, le fidèle serviteur remarqua que le liquide de la tasse avait laissé sa place au vide :
— Votre seigneurie, voulez-vous que je vous resserve ?
— … Non, j’en ai assez de ce breuvage. Un homme de ma stature doit savoir montrer de la contenance !
— Certainement, votre seigneurie.
Sur ce, Gyl débarrassa Sanidoma de la vaisselle désormais inutile, et, une fois sa tâche accomplie, se plaça tout naturellement à ses côtés.
— Ah ! s’exclama bruyamment Sanidoma. Je suis si heureux d’être revenu dans mon sublime domaine ! Il n’y a décidément que lui qui peut seoir à un noble de mon rang ! Aifos est si pitoyable en comparaison ; cette maudite ville n’avait aucune conscience de l’honneur que je lui faisais en lui accordant ma présence !
— Comme toujours, vos mots résonnent de sagesse, votre seigneurie.
Sanidoma et Gyl restèrent un long moment dans la grande salle du trône, une formidable salle dont étaient les deux seuls occupants. Deux points dans une immensité.
Sanidoma se mordit les lèvres, le remarquant, Gyl brisa le silence :
— Votre seigneurie, pardonnez mon initiative mais, puis-je vous suggérer une petite partie d’échec ?
— Gyl ! s’offusqua Sanidoma. Ai-je l’air d’un enfant ayant besoin d’amusement à tes yeux ?!
— Que la mort m’emporte si mon esprit ose un jour une telle impertinence.
— … humpf… tant que tu comprends…
Sanidoma laissa ses yeux dérivés quelques secondes. Son regard se posa brièvement vers Gyl, avant de vivement fixer le mur à l’opposé. Finalement, après une bonne minute, le noble toussota :
— … ahem… Ceci dit, si l’envie d’affronter ma brillante intelligence t’émeut tant que cela, il est de mon devoir d’homme supérieur que de t’accorder un peu de mon temps ! Qui serais-je si je refuse d’éduquer mes serviteurs ?
— Votre bonté illumine mon cœur, votre seigneurie.
Gyl s’empressa de ramener une petite table et un jeu d’échec. Il s’installa en face de Sanidoma, et prépara le plateau. Il était inutile de préciser dans leur jeu, les pièces du ‘‘Roi’’ étaient taillés pour ressembler à Sanidoma, ce qui rendait d’ailleurs le déplacement de ces-dites pièces peu pratique.
Peu de temps après, le duo était plongé dans une intense partie. Sanidoma réfléchissait ardemment à chacun de ses mouvements, ne voulant perdre la face devant son serviteur. Gyl, quant à lui, maniait habilement son jeu pour toujours laisser des ouvertures à son seigneur, sans pour autant que cela ne soit trop évident ; pour lui, n’était pas question de gagner, juste de jouer.
— … oh, lâcha soudain Gyl. Votre seigneurie, j’ai bien peur que le ‘‘Grand Roque’’ ne s’effectue pas de cette façon.
— … !
Réalisant son erreur, Sanidoma se mordit les lèvres :
— J-Je le savais, bien entendu ! Pour qui me prends-tu, Gyl ?! C-Ce n’était qu’un test t’étant destiné ! Tu serais un bien piètre adversaire si tu ne remarquais pas ce genre de chose ! J-Je voulais simplement m’assurer que tu sois digne de m’affronter !
— Votre considération me touche, votre seigneurie.
— … humpf…
Voyant que Sanidoma avait des difficultés à corriger son mouvement, Gyl guida paternellement sa main, leur permettant ainsi de continuer la partie. Sanidoma ne fit aucun commentaire sur le geste ; Gyl respecta cette absence de réaction et, lui-même, ne mentionna plus ce malheureux épisode.
— Monseigneur !
Soudain, un soldat émergea brusquement dans la salle. Sanidoma se leva d’un coup, courroucé :
— Qui ose perturber ma concentration ?! Est-ce toi ?!
Le visage bouillant, le sublime Sanidoma toisa férocement le pauvre soldat, qui d’un coup, se sentit tout petit.
— Impertinent ! Je m’occuperais personnellement de ton châtiment !
