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Sous les glouglous de la mer de Nicéphore



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» Auteur : Nicéphore - Voir le profil
» Créé le 29/10/2017 à 21:46
» Dernière mise à jour le 30/10/2017 à 18:34

» Mots-clés :   Absence de combats   Action   Alola   Présence de personnages du jeu vidéo

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Chapitre 6- Couler
Ilario souhaitait par-dessus tout pouvoir faire le signe à sa camarade de regagner la surface, mais il était presque sûr de ne plus avoir, ensuite, le courage de replonger. Rien dans ce décor ne lui inspirait confiance. Tous ces yeux attentifs fixés derrière son dos, ces statues de menace aux couleurs brouillées, ce couloir de lumière qui déchargeait sans fin des torrents d’eau rapide dans les profondeurs noires.

On pouvait avoir tendance à penser qu’une lumière dans l’obscurité ne peut être que rassurante ; mais ces lignes courbes mais offensives déchirant l’océan, empiétant sur son territoire, saccageant un décor fait d’une calme lenteur. Son éclat agressait les yeux dans l’obscurité, et tout cet ensemble, toutes ces choses réunies avaient cet effet violent, dévorant.

Les mouvements d’eaux lâchés par ce grand entonnoir perturbaient ceux des vagues allant à la surface, c’était ce qui créait les remous qu’il avait vus strier l’océan. Toute cette machinerie allait à l’encontre du principe de la mer, de la nature même, ce grand tube violacé n’avait rien à faire là où il était.

À la vue de la chose, leurs deux Pokémon nageurs insistèrent pour se libérer de leur emprise. Surpris, les Rangers les lâchèrent, et ils s’en retournèrent entre les rangs de l’armée silencieuse. Plus aucune lumière de Lanturn ne contrebalançait les lueurs dévorantes des mailles phosphorescentes.

On les avait vus à la télévision dans le monde entier, il y avait huit mois de cela ; même les moins informés en avaient entendu parler. Ces structures inhumaines avaient semé la terreur sur toutes les îles de l’archipel libérant des créatures telles qu’on n'en avait jamais vues ; des bestioles voraces, prêtes à bouffer le monde : les fameuses Ultra-Chimères d’Alola.

Là, aucune funeste bestiole ne jaillissait de son portail, seules ces trombes d’eau à vitesse iréelle troublant les fonds marins obscurs. Ilario espérait que cette eau n’avait rien d’affamé ou d’extra-terrestre, parce que sinon, ils étaient mal barrés. Mais assurément, ils avaient trouvé l’origine du problème. Alors donc, il y en avait bien une, mais on dirait que ce n’était pas un problème de Magicarpe.

Raphaëlle sortit d’une sorte de torpeur où tous les deux s’étaient plongés et avança prudemment vers l’objet flottant. Il la suivit à contrecœur. Il se sentait pris entre deux feux, et se fit la réflexion que sous l’eau, c’était assez ironique.

Ce truc ne lui inspirait aucune confiance. Rien que le fait de l’avoir sous les yeux était dérangeant. Ses belles lumières, fluides et gracieuses, ne parvenaient pas à déguiser une essence si profondément mauvaise.

Alors qu’ils étaient parvenus à environ cinq mètres de la chose, l’écoulement d’eau s’était arrêté. La transition s’était faite si fluide qu’ils l’avaient à peine remarquée. Ilario cligna des yeux, l’eau était à nouveau calme, sans remous, rythmée par le seul mouvement des lumières courant sur la surface de l’Ultra-Brèche.

Instinctivement, les deux Rangers attendirent, dix secondes, trente secondes ? Ils se regardèrent. Qu’il y avait-il à faire ? Leurs derniers mètres de nage, lente, plus lente encore que l’environnement marin, les menèrent sous l’entonnoir maudit, la bonde de l’océan, et ils passèrent à travers.


