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Ruiné (OS) de Eliii



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» Auteur : Eliii - Voir le profil
» Créé le 27/12/2016 à 20:29
» Dernière mise à jour le 27/12/2016 à 21:49

» Mots-clés :   Absence de combats   Drame   One-shot   Sinnoh   Slice of life

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Riche en sa pauvreté
Les gouttes venues du ciel tombaient sans discontinuer, pour venir taper durement sur le sol boueux constellé de touffes d'herbes disséminées çà et là, s'agitant au gré du vent comme des mèches rebelles. Il pleuvait toujours, à ces occasions ; on mettait un corps en terre, on faisait ses adieux, et la voûte céleste pleurait elle aussi, comme si cette pluie était un genre d'encouragement de la part des dieux, d'incitation à aller de l'avant et à ne pas regarder derrière soi.

Les silhouettes, drapées dans des robes et des costards noirs, s'agitaient comme une mélasse grouillante. Certains pleuraient des larmes de circonstance, qu'ils s'empresseraient d'essuyer en quittant le grand parc cerclé d'une large clôture de fer noir.

D'autres revêtaient le masque de l'accablement et du mutisme, mais au fond, ils s'en fichaient bien ; ils se remettraient à papoter allègrement une fois hors de l'enceinte du cimetière aux relents terreux, ils retourneraient à leur vie une fois que les herbes folles laisseraient place au sol de béton des rues de Voilaroc.

Les autres avaient la décence d'afficher l'indifférence sur leurs visages mouillés par les eaux tombées des cieux ; ceux-là avaient au moins le mérite de l'honnêteté. Mais ils auraient mieux fait de rester chez eux, dans ce cas-là, plutôt que de s'apprêter inutilement pour finir trempés sous ces trombes aquatiques.

En retrait se tenait un homme grand et fin, à la mine aussi sombre que son costume, malgré sa peau d'une pâleur de porcelaine. On lui aurait davantage donné quarante ans que trente-quatre, avec ce visage mal rasé, ces cernes noirs sous les yeux bleus, et ces cheveux de jais désordonnés. Le mari de la défunte se fichait pas mal de cette cérémonie, maintenant qu'il avait perdu la personne la plus importante de sa vie.

Il avait l'impression de voir le monde derrière un rideau, comme s'il s'apprêtait à se dévoiler sur la scène mais qu'il n'osait pas, qu'il préférait rester en coulisse et observer avec attention et minutie tous les visages savamment composés qui constituaient le public. Foutaises, les enterrements, songeait-il avec autant d'amertume qu'en aurait un café noir.

Lorsque le prêtre arriva, on disposa correctement les chaises et l'on fit asseoir tout le monde, dans des rangées désarticulées ; les assises étaient trempées, et on se montrait réticent à l'idée de mouiller son beau costard ou sa belle robe, puis on s'asseyait pour faire bonne figure, retenant une grimace d'indignation. La météo frappait toujours au mauvais moment, et on n'avait nullement le temps de reporter la cérémonie, car l'église était débordée, scandait le prêtre en criant presque pour se faire entendre par dessus le fracas de l'eau.

La cérémonie d'un quart d'heure parut durer des jours au veuf, qui dardait un regard sans émotion sur le prêtre, lequel remerciait madame Sarah Eden d'avoir toujours su communiquer sa bonne humeur à autrui, d'avoir toujours été là pour aider ceux dans le besoin, d'avoir été une épouse aimante et une sacrée bonne cuisinière — tentative avortée de détendre cette atmosphère lourde comme du plomb.

L'homme aurait voulu grimacer et hurler, faire savoir son mécontentement d'une manière ou d'une autre, mais il n'y parvint jamais ; les forces l'avaient entièrement quitté à ce moment-là, le poids de la perte était trop difficile à supporter. Il aurait voulu répliquer à ce maudit prêtre que tout ce qu'il disait ne servait à rien ; ce vieux con en tunique blanche ne la connaissait même pas ! De quel droit se permettait-il de parler d'elle comme d'une vieille amie ? Henry Eden ne détenait pas la réponse.


« L'argent n'est qu'un nombre et les nombres ne se terminent jamais ; s'il te faut de l'argent pour être heureux, ta quête du bonheur ne se terminera jamais. »
— Albert Einstein —


[…]


A peine l'épreuve de l'enterrement passée, une nouvelle, tout aussi difficile, s'offrit au veuf. Perdre sa femme n'était pas suffisant, il fallait qu'on en rajoute une couche avec ces conneries de condoléances ! Ces gens en noir qui s'enchaînaient, ils disaient les choses mais les pensaient-ils ? La question ne se posait pas ; il s'agissait juste de paraître et non d'être, parce que c'était ça, le jeu de la société. Le jeu du paraître.

Il les regardait défiler sans les voir ; un jeune homme succéda à une femme d'âge moyen, puis une vieille dame prit sa place, et ensuite un vieil homme, et après un couple, et il ne souvenait même plus de qui avait précédé, tout s'enchaînait trop vite et à un rythme trop décousu pour son esprit, parti vagabonder dans les limbes d'un désespoir aveugle. C'était comme cela qu'il se sentait. Aveugle, totalement dépourvu de vision, ses yeux ne voyaient plus, ils fixaient simplement un point invisible à l'horizon. Aveugle.