— … ! M-Mais Monseigneur… je…
— Je n’ai pas le temps pour d’infâmes jérémiades !
Devant la peine et l’abondante sueur du soldat, Gyl décida d’intervenir en douceur :
— Votre seigneurie, il serait peut-être bon de l’écouter. Il doit bien avoir une raison à son écart de conduite.
— … humpf. Très bien. Tu as de la chance soldat, je suis d’humeur magnanime aujourd’hui. Alors ? Qu’attends-tu ?! Parle !
— M-Merci, Monseigneur.
Le soldat se remit rapidement de ses émotions, il comprit qu’il ne devait pas traîner s’il ne voulait pas faire un détour aux cachots :
— Un groupe s’est présenté à nos portes, Monseigneur. Ils réclament une audience.
— Une audience ? répéta Sanidoma. À quel sujet ?
— Ils ont mentionné de nos confrères restés à Aifos, Monseigneur. Ils veulent que vous les rappeliez.
— Et pourquoi cela ?! hurla Sanidoma. Mon honneur a été bafoué dans cette maudite ville ! Je n’abandonnerais pas avant d’avoir capturé ce misérable voleur !
— M-Mais Monseigneur, hésita le soldat. N-Nous n’avons aucun indice sur l’identité de cet individu, nous ne savons même pas s’il s’agit d’un homme ou d’une femme !
— Et alors ?! gronda Sanidoma. En quoi cela est-il un frein ? Je suis le grand Sanidoma ! Les cieux sont avec moi ! Un affront à mon égard est un affront aux Dieux eux-mêmes. La justice divine finira bien par tomber !
Le soldat se pinça discrètement les lèvres :
« Justice divine ? Tss, si ce gros plein de soupe ne me payait pas aussi bien je… »
Dans un élan de désespoir, le soldat lança un regard vers Gyl, qui lui répondit par un faible mouvement de tête négatif. Même le fidèle serviteur ne pouvait pas contenir son seigneur lorsqu’il était dans cet état.
— Pardonnez mon intrusion, s’avança néanmoins Gyl, mais ce ‘‘groupe’’ dont vous parlez, de qui est-il composé exactement ? Omilio est-il avec eux ?
— Non. Il s’agit d’un groupe de six individus. J’ai cru effectivement reconnaître la petite sœur d’Omilio, mais ses accompagnateurs me sont inconnus.
— La petite sœur d’Omilio… ? Et non pas Omilio lui-même ?
Répétant les paroles du soldat, Gyl appuya sa main droite de son menton ; signe qu’il était en pleine réflexion. Brusquement, Sanidoma éclata de rire :
— FWAHAHAHA ! Ce pleutre a si peur de m’affronter qu’il m’envoie sa petite sœur ?! Pathétique ! PATHÉTIQUE !
— Monseigneur…, q-que faisons-nous ? geignit le soldat.
— N’est-ce pas évident ? s’écria Sanidoma. Nous renvoyons ses chiens d’où ils viennent ! Mais je te l’ai dit, serviteur : mon éminente personne est magnanime, aujourd’hui. S’ils partent sans faire d’histoire, je ferais comme si rien de cela n’avait atteint mes oreilles. CEPENDANT ! S’ils persistent et continuent de souiller mon territoire de leur présence… je me montrerais sans pitié. Ils sont ici sur mon domaine, le domaine de Sanidoma le magnifique ! Ici, aucun Foréa n’a de pouvoir. Ici, je suis tel un dieu. Répète-leur cela, soldat. Par décret divin, Sanidoma le magnifique leur ordonne de partir ! Sinon, la foudre céleste tombera sur eux !
***
Un peu plus tard, devant les portes du château, un mélange d’étonnement et pitié teintait les faces :
— … décret divin ? souffla Tza.
— … Sanidoma le magnifique ? glissa Ifios.
— … la foudre céleste ? lâcha Eily.
Derrière l’épaisse porte, le soldat ayant délivré la nouvelle partageait le scepticisme des voyageurs. À travers la petite ouverture dans la porte servant à communiquer avec l’extérieur, il soupira :
— Je sais à quoi vous pensez, mais il est sérieux. Vous devriez partir. Ce château rassemble suffisamment de soldat pour tenir tête à une armée. Cet homme ne connaît pas le mot ‘‘retenu’’, s’il est contrarié, il pourrait demander de vous enfermer dans nos geôles… ou pire. Votre tête pourraient rouler au sol.
