Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 05/05/2021 à 09:11
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:16

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 30 : Deux aveugles ne voulant rien entendre
Un jour, un Alchimiste avait réussi à convaincre Margar de goûter à un alcool de sa conception, alors qu’elle craignait de totalement perdre les pédales sous l’emprise du neurotoxique et de griller son anonymat. Elle avait tout oublié de la soirée, mais si elle était encore vivante malgré la présence d’un Guerrier, alors elle ne s’était sans doute pas trahie. En revanche elle se rappellerait jusqu’à son dernier jour la gueule de bois au réveil, et elle s’était attendue à quelque chose de semblable avec la poussière bizarre des oraciles.

Par chance, leur mixture n’avait pas d’effets aussi puissants : à peine une légère désorientation, comme si elle avait marché des milliers de kètres et que les roches avaient subtilement changé pour refléter les nouvelles étoiles dans le ciel. Quelques pensées confuses, aussi. Elle ne gardait que des souvenirs brumeux de la Cérémonie, et ça l’horripilait.

L’oubli. Le vieux croque-mitaine, celui qui guettait par-dessus l’épaule des scientistes pendant qu’ils fouillaient le monde du regard et cherchaient le peu de bien qu’ils pouvaient faire. Bien plus terrifiant que tous ce que le désert pouvait abriter de prédateurs, y compris ceux qui semblaient humains…

Autour d’elle, l’Oracilis se réveillait tranquillement. Elle avait découvert en se réveillant un village à peu près abandonné, comme après une épidémie : des corps inanimés par terre, des restes de repas qu’on n’avait pas terminés, quelques feux-follets qui jouaient innocemment dans les ombres du matin… Heureusement qu’il y avait des ronflements pour donner un côté comique à la scène.

D’un autre point de vue, Margar aurait sans doute apprécié de pouvoir dormir encore un moment. Mais autant se persuader que c’était mieux ainsi ; elle pourrait profiter des derniers feux de l’aube pour elle seule, assise non loin de la falaise.

Le temps passa paisiblement, sans s’attarder plus que nécessaire. Les ombres raccourcirent, les couleurs s’avivèrent pour de bon, et le jour tapageur s’attela à la tâche de réveiller tous les oraciles. Certains l’accueillaient avec des grognements, d’autres baillaient. On ne toucha pas aux traces éparpillées de la Cérémonie, ça devait pouvoir attendre. Et puis elles pourraient contribuer à rappeler à certains les événements de la veille.

À un moment, un mouvement détourna l’attention de Margar des dunes embrasées. Il y avait un enfant, un oracile, accroupi derrière les feuilles d’un arbuste non loin. Il la regardait d’un air perdu et elle n’osa pas détourner les yeux. Il y avait quelque chose d’une menace dans ce visage perdu.

Quelqu’un fit un large signe, un peu plus loin ; elle aperçut rapidement un adulte qui restait hors de vue de l’enfant. Il essayait visiblement de se montrer rassurant, mais la situation ne jouait pas vraiment en sa faveur.

Le gamin finit par détourner le regard pour scruter, avec le même air intense, le désert s’étendant par-delà la falaise. Moins longtemps : sous la surveillance de Margar et de l’oracile, il se détourna et s’éloigna rapidement, discrètement. Comme s’il fuyait, et l’oracile le poursuivit sans se faire voir.

Cet enfant avait sans doute été initié, pendant la Cérémonie… Alors il resterait dans cet état plusieurs jours. La scientiste ne savait pas trop si elle devait avoir peur ou pitié de lui.

Mine de rien, Sòrkat et Karintas avaient dit vrai. Elle avait l’impression d’un peu mieux comprendre leur peuple et ses manies après avoir vu le rituel qui structurait leur vie au sommet du Pic.

Comme si cette pensée l’avait invoqué, elle remarqua Sòrkat dans son champ de vision. Il avait l’air hagard de quelqu’un ayant mal dormi et cherchait frénétiquement quelque chose, balayant les alentours du regard. Margar en était encore à se demander de qui ou quoi il pouvait s’agir quand il la vit et s’élança aussitôt vers elle. En courant. Réflexion faite, cette journée prenait un tour désagréable (et répétitif).