Le cortège de mains à serrer semblait ne pas s'épuiser, mais la fin arriva finalement, la dernière silhouette en noir s'éclipsa à pas feutrés ; le son de ses chaussures cirées contre la terre s'étouffait à cause de la pluie qui ne cessait de tomber. Le ciel continuait à pleurer, et l'homme avait l'impression qu'il déversait les larmes que lui-même ne pouvait offrir.

Ses deux prunelles bleues se posèrent sur ses mains blanches, teint cireux, ruisselantes d'eau, toutes aussi dégoulinantes que ses cheveux, son visage fatigué, son costume, tout, tout se noyait sous un torrent qui ne pourrait rien effacer.

Il crut que c'était enfin terminé, mais on ne lui offrit pas ce répit ; vêtue d'une robe aussi noire que son âme, une grande et jolie femme au visage hâlé, cheveux de jais courant en cascade trempée dans son dos, large chapeau de la même teinte incliné sur sa tête, désinvolte. Regard émeraude, de la même couleur que l'avait été le regard de la défunte ; ce fut trop, il voulut s'éloigner, elle le retint d'une parole.

« Nous devons discuter des dettes de votre épouse. Toutes mes condoléances pour son décès tragique. »


[…]

Le bureau de l'huissier des finances n'avait rien de ce qu'il avait pu s'imaginer ; il ne s'agissait pas du réduit sombre et froid, aux murs gris, sans fenêtres, toiles d'araignées au plafond, qu'il avait visualisé en prenant connaissance de la profession de la femme aux yeux émeraude.

Teinte crème omniprésente. Bureau en bois de chêne. Cadres disposés sur les murs, photographie d'une famille heureuse au coin du meuble. Etagères striées de reliures colorées ; rouges, bleues, vertes, noires, brunes. Multitude d'ouvrages entassées les uns à côté des autres, comme des cadavres dans une fosse commune— non, ne pas penser à la mort, surtout pas.

« Asseyez-vous, monsieur Eden. Voulez-vous que je vous serve un café ? »

Elle désigna, d'un mouvement de tête gracile et gracieux, la cafetière prête à l'emploi, posée sur une table de travail encombrée de feuilles et de dossiers. L'homme bougea mécaniquement, muscles tendus, avec l'étrange impression que ses membres pesaient si lourd et qu'il ne pourrait pas les bouger, et que— il s'assit docilement, mal à l'aise dans son costard noir et mouillé.

La femme lui avait dit son nom, mais il ne parvenait pas à remettre le doigt dessus ; tant pis, s'il devait parler, il dirait juste « madame », sans ajouter son patronyme derrière. Elle ne s'en offusquerait pas, elle comprendrait, il venait de perdre son épouse et il avait tout perdu, et maintenant il apprenait qu'elle s'était endettée, et les choses empiraient à chaque seconde.

« Je conçois qu'il est délicat de discuter de ces choses maintenant, mais nous ne pouvons pas attendre, surtout que le délai n'est pas si large que cela... Vous ignoriez que votre femme avait des dettes de jeu, n'est-ce pas ? »

De jeu ? Des dettes de jeu ? Sarah ne lui avait même jamais parlé de jeux d'argent. Elle cachait des choses. Ou bien n'était-il pas assez curieux, pas assez intéressé par ce qu'elle faisait de son temps. Trop absorbé qu'il était dans ses recherches à la faculté, et il rentrait tard le soir et parfois elle dormait déjà. Il se rendait soudain compte qu'il se détestait, qu'il détestait cette femme et qu'il détestait surtout les obligations qu'il avait envers elle et qu'il ne respectait jamais. Pourquoi l'avait-il épousée, au juste ? Henry Eden ne détenait pas cette réponse-là non plus.

« Elle ne m'en a jamais parlé. »

Sa voix était rauque, atone, brisée ; depuis la crise cardiaque, il avait passé son temps libre à fumer, et pourtant il s'était démené pour arrêter, mais la tentation avait été trop forte. Si ça n'avait pas été ça, il se serait tourné vers l'alcool, peut-être. Pas mieux. Il toussota, nerveux, sa main secouée de légers tremblements qui lui semblaient aussi fort que le vrombissement de la terre en cas de séisme.

« Le montant de sa dette s'élève à vingt mille pokédollars. A payer dans six mois. Autrement, nous devrons procéder à une saisie de vos biens mobiliers, et éventuellement de votre maison. Vous comprenez ce que je dis, monsieur Eden ?
— Oui, souffla-t-il, absent. Oui. »

Ce qu'il comprenait ? Il se trouvait dans une merde indescriptible, et tout cela à cause d'une femme dont il n'avait pas cherché à connaître toutes les facettes. Mais il se persuadait aussi et surtout que c'était de sa faute, à lui, s'il avait été un imbécile. Le mariage l'avait détruit, au final, comme ses parents le lui avaient prédit.

Il se débarrasserait de tous les biens qui le liaient à elle ; son Prinplouf avait été relâché, conformément à ses exigences, ça faisait une chose en moins dont il devait s'occuper. Tout effacer lui semblait le mieux. Oui. Il effacerait Sarah Eden. Et il rembourserait cette dette afin de pouvoir se remettre à vivre.


