2-4 : La belle et la quête
Il avait l'impression que des centaines d'aiguilles invisibles traversaient sa tête. Chaque fibre de son corps lui faisait mal, et il peina à entrouvrir les paupières. Il n'entendait rien d'autre que son souffle erratique, et ses prunelles écarquillés se noyaient dans une inquiétante obscurité. Où était-il ? Qu'y faisait-il ? Que s'était-il passé ? Le dernier vestige de souvenir qu'il lui restait étaient les yeux clairs de Violette qui englobaient les siens, sa bouche qui remuait dans le vide, et puis les ténèbres qui l'engloutissaient comme un écrin de velours noir... Les questions le percutèrent de plein fouet et David se redressa d'un bond. Il dut se retenir à un mur pour ne pas s'écrouler, pris de vertiges. Ses ongles se plantèrent dans un papier peint orné de fleurs avec une telle force qu'il le déchira, et David retira précipitamment sa main. Attaque Tranche, réalisa-t-il en observant les lambeaux de papier peint qui étaient restés coincés sous ses ongles.
***
Lors de son long séjour dans l'appartement d'Irwin, il s'était entraîné à lancer des attaques, en cachette ; dès que son joyeux colocataire quittait les lieux, David s'enfermait dans la pièce lugubre qui lui servait de chambre et distribuait des coups de pied et de poing furieux à son matelas. C'était ça ou devenir fou en sentant cette présente inhumaine grossir au fond de ses entrailles... Il fallait qu'il extériorise cet accès de puissance, qu'il crève l'abcès. Plus d'une ampoule s'était brisée dans ses entraînements, mais il avait affirmé à Irwin que Capumain était le responsable des dégâts. En entendant cela, le Pokémon-singe lui décochait un regard réprobateur par-dessus l'épaule d'Irwin, mais ne le contredisait pas.
***
L'adolescent regarda autour de lui, frissonnant. Malgré la pénombre des lieux, il reconnaissait sans mal une chambre ; un grand lit recouvert de coussins trônait au centre de la pièce, encadré de lampes de chevet qui éclairaient faiblement les lieux, et une armoire pourvue d'un immense miroir lui faisait face. Il s'en approcha, fasciné malgré lui par le reflet que lui renvoyait l'objet.
Cela faisait des années qu'il ne s'était pas observé devant une glace. Le seul miroir de l'appartement d'Irwin était couvert d'entailles, inutilisable, et ni le jeune homme ni David n'avaient vraiment besoin de s'en servir -aussi fut-il attiré par la grande glace comme un Pokémon par un buisson de baies sauvages.
Il eut du mal à se reconnaître, et il admira Violette de ne pas avoir pris ses jambes à son cou en tombant nez à nez avec lui. Ses cheveux ressemblaient à un nid de Roucools, les cernes qui assombrissaient ses yeux semblaient ressortir énormément au milieu de son visage au teint anémique, et les vêtements qu'il portait étaient mille fois raccommodés, lui donnant l'air du dernier des voyous. Il s'aperçut alors que quelqu'un avait desserré les premiers boutons de sa chemise trop large, et dénoué la boucle de sa ceinture. Il ne put s'empêcher de rougir en la remettant correctement, et il décida de fouiller les environs, pour comprendre un peu mieux sa situation.
-Skitty ! glapit soudainement une voix suraigu dans son dos.
Le coeur de David fit un bond jusqu'à sa gorge, et il eut de mal à en calmer les battements frénétiques. Il se retourna lentement, le teint blême, et poussa un grand soupir de soulagement. C'était le Skitty de Violette, allongé sur le lit et occupé à passer des coups de langue râpeuse sur son pelage rose. Rien de très dangereux, et David s'en désintéressa vite.