« Margar ! haleta-t-il en la rejoignant. Je te cherchais, aurais-tu six ou sept nutes ?

— Bien sûr ! tenta-t-elle de le calmer. Soit dit en passant, je songeais moi-même aussi à venir te poser quelques questions à propos de dynamite et de fusils.

— Oh, ça. J’ai laissé le bazar sous ma tente ; viens, on parlera de ça en chemin.

— Quel bazar ?

— Haha, pas dans ce sens-là… J’ai pris des notes à la fin de la nuit, j’avais une question complexe à te poser et il était hors de question de ne pas m’en souvenir.

— Eh bien, j’arrive… »

Il n’y avait plus grand-chose à voir, de toute façon ; elle se leva. L’oracile semblait partagé entre la volonté d’arriver le plus vite possible à sa tente et celle de ne pas distancer la scientiste, ce qui rendait ses pas mal cadencés et nerveux. Après quelques secondes, elle accéléra un peu.

« Du coup, ces explosifs ?

— Ah, pardon, j’avais déjà oublié… Oui, le Conseil en a parlé. Nous sommes arrivés à la conclusion que c’était plus ou moins inutile. »

Ce qui arracha sans peine une grimace à Margar. Cela représentait quatre mois de travail ! et même si ses résultats étaient créés pour détruire, il y avait quand même une forme de satisfaction à les avoir atteints… Elle ravala sa contrariété et fit l’effort de répondre d’une voix calme.

« Comment ça ?

— Eh bien, si nous en avons besoin, nous n’aurons sans doute pas besoin de plus. Le fusil servira peut-être, impossible d’en être sûrs et il n’a pas d’importance ; mais la dynamite doit être gardée, au cas où elle devienne brutalement nécessaire.

— Je vois. Ça ne m’avance pas.

— J’en ai peur, non… »

Ils étaient presque arrivés ; l’oracile jeta quelques regards rapides aux alentours, comme pour s’assurer qu’on ne les suivait pas. Et Margar repensa à un autre conseil, à un autre sujet remis à la Cérémonie.

« Sòrkat, tu agis comme si tu avais un démolosse aux trousses. Eriane t’a fait bannir du Pic, ou quoi ?

— Hein ? Ah, non, elle a essayé. Mais le Conseil a décidé qu’aucune exclusion ne serait actée tant que la crise ne serait pas passée, à moins d’une trahison.

— Une… Non mais qu’est-ce qui vous arrive, à tous ?

— C’est compliqué éluda-t-il en soulevant le battant de cuir. Voilà le problème pour lequel je t’ai demandé de venir… »

Il n’entra pas, ni ne lui proposa d’entrer. Il se contenta de déchiffrer rapidement les symboles de gravier semés sur le sol de sa tente, avant de les lui traduire.

« Alors, cela concerne un tir de canon…

— Le canon, maintenant ? s’emporta la scientiste. Le canon ne sert à rien ! Si le conseil l’estime plus important que des fusils, vous avez perdu l’esprit ! »

Sòrkat lui renvoya un air blessé (et il n’avait peut-être pas tort), mais elle ne retira aucune parole. En fait, elle tenait là l’occasion de le forcer à lui donner une explication décente… Si elle parvenait à l’amener.

« Quelle distance de tir ? demanda-t-elle brusquement.

— Je… Trois kètres, à peu près.

— Le vent faussera les calculs.

— Vent de dos, une trentaine de kètres par heure au sol.

— Bon… admit-elle. C’est faisable, même si je n’en vois pas l’intérêt. Dans tous les cas, ce n’est pas un calcul réglé en six nutes, ni en douze. Ça se fait au calme, avec l’esprit reposé et quelques heures devant soi.

— Merci ! lâcha-t-il avec un soulagement palpable. La durée n’a aucune importance, du moment que c’est fait ! »

Elle ne put retenir un sourire mauvais : ce devait être la première fois qu’elle arrivait à lui faire dire ce qu’elle voulait entendre. Et cela attira un soupçon de détresse sur le visage de l’oracile. Mais s’il était trop tendu pour se défendre correctement, qu’il la laisse s’occuper de ses problèmes à tête reposée !