« Richesse : tient lieu de tout, et même de considération. »
— Gustave Flaubert —



[…]


L'appartement vide le plongea dans une étrange torpeur ; il savait qu'il trouverait les lieux comme ça, en rentrant, mais les voir de ses propres yeux lui faisait plus de mal encore qu'il ne l'aurait soupçonné. Il sentait le poids de la solitude l'écraser sans ménagement, lui broyer les os et lui pétrir les muscles sans qu'il ne puisse rien y changer.

Sa main vint machinalement attraper la Pokéball qu'il transportait dans la poche de sa veste. Un doigt tremblant vint appuyer sur le bouton, au centre, et un rai de lumière rougeâtre laissa place à une petite créature, d'une cinquantaine de centimètres, ressemblant à un dinosaurien dont la tête avait la curieuse forme d'un bouclier d'acier.

« T'es tout ce qui me reste, maintenant. Je veux pas te perdre, Devin. »

Le Pokémon poussa un cri jovial, mais au fond, il savait bien dans quel état se trouvait son dresseur. Il l'avait vu, les jours précédents, dans un état déplorable qu'il ne lui connaissait pas, loin de son habituel enthousiasme.

Le surnom du Dinoclier lui venait d'un héros de roman que l'homme avait apprécié ; il aimait se plonger dans des récits mystérieux et s'attacher aux personnages qui faisaient avancer l'histoire. Il aimait ça presque autant qu'il aimait l'histoire et tous ses secrets qui ne demandaient qu'à être découverts. Le fait d'y penser raviva une légère flamme, éloigna un moment les tracas dans lesquels il allait sombrer bientôt, mais ce fut de courte durée.

Le parfum doux, épuré de Sarah régnait toujours dans les pièces, et il pourrait presque discerner sa silhouette éthérée et légère, en fermant les yeux. Ses poings se crispèrent et il voulut hurler, il voulut faire déferler tout ce qu'il ressentait, mais aucun son ne quitta sa bouche, comme s'il ne désirait plus, au fond de lui, que le silence.

Ce silence qui l'entourait à présent comme une chaude et douce couverture qu'il ne voulait pas quitter ; peut-être trouvait-il du réconfort dans cette absence sonore. Le Pokémon n'osa pas émettre le moindre son, hormis celui de ses pattes sur le carrelage glacé.

Un désespoir palpable emplissait l'appartement, remplaçant le parfum de fleurs et la douce chaleur procurée par le chauffage électrique. Henry Eden observait son ombre distordue, sur le mur qui lui faisait face ; il avait l'impression de se voir dans un miroir.


« La pratique quotidienne de la gratitude est l'une des voies qu'empruntera la richesse pour venir à vous. »
— Wallace Wattles —



[…]


Les néons colorés lui faisaient mal aux yeux, mais il avançait quand même dans les rues nocturnes de Voilaroc, seulement illuminées par les enseignes du grand casino et des bars environnants ; pas besoin de lampadaires dans ce quartier, ça faisait gagner de l'argent à l'administration.

Devin marchait à ses côtés, balançant sa frimousse de bouclier d'un côté et de l'autre, dans un tintement métallique rassurant. L'homme savait que son Pokémon le protégerait, s'il venait à faire une mauvaise rencontre. On trouvait fréquemment des emmerdes, dans les bars de cette ville, et il ne pensait pas spécialement y échapper. Il s'en fichait bien, au fond.

Le professeur universitaire s'engouffra dans un bar pas trop mal famé, et fut contraint de rappeler le Dinoclier dans sa Pokéball, car le barman n'acceptait pas les Pokémon dans son troquet. Bien que réticent, l'homme en noir s'exécuta de bonne grâce et vint s'installer au comptoir pour commander une bière.

Il n'avait pas l'habitude de l'alcool, et préférait consommer peu ; il ne voulait s'enivrer que de l'atmosphère. Noyer sa peine dans la boisson, très peu pour lui. Surtout qu'il devait retourner enseigner, le lendemain, et qu'il avait besoin de trouver un nouveau travail afin de se débarrasser de la dette qui lui collait aux basques.

Les visages défilaient, entrant et sortant de l'établissement, se succédant les uns aux autres sans qu'il n'y prête la moindre attention, trop absorbé qu'il était dans la contemplation de son liquide alcoolisé, reposant dans son verre. Il n'avait peut-être pas la force de boire quoi que ce soit, au final.

Il se leva doucement, le regard rivé sur la porte ouverte qui laissait entrer l'air frais de l'extérieur, avec l'intention de partir, d'errer encore un moment avec Devin dans les rues baignées de lumières colorées, et enfin de rentrer chez lui. « Chez lui ». Ce terme lui semblait absurde, maintenant, sans signification aucune.

Henry Eden passait près d'une table pour quitter le bar, lorsqu'une conversation attira son attention ; il entendrait les mots qui changeraient son destin, sa vie, sa façon de penser. Deux voyous discutaient posément autour d'un whisky, ou du moins ça y ressemblait, au vu de la couleur ambré du liquide dans leurs verres.

Le veuf s'adossa nonchalamment à un mur, pas trop loin, feignant de consulter avec attention son smartphone, dont la lueur donnait un éclat bleuté à son visage au teint cireux. Personne ne le soupçonnerait d'écouter une conversation, ainsi ; il ne se trahirait pas en jetant des regards en direction des locuteurs.

