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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 28/04/2021 à 10:00
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:16

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 29 : Pas de répit pour ceux qui se battent
En quelques jours, depuis la cérémonie de la décision des Trois Maîtres, ils avaient parcouru plus de kètres qu’ils ne voudraient le compter, en livrant au passage trois combats et en manquant de mourir plusieurs fois dans chacun. Parfaitement habituel pour des Guerriers, peut-être, mais ils commençaient tout de même à ressentir une fatigue certaine.

Gorbak imposait à son Démon de courir à une allure modérée, et ordonnait régulièrement un arrêt pour remettre sur ses plaies un peu du baume de Torterra. Le dragon ne semblait pas beaucoup apprécier ce traitement, mais n’osait pas protester devant l’air particulièrement sévère de son maître.

Les Démons des Apprentis étaient en meilleure forme, n’ayant pas encaissé de Lame de Roc de plein fouet et n’ayant pas affronté de face le Démon au Joyau. Leurs maîtres, en revanche, avaient tous les deux acquis une petite collection de cicatrices et d’hématomes, que ce soit contre le Bossu ou l’Enarmuré. Aussi appréciaient-ils discrètement ces pauses fréquentes, dont ils profitaient pour étirer leurs propres muscles endommagés.

Il y avait pourtant un sentiment d’urgence dans l’air. Malgré leur vitesse, qui restait largement plus élevée que celle de n’importe quel autre voyageur du désert, malgré les précautions qu’ils avaient prises, ils avaient le sentiment de ne pas aller assez vite. Le lendemain du combat, la Forteresse était en vue ; il aurait été possible de l’atteindre dans la journée en allant à pleine vitesse, ou même la veille. C’était inenvisageable, mais pouvait-on l’atteindre au moins dans la soirée, et profiter d’être sur place pour s’organiser dans la nuit ? À chaque arrêt, les Apprentis sentaient cette question dans le regard que leur maître tournait vers l’éperon rocheux posé sur l’horizon. Il semblait suspicieux.

Quand il décida de prendre le risque d’accélérer, dans l’après-midi du second jour de course, la montagne commençait à s’étaler largement dans le ciel. Elle était proche, elle donnait l’impression d’être à portée de main, mais ce n’était qu’une illusion. Il restait des heures de course, et si peu de temps…

Déjà le soir précédent, une atmosphère lugubre avait plané sur leur campement. Déjà la veille du combat, le sort des scientistes défendus par la Mèche et l’Enarmuré les avait rendus moroses. Alors quand il fallut se rendre à l’évidence — atteindre la Forteresse demanderait une heure de course dans le noir et le froid, que les Démons endureraient mais qui les affaiblirait —, et que les trois Guerriers s’arrêtèrent pour la nuit, il n’y eut pas un mot de prononcé.

Il y avait en partie l’épuisement de ces derniers jours, mais c’était surtout le fait d’une certaine gêne. Concrètement, abandonner des scientistes au désert et les abandonner à une épée revenait au même… La nuance était pourtant solide. Laisser la chance et le dieu du sable décider de la survie d’une poignée d’humains était cruel, mais justifiable ; au contraire, exécuter des combattants vaincus et désarmés avait quelque chose de contre-nature. Ils en débattraient sans doute un jour, quand le temps serait moins pressant et la situation moins oppressante, et surtout quand Gorbak aurait l’air plus ouvert à la discussion.

De son côté, Aixed voyait là et un peu partout l’influence du Joyau qui reposait dans les fontes du vieil homme. Il s’était réveillé, elle en était sûre ; et même s’il ne tentait pas activement de leur échapper, il semblait tout de même décidé à leur pourrir la journée. Sans doute s’était-il plu sur le torse de ce Démon, sans doute avait-il pu s’imaginer dominer le désert avec lui…

Pour l’Apprentie, il ne faisait aucun doute que le cristal était conscient. Elle n’osait pas encore examiner trop profondément l’hallucination qu’elle avait vécue — et vaincue — en y plongeant le regard, mais elle était à peu près certaine que sa réaction l’avait blessé.