« Je viens de dire que je ne le ferais pas avec l’esprit occupé à autre chose. Si tu m’expliquais tout ça ? »

Il sentit bien qu’il n’avait pas le choix. Alors il laissa retomber le battant de la tente et s’y adossa d’un air résigné, teinté d’une détermination froide.

« Bien. Cela ne t’éclairera pas, mais voici nos conclusions. Un groupe de personnes, dans le désert, s’apprête à renverser l’Ordre d’une façon qui détruira l’Oracilis.

» C’est tout ce dont nous sommes sûrs. Le reste n’est qu’interprétation : nous ne savons même pas si leur action sera politique ou physique, nous ignorons leur affiliation au Sèmèrès ou à une autre sous-culture secrète — et non, les scientistes ne sont pas les seuls que nous surveillons… Si tu as d’autres questions, je peux m’efforcer d’y répondre. »

Une courte victoire, finalement : l’oracile avait déjà à nouveau imposé les fonctionnements obscurs de son peuple à Margar. C’était à prévoir, mais s’ils se retrouvaient encore à couteaux tirés à cause de ça, elle ne répondait de rien.

« Autrement dit, vous n’avez pas avancé d’un cheveu, provoqua-t-elle.

— Bien sûr que si ! À la dernière Cérémonie, nous avons pris conscience d’un grand danger à moyen terme, dont nous ne pouvions que faire des suppositions sur la nature. Maintenant nous savons quelle est la volonté de ce danger, et cela veut dire qu’on peut s’y opposer. »

Il se calma à peine une gonde, avant de reprendre d’un ton plus humble (mais en lui coupant presque la parole).

« C’était un gambit de ma part de t’amener ici : j’ai parié sur quelques Renégats de l’Ordre en particulier, sur des défenses que ta Science pouvait peut-être nous apporter, en fait tout simplement sur ta capacité à amener des changements avec toi. Possiblement un gambit perdant, mais ta présence a déjà permis d’éclaircir certaines pistes et de restreindre le champ des possibles.

— Je vois, rétorqua-t-elle sans vraiment être apaisée par ce drôle d’aveu. Et il y a une chose en particulier que je vois, c’est que votre réputation est largement surfaite. Voir le futur, hein…

— Tu n’as jamais cru à cette fable, je te rappelle !

— Comme si j’avais la moindre importance ! Combien, dans le désert, croient à votre omniscience, à votre capacité à les protéger de toutes les catastrophe, en vos dieux—

— Tu ne vas pas encore

— Combien ferment les yeux pour être protégés par des aveugles qui laissent des fanatiques exterminer les gens capables de douter de leur règne ? »

Il ne répondit pas sur le coup. Plus par indécision qu’à cause de la violence des accusations de la scientiste : ça, il devait en avoir entendu de belles, à force de chercher à affronter Eriane ! Puis il sembla arrêter ses pensées et choisir comment justifier la domination culturelle de l’Oracilis sur le désert.

« Bien sûr, que nous ne voyons pas le futur, commença-t-il calmement. On ne peut pas voir le futur, même pas en se laissant piéger dans des rêves capables d’altérer le tissu de la réalité. En revanche, on peut récolter des doutes sur les — les ! — futurs.

» Il ne s’agit pas de voir, mais d’interpréter ce qui s’approche de rêves ; de remarquer des lignes de force, de faire apparaître des schémas, des cycles, des interactions ; de percevoir des impressions du présent, des volontés, des possibilités, et de les projeter vers demain. Nous ne pouvons pas apprendre ce qui sera : seulement déterminer un faisceau restreint de possibilités et réfléchir à la meilleure façon de s’y préparer. »

Un brusque sursaut de colère le fit se décoller de la tente où il s’appuyait, parcourir des allers-retours nerveux dans l’allée.

« Mais va expliquer ça à un peuple qui ne se doute même pas que l’air a une masse ! Au final, en deux ou trois jours, on entend déjà dire que les oraciles lisent dans le futur. Cela leur suffit — et si nous n’avions pas été capables de répondre à cette description, tu peux être sûre que les Guerriers ne se seraient pas privés pour nous détruire ! »

Cela, elle voulait bien l’admettre. En revanche, il y avait quelque chose d’agaçant dans l’argument, quelque chose qui aurait presque montré les oraciles comme des victimes de la société et de leur réputation, obligés de servir les peuples qu’ils guidaient. Difficile d’attaquer un argument pareil de front… Mais elle pouvait l’affaiblir. Insister de façon détournée sur le pouvoir bien réel que l’Oracilis pouvait exercer. Il fallait changer de terrain.