« J'sais pas, mec, moi ça m'inspire pas confiance. T'es sûr qu'il est clean, le gars qui t'a parlé de ce boulot ?
— Ouais, t'inquiète, je l'connais bien, on a trimé ensemble sur quelques chantiers l'année dernière. Toute façon, si tu veux pas de ce taf, quelqu'un d'autre sera bien vite intéressé.
— J'hésite, parce que tu vois, j'ai déjà eu assez de merdes avec la police cette année, et j'ai pas envie d'en rajouter.
— C'est comme tu veux. Les entretiens ont lieu tous les mardis dans l'ancien entrepôt Galaxie, si tu changes d'avis. C'est très bien payé. Trente mille je crois. »

Ces derniers mots résonnèrent doucement aux oreilles de l'homme, qui les accueillit comme une musique triomphale ; il tenait sa chance d'effacer cette maudite dette et de démarrer une nouvelle vie.


« L'excès de richesse est peut-être plus difficile à porter que la pauvreté. »
— Heinrich Heine —



[…]


Deux jours après sa sortie nocturne, le professeur déambulait, accompagné par Devin, dans le quartier commercial ; une parcelle de terrain était couverte d'entrepôts qui se multipliaient à mesure que les années avançaient, et l'ancien hangar Galaxie en faisait partie.

L'organisation criminelle ne s'en servait plus, mais sévissait toujours dans la région. Le gigantesque bâtiment surplombant la ville en était la preuve la plus éloquente ; son ombre planait constamment sur les habitants de Voilaroc, pour démontrer au monde la toute puissance de la Team Galaxie.

Henry ne savait pas grand chose à leur sujet, sinon qu'ils prônaient un monde meilleur et « parfait », que leur chef était un jeune homme ambitieux — on racontait qu'il n'avait même pas encore trente ans —, et que leurs costumes de cosmonautes laissaient à désirer. Cela dit, il se doutait bien qu'il s'agissait d'un groupe hors-la-loi, à l'instar de la Team Rocket ayant été démantelée après avoir sévi à Kanto et à Johto quelques années auparavant.

L'entrepôt qu'il cherchait n'était pas difficile à repérer parmi la foule d'autres bâtiments similaires, étant donné le gros « G » jaune bordé de noir, caractéristique de l'organisation. Plusieurs hommes se tenaient assis sur des caisses à proximité, comme s'ils attendaient quelque chose.

« T'es qui, toi ? » demanda l'un d'eux en le voyant arriver, tout propre sur lui avec sa chemise blanche et son costume noir.

Le veuf eut envie de tout abandonner, de rentrer chez lui ; il se sentait jugé, étudié par ce regard noisette fixé sur lui, et il songea un instant qu'il n'avait pas sa place dans ce monde. Puisqu'il s'agissait évidemment d'un travail à la finalité illégale, cela tombait sous le sens, étant donné qu'il n'y avait aucune petite annonce dans les journaux locaux. On voulait faire ça discrètement.

« Je viens pour le boulot. »

Il n'adressa pas une parole aux autres, et se laissa lourdement tomber sur une caisse en bois, son Pokémon à ses côtés. La créature le regardait avec, dans ses yeux, un mélange d'inquiétude et de tristesse ; il sentait tout le désarroi de son dresseur, il voulait l'aider mais ne pouvait rien y faire, et ça le rongeait de l'intérieur, comme une maladie infectieuse et mortelle.

Le ciel nuageux avait une teinte grise, menaçante. L'homme songea que le temps s'accordait parfaitement à son humeur morne du jour. Les problèmes s'enchaînaient ; il avait cru que l'enterrement serait sa dernière épreuve avant un moment, mais le destin avait décidé de se jouer de lui en le faisant davantage souffrir. Cette dette pesait lourd, il s'agissait d'un fardeau difficile à traîner.

Les types assis sur les caisses se levèrent tour à tour à intervalles plus ou moins réguliers, et lui attendait son tour, le dos courbé, la tête dans les mains, passant des doigts las sur sa peau mal rasée et dans ses cheveux désordonnés. Une légère brise fraîche produisait quelques chuchotements, mais hormis ce son, rien n'était audible aux alentours.

Tous ces gars aux allures louches ne discutaient pas entre eux ; ils étaient tous rivaux, en quelque sorte, ils se disputaient les quelques boulots offerts par le grand patron qui les attendait, à l'intérieur de ce hangar miteux et pratiquement vide.

Henry sentit ses muscles se tendre lorsque ce fut à son tour de pénétrer dans l'entrepôt presque désert. Une femme à la coupe garçonne, habillée tout en noir, le conduisit à travers le vide environnant, en direction d'une table derrière laquelle le « chef » était assis, dans une position nonchalante, fumant un cigare odorant.

La scène ressemblait à une superposition de deux univers drastiquement opposés. Les alentours ne dégageaient rien d'autre qu'une fétide odeur de renfermé mélangée à la fumée âcre du cigare, tandis que le personnage respirait la richesse et la dignité, dans son costume gris.

D'ailleurs, l'homme était gris lui aussi, gris de cheveux et d'yeux, et son visage pâle avait une teinte cadavérique. Il approchait de la cinquantaine mais gardait un corps en bonne santé et une expression radieuse sur sa figure avenante. Il n'avait rien d'un criminel, et pourtant.

« On t'a dit mon nom, petit ? » questionna le type tandis que son visiteur s'asseyait en face de lui.