Et les scientistes qui, quelque part dans les profondeurs du désert, étudiaient et reproduisaient cette créature… Divins ou pas, ces Joyaux de la Couronne auraient dû être laissés où ils avaient été trouvés. De telles choses n’avaient pas leur place dans la vie. Elle hésitait à le qualifier de contre-nature, mais il était au moins surnaturel. Plus tôt ils en seraient débarrassés, mieux ce serait.

***
« Tu n’aurais pas fait un tour à Galile, par hasard ?

— Certainement pas, maître Nerrion.

— Aouh. À voir ton Démon, j’y aurais cru.

— Il a l’air d’aimer le danger.

— Tes Apprentis aussi, non ? De ce que je vois, ils ont déjà amassé plus de bleus que toi depuis que t’as passé la Cérémonie du Lignage. »

Gorbak haussa un sourcil, et fit mine d’examiner ses Apprentis sans y croire pendant que Nerrion tournait les pages de son livre.

« Eux ? Ce n’est rien, ils ont remonté un Éboulement à la nage. »

Sourires. Il n’avait pas dit ça comme une blague, plutôt comme une vérité générale sans grand intérêt, mais au moins il avait fait preuve d’un peu d’humour. Ce qui était déjà assez inhabituel à la Forteresse, où Gorbak avait tendance à exagérer son comportement taciturne, appréciant visiblement sa réputation de roche à forme humaine.

« Et te voici, reprit le Maître. Bienvenue à la maison, Gorbak Inal-Kouruk.

— Je vous remercie, Maître Nerrion.

— Je t’en prie ! Maintenant, Aixed et Onis… Vous, vous serez faciles à trouver : toujours côte à côte !

— Ça dépend, parfois il y en a un qui a la tête dans le sable, plaisanta Onis à ses dépens.

— Et l’autre qui dort, comme toute personne sensée ! »

Un instant plus tard, Nerrion remplissait sa promesse et marquait deux maigres traits sur la page de parchemin.

« Vous voici. Bienvenue à la maison, Aixed et Onis Inal-Gorbak.

— Nous vous remercions, Maître Nerrion.

— Je vous en prie !

— Sinon, intervint Gorbak. Sauriez-vous où trouver Tahipik ?

— J’ai entendu parler de lui à propos d’un Démon en liberté dans l’armurerie il y a trois jours. Depuis le temps, l’incident doit être clos, alors autant tenter vers les Salles de Parchemin.

— Merci. »

C’était parmi les salles les plus élevées de la montagne, et entre les bleus, les contusions et les hématomes, aucun d’eux trois n’était vraiment enthousiaste à l’idée de faire l’ascension. Mais une fois le Joyau remis au Maître de la Maison s’occupant de leur traque de la Lame Noire, ils pourraient rejoindre une salle calme et prendre soin une bonne fois pour toutes de leurs Démons et de leurs propres blessures.

Ils se pressèrent donc autant que dans l’après-midi de la veille. Dans les boyaux tortueux de la Forteresse, les humains ne parvenaient jamais à progresser trop vite pour un Démon, à moins que ce dernier ne soit au seuil de la mort et n’ait passé la tête à travers pour renifler ce qu’il y avait de l’autre côté. Cela faisait au moins un problème sons contrôle : les trois Démons n’aggraveraient pas leur état en escaladant les couloirs abrupts.

Les humains, en revanche, les sentirent passer, et le temps de trouver Tahipik, il leur sembla avoir avalé une journée entière de course.

Le Maître resta impassible en entendant le rapport concis de Gorbak sur les deux laboratoires, mais ne put retenir un sourire un peu perplexe en apprenant la capture d’un Joyau.

« Eh bien, accueillit-il la nouvelle. Vous avez une chance de Scorpions de la Terre.