« Peut-être, concéda-t-elle avec retenue. Tu comprendras que je n’aurais pas deviné ça de mon point de vue.

— Au contraire, je m’attendais à ce que ça t’apparaisse comme une approche plus rationnelle de notre réputation. Mais passons ; de toute façon, je dirais qu’on s’est rendu compte depuis longtemps, tous les deux, que le point de vue de l’autre pouvait être légèrement différent. »

Tout comme aucun n’avait été vraiment surpris de passer si facilement à un débat aussi agité. Alors Margar concéda un sourire, pour reconnaître qu’elle cherchait simplement à être sincère.

Puis retourna à l’offensive, bien sûr.

« Légèrement, oui ! admit-elle avec un enthousiasme peu naturel. Avant que j’oublie, tu as parlé de renégats… Ils peuvent être si encombrants que ça ? Le peu dont j’ai entendu parler se faisaient plutôt discrets.

— Ça reste un risque. Certains vivent en ermites, mais d’autres pourraient tout à fait être en quête de revanche sur l’Ordre.

— Lesquels je connais ? »

La question visait en fait à faire perdre du temps à Sòrkat, la scientiste cherchait une façon viable d’en revenir au débat hâtivement conclu. Pourtant l’oracile sembla particulièrement embarrassé ; Margar crut reconnaître une brève panique sur son visage, mais le rictus passa trop vite pour qu’elle en soit sûre. Voilà ce qu’on gagnait à apaiser la tension en évitant de regarder l’adversaire dans les yeux en permanence…

« Bah, badina Sòrkat d’une voix un peu trop contrôlée. Aucune idée, à vrai dire !

— Hmm. »

Un court silence, bien intentionné (autant que pouvait l’être une attaque verbale), qu’il n’interrompit pas. Nerveux et sur ses gardes, essayant de ne pas le laisser paraître. Est-ce qu’il redoutait le débat ? Après toutes les fois où ils avaient dérapé…

« Il n’empêche qu’au lieu de donner aux gens les outils pour comprendre votre vrai rôle, vous leur proposez de vous prendre comme prêtres et vous donnez votre bénédiction aux Guerriers pour éliminer qui ça vous arrange. »

Ou comment accuser quelqu’un de lâcheté de trois façons différentes en une phrase. Margar était assez fière de cette provocation déclamée avec tout juste assez de hargne pour exiger une réponse sans avoir l’air agressive.

L’effet escompté fut dépassé : Sòrkat s’abandonna à nouveau et sans se faire prier à une colère qu’il n’avait pas calmée. Et si Margar elle-même n’avait pas été exaspérée par les esquives et l’argumentation retorse de son adversaire, elle l’aurait peut-être trouvé soulagé.

« Eh ben voyons, on en revient toujours au même point ! Tu comptes faire quoi, réformer le désert entier à toi toute seule ?

— Préviens-moi quand tu sauras où trouver ces gens qui en veulent à l’Ordre ! »

Il adressa un reniflement de mépris à l’argument, contre-attaquant dans la foulée.

« Toi qui parles tout le temps de religion, tu me donnes l’impression de vouloir imposer ton dogme à tout le désert.

— Mon dogme ? grogna-t-elle. Mon système de pensé est fondé sur le doute, et tu appelles ça un dogme ?

— Du moment que tu n’en doutes jamais, c’est un dogme et peu importe ce que ça dit !

— J’aimerais t’y voir ! Va essayer de te remémorer des millénaires de résultats scientifiques en t’autorisant à douter de toi-même. Si tu doutes, tu fragilises ta mémoire, et il n’y a plus qu’un pas à faire pour tout oublier…

— Un pas aussi colossal que ce sophisme !

— Et puis quoi encore. Et toi, tu vas essayer de me faire croire que tu peux douter de ta religion, qu’on t’autorise à la remettre en cause ? Toi qu’on voulait bannir de cette montagne il n’y a pas douze heures ?