Le professeur universitaire hocha tranquillement la tête, tout en se demandant pourquoi cet homme l'appelait « petit » ; ils n'avaient pas plus de quinze ans de différence.

« Oui, monsieur Brooke. Mais c'est tout ce que je sais. »

L'autre haussa l'un de ses sourcils — gris, cela allait sans dire — et éclata d'un rire sonore et plus ou moins communicatif, puisque le veuf lui-même ricana nerveusement.

« Tu sais quand même dans quoi tu t'embarques, en postulant pour travailler pour moi, pas vrai ?
— Plus ou moins... je ne connais pas votre... secteur d'activités.
— Les armes à feu, petit. On dirait pas comme ça, mais ça rapporte vachement de fric de vendre ces machins-là, et c'est plus dangereux qu'il n'y paraît. C'est à cause d'Interpol, ils commencent à fouiner dans le coin ces temps-ci. Bref, parle-moi un peu de toi... comment t'as dit que tu t'appelais ?
— Je ne l'ai pas dit. (Il déglutit.) Henry Eden. »

Monsieur Brooke tira une bouffée de son cigare, et en recracha lentement la fumée, qui se dissipa rapidement dans l'air vicié de l'entrepôt.

« Tu serais pas professeur à l'université, par hasard ? »

Le concerné voulut répondre, mais les mots moururent dans sa gorge avant même qu'il ne les prononce. L'effet de l'anxiété, sans doute. Il se contenta d'un hochement de tête mollasson.

« Ouais, je me disais bien, ce nom me disait quelque chose... Ma fille fait des études au département historique, et elle adore tes cours.
— Oh, euh... c'est gentil... remerciez-la de ma part, bafouilla-t-il, pas certain de savoir ce qui était de circonstance.
— Compte là-dessus, petit. Mais dis-moi, qu'est-ce qu'un gars bien honnête comme toi vient chercher ici ? T'as un boulot. T'as besoin de fric à ce point-là ? » 

Pendant un instant, il songea à tout lui raconter, à extérioriser tout ce qui lui pesait depuis l'enterrement, mais à quoi bon ? Ce type s'en fichait, il se montrait juste poli pour faire bonne figure. Encore une fois, il acquiesça simplement.

« Je crois que j'ai le boulot qu'il faut pour un féru d'histoire comme toi... les fouilles archéologiques, ça te connaît ?
— Oui... o-oui, plus ou moins.
— T'as pas de problème avec le fait de creuser, non ?
— Je ne crois pas, monsieur.
— Alors ton boulot est tout trouvé. J'espère que t'as au moins un Pokémon costaud, parce que ce sera épuisant. Trente mille pokédollars si c'est fait dans les six mois. »


« Evalue ta richesse à l'importance de ce que tu donnes. »
— Georges Duhamel —



[…]


Henry et son Pokémon fixaient la paroi rocheuse, un mélange d'étonnement et de fatigue dans le regard. Le professeur venait de terminer une longue journée de cours, et il se retrouvait là, dans une minuscule grotte de la route 214, à regarder des cailloux dans le blanc des yeux — encore eut-il fallu que ces cailloux aient été pourvus d'yeux.

Lorsque monsieur Brooke lui avait exposé ce qu'il ferait, l'homme n'avait pas cillé, et avait écouté ses explications avec beaucoup d'intérêt, et même d'espoir ; il avait été convaincu, sur le moment, que ce travail lui garantirait un avenir.

Mais, à présent qu'il se trouvait face au problème, les choses se montraient sous un nouvel angle. Comment diable allait-il réussir à faire ça en six mois ? Ce délai semblait ridiculement court pour un projet pareil, qu'il devrait mener à bien tout seul, de surcroît...

« Tu vas devoir creuser un tunnel à partir de la route 214. Des gars qui travaillent pour moi ont étudié la topographie, et c'est une vraie aubaine, parce qu'il suffit de creuser tout droit sur plusieurs kilomètres pour déboucher aux ruines de Bonville », lui avait dit le trafiquant d'armes avec un sourire confiant, l'air désinvolte.

Creuser sur plusieurs kilomètres, alors qu'il était seul ? Cela relèverait du miracle, s'il y parvenait. Bien sûr, il avait Devin avec lui, et son Pokémon maîtrisait la capacité Tunnel ; seulement, le dresseur tenait à ménager son compagnon, par égards pour lui. Connaissant le caractère buté du dinosaurien, cela n'allait peut-être pas être une partie de plaisir, mais il était hors de question pour lui d'exploiter son Pokémon jusqu'à épuisement.

L'homme soupira et retroussa les manches de sa chemise blanche jusqu'aux coudes, songeant qu'il aurait peut-être dû prendre une autre teinte que celle-ci, puis saisit la solide pelle qu'il avait apportée pour sa besogne. A l'extérieur, le soleil brillait encore, mais il avait pris soin de se munir de lampes à huile pour éclairer la caverne sitôt que l'astre déclinerait ; il comptait bien rester aussi longtemps que son corps le supporterait, pour s'assurer du bon déroulement de ce projet somme toute assez absurde.

Le Pokémon se forçait à laisser son dresseur se débrouiller, comme celui-ci le souhaitait, mais il bouillonnait d'envie de l'assister, de lui montrer qu'il le soutenait dans cette épreuve rude et fatigante. Devin se laissait bercer par les coups métalliques de la pelle contre la terre, somme toute assez malléable pour être dégagée facilement sur les premiers mètres.

