_____C'est une journée comme les autres. Ma petite maîtresse s'est réveillée, alors je me suis réveillée aussi. Ses courts cheveux châtain clair sont tout ébouriffés, et les mèches rebelles me chatouillent le museau, tandis que je rapproche mon visage du sien pour la cajoler. Elle me caresse gentiment, en me murmurant une comptine célèbre dans les environs.
Mentali, Mentali
À l'aube, ta bonne humeur resplendit
Mentali, Mentali
Ta grâce n'a d'égale que l'infini
Mentali, Mentali
Tu fais la joie de l'astre du jour
Qui t'offre la santé en retour !_J'aime beaucoup cette chansonnette, elle a le don de chasser mes idées noires. Non pas que je sois malheureuse, loin de là, mais j'avoue que je n'ai pas d'autres compagnons Pokémon à la maison. Je suis seule, mais en contrepartie, je n'ai pas besoin de partager cette famille que j'aime tant avec quelqu'un d'autre, et ça, c'est un privilège, je m'en rends compte. Et c'est radieuse que je descends à la cuisine manger avant de commencer ma tournée.
_J'ai un rôle important dans le village, moi. Je m'occupe de distribuer le courrier que reçoit le papa de ma dresseuse. Il travaille à la poste Pokémon-livraisons-express. D'après ce que j'ai compris, c'est une entreprise familiale dirigée par l'oncle de la gentille petite fille à qui j'appartiens.
_Mon travail, c'est de parcourir toute la ville pour livrer des lettres aux habitants. C'est très difficile, car je ne sais pas lire les adresses. Le langage humain et ses mystères, ça me fascine, mais je n'y comprends goutte.
_Heureusement, toutes les boîtes aux lettres de la commune ont une odeur particulière, propre à chaque maison. Et avant que je ne parte accomplir ma tâche, le père de ma maîtresse parfume chaque enveloppe avec l'arôme correspondant à la demeure où je dois l'apporter. C'est amusant, parce que dans le garage, il y a une grande étagère où ne sont posés que des flacons de parfums, avec des petites étiquettes pour les différencier.
_Je suis prête à partir. Je le fais savoir en me frottant à la jambe du père. Il me regarde en riant, s'agenouille puis pose sur mon dos une petite sacoche pleine de courrier. Il l'a trié avec soin pour que je ne puisse pas me tromper. Je le fixe en clignant deux fois des yeux, c'est ma façon de le remercier. Il me rend un sourire tendre, et je ne me lasse pas de le fixer, lui et ses yeux de braise, de la couleur du thé de son épouse.
_Il se relève et m'ouvre la porte. Je m'élance au dehors, toute joyeuse de pouvoir gambader en liberté dès le matin. La maman me rattrape et me coiffe d'une petite casquette bleue et jaune, pour que les villageois me reconnaissent.
_Parce que parfois, il y a des Pokémon sauvages qui errent dans les rues, et qui volent un peu de tout. Il ne faut pas qu'on me confonde avec eux, parce que ça ne me plairait pas d'être chassée avec brutalité par les humains en colère. Bon, jusqu'à présent, il ne s'est rien passé de grave, quelques larcins sans importance. Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver plus tard.
_Ma dresseuse, qui me regarde par la fenêtre de sa chambre, me fait de grands signes de la main. Je la regarde avec amour, car je sais que je ne la reverrai pas en rentrant ce midi. Elle va à l'école toute la journée, et ne rentre qu'en début de soirée.
_Le Dracolosse de son cousin comprend les Hommes, alors il m'a expliquée que l'école est un grand bâtiment où sont réunis plein d'enfants, et que ceux-ci sont là-bas pour apprendre des choses qui leurs seront utiles pour travailler plus tard. Je n'ai pas trop compris pourquoi ils doivent aller à l'école pour pouvoir trouver un métier une fois adultes. Moi, je n'y suis pas allée, et pourtant, j'ai un emploi ! Les humains sont si compliqués, même mon voisin Alakazam, qui sait presque tout, n'arrive pas à les saisir.