— Puisque tu en reviens compulsivement à ce point, ça n’a rien d’une religion. »

Elle aurait bien rétorqué du tac au tac, mais elle avait besoin de respirer — et cet enfoiré de Sòrkat en profita pour la narguer d’un sourcil moqueur.

« C’est une fable, peut-être ? s’amusa-t-elle avec toute la condescendance que permettait un poumon à moitié vide.

— Non, c’est une remise en question. Quelque chose que je ne t’ai jamais vue faire, soit dit en passant.

— Oh, je vois. Alors comme ça les honorables oraciles font des vérifications expérimentales de leurs théories philosophiques, et plus ! Ils sont si versés dans cet art qu’ils sont capables d’en repérer les maigres équivalents chez des scientistes !

— Les mai… Tu le prends comme ça ? Tu veux qu’on parle de mon âge, peut-être ? »

Après une seconde d’hésitation interloquée, Margar rétorqua automatiquement que ça n’avait rien à voir puis chercha machinalement un contre-argument ; mais il n’y en avait pas besoin. Ça n’avait rien à voir. Et Sòrkat, bien sûr, se fit un plaisir d’exploiter le manque de conviction provoqué par la surprise.

« Voici un fait objectif : ça fait quatre-vingt-dix ans que je vois les jours passer sur cette montagne et que j’essaie de comprendre ce désert. Mais tu ne le crois pas, parce que tu m’en donnerais quarante ; pourtant il y a vingt-deux ans, quand nos chemins se sont croisés pour la première fois…

— Jour malchanceux.

— … tu aurais déjà été convaincue que j’avais la quarantaine, termina-t-il en ignorant l’interruption. Tu prétends tout simplement que c’est impossible, que je mets un maquillage quelconque — et les randonnées de ce vieux croûton répugnant d’Eriane autour du Pic, elles sont peut-être maquillées aussi ? La vérité, c’est que tu refuses de regarder ce que tes yeux voient !

— C’est complètement faux !

— Tu forges une explication de toutes pièces et tu nies l’évidence, simplement pour ne pas remettre en cause tes petites convictions confortables. Tu fais tout pour ne pas les remettre en question ; mais je vivrai deux fois plus vieux que toi, Margar, et ça aussi c’est un fait !

— Statistiquement, ça nous ferait mourir le même jour : j’attends de voir ça ! Mais je n’y crois pas, non. Tu es déjà tellement sénile que je ne m’attends pas à te voir passer la saison des tempêtes !

— Et il sort d’où, cet argument ?

— Ton âge n’a strictement rien à voir avec le débat — mais ça ne te pose sans doute pas problème vu combien on est loin de débattre.

— Ah bon ? C’est un aperçu à partir duquel tu pourrais tenter de théoriser une vision large. Mais ça n’arrivera pas, parce que cette vision est que ton Sèmèrès refuse obstinément de bouger depuis douze mille ans !

— Parce que ta religion a bougé ? Première nouvelle ! »

Une réponse de gamin, mais Margar estimait qu’elle aurait moins de chance de voir l’oracile la retourner contre elle de cette façon. Si elle pouvait juste avoir le temps de souffler un peu et de trouver la faille dans son raisonnement sans devoir faire ouvertement appel à la logique formelle… Heureusement, Sòrkat préféra se défendre plutôt que pousser son avantage. Elle pourrait peut-être l’épuiser avant qu’il n'arrête d’argumenter et ne commence à prendre ça comme un combat.

« Certes, encaissa-t-il. Pas dans le désert, où elle est nécessaire, mais…

— Tu sais quoi, je n’ai jamais entendu interrompre un air de flûte, gouailla la scientiste. Par contre les contes de l’Oracilis, personne ne se gêne !

— Des mensonges ? Tu tombes bas ! Bien sûr que l’Oracilis bouge : d’où crois-tu que viennent nos connaissances sur le désert, les royaumes côtiers et la Science ? Si relatives soient ces dernières comparées aux tiennes ?

— Donc après avoir traité ma science de religion, tu vas traiter ta religion comme une science : non mais on n’est plus chez soi !

— Ce n’est pas le fait de connaître une vérité qui fait une science ou une religion, et ça non plus tu ne veux pas le voir… C’est le fait de l’imposer au monde, c’est le mode de pensée !