Il n'y avait qu'une porte dans la chambre, et elle le mena à un long couloir tapissé de tableaux rutilants, qui, tous, représentaient des Pokémons légendaires dessinés avec une telle minutie qu'ils semblaient sur le point de jaillir de leur cadre dans un tournoiement de plumes et de poils. Le couloir s'achevait sur une porte, et une voix étouffée émanait de l'autre côté... Sans un bruit, David s'en approcha et colla son oreille contre le panneau de bois, le coeur battant à tout rompre contre ses côtes.
C'était la voix de Violette.
-C'est tout ce que je peux faire, disait-elle.
Personne ne lui répondit.
-Bien sûr que oui. Je ne suis pas idiote, ajouta-t-elle, et David comprit qu'elle était probablement au téléphone. Exactement. Voilà, vous avez tout compris. Bonne soirée à vous, je vous tiens au courant. Merci.
Il entendit le son caractéristique d'un combiné que l'on repose, puis le silence.
Il resta là encore quelques secondes et s'apprêta à faire volte-face, lorsqu'une petite silhouette au pelage rose frôla ses mollets et, avant qu'il n'ai pu ébaucher le moindre geste, s'engouffra dans la pièce où se trouvait Violette, ouvrant la porte au passage et lui dévoilant une nouvelle pièce de la demeure où il se trouvait.
C'était le salon où Violette et lui avaient pris un thé un peu plus tôt. Assise dans un fauteuil, le visage délicatement posé sur sa main, la jeune propriétaire des lieux paraissait pensive. Elle sourit en voyant son Skitty lui sauter sur les genoux, mais son sourire se figea lorsqu'elle aperçut David, immobile de l'autre côté de la porte.
-David ? Tu es là depuis longtemps ? s'étonna-t-elle d'une voix blanche.
Le garçon secoua la tête, et la jeune fille parut immédiatement soulagée.
-Tu vas mieux ? ajouta-t-elle en se relevant et en s'approchant de lui. Tu m'as fait tellement peur, tout à l'heure... tu te souviens de ce qu'il s'est passé ? Tu t'es évanoui...
-Vaguement.
Violette posa la paume de sa main contre son front, repoussant les mèches qui s'y perdaient avec une délicatesse qui procura un étrange soubresaut au coeur de David. Elle le contemplait avec une infinie tendresse qui fit frémir l'adolescent. Personne ne l'avait jamais scruté avec autant de douceur et d'attention, personne ne lui avait jamais caressé le visage ainsi, pas même sa propre mère, et les mains de la jeune fille étaient si fraîches contre sa peau brûlante...
-Tu as un peu de fièvre. Il faut que tu te reposes.
-Que s'est-il passé exactement ?
-C'est de ma faute, avoua Violette en détournant le regard. Ce sont mes amaryllis, je crois. Elles sentent très forts, et même Sweety refuse toujours de s'en approcher. D'après la personne du centre Pokémon qui vient des fois à la maison, l'odeur de ces fleurs sont très nocives pour les Pokémons de type normal. J'aurais dû y penser... j'avais oublié que tu... que tu avais quelques spécificités des Pokémons normaux. Pardonne-moi.
Elle paraissait sincèrement désolée. Sa main contre sa joue fit galoper de curieux frissons le long de son échine, et David posa sa propre main par-dessus la sienne pour l'écarter de son visage, un peu plus brusquement que ce qu'il aurait voulu.
-Ce n'est rien, assura-t-il. Quelle heure est-il ? Il faut que je rentre, je repasserais demain pour que nous continuons notre convers...
-Oh non ! Reste, s'il te plaît. Et puis il fait nuit maintenant, et tu es encore un peu faible, il risquerait de t'arriver quelque chose si je te lâchais sur la route comme ça !
-Je vais très bien.
-Reste, je t'en prie, David. Si tu te blessais, le Dr Keyes ne me le pardonnerait jamais !
-Je ferais attention...
-S'il te plaît, répéta Violette, le noyant dans son beau regard suppliant. S'il te plaît, David Hunter, reste avec moi...
***
-J'ai encore des questions, lança David, appuyé contre les coussins du lit dans lequel la jeune fille l'avait presque fourré de force.
