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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 12/05/2021 à 18:54
» Dernière mise à jour le 09/07/2022 à 17:33

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 31 : Tempête de sable
Compter les scientistes ne leur avait jamais vraiment servi ; et pourtant ils s’inquiétèrent quand un cri d’alarme les accueillit à peine un regard lancé par-dessus la crête de la dune. Eh bien, au moins, ils auraient fini plus tôt. Gorbak haussa les épaules et franchit la crête.

Rien ne distinguait ce laboratoire de tous les autres, excepté peut-être au niveau de ses défenses. C’était d’ailleurs l’un des deux Esprits du Désert qui les avait repérés : celui-là avait intérêt à se battre aussi efficacement qu’il guettait les intrus. Autour de lui, le laboratoire s’agitait, mais sans l’efficacité qu’ils avaient constatée lors de leur dernier combat. Certains scientistes cédaient à la panique et semblaient ne rien faire d’utile, un autre sortait une brassée de lances d’une tente sans personne à qui les distribuer… Quant aux monstres, les Esprits du Désert étaient alertes et prêts au combat, mais la Cuirasse dormait encore — et à voir cette montagne d’indolence, Gorbak se dit qu’il ne bougerait pas avant un moment.

« Les Esprits du Désert forment des couples à vie, lança-t-il par-dessus son épaule à ses Apprentis. Si vous en attaquez un, l’autre essayera de vous tuer, alors ménagez-les un peu.

— Si on en assomme un et qu’on le traîne à l’écart, suggéra Onis. L’autre pourrait quitter le combat pour monter la garde ? »

Le vieux Guerrier s’arrêta et se retourna, un léger sourire sur le visage.

« C’est fort probable, le complimenta-t-il. Et on ne perd rien à essayer… mais je te souhaite bon courage pour faire ça avec une Cuirasse à neutraliser. »

Il arracha un court rire à ses Apprentis. Puis se retourna, à temps pour voir une silhouette sinistre émerger d’entre les tentes. L’homme, pas bien grand, portait un habit d’un blanc agressif et une épée de Guerrier. Il n’y avait pas vraiment de doute possible : c’était ce Tograz et les Apprentis le devinèrent tout de suite.

Tous trois se lancèrent dans la pente à petites foulées, pendant que le bras droit de la Lame Noire beuglait pour ramener l’ordre dans son fief. Les Démons turbulents glissèrent joyeusement vers le village, la Cuirasse souleva une paresseuse paupière de roche, jaugea ses adversaires du regard. Le scientiste aux bras plein de lances retourna sous sa tente — « Je vous avais dit que personne n’aurait besoin de ces machins, tête de nœud ! » selon Tograz —, et les Esprits s’envolèrent en bourdonnant, surplombant le futur champ de bataille d’un œil critique.

Puis Gorbak s’arrêta, retenant sans un geste ses Apprentis, et attendit. Jusqu’à ce que l’homme blanc se tourne plus ou moins vers lui.

« Tograz ! lança-t-il alors d’une voix qui fit sursauter la moitié du laboratoire. Toi et moi avons une querelle personnelle : viens donc la régler d’homme à homme ! »

L’autre s’esclaffa un instant, avant de répliquer d’un ton rogue capable de porter sur les douzaines de mètres qui les séparaient.

« Pour que tes deux charmants petits acolytes viennent mettre le chaos sous mon arbre ? Non merci, c’était déjà bien assez de travail sans vous !

— Au contraire ! Hors de question qu’ils aient leur mot à dire dans un combat honorable.

— Vu comme ça… Tu me tenterais presque, ha ! Mais j’ai fait quelques recherches à ton sujet, Gorbak inal-Kouruk. Je n’aurais pas tenu à l’épée face à ton maître et je m’attends à ce que tu sois de la même trempe. Tu survis à des lames saintes en pleine tête malgré ton âge, ce n’est pas rien ! »

Aixed crut entendre un grommellement indistinct et grossier à propos d’âge, puis Gorbak reprit à voix audible dans tout le laboratoire.

« Ça me rassure quant à cette attaque, en tout cas. Elle s’annonce même assez bien pour que je te laisse le temps de changer d’avis !