— Et le culot en prime pour Aixed, commenta Gorbak.

— Donnez-moi ce Joyau. Je le confierai à Nerrion, et les Guerriers sortant de la Forteresse pourront rechercher ses frères. »

Ils ne tergiversèrent pas : c’était un soulagement de se séparer de cet encombrant compagnon de voyage. Cependant, Tahipik n’en avait pas fini avec eux.

« Avant que vous ne preniez congé, j’ai moi aussi une nouvelle chanceuse pour vous. Varsta a posé ses questions aux scientistes rescapés de votre premier assaut, et il se trouve que l’un d’entre eux a eu connaissance de l’emplacement du laboratoire principal. »

Cela suffit à lui obtenir toute leur attention. On leur confierait vraisemblablement cette attaque, et il faudrait la mener en n’ayant combattu qu’une poigne de monstres déformés par les Gemmes et en portant encore les blessures de ces combats.

« C’était il y a plusieurs mois, poursuivit Tahipik sans interruption. Je fais néanmoins confiance aux talents de Gorbak pour remonter la trace qu’aura laissée ce laboratoire. Il se trouve en effet que c’est bien Tograz qui est à sa tête…

— Alors nous le trouverons.

— Je le pense. Ceci dit… Le temps joue peut-être contre nous, nous jouons plus vite que lui. Vous partirez après-demain : prenez le temps de vous reposer et de soigner vos plaies. Inutile de partir au combat dans votre état.

— Ces scientistes savaient-ils le rôle de Tograz ? demanda Gorbak avec un hochement de tête.

— Par rapport à la Lame Noire ? hésita Tahipik après un instant. Oui. Ils traitent l’un avec l’autre en égaux, mais la plupart des scientistes semblent considérer la Lame Noire comme leur véritable chef. Il semblerait qu’elle-même ait été instruite dans leurs voies…

— Déroutant.

— Je ne te le fais pas dire. Les quelques Maîtres avec lesquels nous en avons parlé sont partagés et certains soupçonnent de fausses informations. Pour ma part, je reste persuadé que cela la rend d’autant plus dangereuse : j’estime qu’elle a bien assez montré vouloir nous nuire. Cependant… Elle reste introuvable. D’après eux, elle recherche des recrues et d’autres Joyaux ; peut-être le tien nous aidera-t-il à la repérer, si elle en transporte un avec elle. En attendant, seul Tograz est à notre portée.

— Et s’il sait quoi que ce soit sur son associée, je l’amènerai ici et il le dira.

— Je n’en doute pas. Sur ce, je ne vous retiens pas plus longtemps.

— Merci, Maître Tahipik.

— Merci à toi, Gorbak Inal-Kouruk. »

Puis ils se séparèrent, et chacun suivit son chemin. Il y avait un Maître à trouver pour lui demander le chemin, trois Démons à soigner et un Joyau à faire examiner à une montagne entière.

***
Habituellement, les résidents de la Forteresse passaient la nuit dans les dortoirs, y compris les Démons qu’on avait laissé aménager leurs propres salles de nidification. Les deux structures étaient trop agitées pour convenir à des combattants blessés, aussi Gorbak et ses Apprentis avaient-ils investi ce qu’on appelait une salle calme. À peine une cavité mal terminée, à laquelle son concepteur n’avait pas vraiment associé de fonction ; un espace de pierre nue à l’écart des axes principaux de la montagne, où ils avaient amené trois matelas empruntés à un dortoir.

Enroulé dans un coin, le Démon de Gorbak somnolait. La veille au soir, le Guerrier lui avait fait avaler une des quelques concoctions que les Maîtres du Sable recevaient des Alchimistes établis à proximité et qu’on évitait d’emporter loin de la Forteresse. La mixture ridiculisait les propriétés curatives des baumes habituels, mais avait un effet assommant sur les Démons. Ses yeux entrouverts les regarderaient d’un air morne jusqu’au soir, et cela lui éviterait d’aggraver ses blessures.