≈≈≈
≈≈≈≈≈


Eau claire, sable clair ! L’eau à présent était presque chaude, bien plus en tous cas que celle qu’ils venaient de quitter. Le lieu était digne, lui, des photos de cartes postales d’Alola. Derrière eux luisait encore le passage qu’ils venaient d’emprunter, sur un arrière-plan de paroi rocheuse, s’ouvrant droit sur les abysses noires des fonds Aloliens tourmentés. Les deux équipiers se retournèrent d’un même mouvement. Ils se trouvaient visiblement en fond marin peu profond, puisque la surface bouillonnait à une petite dizaine de mètres au-dessus d’eux, caressée par un soleil actif. Les vagues là-haut filtraient ses rayons comme des projecteurs balayant l’espace en faisceaux d’eau plus claire.

Et posés sur le sable de ce décor idyllique comme de gros rochers haletants, des créatures, des monstres, se dressaient devant eux sans bouger.

Le cœur d’Ilario se mit à battre la chamade en résonnant à ses oreilles. Il esquissa un mouvement de recul.

C’était des bestioles immenses, cinq mètres, six pour les plus grandes, et comme taillées dans des blocs de pierre noire. Ces blocs étaient rayés d’un jaune agressif, mauvais, qui dessinaient des motifs piquants tout autour de leur corps. Une immense mâchoire déchirait celui-ci, aussi large que le leur permettait leur anatomie, plus large que le permettaient les lois de la logique et de la décence. Crocs acérés et fins comme des lames de rasoir, brillant dans la lumière filtrée.

Aux coins de ces gueules immenses et heureusement fermées, de grandes pinces sombres à l’air tout aussi tranchantes pendaient sur le sable au bout de longs bras noirs d’ébène. Et surmontant ce patchwork tranchant, deux paires d’yeux lumineux d’un bleu surnaturel diffusaient leur lueur dans l’onde ensoleillée.

Ils étaient des dizaines, des centaines peut-être. Des congénères de plus en plus bleutés, floutés, s’étalaient derrière la première ligne de ces cailloux monstrueux, de plus en plus loin, à l’infini.

Peu importe l’eau chaude, la terreur le glaçait à nouveau, prenante, écrasante. Ilario sentait ses membres fondre et son cœur exploser ; l‘idée ne lui serait pas venue, à ce moment, de replonger dans les ténèbres de l’autre côté de l’Ultra-Brèche pour s’éloigner de ces monstres, il était tétanisé par une sorte de fascination horrifiée. Comment des dents pouvaient-elles être aussi fines, lisses, tranchantes, comment tous ces pics et lames pouvaient sortir de ce corps comme autant d’ornements macabres, comment une telle taille, un tel nombre… L’une des créatures avança un pied vers eux. Cette patte titanesque fit s’envoler un nuage de sable fin. L’énorme carcasse se mettait en branle. Une gueule impossible s’entrouvrait très légèrement, en exhalant un courant d’eau d’une chaleur désagréable.

Raphaëlle saisit sans délicatesse le poignet d’Ilario ; celui-ci frissonna violemment, ramené tout à coup à la réalité. D’une impulsion commune, les deux Rangers prirent un bref élan et se propulsèrent du mieux qu’ils purent vers la surface accueillante. Les secondes qu’il passa au niveau du géant avançant parurent interminables. La bestiole le fixait de ses yeux sans prunelle et sans vie, intéressés comme d’un morceau de viande juteuse ; il dépassa l’ignoble petite tête de deux mouvements rapides, et se trouva vite hors de portée même des deux longues pinces que le monstre avait tendues pour l’attraper.

Ces chimères n’avaient pas un cou amovible et cessèrent de se préoccuper d’eux à partir du moment où ils quittèrent leur champ de vision.

Leurs deux têtes crevèrent enfin la surface, les cheveux emmêlés et plaqués sur leur front. Ceux de Raphaëlle ressemblaient à un paquet d’algues vertes. Sans lâcher un mot, ils nagèrent presque d’instinct vers la roche qu’ils avaient aperçue derrière l’Ultra-Brèche.