— Et puis quoi encore ? Viens me chercher, si tu veux ta revanche ! »

Mais le vieux Guerrier se contenta de planter la pointe de son épée dans le sable, devant lui. Les deux mains sur la poignée, les doigt croisés, et le visage pris dans l’étreinte d’Acier d’un rictus malveillant. Il attendit ; non sans répandre un malaise certain parmi les scientistes. Onis et Aixed firent de leur mieux pour tenir leurs Démons tranquilles et les empêcher de gâcher l’action de leur maître. Quelques brefs regards, au passage, dirent sans mot ce que les voix n’avaient pas le droit de dire : décidément, le maître était fort. Très fort.

Sur un ordre de Tograz, la Cuirasse se leva enfin. Son armure de roche turquoise, lisse et bombée, semblait plus la gêner que le mur d’Acier de l’Enarmuré qu’ils avaient affronté quelques jours plus tôt à peine. Mais peut-être était-ce le manque d’enthousiasme qui la dissuadait de s’opposer trop fort à des Démons qui n’en manquaient pas : les Cuirasses avaient beau disputer aux Enarmurés la place de troisième prédateur du désert derrière les Esprits eux-mêmes, elles étaient considérées comme moins dangereuses par les Guerriers.

Celle-ci semblait partager leur avis. De toute façon, combattre ces grandes faux sur pattes dégingandées de Démons, c’était un boulot pour d’autres dragons ! Donc pas pour elle : ça tombait bien, il y avait justement deux Esprits du Désert pour s’occuper de ça. Tout allait pour le mieux dans le monde du reptile rocheux.

Et il était bien le seul à le penser, montra Tograz en s’approchant avec ce qui ressemblait à un Joyau en main. Passé un instant d’alarme, les Apprentis se détendirent — ce n’était qu’une Gemme. Ne pas pouvoir empêcher son utilisation était bien dommage, mais hors de question de briser l’immobilité imposée par Gorbak. Alors, ils attendirent encore.

La Cuirasse revêtit sa nouvelle forme avec une déflagration de roches tourmentées, et Onis ne put retenir un gloussement vite propagé parmi ses deux compagnons. La nouvelle armure du monstre était tout simplement ridicule, avec ces bras trop courts, cette corolle d’aiguilles rocheuses horriblement gênantes qui jaillissaient de son dos, et ce faux visage de roches rouges incrusté dans le ventre… Tout dans l’apparence, rien dans le mouvement. Ce monstre serait long à épuiser et à abattre, mais impossible qu’il leur pose un réel problème.

Puis le sable entourant le laboratoire s’agita comme si des douzaines de Lames de Roche se préparaient. Les Apprentis se raidirent et raffermirent leur prise sur leurs épées, mais Gorbak se contenta de rire. Un rire troublé par une note d’amertume, et pourtant le plus sincère qu’ils aient entendu venant de lui.

« Quel abruti, s’amusa-t-il. Comme si une tempête de sable allait le sauver. »

C’était bien ça : l’air s’emplit rapidement de bourrasques de sable. Mais les Apprentis avaient vu pire. Plusieurs fois, dans les mois précédents, Gorbak avait entraîné leurs Démons à attirer des tempêtes de sable dans le sillage de leur course ; et bien entendu, il avait mis les Apprentis en plein dans le chemin de leurs propres Démons. Ils relevèrent la partie avant de leurs habits pour protéger leurs visages, contemplant le chaos que Tograz avait répandu parmi ses propres troupes.

Bientôt, le nuage devint trop épais pour voir si loin. L’homme en blanc ne les avait pas attaqués, mais il avait ôté leur image de la vue des scientistes. À la fois une bonne idée, vu le comportement de Gorbak… et une réponse un peu trop rapide.

« Bon, commenta alors le vieux Guerrier. On y va. Je m’occupe de Tograz, comme prévu.

— Et vous pouvez nous faire confiance pour gérer le reste !