Les deux autres Démons, qui n’avaient pas encaissé une Lame de Roc de plein fouet, n’avaient pas eu besoin d’un traitement aussi lourd. Gorbak avait tout de même conseillé à ses Apprentis de leur en donner quelques gouttes à chacun, pour être sûrs qu’ils n’iraient pas tenter de dévaler les pentes de la montagne à plat ventre.

Ils n’avaient pas l’air d’essayer : visiblement persuadés que leurs maîtres risquaient de se perdre même en ne bougeant pas, ils revenaient de temps en temps vérifier que tout allait bien. À intervalles irréguliers : un Démon avait une notion du temps très relative, et c’était pire quand il s’amusait à n’importe quel jeu absurdement dangereux pour lui ou pour son environnement immédiat. C’était tout de même ça de pris.

L’épée de Gorbak flottait négligemment dans un coin, émettant une lueur douce et pâle. Elle aurait presque eu l’air de veiller sur ces trois humains, s’il n’y avait pas eu l’immobilité métallique de son visage. Ses yeux d’Acier n’avaient suivi aucun mouvement quand, plus tôt dans la journée, les vivants avaient fait ce qu’ils pouvaient pour entretenir leurs corps voués au déclin : pompes, danses traditionnelles, exercices d’assouplissement… Les épées n’avaient pas besoin d’yeux.

Maintenant, les Guerriers étaient immobiles, assis en tailleurs, et une pensée passait par la tête d’Onis.

« Je me demandais, commença-t-il. Vous pensez que Tahipik va se faire piéger par le Joyau ?

— Ce serait gênant, s’amusa Gorbak. Mais j’en doute. Le Joyau se défendait, quand nous l’avons poursuivi ; peut-être d’ailleurs était-ce plus lui qui se défendait que le Démon. Ici, il ne pourrait pas faire grand-chose…

— Malgré tous les Démons présents dans la montagne ? releva Aixed.

— Aucun Guerrier ne les laissera gober cette chose. Tout ce qu’il obtiendrait en essayant, c’est un bon coup d’épée qui le laisserait en morceaux.

— Ça… Il s’est solidifié après, mais quand je l’ai saisi, j’ai trouvé qu’il était presque mou. »

Gorbak haussa les épaules. Quelles que soient les défenses qui restaient à ce Joyau, il restait dans une position vulnérable.

« D’ailleurs, Aixed, reprit l’Apprenti. Comment as-tu fait pour bouger alors que tu le regardais ? »

Elle prit un instant pour répondre, réfléchissant. Derrière la question, elle devinait un raisonnement qui avait indiqué les mots exacts à employer et qu’elle devait respecter en empruntant la même démarche qu’Onis. Il semblait avoir tenté de revivre la scène pour la comprendre ; autant faire de même.

« Drôle de question, admit-elle. Je n’ai pas l’impression d’avoir été particulièrement entravée… Simplement, je… Eh bien. Le Joyau essayait de m’occuper l’esprit à autre chose qu’à bouger, alors j’ai bougé. Ça semblait être la chose à faire.

— T’occuper l’esprit ? Je en suis pas sûr de comprendre. »

Elle le fixa du regard. Un instant, le temps qu’il réponde. Elle chercha l’avis de Gorbak : la statue humaine ne répondit rien, mais se posait la même question. Alors elle l’énonça à voix haute.

« Qu’as-tu vu dans le Joyau, Onis ?

— Vu ? Il scintillait, c’est tout. Si tu entends, voir des images, alors… rien, je crois. »

Cette fois ci, Gorbak hocha la tête quand ses deux Apprentis — simultanément et sans aucune concertation — lui posèrent la question silencieuse. Puis il sourit, devinant ce qui les préoccupait et voyant Onis rassembler son courage.