— … sérieusement ? geignit Eily.
— Sérieusement. Ces terres lui appartiennent, il est libre de faire sa propre loi. Seul le Vasilias en personne peut le contraindre.
Eily grinça. Elle savait que ça allait être difficile, mais elle ne s’attendait pas à ce que sa vie soit mise en jeu aussi rapidement.
— Sur ce, j’espère que vous avez compris. Sanidoma vous laisse vingt minutes pour quitter les lieux. Passé ce délai…, vous ne serez plus en sécurité.
— …
Et le soldat ferma l’ouverture, coupant les communications. Laissés en plan, Sidon, Eily, Evenis, Tza, Ifios et Fario se regardèrent, confus.
— Le positionnement de notre ami est clair, déclara Fario.
— Il compte vraiment relâcher son armée sur un groupe aussi petit que le nôtre ? grinça Ifios.
— Cela ressemble bien au personnage ! ricana Sidon.
— Ce n’est pas le moment de rire…, grinça Eily.
Entendant son de liquide désormais bien trop familier, la demoiselle cyan se retourna brutalement vers Evenis, irritée :
— … ni le moment de boire ! grogna-t-elle.
— Hé ! protesta la jeune noble. Puisqu’on est bloqués ici, on a rien d’autre à faire, non ?
— Evenis marque un point, sourit Sidon.
— … vous deux, souffla Eily, vous ne pouvez pas ressentir un tout petit peu de tension ?
D’un coup, Tza secoua vivement la tête :
— Peu importe.
— Tza ? s’étonna Eily.
— Mon frère compte sur moi. Sanidoma doit rappeler ses troupes, qu’il le veuille, ou non. Il peut me menacer. Il peut me présenter des milliers de lames. Je ne faiblirais pas. Il en va de du bien-être de mon peuple.
Déterminée, Tza dégaina son énorme épée ; le feu brûlait dans ses yeux. Eily, ainsi que le reste du groupe, était profondément saisie par sa déclaration.
— … elle n’est pas la petite-sœur d’Omilio pour rien ! ricana finalement Sidon.
— Donc… on choisit de rester ici ? lança Ifios. Quitte à affronter l’armée de Sanidoma ?
— La fuite est une option envisageable, lança Fario. Mais j’ai bien peur que Tza restera, même si elle se retrouvait seule.
— Hm, sourit Evenis. En tant qu’héritière des Azne Genna, je ne peux ignorer un tel cri de passion ! Très bien gamine, tu peux me compter parmi tes hommes ! … ou plutôt… tes femmes ? … bref, je vais me battre à tes côtés !
— Evenis…, souffla Tza de reconnaissance.
Eily soupira :
— Alors c’est décidé, n’est-ce pas ? On va affronter Sanidoma.
— Hé, enfin un peu d’action ! s’anima Sidon.
« … enfin ? Tu ne viens pas de dégommer un groupe de brigands toi ? », plissa Eily des yeux.
— Situation inévitable, déclara Fario.
— Mais… nous ne sommes que six, fit remarquer Ifios. Si on en croit ce soldat, ils doivent être des centaines à l’intérieur !
— Vu la taille du bastion, cela ne m’étonnerait pas, acquiesça Fario.
— Et alors ? sautilla Evenis. Ce ne sont que des soldats ! On fonce dans le tas, on les défonce, et on enfonce Sanidoma !
Eily tiqua :
— Tu as l’air bien confiante en tes capacités, Evenis.
— Bien évidemment ! Je n’en ai peut-être pas l’air, mais j’ai reçu une rigoureuse éducation à l’art de la guerre ! N’oublie pas que je suis la fille d’un Varon !
— J’ai effectivement tendance à l’oublier… donc, tu sais te battre ?
— Héhé ! Observe, Ô fille du peuple !