— Vous avez intérêt. »

Sous les foulards beiges, les sourires fleurirent un bref instant. Et les Apprentis les discernèrent, comme des ombres bienveillantes flottant entre les grains de sable : leurs épées partageaient leurs perceptions. Cela donnait l’impression déconcertante de voir par la main…

D’autres ombres, plus brutales, se signalèrent à eux. Les Esprits du Désert profitaient de la visibilité nulle pour tenter une attaque par le ciel ; mais les Démons des Sables, eux aussi dotés de sens autres que la vue, les avaient déjà remarqués et entreprirent de bondir assez haut pour mordre les dragons volants. Alors les Guerriers reprirent-ils leur course vers le laboratoire.

Entre les bourrasques, une zone sombre surgit de nulle part, s’épaississant en un clin d’œil ; et puis les Apprentis virent, chacun de leur côté, un mouvement blanc et gris. Un choc métallique transperça le sifflement de la tempête, et ils crurent entendre un grognement.

Les deux épéistes avaient engagé le combat. Quoi qu’il arrive maintenant, les Apprentis devraient compter sans leur maître.

Peu impressionnés par le concours de saut des Démons, les Esprits étaient revenus se poser dans le chemin des trois assaillants, leur interdisant d’avancer plus près du laboratoire. Ils ne semblèrent pas faire un geste quand les Démons s’alignèrent devant eux, mais dans les rafales chargées de sable, impossible d’en être sûrs. Les ombres et les intentions perçues par les épées permettaient de ne pas être aveugles, mais elles étaient floues et instables, peu fiables. C’était à peine si Aixed savait où était Onis.

Les Démons n’avaient pas ce problème. Leurs maîtres désorientés ne réagissant pas, ils obéirent d’eux-mêmes à celui de Gorbak, qui les coordonna vaguement pour attaquer les Esprits. Son idée initiale devait ressembler à une sorte de diversion, chacun des deux jeunots s’attaquant à un Esprit, pendant que le dragon vétéran restait un bond en arrière, cherchant l’occasion de frapper à la gorge et se tenant prêt à secourir un de ses ailiers.

De ce que virent les maîtres de ces derniers, rien ne se passa comme prévu. Les Esprits se coordonnaient bien plus efficacement à grand renfort de stridulations stridentes, poussant en permanence les deux jeunes Démons à se gêner l’un l’autre et se permettant même de tenter des attaques aériennes sur le vétéran. Aussi leur combat se résuma-t-il rapidement à un ballet d’ombres virevoltantes, qu’on aurait crues emportées par la tempête.

Et toujours les claquements secs de l’Acier résonnaient, venant de n’importe où, indiquant un duel qui se poursuivait. Onis attrapa l’épaule d’Aixed, puis dut hurler pour se faire comprendre dans le vent brûlant qui les laissait à peine se voir.

« Eh ! Qu’est-ce qu’on fait ?

— J’en sais rien ! On ne peut pas les aider, ils vont trop vite ! »

Un gong sonna, tout près ; ils se retournèrent en sursaut dans la direction d’où il venait, mais les duellistes étaient déjà repartis. Bien trop vite pour agir, tout comme les cinq Dragons.

« Je ne suis même pas sûre qu’ils aient besoin d’aide, d’ailleurs ! »

De loin, dans le sable et les ténèbres aux aspects de violence, on aurait dit une danse complexe et mortelle — traînées noires portant la marque de crocs d’une tentative d’égorgement, ondes de lumière pourpre se perdant dans les bourrasques, leurs cibles disparues depuis longtemps, rugissements de fureur — qu’il serait insensé d’affronter. Il faudrait que les Démons se débrouillent seuls ; comme si ça les gênait…

« Je ne suis pas sûr de pouvoir lancer une Hantise là-dedans ! admit Onis.

— Mauvaise idée, ils auront fait trois tours le temps que tu fasses le trajet !

— Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour un caillou brillant ! »

Elle acquiesça. Se battre contre le Bossu, ou plutôt devoir le retenir le temps qu’un Démon parvienne à aligner une charge sur lui, n’avait pas été moitié aussi frustrant que d’être là, à côté d’un laboratoire, perdus entre cinq Dragons déterminés à s’exterminer et leur maître occupé à régler une querelle à l’épée, incapables d’aider en quoi que ce soit.