_Mais c'est ce qui fait leur charme, à mon avis. Sinon, je n'aurais pas accepté de me laisser piéger dans cette étrange balle rouge et blanche qui leur permet de nous attraper, si je puis dire. À l'époque, je n'étais qu'un Évoli parmi tant d'autres. Mais me faire "capturer", ça m'a permis de me sentir différente.
_Je n'étais plus un Évoli. J'étais son Évoli. J'étais fière d'avoir cette particularité, ce tout petit mot en plus qui me donne pourtant toute mon importance. Encore aujourd'hui, je ne suis pas un Mentali, mais son Mentali, nuance.
_Une petite pichenette sur le museau me tire de mes pensées. Ma dresseuse se tient à mes côtés, souriante. Elle n'est pas très grande, mais son joli petit minois est le plus adorable que je n'ai jamais vu. Ce que je préfère, ce sont ses prunelles bleues. Elles brillent de toute sa joie, de toute son insouciance.
_Elle a un sac sur le dos, comme moi. La chiquenaude sur le nez signifie que je prends du retard sur ma tournée. Mais je traîne exprès pour l'attendre, parce qu'on fait toujours un bout de chemin ensemble avant que nos routes ne se séparent une fois arrivées devant son établissement scolaire.
_Elle se redresse et commence à marcher. Ravie de pouvoir passer plus de temps avec ma maîtresse, je trottine près d'elle. Je m'arrête de temps en temps devant les boîtes parfumées pour y déposer par lévitation le courrier du jour. La petite fille ralentit pour que je puisse la rejoindre facilement une fois les lettres livrées.
_Nous approchons d'un panneau stop, c'est un drôle de piquet avec un octogone rouge et un écrit blanc dessus. Ce que je trouve amusant avec ce poteau insolite, c'est que les grosses machines bruyantes et rapides, les voitures, s'arrêtent tout le temps devant. Mais alors, tout le temps, je n'exagère pas.
_Une fois, je l'ai sondé avec mes pouvoirs psychiques. Mais je n'ai rien trouvé de spécial. Aucun pouvoir d'immobilisation. Ce n'est rien de plus qu'un panneau normal. Mais je l'aime bien, parce que dès que ma maîtresse le passe, elle se met à chanter sa comptine, avec sa petite voix fluette, comme le chant des Nirondelle.
Mentali, Mentali
À l'aube, ta bonne humeur resplendit
Mentali, Mentali
Ta grâce n'a d'égale que l'infini
Mentali, Mentali
Tu fais la joie de l'astre du jour
Qui t'offre la santé en retour !_Elle la fredonne en boucle jusqu'à l'école, où sa voix se perd parmi les autres petits humains qui jouent bruyamment. Je la suis tristement du regard et repars distribuer le courrier.
_Ça me prend toujours des heures de tout livrer, et c'est épuisée que je rentre chez moi, l'estomac aussi vide que ma sacoche. Heureusement, ma gamelle m'attend, remplie à ras bord. Je me jette dessus et en avale le contenu en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Ça me fait beaucoup de bien.
_Je monte dans la chambre de ma maîtresse et m'installe tranquillement dans ma panière à côté de son lit. La pièce n'a pas changé d'un pouce depuis mon départ, mais je ne peux m'empêcher de regarder autour de moi avec intérêt. Sur tous les murs, il y a des photos d'elle et de moi, de ses parents, de moi, de quelques-unes de ses copines, encore de moi.
_Les photos sont des images fixes de scènes qui se sont produites dans le passé. Les êtres humains les rangent habituellement dans de grands livres, mais quand ils semblent y attacher de l'importance, ils y affichent en évidence dans tous les endroits possibles et imaginables. Et comme je vois beaucoup de clichés de moi, je crois que ça veut dire que je compte à ses yeux. Sa comptine me revient à l'esprit, cette mélodie si douce et relaxante.
Mentali, Mentali
À l'aube, ta bonne humeur resplendit
Mentali, Mentali
Ta grâce n'a d'égale que l'infini
Mentali, Mentali
Tu fais la joie de l'astre du jour
Qui t'offre la santé en retour !