« Alors… vous, qu’avez-vous vu ?

— Le doute.

— La mort. »

Aixed ne put retenir un rire étouffé, tout au plus quelques expirations. Ce Joyau devait avoir ses thèmes favoris…

« À vrai dire, s’expliqua-t-elle sous le regard interrogateur de Gorbak. J’ai vu la… quelque chose, que le Joyau m’a fait prendre pour la mort. Mais il y avait des souvenirs, des idées, des sensations… Le doute, c’est la façon dont je l’ai interprété. Douter de la voie. »

Il n’y avait pas besoin d’en dire plus. Et cela posait, implicitement, une question au maître. S’il n’avait pas douté devant la mort, qu’avait-il fait ?

« Avec mon grand âge, je n’aurais pas eu la curiosité de chercher des interprétations, plaisanta-t-il avec peu de conviction. Tu as peu tué, Aixed. La mort que tu as vu était concrète, faite de souvenirs et d’horreur… Puisse-t-elle ne jamais devenir abstraite et lointaine à nouveau. »

Il se tut, un instant, les laissant absorber ces paroles incisives et se souvenir de ce qu’il avait dit de semblable, bientôt deux mois auparavant, dans ce village qu’ils s’apprêtaient à détruire. Et puis il reprit comme si de rien n’était.

« Ces salles servaient d’infirmerie, pendant la guerre. Mais peu ont servi… Nous avons intercepté les côtiers en bordure du désert, une semaine après qu’ils y soient entrés. Les Guerriers qui ne sont pas morts des blessures par balle au soir du combat et étaient assez forts pour être ramenés étaient peu nombreux, et peu d’entre eux ont souffert longtemps.

— Pensez-vous que nous trouverons des fusils, dans le laboratoire central ?

— C’est bien possible, Onis, c’est bien possible… L’erg aux éclats n’est pas gardé, il y a simplement plus de Guerriers patrouillant en bordure du désert à proximité. Les pillards côtiers ne passent pas, mais rien n’empêcherait les scientistes de l’explorer.

— Est-ce que… Est-ce que ça fait mal ?

— Je ne sais pas. Mon épée n’en a laissé passer aucune. Mais les Guerriers qui en ont reçu ne semblaient pas s’en rendre compte, ils restaient fermement accrochés à leurs Démons. Ils ne s’effondraient qu’après un moment, quand leur sang les avait fuis sans les alerter.

— Une arme lâche.

— Peu peuvent regarder un Démon droit dans les yeux et se sentir courageux. »

Les Apprentis le savaient bien, eux qui avaient été lâchés dans la Salle des Mères quelques années plus tôt à peine… Du peu qu’ils savaient de la guerre, c’était une folie de la part des côtiers. L’Ordre les tenait en respect sans effort depuis un millénaire et demi, depuis que les scientistes avaient permis aux populations du littoral de survivre en récoltant leurs champs et avaient décuplé les incursions de pillards.

« Pourquoi venaient-ils, alors ? Quel intérêt à faire mourir autant de leurs soldats ?

— Qui sait ce dont leur Science a besoin ? Leurs motivations ne nous apprendraient rien… et d’ailleurs je ne souhaite même pas en avoir une idée. Qu’ils l’aient fait est suffisant.

— Si nous savions ce qu’ils veulent, nous pourrions le mettre hors d’atteinte…

— Et s’ils veulent tout, jeune Aixed ? »

Elle inclina la tête, pensive. Gorbak lui laissa envisager l’idée, un moment, avant de reprendre.

« Ce qu’ils veulent de nous n’a pas d’importance pour nous. Ce qui importe, c’est ce qu’ils sont. Il y a une brassée de siècles, un bel été leur a fourni abondance et prospérité. Au lieu d’en remercier leurs dieux impitoyables, ils se sont tournés vers les scientistes pour apprendre comment tirer le même profit des étés suivants, si fades soient-ils.