Toute fière, Evenis fouilla dans sa tunique, et soudain, présenta vigoureusement au ciel l’emblème de sa puissance, l’arme avec laquelle elle comptait annihiler une armée entière :
— … un lance-pierre ?! grinça Eily.
— Fascinant, lança platement Fario.
— N’est-ce pas ? brilla Evenis. Et je l’ai fait moi-même !
Et alors que chacun restait perplexe, la corde du lance-pierre artisanal se détacha et tomba pathétiquement au sol. Evenis s’empressa de la ramasser et de rafistoler l’engin, avant sourire aux autres comme si rien ne s’était passé.
— …
— … euh… pourquoi vous avez tous cette petite lueur de pitié dans les yeux ? s’embarrassa la jeune noble.
Eily hocha la tête :
— D’accord. Donc, toi, tu seras l’appât. Autant que les poids morts servent à quelque chose.
— Cruelle ! pleura presque Evenis.
Soudain, Tza tapa du pied :
— Assez de plaisanteries ! Nous devons nous préparer !
Elle avait beau être petite, de sa voix émanait une autorité qui ne souffrait d’aucune faille. Sidon se mordit les lèvres :
— Ouais, elle a raison. Désolé. J’imagine que c’est notre façon d’extérioriser la pression.
— Le soldat nous a donné vingt minutes de répit, décida Eily de revenir au sujet. Nous avons suffisamment perdu de temps comme cela. Repartons dans la forêt.
— E-Eily ? s’étonna Tza.
La demoiselle cyan secoua la tête :
— Ifios l’a dit. Nous ne sommes que six. Je comprends ta fougue, mais il faut être réaliste. Une attaque frontale ne serait que folie.
— Peu m’importe ! s’écria Tza. Je ne compte pas trahir mon frère !
Eily caressa brièvement la tête de son amie :
— Je n’ai jamais dit ça. Une attaque frontale est impossible, mais ce n’est pas notre seule option.
— … ?
— Tu as quelque chose en tête ? s’intéressa Fario.
— Possible. Mais avant tout, nous avons besoin de temps. Voilà pourquoi il faut repartir dans la forêt, si Sanidoma croit que l’on abandonne, il ne lancera pas d’assaut.
— Une façon intelligente de gagner du temps…
— Tout à fait. Il nous faudra faire notre possible pour éviter l’affrontement direct. N’oubliez pas, notre objectif n’est pas d’anéantir l’armée de Sanidoma, mais de convaincre ce dernier.
Tous hochèrent la tête, confiant. Ainsi, le petit groupe remonta dans leur charrette, et s’enfonça à nouveau dans la forêt. Eily, elle, réfléchissait à toute vitesse. Elle devait trouvait un plan, c’était sa tâche. Mais comment infiltrer ce colossal château, passer la montagne de gardes, atteindre Sanidoma et le raisonner ?
***
***
***
La lune illuminait le ciel. Sur l’une des tours du château, Gyl buvait nonchalamment une tasse de thé. Son regard restait fixé sur la forêt, là où avait temporairement élu domicile le groupe d’Aifos. Sanidoma pensait qu’ils étaient repartis la queue entre les jambes, mais Gyl, lui, savait que ce ne serait pas aussi simple. Rien ne pouvait échapper à ses yeux surentraînés. De là où il était, à travers les minces failles de l’épais feuillages, il pouvait apercevoir une charrette.
— …
Il aurait très bien pu faire un rapport à Sanidoma. Ce dernier aurait fait sonner l’alerte et la menace aurait été purement et simplement éliminée. Mais, au fond de lui, Gyl savait que ce n’était pas la solution. Il devait se l’avouer, ce groupe l’intéressait. Il connaissait Omilio de réputation. Le Foréa n’enverrait jamais des personnes sans valeur accomplir l’un de ses devoirs. Il devait avoir une confiance totale en eux. Cela suffisait à intriguer Gyl.
— Sanidoma…
Plongé dans ses réflexions, Gyl laissa le nom de son maître lui échapper. Puis, il réalisa qu’il avait passé bien trop de temps dehors. Il devait rentrer. Sanidoma avait besoin de sa présence.