Mais il y avait quelque chose d’étrangement altéré dans l’air, qui mit Aixed en alerte. Et le temps qu’elle trouve ce qui l’ennuyait, une sixième ombre apparut à la lisière du sable, plus loin.

À force de paresse, le monstre responsable de ce chaos avait réussi à se faire oublier.

« Onis ! La Cuirasse !

— Quoi ? On l’a oubliée ?

— Lance cette Hantise pendant qu’elle est loin des Dragons !

— Aixed, attaquer une Cuirasse sans Démon, c’est de la folie ! »

Elle l’entendit à peu près, mais fit comme si elle était déjà assez loin pour que le vent emporte ces mots et continua de courir vers le monstre en armure verte. Si lent soit-il, hors de question qu’il vienne déséquilibrer le combat de Dragons en faveur des défenseurs.

Pendant un bref instant, elle eut soudain l’impression que le monde ralentissait. Comme une acuité impossible ; d’un coup l’ombre de la Cuirasse se fit nette et claire, une montagne contre laquelle la force brute ne servirait à rien et sur laquelle elle risquait de briser son épée. Le monde redevint normal en un clin d’œil, mais l’impression persista, accompagnée d’une démangeaison persistante à la main droite. La main de l’épée.

Le monstre d’Acier n’était pas enthousiaste non plus. Aixed lui sourit, intérieurement, et lui lança quelques mots.

« Non, moi non plus ça ne me plaît pas plus que ça… »

Même chuchotés, elle les entendrait certainement. Puis la Cuirasse ne fut plus qu’à un rien, et l’Apprentie fit de son mieux pour lui sauter sur une aiguille de pierre et tenter de planter son épée dans l’œil du monstre.

Cela se déroula à peu près bien, puis une paupière de roche dévia négligemment le coup et Aixed prit conscience qu’elle n’avait pas prévu la suite. Bah, au moins elle aurait essayé.

Elle retomba dans le sable devant la bête et s’écarta d’une roulade, plus par réflexe qu’en ayant un plan quelconque. Difficile d’imaginer comment percer les défenses de ce monstre-là ; mais il fit honneur à son apparence balourde, en la ratant d’un bon mètre. La riposte avait été rapide, cependant : elle vit le poing enflammé de la bête se relever du sable où elle se trouvait un instant plus tôt, et le regard de la Cuirasse toujours fixé sur elle.

Du feu. Dangereux pour l’épée, en plus de ne rien avoir à faire sur une Cuirasse. Cela demandait de changer de plan, ou plutôt d’improviser autrement. Trop de choses à penser en même temps ; ce fut à peine si l’Apprentie recula machinalement quand le monstre inclina la tête vers elle. Puis une bourrasque de pensées malveillantes balaya le peu de concentration qu’il lui restait et la projeta dans le sable, écrasée.

Ce fut le moment que choisit Onis pour finalement effectuer sa Hantise : il apparut juché sur l’épaule de la Cuirasse comme s’il avait toujours été là, et frappa ses dents aussi fort qu’il put.

Le monstre tourna la tête, surpris mais pas blessé, déséquilibrant l’Apprenti et manquant de le faire tomber ; et le carcan obscur posé sur l’esprit d’Aixed se relâcha. Au moins, cela lui avait remis les idées en place : il fallait attaquer la gueule du monstre, et de tenter de lui poignarder le cerveau. Donc pour ne pas y perdre un bras, tenter de déchausser les dents de la bête en premier était parfaitement logique, et était apparemment encore une tâche presque impossible.

À défaut, Aixed visa entre les plaques du monstre, pendant qu’Onis sautait au sol en glissant d’un mètre dans le sable. Il avait échappé de peu à une morsure qui claqua dans l’air sablonneux, et Aixed remarqua que la tempête de sable faiblissait : elle voyait un peu au-delà d’un mètre devant elle.

La Cuirasse reporta son attention sur ces deux moustiques agaçants : elle avait certainement le temps de leur régler leur compte avant que le sable n’ait fini de retomber, et son maître ne lui en voudrait pas pour ne pas avoir préservé la tempête. Puis une apparence de confusion passa sur son museau de roche ; elle et les Apprentis s’observèrent avec méfiance pendant quelques secondes. Le vent s’apaisait, le sable hurlait moins fort, et le seul son audible devenait la lutte féroce des cinq Dragons.