» On connaît le résultat. La Science les a dévorés autant qu’ils s’en sont nourris, et ils ont désormais la richesse absurde de laisser mourir un million d’hommes au milieu des sables — un pour chaque habitant du désert. Voilà ce qu’il nous faut voir : ce que les scientistes peuvent faire d’humains comme vous ou moi… Nous sommes capables d’empêcher les côtiers de nous détruire, mais que les scientistes nous transforment à notre tour, et les côtiers n’auront plus qu’à se baisser pour ramasser nos os dans le sable.

» Voilà pourquoi je tue. »

Les mots, cruels, douloureux, se plantèrent dans l’esprit des Apprentis assoupis par le long discours, les réveillèrent et ravivèrent leur pleine attention.

« Voilà pourquoi je vis, continua Gorbak sans pause. Il y a vingt ans, pendant la guerre… Ce n’était pas une chose agréable de se précipiter au-devant d’un danger mortel en sachant que nous allions tous perdre le compte des hommes que nous tuerions. Quand le soir est tombé et que nous avons contemplé notre œuvre, il nous a fallu des raisons de poursuivre, de croire encore que nous étions nécessaires. J’ai choisi de, simplement… Changer de point de vue. »

Il sembla vouloir continuer, un instant, envisagea l’idée. Il ne restait pas grand-chose à dire, rien qu’à répéter. Et personne n’aurait imaginé Gorbak répéter quoi que ce soit après un discours douze fois plus long que ce dont il avait l’habitude.

Lui-même se demandait un peu pourquoi avoir raconté tout cela. Ces souvenirs avaient beau interroger et justifier chacun de ses actes, il les laissait habituellement derrière lui. C’était le passé. Pourtant, il n’eut aucun mal à les remettre soigneusement à leur place et à ne plus les ruminer…

Ses Apprentis ne parlèrent pas. Plus tard, peut-être, quand ils auraient cherché à comprendre ce point de vue de l’intérieur… En attendant, lui sentait s’éloigner le doute qu’il ne leur avait pas communiqué. Les deux jeunes adultes qu’il avait sous les yeux avaient assez mûri pour l’épreuve qui les attendait. Ils seraient capables de tenir contre le laboratoire principal, quelles que soient ses défenses, et lui pourrait leur faire confiance pendant qu’il se consacrerait entièrement à réduire Tograz en cendres.

***
« Non.

— Gorbak, par les dieux, je ne vous ai même pas encore informés des défenses de ce laboratoire… Une Cuirasse, deux Esprits du Désert, et l’épée de Tograz qui doit être comptée. Vous serez en infériorité numérique.

— Raison de plus. Une escorte aurait tout à apprendre, et nous gênerait. »

Cara eut un soupir dépité, que le Guerrier accueillit avec un mince sourire. Rare événement. De leur côté, les Apprentis ne savaient plus trop où se mettre, désarçonnés par la confiance que leur maître semblait leur porter.

« Tu n’as pas besoin de te rendre la tâche impossible, tenta encore la Maîtresse de Guerre. Cela ne donnera pas un goût moins amer à la vengeance. »

Sur le sol plat de la salle du Garde, Gorbak était un peu plus petit qu’elle. Il parvint tout de même à presque donner l’impression de la prendre de haut en répondant.

« L’amertume… »

Il avait été légèrement cassant et reprit aussitôt la parole — elle était encore Apprentie lors de la guerre et il n’était pas loin de lui reprocher de ne pas avoir combattu.

« Ta prévenance me touche, l’assura-t-il. Mais nous nous en sortirons. Il s’agit plus de nettoyage que de vengeance. »

Elle haussa un sourcil mal convaincu. Puis haussa les épaules. Elle faisait partie des Maîtres et personne ne l’empêcherait de prendre huit Guerriers avec elle pour aller vérifier si Gorbak avait survécu à son attaque.

« Alors, bonne chasse. »