C’était une sorte d’île rocheuse, en pente douce, dépourvue de toute végétation. Juste de la pierre, grise et claire, et comme polie par l’eau salée. L’eau était-elle seulement salée ici ?

Ils se traînèrent, vidés de leurs forces, sur cet îlot bienvenu, arrachèrent presque leur dispositif de respiration et inspirèrent à grandes goulées un air inconnu.

Étendu sur la roche lisse, Ilario retira au plus vite ses lunettes embuées, laissa la chaleur du soleil ramener à la vie les extrémités de son corps encore figées de froid, en pensant qu’avec tout ce temps passé dans l’eau, ils devaient en effet être juteux comme morceaux de viande. D’ailleurs, ce jus ruisselait sur la pierre tout autour d’eux en y traçant des veines plus foncées.

Depuis son arrivée à Alola, il n’avait cessé d’être tour à tour trempé et frigorifié, et là, en bouquet final, ç’avait été les deux en même temps, et dans les extrêmes. Il espérait que le destin saurait conclure la série là-dessus, faute de quoi il prouverait un absolu manque de goût.
Il se redressa au bout de deux minutes, déjà incapable de tenir en place après de telles doses d’adrénaline. Raphaëlle était assise les bras autour des genoux, ses lunettes remontées sur son front écrasant quelques nœuds d’algues rebelles et raidis par le sel. Elle regardait l’eau montante avec des yeux vides.

« C’est une sacrée bonde de baignoire, en effet, dit-elle.

- Oui, en plus, elle marche dans les deux sens.

- Heureusement qu’elles ne font pas toutes comme ça. »

Ils restèrent un moment sans rien dire. Ilario se demandait comment marchait cette fameuse Ultra-Brèche. Là, au-dessus, le ciel et le soleil étaient comme on les connaissait, quoique le ciel paraisse un peu fluorescent, et le soleil plus orangé. Mais peut-être était-ce juste une histoire d’acclimatation. Ses yeux papillonnaient encore de changement soudain de luminosité et du confinement derrière ses petits verres. Il se dit qu’adapter ceux du Directeur d’Æther, Saubohne, en lunettes de plongée serait une formidable innovation, permettant au plongeur une vision sans bords délimités et certainement un effet loupe très intéressant.

Il se releva sur des jambes flageolantes ; le sol pentu lui facilitait la tâche. Il prenait naissance un tout petit peu en dessous de la surface de l’eau, et surtout sur quelques quinze mètres derrière eux, pour finir en à-pic au-dessus des vagues.

« Ces trucs à pinces, c’étaient des Ultra-Chimères, celles qui étaient apparues à Alola à cause de l’ancienne Présidente de la fondation Æther, c’est ça ? demanda Raphaëlle.

- Je pense.

- C’est trop récent pour que je puisse avoir des données sur mon Capstick, mais peut-être qu’elles y sont, sur le tien. Essaie de les scanner, pour voir ? »

Il acquiesça. On lui avait confié l’appareil juste avant de quitter Almia : sans connaître son histoire, il pouvait supposer que l’objet était neuf. En effet il avait noté la brillance de la coque en admirant la chose, lorsque son Ranger en chef la lui avait fait parvenir.

Il s’approcha à nouveau du bord de leur île, remettant ses lunettes pour y voir plus clair. En s’allongeant contre la pierre, il avait moyen de plonger juste la tête dans l’eau. Il tendit le bras au maximum, déclenchant le scan de Capstick.
Les bestioles-galets tranchantes s’étalaient vraiment plus loin que la vue, même du bout. Ils étaient désorganisés, parfois dispersés, mais tous leurs regards rivés vers l’Ultra-Brèche qui luisait toujours de ses couleurs inquiétantes. Ils lui faisaient penser à ces Écrapince en vivariums, dans les restaurants de fruits de mer, qui observaient d’un œil livide les clients bientôt amenés à les consommer. Enfin, s’il y avait eu de telles créatures dans ces vivariums, ce serait plutôt elles qui auraient consommé les clients.