— Oh, pardon, cracha Margar avec la condescendance la plus violente qu’elle put. Des Guerriers qui dressent des carchacroks persécutent les gens comme moi, et ça serait de notre faute. Vraiment, pardon de t’avoir vexé ! »

Le plus vexé des deux était probablement l’oracile, qui dut faire un effort visible pour retenir les premiers mots lui venant à la bouche (sans doute une insulte) et riposter déloyalement (Margar aurait préréfé l’insulte).

« Puisque tu transportes une vérité à protéger, prouve-là ! »

Mais il y avait peut-être un moyen d’avancer une comparaison en espérant ne pas tomber dans un piège…

Pour la première fois depuis un bon moment, Margar se sentit fatiguée par une telle dispute. Brièvement, assez pour faire croire qu’elle reprenait son souffle ; mais tout ceci ne les menait nulle part !

« Les preuves sont perdues, mais peuvent être retrouvées. Une foi, ce serait le contraire : elle existe forcément, parce qu’il n’y a plus moyen de remettre le doigt dessus une fois perdue !

— Pfft ! soupira un Sòrkat comme pour gagner du temps. Toi et moi, ton Sèmèrès et mon Oracilis, c’est du pareil au même. Une religion volontairement créée par des esprits scientifiques. »

Il observa une pause infime, presque une indécision, et pourtant peut-être simplement un effet dramatique, où Margar hésita à voir la même fatigue que provoquait chez elle cette lutte vaine.

« Malheureusement, vous avez perdu l’esprit ! »

L’argument était élégant ; cela appelait une riposte enfantine…

« Ose me redire ça quand tu sauras faire tes calculs toi-même ! »

Et Sòrkat reprit le même format, la même idée de dispute stérile entre deux gamins braillards (plus confortable à entretenir qu’un combat pour l’intégrité morale, peut-être). Il se contenta de développer son attaque précédente, en la rendant un peu plus blessante, un peu plus étroite d’esprit.

« Le désert vénère une douzaine de dieux, et toi deux. La RAison, se moqua-t-il en forçant sur la majuscule. Et l’OUbli, qui te sert d’épouvantail aux côtés du DOute !

— Tu veux du doute ? Retourne entretenir tes rhumatismes, croulant ! »

Ça lui avait échappé. À force de faire trop enfantin… Et l’oracile ne trouva rien à répondre en la voyant reprendre son propre argument ; en fait, Margar elle-même n’avait aucune idée de ce qu’ils auraient pu ajouter après ça. Elle s’était réduite au silence aussi bien que Sòrkat : tant qu’elle serait incapable de dire si ce cri spontané était une provocation sans arrière-pensée ou une admission à moitié inconsciente, elle ne pourrait pas tenir la moindre position argumentée. Mais impossible de déterminer ce qu’il en était… Retourner à l’argument qu’elle avait déclaré hors-sujet, l’âge de Sòrkat, c’était déjà admettre qu’elle avait eu tort ; de là à admettre qu’il ait eu raison, il n’y avait qu’un pas dont elle ne parvenait pas à décider si elle l’avait franchi ou non.

De plus, il y avait une certaine forme d’habileté surnaturelle dans le fait d’admettre l’âge de l’oracile en guise d’argument : c’était clamer fermement qu’elle pouvait être ouverte d’esprit, tout en s’épargnant la peine de chercher une véritable explication, entre les diverses possibilités vaines comme le taux d’oxygène en haute altitude ou le faible nombre de prédateurs. Mais à l’inverse, c’était aussi admettre une forme d’impuissance à argumenter, plus fortement encore qu’en adoptant une défense enfantine. C’était ouvrir la porte au doute : si les oraciles pouvaient vivre quatre-vingt-dix ans, cent vingt, alors combien d’autres affirmations étaient vraies ? Quelle valeur fallait-il accorder à la sagesse qu’ils prétendaient détenir en lisant l’avenir ? Et toujours, impossible de se fixer sur ce qu’elle avait elle-même dit…

« Tenons-nous-en là », dit alors Sòrkat.

Elle lui fut reconnaissante de ne pas la mettre explicitement dos au mur.