_____Je me réveille en sursaut. J'entends un bruit en bas. Quelque chose qui se brise. Je descends, méfiante. Que se passe-t-il ? Je me glisse silencieusement sous le canapé du salon, et j'observe discrètement.
_Je ne vois que des pieds, mais je sens que la personne qui fait des va-et-vient dans notre maison est hostile. Qui est-ce ? Je remarque du verre qui jonche le sol. Je rampe un peu jusqu'au bord de ma cachette, pour me rendre compte que la vitre a été cassée.
_Alors là, c'en est trop ! Je sors brusquement et me jette sur l'intrus qui semble surpris. Qu'est-ce qu'il croyait ? Que je n'avais pas deviné que c'était un voleur ? Il se débat, mais je ne lâche pas prise. Je lui agrippe le vêtement noir qu'il porte sur la tête, m'empêchant de voir son visage.
_Il rouspète, s'agite, essaie de me frapper, mais je pare ses coups avec Queue de Fer. Tout à coup, sans que je ne puisse rien faire, il me saisit par la peau du cou et m'envoie m'écraser contre le meuble où est posée la grosse boîte des humains, celle qui fait beaucoup de lumière et où il y a des images qui défilent. La télé, il me semble.
_J'allais riposter mais la porte s'ouvre, dévoilant ma maîtresse. Je commence à paniquer. Il ne faut pas qu'elle vienne maintenant, c'est risqué ! Et ses parents qui ne sont pas encore rentrés du travail…
_Je cours pour la prévenir mais l'homme en noir me devance et l'attrape par le bras, en pointant quelque chose de brillant sur elle, d'un gris métallique. J'ignore ce que c'est, mais c'est très pointu, donc dangereux. Je comprends que si je passe à l'offensive, il va lui faire du mal.
_La petite fille commence à pleurer. Je n'aime pas la voir apeurée comme ça. Mais qu'est-ce que je peux faire ? Rien, rien du tout, juste attendre et espérer. Voyant que je me montre coopérative, l'inconnu cagoulé reprend ses activités, gardant ma dresseuse près de lui, pour être sûr que je n'oserai pas m'attaquer à lui.
_Il repart enfin, le fruit de son larcin dans un grand sac poubelle noir. Commettre ses méfaits en plein jour, c'est audacieux. En même temps, dans cette rue, tout est très calme, et on ne se surveille pas entre voisins, tout le monde s'entend. Une voiture démarre, et s'éloigne rapidement.
_Je rejoins l'enfant recroquevillée dans un coin, près du four. Elle tremble comme une feuille, et son regard trahit sa frayeur. Je me frotte à ses jambes, espérant la calmer. Elle écarte les bras pour que je vienne me blottir contre sa poitrine. Je ne me fais pas prier, et m'installe tout contre son cœur, qui bat encore la chamade.
_Pourquoi nous ? Nous ne méritions pas ça ! Je prie pour qu'elle ne reste pas anxieuse toute sa vie. Juste parce que je n'ai pas su la protéger. J'ai honte. Je me sens inutile, comme un boulet, comme un fardeau. Les larmes montent, je les retiens. Que va penser la petite fille si elle voit que je ne suis non seulement pas capable de la défendre, mais qu'en plus je m'apitoie sur mon sort ?
_Elle resserre encore son étreinte. J'étouffe un peu, mais je me laisse faire. Si elle en a besoin, alors c'est d'accord. Entre deux sanglots, elle parvient encore à articuler sa comptine. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est la raison pour laquelle elle commence à chanter maintenant, pour moi, alors que je ne l'ai pas mérité.
Mentali, Mentali
À l'aube, ta bonne humeur resplendit
Mentali, Mentali
Ta grâce n'a d'égale que l'infini
Mentali, Mentali
Tu fais la joie de l'astre du jour
Qui t'offre la santé en retour !
_____Ses parents sont rentrés, ils ont appelés la police, les gens habillés en bleu qui doivent faire respecter les lois des humains. Maintenant, ma maîtresse pleure dans les bras de sa maman.