Il se redressa et se pencha, avec Raphaëlle, sur le petit écran du Capstick. Une image de l’une de ces créatures s’y étalait, légendée.

« Engloutyran—
« Une espèce d’Ultra-Chimère, réputée pour avaler absolument tout ce qui se trouve sur leur passage, que ce soit un Pokémon ou une chaîne de montagne. »


« J'ai encore du mal à considérer ces Ultra-Chimères comme des Pokémon » soupira la Top Ranger.

Ilario ne l'écouta pas et se redressa, sourire aux lèvres, traversé par une idée subite.

« Vicky, la sous-directrice d'Æther, tu vois ? Eh bien, c'est une espèce de prophétesse. Les Englougloutyrans de la mer ! »

Il contint à grande peine un fou rire nerveux alors que Raphaëlle tentait de comprendre ce qu'il voulait dire, en levant les yeux vers lui.

« Haha, non, rien. »

Perplexe, elle hocha la tête avec une consternation presque imperceptible. Et là, encore, l'océan se mit à trembler. Ilario perdit son sourire.

Subitement malmenée, la surface se creusa de petits tourbillons, créa des vagues et des remous envoyant en tous sens les reflets du soleil. De sourdes vibrations agitaient leur îlot. Ils se consultèrent d'un regard, replacèrent leurs lunettes sur le nez et plongèrent à nouveau la tête sous l'eau, allongés sur la roche. Tous les Engloutyrans de la mer avaient ouvert très grand leurs immenses mâchoires ; l'intérieur était comme une caverne bleutée, où s'accrochaient des excroissances pointues. La gorge ouverte ainsi, tout le haut de leur corps était haussé d'un mètre. Et tous, dans cette position, aspiraient goulûment l'eau qui venait à eux.

L'attraction se faisait ressentir même depuis leur position en hauteur. Instinctivement, ils s'agrippèrent à la pierre. Bientôt, arrachés par la Brèche à la mer Alolienne, quelques petits poissons s'en allèrent visiter les tréfonds de leurs ventres ; des Lovdisc, Écayon d'abord, puis des Mamambo, Poissoroy et même un Sharpedo furent happés par la force de ces courants contraires parfaitement maîtrisés. Maîtrisés pour emmener ces bestioles désarmées dans les ventres infernaux de leurs bourreaux marins ; des mâchoires claquèrent, des corps se disloquèrent, et des nuages pourpres vinrent teinter sauvagement les eaux claires de ce monde. Le mécanisme de ces machines à tuer était lent et parfait.

Les deux Rangers se relevèrent, retirèrent leurs lunettes.

« Sacrée bonde de baignoire » reprit Ilario, un peu secoué.

Raphaëlle hocha simplement la tête et s'assit sur la pierre chauffée par le soleil.
Cinq minutes s'écoulèrent, puis dix, puis quinze. Ilario s'était plusieurs fois levé et assis à nouveau, enchaînant quelques pas d'impatience agacée. Impossible d'emprunter l'Ultra-Brèche pour le moment, sous peine de finir projeté entre des dents pointues. Agréable au début, le soleil se faisait de plus en plus envahissant, et leur petite plate-forme n'avait pas de quoi leur fournir un peu d'ombre.

« C'est pas douze jours, mais c'est un peu long quand même, grommelait-il.

- Ça va passer.

- Oui, oui. »

Il se releva, une fois encore, pour un nouveau tour de la petite île.

Cela passa assez vite finalement. Les vagues s'amenuisèrent, les glouglous de la mer, l'eau redevint presque calme. Ils risquèrent sous la surface un œil protégé de verre.

Les Engloutyran avaient refermé leurs mâchoires, reposé leurs pinces au sol. S'étiolant vers la hauteur, un tapis écarlate baignait leurs pattes énormes, comme une couche de gaz rouge se ramassant au sol. Pas un mouvement violent, juste quelques-unes de ces créatures qui changeaient de position dans une manœuvre pesante.