***
Ifios hocha la tête, signalant que la voie était libre. Ayant grandit dans de rudes conditions montagneuse, Ifios avait développé des sens bien supérieurs à la moyenne, il pouvait ressentir de très loin les présences d’autrui. Eily acquiesça et sortit la lampe torche de l’Ancien Monde. Elle l’alluma et éteignit vivement, deux fois de suite. C’était le signal.
Plus loin, Sidon et Fario, seuls, se regardèrent.
— C’est un honneur que d’être les premiers à entrer sur la scène, déclara l’érudit.
— Essayons de ne pas être également les premiers à la quitter ! ricana l’homme balafré.
Le contraste entre le grand sourire de Sidon et le visage placide de Fario était saisissant, cependant, au-delà des apparences, les deux hommes partageaient en eux la même exaltation. Eily n’était pas allée de main morte avec eux, et leur avait confié un rôle extrêmement risqué. Mais pour eux, des hommes ne vivant que pour la vibration, le danger n’était que synonyme d’amusement.
Sidon et Fario s’approchèrent de l’énorme porte du château. Puis, avec un regard entendu, Sidon se mit à marteler puissamment l’épaisse structure de bois :
— HÉ ! SANIDOMA ! TU ES LÀ ?! SANIDOMA !
Sidon hurla encore de longues minutes. À l’intérieur du château, l’on pouvait déjà entendre l’effervescence qui l’animait brusquement. La surprise était totale. Puis, fatalement, la silhouette du noble apparut au bord d’une fenêtre, juste un peu plus haut que la porte. Son visage fulminait tellement qu’il n’avait nul besoin de torche pour se faire voir :
— Que signifie ceci ?! Comment osez-vous troubler le sommeil du GRAND SANIDOMA !
— Aaah ! s’écria exagérément Sidon. Q-Qui est cet horrible personnage ?
— Sans doute Sanidoma lui-même, lança Fario. Ne t’en souviens-tu pas mon ami ? Nous avions vu des arbres taillés à son effigie un peu plus loin.
— Ces abominations qui ont failli me faire vomir ?
— Elles-mêmes.
Sidon secoua la tête :
— C’est vraiment une honte de saccager la belle nature à ce point !
— Je te rejoins sur l’idée mon ami. Mais je suis surpris, je ne pensais pas le véritable Sanidoma serait encore plus laid que ses représentations.
— Si ce n’était que ça ! ricana Sidon. Tu sais ce qu’on dit sur lui ? Qu’il est encore plus bête qu’un poivron !
— Voyons mon ami, assez d’insulter les dons de la nature pour aujourd’hui.
— Haha, c’est vrai ! Cependant, il reste un noble, et à un noble, il faut savoir présenter ses hommages.
— Fais donc, mon ami.
Sidon leva la tête vers Sanidoma, qui fulminait de rage. Et avec un grand sourire, l’homme balafré s’écria :
— HÉ ! SANIDOMA ! J’AI UN CADEAU POUR TOI !
Puis, Sidon inspira un grand coup, se concentrant ardemment et finalement…
— BRÔÔÔÔÔÔÔ !
… un très sonore et très classieux rot résonna dans la nuit, suivit d’un épais rire grossier. Il allait sans dire que Sanidoma était au comble de la colère. S’il avait été un volcan, il aurait submergé tout Prasin’da dans une éruption apocalyptique.
— Impardonnable… Impardonnable ! IMPARDONNABLE ! finit-il par s’égosiller. GARDES ! CAPTUREZ CES DEUX IMPERTINENTS ! JE LES VEUX VIVANTS ! JE VAIS LEUR FAIRE REGRETTER LEURS INSULTES ! ILS VONT COMPRENDRE QU’ON NE S’ATTAQUE PAS IMPUNÉMENT À SANIDOMA LE MAGNIFIQUE !
Sidon et Fario s’échangèrent un discret signe victorieux.
— C’est maintenant que ça commence, souffla Sidon.
— Oh ? Ouïrais-je une pointe d’appréhension ? déclara Fario.
— Ton imagination te joue des tours, camarade.
— Certainement. Ceci dit, il va vraiment taper fort. Mais n’oublie pas les ordres de la demoiselle, nous ne devons pas contre-attaquer, juste nous défendre.