A mesure que le temps passait, les coups se firent moins réguliers, plus espacés, et aussi moins vigoureux ; l'humain fatiguait, comme le trahissaient sa respiration saccadée et la sueur qui faisait luire son visage à la lumière des lampes. Dehors, quelques dresseurs de passage jetaient des coups d'œil curieux à l'intérieur de la grotte, et passaient rapidement leur chemin, ayant mieux à faire que de rester là, à observer un homme perdu cogner contre la roche.

Le Dinoclier s'approcha de lui, et, tant bien que mal, parvint à convaincre Henry de faire une pause afin de laisser son Pokémon prendre le relais. L'homme observait son compagnon qui creusait de façon bien plus efficace que lui, grâce à sa capacité Tunnel. Il se sentait un peu inutile, lui qui ne pouvait pas faire mieux que de frapper la caillasse avec sa pelle, à la force de ses bras ; il ferait peut-être mieux de se constituer une équipe de Pokémon de type sol, cela irait beaucoup plus vite...

Cependant, il lisait une détermination sans faille dans le regard de Devin. Celui-ci ne voulait pas qu'il lâche le morceau, et il le soutiendrait coûte que coûte ; ils accompliraient cela, tous les deux, en famille. Car l'un pour l'autre, ils représentaient maintenant tout.


« La richesse de l'âme est la seule richesse ; les autres biens sont féconds en douleur. »
— Lucien de Samosate —



[…]


La fatigue des premiers jours laissa place à une forme d'exaltation ; le professeur appréciait de plus en plus de venir frapper la terre rocailleuse de la grotte après les cours. Cette activité lui servait en quelque sorte de défouloir, puisque chaque jour contenait sa dose d'émotions négatives à évacuer.

La façon dont les gens le regardaient, à l'université, avait changé, et cela, particulièrement, avait le don de l'agacer copieusement. Ses collègues le regardaient toujours avec des airs désolés, et on ne se souvenait plus de lui que comme le veuf. Ce simple mot le caractérisait, et on oubliait le reste.

Cependant, à mesure que les semaines passèrent, la monotonie prit le pas sur le reste. Il avait même acquis une petite notoriété, depuis qu'il s'échinait à creuser, mètre après mètre, à la lueur des lampes à huile. Les gens du coin se référaient à lui comme étant le « Ruinemaniac », pensant qu'il déblayait les environs pour mettre la main sur quelque trésor d'une civilisation antique. Comme ils se trompaient ! Il aurait aimé que ce fût vrai, mais le destin en avait décidé autrement.

Au début, ça l'amusait, de voir que des gamins curieux s'intéressaient au « Ruinemaniac » et venaient le voir creuser quelques temps en rentrant de l'école. Il leur offrait des sourires sympathiques et même quelques poignées de main, quand il n'avait pas encore les muscles totalement en compote.

Mais, petit à petit, la lassitude venait l'envahir, et il se rappelait de la raison pour laquelle il faisait tout cela, tous ces efforts qui semblaient ridicules. Cette foutue dette de jeu, léguée par cette foutue épouse morte trop tôt et qui n'avait jamais parlé de ça, et il pestait aussi contre lui-même et il se haïssait et—

Dans ces moments-là, lorsqu'il était dans un état de tension extrême, Devin se frottait contre sa jambe, contre le tissu boueux des pantalons kakis qu'il revêtait pour s'adonner à cette activité. Et Henry Eden, reconnaissant, oubliait ses tourments qui tourbillonnaient dans sa tête, et se baissait à la hauteur du petit Pokémon pour le caresser affectueusement, dans un geste paternaliste.

Cela ne suffisait pas à apaiser complètement le professeur, mais la présence du Dinoclier, et son soutien permanent, permettaient au moins de retarder l'explosion de la bouilloire qui sifflait. Un mois était passé depuis le début de son travail officieux pour monsieur Brooke.


« Les espoirs des hommes instruits valent mieux que la richesse des ignorants. »
— Démocrite —



[…]


Les semaines s'écoulèrent les unes après les autres, à une vitesse qui sidérait le « Ruinemaniac ». Il avait l'intime conviction qu'il ne terminerait jamais ce tunnel, qu'il ne serait jamais payé par le trafiquant d'armes, et qu'il ne pourrait jamais rembourser cette putain de dette, qui planait comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête !

L'épuisement se faisait clairement ressentir ; il se surmenait, mais Devin avait beau protester, il ne se passait pas un jour sans que son dresseur ne passât quelques heures à creuser, pelle en main. Henry Eden n'avait jamais été en si bonne forme physique. Grâce à cette activité éprouvante, il devenait plus résistant et plus efficace à mesure que les travaux avançaient. Mais cela ne l'empêchait pas de se conforter dans l'idée qu'il n'y parviendrait pas.

A présent, il ne battait plus la terre aussi frénétiquement, il se contentait de gestes mécaniques et identiques, le souffle erratique n'ayant plus rien d'extatique. Le Dinoclier l'assistait plus souvent, en dépit des réticences de son dresseur, qui n'avait de toute façon plus la force de protester, crevé comme il était.