Certainement pas la peine d'attendre davantage. Les deux Rangers fébriles repositionnèrent leurs Mini-respireaux, leurs lunettes et plongèrent.

Ilario avait seulement l'impression de quitter un milieu inhospitalier pour un autre bien pire. Les nuages de sang lui caressaient le visage. L'air filtré par son appareillage parvenait à restituer l'odeur de la mort, et il aurait préféré qu'il s'en abstienne.

Taraudé entre le désir de détourner les yeux du massacre et celui de surveiller d'éventuels assauts du clan d'Engloutyran, Ilario nageait aussi vite qu'il le pouvait, s'accrochant presque à la paroi rocheuse pour une descente plus rapide, la tête en bas. Tout son corps lui semblait exploser, peut-être la pression, ou peut-être juste son cœur qui battait la chamade. Il s'appuya contre la pierre pour se propulser à la hauteur de la Brèche, erra un instant, la tête retournée par sa figure improbable, les yeux sourds et les oreilles closes ; puis retrouva le sens de la nage, les lumières agressives du passage tendues vers lui ? Il s'y précipita.

Les eaux froides d'Alola ne lui avaient pas manqué, mais elles avaient le mérite de ne pas être tachées de sang. L'obscurité était telle qu'il avait l'impression d'avoir les yeux fermés. Il fit quelques efforts pour s'éloigner un peu du couloir menaçant, qui pourrait si facilement se transformer à nouveau en bonde d’océan.

Une fois derrière le passage, il relâcha l'ensemble de son corps dans l'onde glaciale, essoufflé. Puis, sans réfléchir, amorça une lente remontée vers la surface.

Inquiet tout à coup, il chercha Raphaëlle du regard. Elle était là, indemne, un peu en contrebas, et remontait elle aussi. En observant les alentours, Ilario constata que l'armée des Pokémon marins était toujours là, attentive et silencieuse. Ils faisaient barrage, comprit-il, ils s'assemblaient là pour contrer les courants, pour se soutenir face aux aspirations carnassières du groupe d'Ultra-Chimères. On dirait que ce barrage ne marchait pas très bien.

Toutes les catastrophes semblaient venir de cette Brèche. Les raz-de-marées, les appels d'eaux, c'étaient les "aspirations", la bonde de baignoire ; et l'eau forgeait les vents, provoquant tempêtes et cyclones. Pas étonnant, d'ailleurs, que ces cyclones aient surtout ravagé la forêt d'Akala : ils s'en trouvaient tout proches. Après, qui savait ? Peut-être l'Ultra-Brèche se déplaçait-elle, flottant au gré des courants dans la mer d'Alola.

Et les inondations, elles, étaient dues aux lâchers d'eau massifs, qui créaient ces courants visibles depuis le ciel. La Brèche était dirigée vers les fonds marins, sans doute qu'un gros rocher plat éclatait les mouvements sous-marins, les dispersant dans toutes les directions. Et ils couraient à travers la mer, remontaient les côtes, sautaient sur les îles comme des serpents affamés.
Cette Brèche était la cause de tout.

Alors qu'il voyait se profiler la surface agitée de la mer Alolienne, quelque chose le frôla. Il leva la tête, frissonnant d'un seul coup, comme ramené à la réalité. La chose était si rapide, il n'eut pas le temps de la voir distinctement. C'était clair, translucide, flou et tentaculaire. Et cela percuta violemment une autre silhouette, plus foncée, d'une forme plus ronde. Le choc secoua les flots, il le ressentit distinctement.

Battant des pieds plus vite pour s'éloigner tant bien que mal, instinctivement, de ce duo belliqueux, il tâcha d'employer ses bras à l'utilisation du scanner du Capstick. Pointer précisément l'un ou l'autre des deux combattants s'avéra chose ardue. Une nouvelle estocade fit trembler l'océan.