Les dimensions du matelas étaient si gigantesques de l'adolescent avait l'impression d'être sur un radeau. Violette avait insisté pour qu'il prenne un bain, puis lui avait prêté une robe de nuit et l'avait forcé à se remettre au lit ; le garçon se sentait un peu gêné, emmitouflé dans ce sarcophage de soie qu'elle lui avait donné avec autant de déférence que s'il s'était s'agit d'une relique sacrée, mais il devait bien avouer qu'il se sentait bien, dans cette chambre rutilante où flottait un agréable parfum légèrement musqué... Le Skitty de Violette s'était pelotonné contre son bras droit, et Violette elle-même s'était assise de l'autre côté, les fesses posées sur la couverture et les genoux ramenés contre la poitrine, l'air plongée dans une intense rêverie.
-Qu'est-ce que tu veux savoir, David ? demanda-t-elle d'une voix douce, levant les yeux vers lui.
-Vous... tu m'as dit tout à l'heure que Matt t'avais confié la mission de me montrer le chemin, si jamais j'étais perdu. De quel chemin voulait-il parler ? demanda l'adolescent, sentant l'anxiété l'envahir.
-J'attendais que tu me poses la question, dit-elle en souriant. Ces derniers temps n'ont pas dû être évident pour toi, n'est-ce pas ? Mais il y a... un moyen... de tout arranger.
Elle tordait nerveusement le draps entre ses longs doigts, et semblait peiner à rassembler ses mots. David attendait la suite, la bouche soudainement sèche.
-Le Dr Keyes a mis au point... un antidote, pour rejeter de ton corps ces gènes de Zigzaton... grâce à lui, tu redeviendras un garçon normal, et les scientifiques n'auront plus aucune raison de te poursuivre. Il a mis beaucoup de temps avant de réussir à le concocter, mais il a réussi. Ca inversera totalement le processus, et tout risque sera écarté, car, et tu ne le découvres pas, avec ce que t'ont fait les scientifiques, ta vie est menacée, David... Cet antidote te sauvera peut-être, et te déchargeras de toute cette pression qui pèse sur toi. Et cet antidote... moi seule sait où il se trouve.
-Un antidote... répéta David, le coeur cognant si férocement contre sa cage thoracique qu'il en était assourdi. Pourquoi ne m'en a-t-il pas parlé ?
-Personne ne devait le savoir, et surtout pas le Dr Jackson. Il m'a accordé toute sa confiance, en la mémoire d'Alice. Il faudra que tu ailles le chercher tout seul. Je ne pourrais pas t'accompagner, je ne peux pas m'éloigner d'ici. Mais si tu y arrives...
-Je redeviendrais normal, conclut David sans oser y croire.
Violette acquiesça. David resta immobile, ne sachant que penser. Il avait l'impression qu'on venait de lui enlever un poids énorme dans la poitrine, mais cela lui semblait trop beau, presque insensé...
-Demain, dit-il brusquement.
-Pardon ?
-Cet antidote. J'irais le chercher demain.
-Je te montrerais où il est caché sur une carte, dans la matinée...
-D'accord.
Il hésita, puis :
-Merci.
-Ce n'est rien... Bonne nuit, David.
-Bonne nuit...
Il se demandait comment il allait réussir à trouver le sommeil, après cette soudaine révélation, lorsqu'il sentit brusquement quelque chose de chaud contre son épaule. Il mit plusieurs minutes avant de comprendre que Violette avait niché son visage dans son cou et fermé les yeux, l'esquisse d'un sourire sur les lèvres. Il hésita, se traita de sombre crétin et referma le bras autour des épaules de cette sauveuse tombée du ciel pour la serrer contre lui, remerciant silencieusement Matt Keyes de l'avoir dressée sur son chemin.
Cela lui paraissait tellement fou, presque improbable...
Et il se rendrait vite compte qu'il n'avait pas tort.