_Je crois qu'elle lui a raconté pour l'objet gris que le voleur braquait sur elle, car elle faisait des gestes avec ses doigts, elle dessinait dans le vide quelque chose qui y ressemblait. D'après son regard paniqué, il semble que j'ai eu raison de me replier. Cet outil métallique devait être vraiment dangereux.
_La police s'en va, avec leurs voitures qui émettent des lumières aveuglantes, rouges et bleues, ainsi qu'une alarme assourdissante, répétitive, qui me donne mal au crâne.
_Nous rentrons chez nous. Mais il manque beaucoup de choses. La télé n'est plus là. Le micro-onde non plus. Et ce n'est pas tout, les jolis bijoux de la mère ont disparu. Je ne peux pas lister tout ce qu'on nous a pris.
_D'après ce que j'ai vu dehors, quand on est sorti pour voir la police, nous ne sommes pas les seules victimes. Trois autres maisons ont été cambriolées. Pourquoi certains humains se sentent obligés de faire du mal aux autres ? Quand les Pokémon volent, ce n'est que par nécessité, non pas par plaisir ! Et ils ne vont pas jusqu'à menacer ! S'ils sont découverts, ils n'attaquent pas, ils s'enfuient !
_Le père s'approche de moi et me caresse la tête. Je le fixe en prenant un air abattu, pour lui faire comprendre qu'il ne doit pas me réconforter, que je n'ai pas réussi à remplir mon rôle protecteur envers eux. Mais il ignore mon regard et continue de me câliner. Peut-être qu'en fin de compte, je n'ai pas mal agi, que j'ai pris la bonne décision en renonçant.
_Je monte dans la chambre de la petite, elle m'accompagne. Heureusement, rien n'avait intéressé le voleur ici, chaque chose était encore à sa place. Elle se glissa dans son lit et étouffa quelques sanglots dans son coussin. Je grimpe à mon tour et je lui effleure l'oreille du bout de mon museau. Je ne veux plus voir ses affreuses larmes rouler comme des billes sur ses joues.
_Elle redresse la tête et me regarde en reniflant. Elle me rend l'esquisse d'un sourire, plus triste que joyeux, hélas. Elle s'écarte un peu pour me faire une place, et je m'y installe, me pelotonnant dans la couverture. Elle marmonne, parce qu'elle est fatiguée. C'est presque incompréhensible, mais moi, je sais qu'elle chante.
Mentali, Mentali
À l'aube, ta bonne humeur resplendit
Mentali, Mentali
Ta grâce n'a d'égale que l'infini
Mentali, Mentali
Tu fais la joie de l'astre du jour
Qui t'offre la santé en retour !
_____Les semaines se sont écoulées, la vie est redevenue paisible, ou presque. Maintenant, on a un système d'alarme. Mais je crois que ce n'est pas tout. Je ne prétends pas connaître tous les gadgets humains, mais les parents de ma dresseuse ont ramené récemment un étrange boîtier grisâtre qui ne m'inspire pas confiance. Ils sont immédiatement allés le cacher dans leur chambre. Je n'en sais pas plus. Et puis, ça ne me concerne pas vraiment.
_J'en ai déjà vu à la télé, quand les parents la regardent sans leur fille. Quand l'engin émet une détonation, soit une personne tombe, soit une personne hurle, soit ça casse quelque chose. Ce qui est sûr, c'est que le papa et la maman de ma maîtresse ne veulent pas qu'elle voie ça. Ils la tiennent soigneusement à l'écart. Quant à moi, je n'arrive pas à définir l'utilité de ce… de ce truc. Les images défilent trop vite, ça ne m'aide pas à comprendre.
_Ma dresseuse ne sait donc rien de l'existence de cet objet dans la maison. Sans doute est-ce voulu, pour une raison qui m'échappe encore. C'est un cadeau ? Quelque chose qu'elle n'a pas le droit de toucher ? En tout cas, c'est louche. Et ça titille ma curiosité. Mais je ne suis pas du genre à fouiller dans les affaires. Alors je m'abstiendrai.