L’un d’eux poussa un cri, et tout alla très vite.

Le sable s’écarta, repoussé par l’Esprit. En se retournant pour vérifier d’un coup d’œil si leur dos était menacé, les Apprentis le virent voler vers le flanc d’une dune ; le sable au sol entra en ébullition devant lui.

Puis un paquet blanc s’y fracassa avec un bruit mat, sa chute difficilement amortie par la vague de sable ; un petit éclat brillant s’échappa de son habit, et aussitôt un crissement rocheux annonça que les plaques d’armure de la Cuirasse coulissaient — elle reprenait son apparence normale.

Tograz, vaincu. C’était allé vite.

***
Cela s’était produit une poignée de nutes plus tôt, peut-être une seule.

Souvent les Guerriers appréciant par-dessus tout les combats à l’épée développaient quelque nouvelle feinte pendant leurs voyages dans le désert. Gorbak avait plus d’une fois servi de partenaire d’entraînement à son maître pour maîtriser les techniques farfelues que ce dernier imaginait — avant que l’une d’elle cause sa mort, du moins. L’Apprenti n’avait pas osé s’en servir avant des années, avant d’avoir acquis une confiance absolue dans les Hantises de son épée.

Quand la fureur du duel eut assez échauffé Tograz, quand les déplacements à répétitions eurent usé la concentration dont il avait besoin, quand il s’en remit entièrement à son épée pour lui indiquer contres et parades, le vieux Guerrier lui tendit le piège auquel il avait longtemps pensé. Il ne fallut qu’un instant — des mois d’attente pour un seul mouvement bref : les lames inversées, plaquées l’une contre l’autre et bloquant les coudes des deux combattant. Une mauvaise prise, mais l’homme en blanc ne s’en déferait pas avant un moment.

Rien. Faire le vide. Rien que la pensée, sombre et calme, de la mort au souffle de glace.

Quand la Hantise les relâcha dans un horizon de blanc et que le vent s’engouffra sous leurs vêtements adaptés au désert, dévorant leurs membres d’une traite, Tograz eut un cri de surprise. Bientôt suivi d’un juron en perdant l’équilibre, en étant repoussé à un mètre ou deux par le vieux Guerrier, en reconnaissant les alentours.

« Tu portes une belle épée ! clama Gorbak pour se faire entendre dans le vent de plus en plus furieux. Mais tu ne lui fais pas honneur ! »

Ils jaillirent sous le nuage, une étendue infinie de bleu ciel s’ouvrant autour d’eux — et la mer d’un noir d’encre, loin vers leur bas, semblait être une gueule immense vers laquelle ils tombaient de plus en plus vite.

Gorbak sourit. Sur son ordre, son épée lui imprima une vive rotation sur lui-même. Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où elle s’appuyait, et il n’en avait pas besoin. Tout ce qui comptait était que sa prochaine Hantise conserverait cette rotation, avec sa vitesse de chute, et qu’il pourrait l’orienter où il le voudrait.

Tograz ne savait pas voler, contrairement à lui. Il n’avait aucune chance.

***
Le Guerrier apparut nonchalamment non loin de la Cuirasse circonspecte, marchant sur le sable comme si de rien n’était. Pourtant, les cristaux de glace qui perlaient sur son habit ne pouvaient venir de nulle part dans le désert.

La tempête n’était plus qu’un souvenir palpable ; de même que le combat, comme l’avait prévu Gorbak. L’un des Esprits reniflait avec une vive inquiétude le corps de l’homme en blanc ; le deuxième voletait quelques mètres au-dessus de lui, gardant un œil sur les Démons. Lesquels surveillaient qui ces satanés Dragons verts, qui cette Cuirasse un peu trop prêt des Guerriers.

« Il est… demanda Onis.

— Mort ? répondit Gorbak avec une satisfaction non dissimulée. Non, mais il gardera quelques bosses.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ? ajouta Aixed.