— C’est justement ce qui rend la chose encore plus intéressante…, sourit grandement Sidon.
Le duo s’éloigna lentement au rythme où la grande porte s’ouvrit. Une foule de soldats se fit alors apercevoir, telle une furieuse fourmilière. Sidon ne put s’empêcher de ricaner nerveusement :
— Camarade, finalement, tu as peut-être une bonne imagination…
***
Vivement, Caratroc cracha une myriade de toile sur la façade du château. L’effort était épuisant, il n’avait jamais poussé ses capacités à ce point.
— Tu tiens le coup ? lui demanda Eily.
— Bien sûr, sourit néanmoins la tortue. Déjà que je ne sors pas souvent, si en plus je ne peux pas accomplir quelques missions !
De son côté, Evenis et Tza n’en loupaient pas une miette :
— Alors c’est ça… le pouvoir d’un Ensar…, souffla la jeune noble.
— … la capacité de cracher une quasi-infinité de substance visqueuse et collante… i-il faut que j’écrive… t-tout de suite…, se retint difficilement Tza.
Au loin, les hurlements guerriers se firent de plus en plus assourdissant. Ifios ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter, surtout pour Sidon. Sa tâche était très risquée. Mais Ifios savait qu’il l’avait accepté de bon cœur, et que se serait lui faire un affront de ne pas lui accorder sa pleine confiance.
— J’ai fini, soupira Caratroc.
— Merci, tu as bien travaillé, le félicita Eily.
— Ce n’était rien ; et puis, tu as encore besoin de moi, n’est-ce pas ?
— … merci, sourit doucement la demoiselle cyan.
Caratroc et Eily se tournèrent vers leur œuvre. Des toiles recouvraient efficacement la façade, formant un passage vers une haute fenêtre. Grâce à Sidon et Fario, l’intérieur devrait être bien moins défendu qu’à l’accoutumé, c’était là le cœur du plan : infiltrer le château et foncer vers Sanidoma. Simple et efficace.
— … mais maintenant… le gros du problème…
Eily se mordit les lèvres. Les toiles de Caratroc avait la petite particularité de piéger tous ceux entrant en contact avec elles. Seuls Eily et Caratroc pouvaient s’en servir pour monter. Si jamais Evenis, Tza ou Ifios tentaient l’expérience, ils se retrouveraient collés à la façade, telles des mouches prises au piège.
Cependant, la solution coulait de source. Pour amener le reste du groupe en haut, Eily allait devoir les amener, un à un, avec elle… sur son dos. De cette manière, ses camarades pourront faire grimpette sans avoir à toucher les toiles.
— Je commence avec Tza, j’imagine.
Eily l’avait choisie, car elle était la plus petite, mais cela ne la rassurait pas pour autant. Elle avait devoir monter très haut, avec la responsabilité d’une personne sur ses épaules. Elle n’avait pas spécialement peur de tomber, les toiles de Caratroc étant le meilleur support imaginable, mais elle ne pouvait s’empêcher d’appréhender.
— … je dois vraiment laisser mon épée ici ? souffla Tza.
— Si tu ne veux pas me briser le dos, oui, je préférerais…
— … je n’aime pas m’en séparer, j’y tiens beaucoup…
« Je tiens également beaucoup à ma colonne vertébrale ! » s’écria mentalement Eily.
— Ne t’en fais pas, ce n’est que temporaire, répondit néanmoins calmement la demoiselle cyan. Et puis, je serai là avec toi. Tu as confiance en moi, n’est-ce pas ?
— …
Tza hocha doucement la tête. Eily lui sourit chaleureusement en caressant vivement ses cheveux.
— Alors c’est parti !
Tza, démunie de son épée, s’installa donc sur le dos d’Eily. La demoiselle cyan déglutit, sachant qu’elle n’avait pas le droit à l’erreur. Lentement, mais sûrement, les deux filles entamèrent leur ascension. Eily faisait son possible pour accélérer cependant, il n’était pas dit que Sidon et Fario tiendraient indéfiniment.