_Aujourd'hui, le cousin de la petite fille doit venir, avec son Dracolosse. Ce que j'ai hâte, comme ça, je pourrai encore me renseigner sur les humains auprès de lui ! Je crois que l'on sonne à la porte. Je saute de mon panier et descends rapidement. Ce sont eux !
_Je bondis dans les bras du jeune homme qui me rattrape en riant. Il sait que je ne me lasserai jamais de lui refaire ce même accueil à chaque fois. J'aime respirer son odeur, son tee-shirt bleu nuit en est imprégné. Je suis de bonne humeur, alors je le taquine, en soufflant dans ses cheveux noirs en bataille.
_Dracolosse est dehors, il salue Alakazam, qui est sorti de chez lui afin d'aider sa vieille dresseuse à décharger les courses, grâce à ses pouvoirs psychiques. Il me fait un signe de la main, sa cuillère brille sous les rayons du soleil. Je lui rends un miaulement amical. C'est lui qui m'a appris la télékinésie, je lui dois le fait d'être devenue factrice !
_À propos, le dimanche, c'est mon jour de congé. Je vais pouvoir rester tranquillement à la maison profiter de la compagnie d'un autre Pokémon. Y a pas à dire, je me sens bien. Il fait beau, et très chaud, aussi. C'est l'été. Dans trois jours, la petite fille sera en vacances. On aura tout le temps de rester ensemble.
_La voilà qui arrive pour serrer l'invité dans ses petits bras rougis par les coups de soleil. Je me retrouve écrasée entre les deux, je me débats un peu. Ils s'écartent et je retombe au sol, sur mes pattes, fort heureusement. Ils se mettent à rire, alors je me prends au jeu. Je fixe ma chère amie avec des yeux brillants, espérant des caresses. J'obtiens beaucoup mieux !
Mentali, Mentali
À l'aube, ta bonne humeur resplendit
Mentali, Mentali
Ta grâce n'a d'égale que l'infini
Mentali, Mentali
Tu fais la joie de l'astre du jour
Qui t'offre la santé en retour !
_____Étant naturellement trop curieuse, j'ai tout de même interrogé Dracolosse au sujet du boîtier grisâtre que j'ai vu. Mais j'ai été incapable de le lui décrire convenablement, il n'a pas réussi à comprendre de quoi il s'agit. J'ai fini par préciser que les parents semblent vouloir cacher l'existence de cet objet à la petite.
_Il a secoué la tête en soupirant, comme s'il s'y attendait. Il n'a pas su répondre à ma question initiale, mais à la place, il m'a rapporté ce que dit son dresseur au sujet de l'éducation de l'enfant. Il pense que c'est mauvais de tout lui cacher, même si elle est jeune, car cela la rendrait ignorante du monde et de ces dangers. Elle deviendrait trop insouciante. Il faudrait lui expliquer ce qui est mal, pas seulement ce qui est bien. Car la vie n'est pas un jeu.
_Ce reproche de la part du cousin de ma douce amie m'a donné matière à réfléchir. Que veut-il dire par là ? Elle ne serait pas assez instruite, pas assez mise en garde ? Pourtant, elle me semble très épanouie… Et pourquoi cette référence au jeu ? S'amuser, c'est un tort ? Je finis par me dire que c'était encore un principe humain hors de ma portée, je suis passée à autre chose.
_Depuis quelques temps déjà, ma maîtresse me répétait sans cesse une phrase que je ne comprenais pas, et ça l'attristait. Mais maintenant que j'ai demandé à Dracolosse, avant qu'il ne rentre chez lui avec son dresseur, ce qu'elle voulait dire, il l'a écouté, m'a répondu, et maintenant, tout est clair. Elle veut jouer au gendarme et au voleur, pour faire semblant de chasser le "méchant" qui l'avait attaqué il y a deux mois.
_Au départ, ça ne me plaisait pas d'incarner le mauvais rôle, mais au final, c'est amusant. Elle me court après avec un bâton recourbé, semblant représenter quelque chose de menaçant pour elle, j'ignore quoi.