Il parcourut en diagonale ce qu'affichait le petit écran. Tokopisco, Pokémon Totem d'Alola, protecteur, milieu aquatique. Bien, il avait en face de lui l'une des légendes de la région. Et l'autre...
Un appel vocal le fit sursauter, coupant court à sa tentative d'ajustement du scan. Il était tout proche de la surface, et la gagna rapidement pour avoir le son.

« Enfin ! fit la voix d'Alyxia, sévère et essoufflée. J'ai essayé de te joindre plusieurs fois depuis ce matin. »

Ah, c'est vrai qu'il l'avait laissée sans nouvelles depuis qu'il était parti pour la Fondation Æther. Ça lui était complètement sorti de la tête.

« Un cyclone nous arrive, du côté de la plage sud-est d'Akala, on a besoin de toi. »

Sa voix était saturée de détresse et grésillements électroniques.

« Pas possible pour le moment, fit-il en jetant des coups d'œil anxieux vers le bas, d'où pouvaient sortir deux adversaires enragés. Je suis sous les glouglous de la mer, j'ai trouvé ce qui mettait la région dans cet état. Hmm, tu sais comment on referme une Ultra-Brèche ?

- C'est une blague ? demanda-t-elle en haussant le ton. Tu n'as pas idée...

- Pas le temps, cria-t-il pour la couvrir, désolé. »

Il raccrocha et plongea la tête sous l'eau sans attendre. Heureusement, les belligérants s'étaient très peu déplacés depuis tout à l'heure. Il dirigea à nouveau le Capstick vers eux, pour découvrir l'identité du deuxième Pokémon. Et là, aussi, parcourut les infos du coin de l'œil.

Zéroïd, Ultra-Chimère.

Il observa le manège des créatures ennemies. Il s'imposait que le Gardien, Tokopisco, cherchait à aller vers la Brèche, décochant dans cette direction des salves d'attaques semblables à des tirs de mitraillette. Mais l'autre, Zéroïd, les interceptait toutes, voguant avec aisance de missile en missile, évitant, parant, et répliquant. Elle offrait une gracieuse barrière mouvante et redoutable protection à l'accès du monde des carnassiers. Lumineuse, irréelle et indubitablement menaçante. Tokopisco peinait, tentait des feintes, s'énervait, s'épuisait.

Zéroïd la méduse protégeait l'Ultra-Brèche, le Pokémon Totem cherchait sa destruction.
Soudain, deux disques de capture, deux rayons de lumière foncèrent vers la Chimère, presque simultanément. Encore une fois Raphaëlle avait eu le même raisonnement, les mêmes pensées que lui au même moment, mais cette fois-ci il n'allait pas s'en plaindre.

Il espérait que les deux toupies de capture rendraient la tâche deux fois plus facile ; c'était la première fois qu'il expérimentait cela.

Il n'avait pas l'habitude non plus des captures sous-marines. L'eau ralentissait tout, ses mouvements et ceux du Capstick. Les cercles qu'ils effectuaient étaient trop courts, trop lents. Il essayait d'accélérer, de tendre le bras plus fort et plus loin, mais la mer le freinait, se massait autour de lui pour l'entraver, et chaque mouvement demandait un effort colossal.

La distance ne facilitait rien, sa cible se trouvait à six ou sept mètres d'eau trouble, et les deux toupies de capture ne laissaient que de faibles traces de lumière, qui se confondaient avec les blancs tentacules de la méduse. Ilario suivait leur progression quasiment à l'aveugle. Brusquement, il ne sut plus lequel des deux disques il contrôlait, et eut un moment de confusion avant d'avoir l'idée de faire tourner son Capstick dans l'autre sens ; il freina son élan de son mieux, comme si l'eau s'en chargeait déjà pas assez, et partit dans l'autre sens avec difficulté.

Ce fut seulement à cet instant que l'Ultra-Chimère visée remarqua la présence des deux gêneurs aux toupies lumineuses. Jusque-là concentrée sur Tokopisco, écartant les deux objets de ses tentacules comme on le ferait d'insectes indésirables, elle neutralisa momentanément son adversaire d'une attaque de lumière malsaine, pour se retourner vers eux.