Finalement, il ne lui fallut que quelques minutes pour arriver en haut. Lorsque Tza passa à travers la fenêtre et toucha le sol, Eily sentit un double poids quitter ses épaules. Mais ce n’était pas encore fini. La demoiselle cyan se laissa glisser sur la toile, atterrissant presque immédiatement sur la terre ferme.
— À moi maintenant ! trépigna Evenis.
— … il semblerait…
— Youpiii !
Toute contente, Evenis sauta littéralement et brutalement sur le dos d’Eily, qui en eut le souffle coupé :
— Ny… ! E-Evenis…, geignit-elle. T-Tu es… lourde !
— Hé ! Tu pourrais le dire plus gentiment !
— J’aurais surtout pu le dire plus méchamment…, grogna Eily. Mais sérieusement… t-tu es presque plus lourde que la dernière fois… et ce n'était qu'avant-hier !
— B-Bon ! rougit Evenis. P-Peut-être que parfois, je dis bien parfois, j-je fais quelques écarts sur mon alimentation… m-mais je sais rester raisonnable !
— … et en plus tu pues l’alcool…
— Tu sais Eily, répondit Evenis d’un ton bien trop solennel. L’alcool est une partie de mon âme ; il est normal que mon être en déborde.
— …
Eily économisa son souffle, mais intérieurement, elle avait bien envie de mitrailler Evenis de cinglantes répliques. La demoiselle cyan préféra se concentrer sur sa tâche ; avec la lourde Evenis sur les épaules, cela n’allait pas être aisé.
— … nyaah…
Crispant chacun de ses muscles, Eily, munie d’une Evenis s’accrochant comme une puce, se hissait de plus en plus haut. Heureusement pour la demoiselle cyan, ses petits entraînements avec Inam lui avaient permis de gagner un peu de muscle, et aussi, Eily savait plus ou moins comment invoquer un minimum de ses pouvoirs de Foréa. Ce n’était pas encore optimum, mais cela suffit tout juste pour lui permettre d’atteindre sa destination.
— Hop !
Une fois en haut, Evenis sauta d’un coup à travers la fenêtre.
— Tu vois, ce n’était pas si difficile !
— …
Un regard noir lui répondit.
— … héhé…, ricana bêtement Evenis.
Eily, agacée, s’apprêtait à redescendre, mais la jeune noble l’interrompit une dernière fois :
— … hem… E-Eily ? bafouilla-t-elle. J-Juste pour savoir… tout à l’heure… t-tu plaisantais, hein ? J-Je ne suis pas si lourde, hein ?
— … Evenis.
— … oui ?
— Dans les deux sens du terme.
— … ?
Sur ce, Eily se laissa glisser une seconde fois, laissant une Evenis en plein brouillard.
De retour en bas, Eily se mordit les lèvres. Il ne lui restait qu’un seul passager, et ce n’était pas celui avec lequel elle s’entendait le mieux.
— Je n’ai pas le choix, j’imagine…, souffla Ifios.
Hésitant, et quelque peu embarrassé, l’adolescent concéda à monter sur le dos de la demoiselle cyan.
— …
— Si tu es aussi crispé, ça va me rendre la tâche encore plus difficile, plissa Eily des yeux.
— J-Je n’y peux rien, ok ? J-Je n’ai pas l’habitude…
— Manquerait plus que ça le devienne ! grogna Eily.
Ifios se pinça les lèvres, irrité par le ton sec de la demoiselle cyan. Il détourna les yeux, gêné. Il n’avait jamais été aussi proche d’Eily. Et elle avait beau avoir un sale caractère, la demoiselle cyan n’était, physiquement, pas en reste. Ifios ne savait plus où regarder, ni même où tourner la tête. L’étrange chevelure cyan d’Eily lui caressait le visage ; il pouvait également sentir une délicate effluve parfumée émanant de la demoiselle.
— …
De plus en plus rouge, Ifios décida courageusement de fermer vigoureusement les yeux et de faire le vide dans son esprit, et ce, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à destination.
— … gnn… tu serres trop fort…
Mais la plainte ne trouva aucun receveur. Eily pesta silencieusement, pressée d’en finir avec son rôle de monture.