Il ne connaissait pas la longueur actuelle du tunnel, et il s'en fichait bien ; hors de question de perdre du temps à vérifier ça, il ne s'arrêterait que lorsque tout serait terminé, lorsqu'il pourrait enfin se remettre à vivre véritablement. En dehors de son métier de professeur, de ses recherches à l'université et de ce maudit boulot épuisant, l'homme n'avait rien du tout, rien d'autre que la compagnie rassurante de son Pokémon, et cela lui suffisait amplement.

Il n'avait pas besoin d'une nouvelle femme dans sa vie ; plus maintenant qu'il avait été trahi par la dernière, et de la pire des façons.

Un jour d'automne allait tout changer, mais il ne le savait pas encore, lorsqu'il commença à creuser, le jour en question. Il retroussa, comme à l'accoutumée, ses manches jusqu'aux coudes, et saisit fermement sa pelle, qu'il maniait avec beaucoup de dextérité, depuis le temps. Devin l'aidait à l'aide de ses capacités, il se donnait à fond, faisait de son mieux afin que son dresseur puisse souffler un peu.

Le soleil déclinait dans le ciel, quelques passants s'attardaient à l'entrée de la grotte pour observer ce triste sire se démener comme un beau diable, et la routine continuait, comme chaque jour. Les heures défilaient sans que cela n'ait d'importance pour l'homme et son Pokémon. Tout ce qui importait, c'était de creuser, creuser encore et creuser toujours, afin d'atteindre ces maudites ruines de Bonville, qui venaient parfois hanter les nuits du trentenaire.

Tandis que la pelle battait la pierre, une créature, nonchalamment allongée derrière un amas de rochers, observait avec attention ces deux silhouettes zélées, qui ne cessaient de s'acharner contre la nature toute puissante. Elle décida de s'approcher d'eux afin de les étudier de plus près, et vint même se frotter à la jambe de l'humain, affectueusement.

Celui-ci ne lâcha sa pelle que quelques dizaines de secondes plus tard, n'ayant pas prêté attention à la créature jusque-là. Ses prunelles bleues claires fixèrent un moment le petit Hippopotas ; celui-ci crut que ses lèvres allaient s'étirer en un sourire, mais l'homme n'en fit rien et se laissa lourdement tomber au sol, la tête dans les mains. Il en avait assez. Trois mois et demi avaient passé depuis le premier jour de travail, et il n'en pouvait clairement plus.

Devin étudia l'autre Pokémon du regard, avec une lueur bienveillante dans ses yeux ; peut-être qu'il tenait là une manière de remettre son dresseur d'aplomb...


« La vertu est la seule richesse. »
— Eric-Emmanuel Schmitt —



[…]


Après cela, les jours se succédèrent, chacun ressemblant au précédent. L'affectueux Hippopotas se joignait toujours à eux pour creuser, il ne manquait jamais à l'appel et s'avérait d'une aide précieuse. L'efficacité du trio ne faisait aucun doute ; les passants s'émerveillaient de l'avancement des travaux, et louait l'amour que le « Ruinemaniac » portait aux Pokémon, qui eux aussi semblaient l'adorer, selon ces gens qui n'en savaient rien du tout.

Henry eut du mal à l'admettre au début, mais la présence de ce nouvel ami lui réchauffait le cœur. Il préférait s'en tenir au travail et éviter les débordements d'affection pour l'heure, mais il mourait d'envie de le serrer dans ses bras fatigués, et même de le capturer, de lui donner un surnom ; d'en faire un membre à part entière de sa famille.

Devin se rendait parfaitement compte de l'estime qu'ils avaient l'un pour l'autre, et se persuadait que, tôt ou tard, son dresseur se sentirait mieux, plus léger et serein. C'était le cas, indéniablement, mais le dinosaurien voulait, plus que tout, revoir un sourire illuminer le visage pâle de l'humain. Les sourires le rendaient heureux.

Le tunnel s'allongeait de jour en jour, et l'homme commençait à reprendre espoir. Qu'aurait-il fait, si ce Pokémon ne s'était pas trouvé là, prêt à lui venir en aide ? Il l'ignorait, et préférait ne pas y penser, afin de rester aussi efficace au travail.

La surprise fut totale lorsque monsieur Brooke lui rendit visite, un jour de novembre. Toujours en costard gris, avec un cigare fumant à la bouche et un sourire communicatif. Les mains dans les poches, il observait, admiratif, le travail fourni par son « employé ». Le résultat était, à n'en point douter, à la hauteur de ses attentes, pour le moment.

« Eh ben, on peut dire que t'es efficace, petit. Ou bien je devrais t'appeler le « Ruinemaniac », maintenant ? Ce surnom sonne bien. »

Le quadragénaire observa son vis à vis et acquiesça, l'air satisfait.

« T'as l'air un peu moins pâlichon et t'as pris du muscle. Au moins, ce travail ne sera pas complètement inutile pour toi. Les deux Pokémon, ils sont à toi ?
— Le Dinoclier. Cet Hippopotas est sauvage, mais il m'aide de bonne grâce dans les travaux. »

Monsieur Brooke haussa un sourcil gris et ricana, tout en tirant une bouffée de son cigare fumant ; toujours avec cet air de parfaite désinvolture qui le rendait si sympathique, malgré son statut de hors-la-loi.