Ilario sentit un frisson glacé lui parcourir la colonne vertébrale, tétanisant son corps. Son bras hésita, les mouvements circulaires ralentirent encore. Affronter un monstre de dos, c'était facile. Là, c'était bien à lui que la créature faisait face... ses tentacules écartées, son corps gracieux et fantomatique tendu comme un grand arc blanc, éclairé par un faisceau de lumière malvenu, resplendissant dans la pénombre. Menaçante. Pas d'yeux, pas de visage pour traduire cette évidence, mais toute son attitude l'exprimait.

La méduse rassembla ses bras caoutchouteux d'un seul coup pour se propulser vers lui, à toute la vitesse que le milieu aquatique pouvait lui permettre. Comme un Octillery, voilà, c'était juste un Octillery blanc, avec un chapeau, avec des bras lisses et une beauté mauvaise. Une dame Octillery simplement, pas une horreur flottante défendant un monde de chaos dévorant. Il suspendit le mouvement du Capstick pour s'écarter de l'assaut phosphorescent. Son épaule droite le lançait.

Il reprit la capture en grimaçant, battant des pieds pour tenir la distance, cherchant instinctivement la surface. Épuisé de sa lutte contre l'eau trop dense, son bras le suppliait d'arrêter. Ses bras hurlaient leur faiblesse de chacune de leurs fibres. Tremblant, en désespoir de cause, Ilario passa l'appareil dans l'autre main. La créature se défit de l'emprise maladroite du cercle gaucher, prépara une riposte. Il ne connaissait pas son type, il ne savait pas à quoi s'attendre. Son cerveau embrouillé mélangeait des Octillery avec des Wailord et des Rozbouton ronflants, créant dans son esprit des créatures étranges, feuillues et tentaculaires, avec de grandes dents blanches.

Zéroïd envoya sur lui une gerbe empoisonnée, liquide violet qui s'égrenait un peu dans l'eau foncée ; Ilario nagea du mieux qu'il put, d'un seul bras pour esquiver. Le droit ne répondait plus. Le projectile frôla lentement sa jambe comme une promesse de mort, et continua sa course vers la surface.

Il reprit une nouvelle fois ses cercles désordonnés, stationnaire. Son disque de capture demeurait le seul gravitant autour du monstre. Il tourna la tête dans la limite du possible, Raphaëlle n'était nulle part en vue.

La panique lui offrit un regain d’énergie, ses jambes se mirent à battre plus vite. L’eau glaciale avait englouti sa partenaire, son propre corps était allé au bout de ses forces et la capture semblait ne jamais vouloir finir. S’il attrapait cette bestiole, à défaut de vouloir se lier d’amitié avec elle, peut-être pourrait-il la convaincre de refermer ce portail qu’elle avait l’air de vouloir protéger. Alors, Alola serait sauvée, Alyxia s’excuserait de son attitude, Euphorbe retrouverait un sourire plus naturel, peut-être que Gladio aussi, et on cesserait de le juger, lui, sur le fait que son Pokémon Partenaire était plus mignon que dangereux et s’en prenait à des chaises innocentes. Et peut-être même serait-il nommé Top Ranger et garderait-il ce Capstick que l’on pouvait faire tourner sur lui-même pour peu d’avoir une table sous la main.

Pour le moment, c’était plutôt mal parti.

La bestiole se rapprochait, avec ses pulsations d’Octillery. Elle semblait elle aussi avoir quelques difficultés à se mouvoir en milieu sous-marin, malgré son apparence, mais elle, elle n’avait pas à gesticuler d’une main tout en nageant. Elle venait lentement, mais sûrement. Ilario sentait son cœur battre à faire vibrer les eaux et l’océan entier.

Ses cercles étaient toujours à l’image de ses gestes, maladroits, désordonnés, laborieux. Si seulement il avait pu mener cette capture à l’air libre !