_J'ai très vite appris un nouveau tour avec. Quand elle le pointe vers moi et qu'elle produit un son bien défini avec sa bouche, je dois m'allonger par terre et ne plus bouger du tout. Quand je réussis bien, elle me saute dessus et me chatouille. Ce jeu est un peu devenu notre passe-temps favori, ces derniers jours.
_Un jeu dont je ne comprends pas trop le sens, au final. Mais bon, ce n'est pas important de savoir ce que la petite fille a en tête lorsqu'elle me propose de nouvelles activités. Il faut juste que je profite un maximum de sa bonne humeur. Et de sa jeunesse. Quand elle sera grande, elle ne pourra plus s'occuper de moi comme ça. Elle sera très occupée, comme son père et sa mère. Comme tous les adultes, d'ailleurs.
_En parlant d'adultes, ma dresseuse a un autre hobby, surtout depuis hier. Elle va dans la chambre de ses parents et fouille un peu partout. Elle sort des chapeaux, des chaussures, des peintures pour le visage. Du maquillage, je crois. Elle essaie de faire comme sa maman, mais je dois le dire, c'est un peu raté. Mais bon, ça la fait beaucoup rire, alors ce n'est pas très grave…
_Il est temps d'aller faire une sieste, je baille à m'en décrocher la mâchoire. L'enfant chantonne avec son papa. Je n'ai pas à m'inquiéter. Je retourne tranquillement dans mon panier, me roule en boule, mes yeux se ferment, je suis bercée par les douces paroles en bas…
Mentali, Mentali
À l'aube, ta bonne humeur resplendit
Mentali, Mentali
Ta grâce n'a d'égale que l'infini
Mentali, Mentali
Tu fais la joie de l'astre du jour
Qui t'offre la santé en retour !
_____J'émerge soudain de mon sommeil, hantée par un mauvais pressentiment. À cette heure-ci, le père de ma dresseuse prépare le barbecue dans le jardin pour le dîner. La mère est chez la voisine, avec Alakazam, pour discuter. Normalement, ma maîtresse regarde la télé, assise dans le canapé. Je descends les escaliers pour la rejoindre, et m'assurer que mes craintes ne sont pas fondées. Hélas, je ne la vois pas.
_Sans céder à la panique, je la cherche. Elle ne peut pas s'être envolée, je m'excite pour rien. Il y a du bruit en haut, le plafond de la cuisine émet des craquements. C'est dans la chambre des parents, c'est certain. Je remonte, j'entre et je la trouve fouillant dans un tiroir d'une table de nuit.
_Elle se redressa avec dans ses mains un objet étrange que je reconnais comme étant le boîtier gris qu'avaient ramené ses parents. Elle me regarda avec un grand sourire. Je viens de comprendre. Elle veut jouer au gendarme et au voleur.
_Elle s'approche, le bras tendu vers moi, la main tenant fermement l'objet argenté, étincelant d'une lueur fascinante sous les faibles rayons du soleil couchant. Mon cœur bat très vite, beaucoup trop vite. J'ai peur, j'ai envie de fuir, mais mes pattes ne m'obéissent plus. Je suis comme hypnotisée par cet objet insolite dont le petit trou sombre et profond semble m'observer.
_Était-ce ceci que représentait le bout de bois tordu dont elle se servait dans le jardin ? La forme est à peu près la même, je trouve. Dans ce cas, pas de raison de s'inquiéter. Je n'ai qu'à faire comme d'habitude. Attendre le signal pour m'étaler au sol.
_Soudain, une détonation. J'ai mal, très mal. Je m'écroule lourdement au milieu d'une flaque de sang qui ne cesse de s'étendre. Il faut absolument que j'essaie de la cacher, pour qu'elle ne panique pas. Alors je me force à m'allonger sur le côté, dos à elle. Mon propre corps bloquera son champ de vision, elle ne verra pas la mare écarlate qui teinte la moquette.