« A mon avis, ce p'tit gars veut que tu le captures. Regarde un peu ce regard brillant, ça veut tout dire. J'espère que t'as une Pokéball sur toi. »

Henry hocha calmement la tête et farfouilla dans sa sacoche, pour en tirer une sphère bicolore ; il la transportait en prévision de ce jour, ayant eu depuis quelques temps l'intention de capturer son nouvel ami. Il s'accroupit, pour se mettre à la hauteur de l'hippopotame sablonneux, qui poussa un cri guilleret.

L'homme posa la Pokéball au sol, et observa son nouveau compagnon apposer sa patte dessus, puis se laisser aspirer dans un halo rouge à l'intérieur de la sphère. Le professeur la saisit dans sa main, l'observa longuement et, pour la première fois depuis des semaines, étira ses lèvres en un véritable sourire.

« Bienvenue dans la famille, Jones. »


« Il y a certainement plus de richesse en un seul livre que dans tout le butin rapporté par les pirates de l'île au Trésor. »
— Walt Disney —



[…]


Durant les deux mois suivants, les travaux allèrent bon train, grâce à la persévérance du dresseur et de ses Pokémon. Nombreux étaient ceux qui venaient visiter le tunnel du « Ruinemaniac » lorsque celui-ci ne s'y trouvait pas, émerveillés par ce qu'avait pu faire un seul homme et deux Pokémon.

L'ennui et la perte de confiance semblaient loin derrière Henry Eden ; il appréciait de nouveau de se défouler sur la terre rocailleuse chaque jour, en compagnie de sa famille. Ses Pokémon étaient pour lui comme des frères qui ne l'abandonneraient jamais, qui resteraient toujours à ses côtés. Pas comme Sarah. Ils n'avaient rien à voir avec elle.

Monsieur Brooke s'informait régulièrement de l'avancée des travaux par le biais de ses hommes de main, et venait parfois visiter lui-même ce que l'on appelait le « tunnel Ruineman » depuis quelques semaines. Il appréciait vraiment le professeur et ne le voyait plus seulement comme un employé, mais comme un modèle de courage et de persévérance.

Les travaux prirent fin durant la dernière semaine du mois de décembre, alors que la fraîcheur de l'hiver s'engouffrait dans le tunnel. Le dresseur le sentait, les derniers mètres étaient devant eux. Ils creusèrent avec davantage d'ardeur, jusqu'à déboucher dans une large salle aux murs grisâtres, quoique teintés d'un éclat bleuté étrange.

Sur l'une des parois était inscrit un message en caractères Zarbi, qu'il ne prit pas le temps de déchiffrer ; voilà bien longtemps qu'il n'avait pas lu en Zarbi, et il se trouvait un peu rouillé. L'exaltation les tiraillait, ses Pokémon et lui. Ils avaient réussi.

Ces cinq mois et demi de travaux intensifs s'achevaient.


« Limiter la pauvreté sans limiter la richesse. »
— Victor Hugo —



[…]


Henry Eden, dans un costard impeccable, se tenait devant le bureau de l'huissier des finances ; cette femme dont il ne se rappelait pas le nom, cette jolie femme aux yeux émeraude qui lui rappelaient Sarah. Il s'apprêtait à couper tous les liens qui le retenaient encore à sa défunte épouse.

Elle l'accueillit dans la pièce, qui n'avait pas changé en l'espace de presque six mois. Toujours ces murs couleur crème, ces cadres, ce bureau en chêne avec la photographie d'une famille heureuse posée dessus. Et ces étagères où s'entassaient des bouquins, comme des cadavres dans une fosse commune. Le professeur sourit ; il avait pensé la même chose, lors de sa première visite.

« Asseyez-vous donc, monsieur. De quoi est-il question ? Vous ne pouvez toujours pas payer et souhaitez un léger sursis ?
— J'ai l'argent », répondit-il, empli d'une confiance nouvelle et d'une sérénité qui lui avait fait défaut la dernière fois.

La femme haussa un sourcil, comme si cela la surprenait, et hocha la tête, tandis qu'il sortait les billets de son portefeuille. Il aligna vingt mille pokédollars sur le bureau en bois de chêne, attendant qu'elle les examine.

« Merci, monsieur Eden. Je dois vous avouer que je suis surprise ; peu de gens dans votre cas parviennent à payer. Ils n'ont souvent pas le courage de se mettre au travail.
— Je ne pensais pas l'avoir, moi non plus, avoua-t-il. Tout cela me dépassait complètement, mais j'ai trouvé ma voie grâce à cette épreuve. »


« La richesse est une aptitude, la pauvreté de même. »
— Jean Cocteau —



[…]


Une semaine plus tard, Henry Eden déposait sa lettre de démission auprès du doyen de l'université. On s'en offusqua, on s'en étonna, mais le professeur— non, le « Ruinemaniac » avait déjà pris sa décision, et elle était irrévocable.

Il possédait plus de dix mille pokédollars sur son compte bancaire, et gagnerait bien assez d'argent en affrontant des dresseurs de Pokémon. Il avait confiance en son équipe... en sa famille, et il l'emmènerait parcourir les routes de Sinnoh en quête de ruines et de vestiges à découvrir.

Il était le Ruinemaniac après tout.


« Riche en sa pauvreté, qui n'a rien eu jamais et n'a rien souhaité. »
— Victor Hugo, Ruy Blas, Acte I, Scène 3 —