— Disons que j’ai voulu lui apprendre à voler, mais qu’il s’en est montré incapable. »

La Cuirasse émit un grognement, attirant immédiatement l’attention des trois humains. Mais elle ne comptait pas les attaquer. Elle se contenta de s’incliner devant Gorbak, autant que sa morphologie arrondie le lui permettait.

« Et je suppose que ce monstre-ci est entré au service de la Lame Noire simplement parce que Tograz s’est imposé à lui comme Dominant. Ses choix ne — »

La fin du sarcasme fut engloutie dans un hurlement strident et courroucé : l’Esprit du Désert penché sur le corps vêtu de blanc cracha une série de trilles rapides en incendiant la Cuirasse du regard. Cette dernière lui renvoya un air placide, et fit grincer ses dents l’une contre l’autre.

Et l’Esprit attaqua.

Il fusa sur la Cuirasse à une vitesse suffisante pour que le souffle de son passage projette un voile de sable dans l’air, il percuta le monstre de roche et l’envoya bouler dans le sable. Sans vérifier l’état de sa cible, il se retourna immédiatement vers Gorbak, et chargea le vieux Guerrier avec le même bourdonnement furieux — il ne rencontra que le vide, l’épée dérobant son porteur à l’attaque au dernier moment.

L’autre Esprit descendit vers le sol, un peu plus prudemment, mais avec la même agressivité dans ses pupilles noires et rouges. Une agressivité palpable, qui changeait l’atmosphère et semait la tension chez les Démons.

La riposte, ou peut-être le mouvement, fut confus. Un Démon, probablement celui de Gorbak, sauta vers l’Esprit qui menaçait son maître et l’engagea dans un de ces duels dont les Dragons avaient le secret. L’autre Esprit les rejoignit, tenta d’aider ; y parvint avec difficulté, étourdissant le Démon avec un bourdonnement perçant. Le prédateur finit au sol, glissant sur plusieurs mètres dans la violence du coup de queue qui l’avait mis hors-combat.

Cela n’avait pas pris deux gondes. Assez peu de temps pour que seul un Esprit, en volant, puisse franchir la zone de quelques dizaines de mètres où s’éparpillaient les combattants.

Éliminer le plus vieux des trois Démons n’était un mince exploit, mais aucun des deux Esprits ne voulut s’en tenir là ; ils s’en prirent de concert à ce qui restait des assaillants. Deux Démons et trois Guerriers, assez proches pour se soutenir et assez éloignés pour ne pas trop se gêner. Cela sembla suffire, pendant un instant confus de passes frénétiques — le bourdon incessant des Esprits, la frénésie avec laquelle ils s’en prenaient aux Démons, la force brutale des coups qu’ils assénaient, empêchaient de réagir, de planifier. Il fallait frapper plus vite et plus fort.

Tout allait trop vite.

Il ne s’était pas passé plus de quelques gondes interminables, faites de défenses, de contre-attaques, mal exécutées, mal préparées, visant simplement la gorge avec une griffe ou une épée, et puis un frémissement de mauvais augure agita le sable. Les combattants crurent entendre un grognement sourd, le cri de défi d’une Cuirasse, mais seul un Esprit eut le temps de se retourner et de voir ce qui se passait.

La Lame de Roc jaillit presque sous les pieds d’Onis alors qu’il tentait de distraire l’attention d’un Esprit de son Démon en mauvaise posture ; il bondit en arrière par réflexe, et vit les rocs déchirer la peau peu épaisse de l’Esprit. Le monstre hurla, ses écailles emportées par une attaque qu’elles n’étaient pas capables d’encaisser, et tomba au sol.

L’autre Esprit ménagea une pause en s’élevant de plusieurs mètres — il devait voir. Le rugissement triomphal de la Cuirasse vint percer le flottement de surprise qui s’était installé ; et puis le monde sembla se disloquer et sombrer dans un océan de son glacial et haineux. L’Esprit survivant, celui qui s’était déjà lamenté sur le corps de Tograz, abandonna définitivement la moindre parcelle de jugement et se livra à la folie. Une folie de Dragon ; une folie furieuse dans laquelle un si petit être pouvait pousser un vrombissement de fin du monde, pouvait charger une montagne vivante avec assez de rage pour projeter une grêle d’éclat rocheux à des dizaines de mètres à la ronde, et pouvait avoir encore assez de colère en lui pour, en se retournant vers les humains responsables de ce gâchis, leur promettre le même sort alors qu’il s’était brisé les bras dans cette attaque démente.