Plus proche, plus grande et plus impressionnante, la Chimère déploya ses tentacules à un mètre à peine de lui. Il cessa ses mouvements circulaires pour battre en retraite, ses dernières forces concentrées dans la volonté de s’écarter au maximum et au plus vite de cette bestiole mortelle. Le sang lui battait aux tempes, sa vue se troublait presque autant que le décor marin l’était par les eaux froides.

Une salve spontanée déchira les flots noirs ; Tokopisco avait repris ses esprits. Touchée au milieu du corps, la méduse blanche fut éjectée en arrière, laissant à Ilario une marge de quelques mètres. D’abord soulagé, il se fit une raison : ce ne serait qu’un court instant de répit.

Déjà la bestiole démoniaque revenait à la charge, sas plus même se soucier du Pokémon Totem. Elle avançait, et il reculait.

Un plongeon net se fit entendre, tout proche, un grand bruit d’eau agressant les oreilles. Une forme sombre fonça vers lui, juste sous la surface de l’eau, puis des serres qu’il connaissait enserrèrent ses épaules, le tirèrent vers le haut et la lumière voilée par les vagues incessantes. Sans avoir eu le temps de comprendre, il se trouva à l’air libre. Et quelques secondes plus tard, sur un dos lisse et bleu désormais familier.

Sonné, il examina la scène en portant la main à son épaule endolorie. Le Capstick tomba à ses côtés, dans la flaque d’eau que commençait à former ses vêtements détrempés.

Montée sur son Étouraptor, Raphaëlle décrivait de grands cercles prudents tout autour de la zone ; à ses côtés flottaient trois créatures, un peu semblables à Tokopisco, dans le sens où certaines parties de leurs corps semblaient faites de bois décoré. Un rouge, un rose et un jaune. L’Archéduchesse venait de le déposer sur le dos du Wailord, et repartit dans la foulée vers la grande gueule béante de l’immense Pokémon. Là, Ilario se dit que les dents de celui-ci n’étaient finalement pas plus effrayantes que celles d’un Engloutyran.

Alors qu’en deux battements d’ailes l’oiseau encapuchonné déposait Rozbouton à ses côtés, une méduse furieuse surgit des flots, tentacules écartés. Réactive, Raphaëlle dirigea vers elle son disque de capture, enchaînant mouvements acharnés et figures de vol improbables. Assurément, elle était plus douée en élément aérien qu’en milieu marin.

Mais cela semblait être également le cas de la bête translucide, qui déviait en tous sens pour éviter les boucles. Les trois Pokémon qu’Ilario soupçonnait être les gardiens des autres îles choisirent ce moment pour lancer simultanément trois puissantes attaques vers les fonds sous-marins, et de la Brèche.

Parmi ces attaques, un éclair puissant rappela à Ilario celui qui avait traversé les flots lors de cette fameuse tempête sur son retour à Akala.

Paniquée, la Chimère fantomatique délaissa Raphaëlle pour se précipiter vers la surface de l’eau. Mais deux bras végétaux la freinèrent dans son élan. Par crainte que la bestiole exerce une trop grande pression, Ilario attrapa et serra Rozbouton contre lui pour ne pas qu’il s’envole. Les deux longues lianes avaient surgi d’entre ses feuilles et retenaient avec vaillance, tant bien que mal, une méduse qui se débattait. Raphaëlle reprit sa capture avec acharnement, et les trois Gardiens redoublèrent d’efforts.

La mer toute entière s’ébranla ; le Wailord tanguait. L’armée des Pokémon figés qui se mettait en marche, songea Ilario. L’eau, là-dessous, fut agitée de courants brusques, puissants, et qui, il le sentait, allaient tous dans la même direction.

La Chimère prisonnière poussa un long cri discordant, à la limite de l’ultrason ; un éclair plus éblouissant que les autres vint le ponctuer ; l’océan gronda, menaça, puis explosa.