***
Enfin, le petit groupe se retrouva à l’intérieur du château ; la partie délicate du plan pouvait désormais commencer. Sanidoma devait se trouver quelque part dans entre ces murs, il restait à savoir où. Le plan de diversion semblait parfaitement fonctionner, puisque le groupe ne rencontra aucun soldat sur son chemin.
Ce n’était cependant pas une surprise : un aveugle pourrait voir le colossal égo de Sanidoma. Ce genre de personnage ne supportait que très mal le manque de respect, alors, il suffisait de pousser un peu pour le manipuler comme un pantin. La seule chose qu’Eily craignait, c’était que Sidon et Fario ne se fassent attraper trop rapidement. Ce duo était fort, bien plus que la moyenne, cependant, ils n’étaient que deux. Bien sûr, Eily leur avait donné des instructions pour qu’ils puissent résister le plus longtemps possible, mais les subterfuges ne pouvaient durer éternellement.
— … c’est vraiment grand par ici…, souffla Evenis.
Tza et Ifios acquiescèrent. Eily devait avouer qu’elle aussi était impressionnée. Le château était tout bonnement gigantesque. Un village pourrait tenir dans ses couloirs. Eily ne comptait même plus le nombre de pièces et chambre qu’elle voyait. Ceci dit, elle se demandait bien à quoi tout ceci pouvait bien servir.
En réalité, Eily était très étonnée de ne croiser personne. Les soldats étaient une chose, mais un château de cette taille ne pouvait pas abriter que des hommes armées. Où étaient les serviteurs ? Les autres nobles ? Ou, plus simplement, les proches de Sanidoma ?
« Non, ils sont certainement cachés… »
C’était ce que la raison lui dicta, mais au fond d’elle, Eily savait que c’était faux. Elle ne saurait dire pourquoi, mais elle ressentait une ambiance familière émaner de ces épais murs. Une terrible aura de solitude.
— … !
Soudain, Ifios fit signe au groupe de s’arrêter. Il sentait une présence. Immédiatement, le groupe courut se cacher dans l’une des nombreuses pièces vides du château. Toutefois, Ifios n’était pas rassuré. La présence n’était pas habituelle. Elle était bien plus imposante que prévu. Et surtout, elle semblait se diriger vers eux.
« … on est pris au piège ? » paniqua mentalement Ifios.
L’adolescent fit signe au reste du groupe, leur disant de se tenir prêt au combat. Des bruits de pas commencèrent à se faire entendre. Ils se rapprochaient. Eily, Ifios et Tza déglutirent. Seuls Evenis trépignaient ; elle avait hâte de montrer aux autres ses capacités.
Puis, les bruits s’arrêtèrent. Et, lentement, la porte commença à grincer.
— Le premier coup et le coup gagnant !
— … Evenis ! s’écria Eily.
Mais c’était trop tard. La jeune noble avait déjà armé son lance-pierre et, en une fraction de seconde, un projectile fusa à pleine vitesse vers l’individu qui commençait à émerger de la porte. Mais le projectile n’atteint pas sa cible. Ou plutôt, il fut intercepté.
— Hé bien, quel accueil.
— I-Impossible !
Evenis contemplait, choquée, la pierre que tenait le nouveau venu entre son index et son majeur. Grâce à la lanterne qu’il tenait, l’individu était pleinement visible. Un jeune homme, vêtu d’une blanche tunique immaculée, arborant un regard à la fois débordant de chaleur et de malice.
— Je crois que ceci vous appartient.
— … !
Le jeune homme renvoya aimablement la pierre à Evenis, qui l’attrapa maladroitement de ses deux mains.
— Oh, mais j’en oublie mes bonnes manières, lança-t-il ensuite. Bienvenues aux châteaux de Sanidoma, chers envoyés d’Aifos. Je me nomme Gyl ; je ne suis ici qu’un humble serviteur.
Eily, Tza, Ifios et Evenis étaient au comble de la tension. Tous réfléchissaient du mieux qu’ils le pouvaient, cherchant une ouverture. Seul Gyl était calme, extrêmement calme. Doucement, il se mit à sourire ; un sourire irradiant de chaleur :
— Mes chers invités, vous avez dû faire une longue route pour arriver jusqu’ici. Désirez-vous que je vous serve le thé ?