_Ma dresseuse rit aux éclats. Elle croit sûrement que je fais semblant, pour rentrer dans son jeu. Heureusement, puisque c'est ce que je voulais qu'elle pense. Elle ne doit pas se rendre compte tout de suite des conséquences de son acte. Pas en l'absence de ses parents pour l'apaiser et la soutenir après. Elle se mit à fredonner, courant dans la chambre de ses parents, insouciante. Je l'écoute avec attention, malgré la douleur.
_Maintenant, je comprends enfin pourquoi il était caché, ce boîtier. Je comprends la signification de ces images, de ces gens qui tombent à la télé, quand la mère et le père sont devant. Je comprends aussi ce que voulait dire le dresseur de Dracolosse quand il parlait d'instruire mon amie sur ce qui est mal.
_Lui apprendre que la vie n'est pas un jeu.
_Cet objet ne devait pas servir à l'amuser. Il ne devait servir qu'à la protéger à ma place, au cas où j'aurais été hors d'état de nuire, comme quand l'homme en noir l'a attaqué. Ce rôle, cet engin métallique l'aurait bien mieux rempli que moi, j'en ai conscience.
_Je n'arrive plus à respirer. Je suis si faible, si vide… Ma maîtresse… elle est près de la fenêtre, elle ne me voit pas… Tant mieux, qu'elle continue de chanter… elle a une si belle voix… Les paroles… elles se perdent dans le néant… Je ne dois pas… les oublier… jamais…
jamais…Mentali, Mentali
À l'aube, ta bonne humeur resplendit
Mentali, Mentali
Ta grâce n'a d'égale que l'infini
Mentali, Mentali
Tu fais la joie de l'astre du jour
Qui t'offre la santé en retour !
_____… Ça y est, c'est fini ? Je suis… morte ?… Et bien, tant pis, cela devait bien arriver un jour. Je ne pensais pas partir si tôt. Mais au fait, où suis-je ? Serait-ce… un cadre photo ? Mon âme est emprisonnée… dans une de toutes ses images ? Mais oui, c'est la chambre de l'enfant, je la reconnais ! Quelle aubaine, je vais pouvoir veiller sur elle pour l'éternité.
_La porte s'ouvre… Ça alors, elle a beaucoup grandi. Depuis combien de temps suis-je ici, au juste ? Tiens, elle s'agenouille devant moi. Elle prie ?… Mais non, que je suis bête. Ce ne sont pas les prières qui m'aident à reposer en paix !Mentali, Mentali
Au soleil couchant, tu t'es endormie
Mentali, Mentali
Ton âme j'espère est au paradis
Mentali, Mentali
J'ai longtemps pu goûter au bonheur
Puisses-tu toujours faire battre mon cœur_Sa voix a changé, elle est encore plus jolie. Et sa comptine, elle a trouvé de nouvelles paroles, on dirait. Ça me convient. Ce qui est dommage, c'est qu'elle ne pourra plus jamais me réveiller en chantonnant près de mon oreille. Mais ce qui est encore plus regrettable, c'est que, pendant toutes ces années, je n'ai jamais réussi à communiquer clairement avec elle. Pourtant, maintenant, j'en aurais bien besoin, pour l'aider à faire son deuil.
_Car j'aimerais tant que ma douce maîtresse sache que, même si mon âme n'est pas montée au ciel, elle est tout de même au paradis, parce qu'elle est auprès de la jeune fille la plus chère à son cœur qui, bien qu'inerte, ne cessera pourtant jamais de battre en elle…

_____À tous ceux qui ont perdu un être cher et qui, pour une raison quelconque, parfois même à tort, pense en être responsable, pensez à mon histoire. Elle est la preuve que les personnes qui ont le plus compté à vos yeux sont immortelles d'une manière ou d'une autre. Parce qu'elles continuent d'exister dans vos souvenirs, et dans l'affection que vous leur porterez jusqu'à votre propre fin.
_Cessez de vous en vouloir pour des choses que vous auriez dû dire ou non, que vous auriez dû faire ou non. Ce ne sont pas les erreurs que l'on retiendra de vous en premier. Et puis, les morts vous pardonneront très certainement.
_Ils ont l'éternité pour cela.