Les Démons arquèrent le dos et montrèrent les crocs, les Apprentis s’accrochèrent comme ils purent à leurs épées en essayant de ne pas regarder ce qu’il restait de la Cuirasse, et le maître posa la main sur sa lame.

L’Esprit les chargea comme il avait chargé le monstre de roche, se moquant de ses propres blessures, ignorant la douleur ; il les balaya. Un Démon prit la première attaque ; il fut assommé plus par l’énergie furieuse, le pouvoir draconique, que par le bras cassé qui le lui infligea. Son Apprentie subit le même sort ; promesse des pires bleus qu’elle aient jamais pris, alors que les derniers du nom étaient encore à peine formés.

C’était comme de répartir un coup sur le corps entier, une brûlure froide, parvint-elle à penser en manquant de se briser les os dans le sable. Mais l’Esprit n’avait pas fignolé le travail ; il l’avait projetée à l’horizontale, provoquant plus de douleur que de dégât et ne l’assommant même pas. Elle parvint à rouvrir les yeux et à vaguement redresser la tête un instant plus tard, juste après que le monstre déchaîné ait infligé le même traitement à Onis, royalement ignoré une Hantise de Gorbak, et réglé le compte du dernier Démon restant.

Elle le vit se retourner contre le vieux Guerrier et s’acharner en hurlant contre une aura bleutée émise par son épée ; malgré la hargne de l’Esprit, la défense tint bon. Elle ne se dissipa que quand il s’écarta pour souffler ; alors il revint à la charge en oubliant l’étape respirer. Il rencontra un mur d’Acier et se fit un plaisir de le cogner sans répit ; en vain. Si forts soient les coups, Gorbak parvenait toujours — avec une série de mouvements qui ressemblaient à des sauts mais ne décollaient pas du sol — à rester debout, à offrir un bouclier à l’Esprit.

Il tint ainsi le temps d’être repoussé à travers toute la vallée ; et puis le Dragon tomba au sol, secoué de convulsions. Alors le Guerrier se laissa tomber au sol à côté de lui.

Les deux Apprentis, tenant vaguement debout, voulurent se précipiter pour l’aider. Ils arrivèrent à faire trois pas laborieux avant que Gorbak n’apparaisse au sol, jamais à court de Hantise. Il semblait épuisé et avait le visage noyé de sueur, mais souriait.

« Je n’ai plus de bras, commenta-t-il comme si on pouvait en rire.

— Vous avez de la chance, maugréa Onis d’un ton qui aurait pu être celui du Guerrier. Moi, je n’ai plus rien. »

Ils rirent, brièvement. Ça ne s’était pas passé tout à fait comme prévu, mais c’était fait. Le laboratoire principal de la Lame Noire était sans défense, prêt à être récolté comme un fruit mûr.

Un cri retentit. Ils virent, avec un soupçon d’inquiétude, Tograz se relever, l’air hagard.

« Il ne va jamais s’arrêter, celui-là ? »

Mais le ronchonnement de Gorbak se tarit presque aussitôt ; l’homme blanc courrait vers l’Esprit encore tremblant sans se soucier le moins du monde des Guerriers ou des scientistes qui regardaient la scène. Il donnait l’impression de ramper debout.

« Au fait, demanda un Onis anxieux. Il est bien mort, ce Dragon ?

— D’après mon épée, il est vide. »

Drôle de qualification ; l’Apprenti décida de considérer que ça valait une mort. Gorbak ne se serait pas éloigné du monstre sans l’achever.

« Pas la peine de tout craindre comme ça, ajouta-t-il d’ailleurs. Ils n’ont plus de défenseurs. Quand on ira leur demander de nous suivre, ils le feront bien gentiment. »

Les Apprentis auraient aimé partager sa conviction.