Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 14/04/2021 à 13:35
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:15

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 27 : Joyau de Vie
Vint l’aube. Le froid se fana délicatement, reflua sous sa lumière dorée. Absorbé par le sable, attendant le retour de la nuit pour se montrer à nouveau. Sous une tente, trois Guerriers s’éveillèrent avec le jour.

Un monstre sauvage et déchaîné à combattre, un Joyau mystique à récupérer, puis courir le reste de la journée pour le ramener à la Forteresse… Ce n’était pas si loin d’une journée normale.

C’était pourtant un grand jour selon leurs Démons. Un jour promettant d’être assez enthousiasmant pour mériter de jaillir du sable dès les premières lueurs du jour, et d’aller aussitôt se poster autour de la tente en attendant que les trois humains veuillent bien prendre la peine de se lever. Aucun des trois ne modérait le moins du monde son impatience : ils avaient traqué toute la journée et la proie promettait d’être belle, alors les Guerriers avaient intérêt à se dépêcher un peu.

Ils le firent. Pas question de laisser le Joyau s’éloigner avec l’aube, et prendre de l’avance sur eux. Mais il était difficile de se maintenir au même rythme qu’un Démon des Sables, surtout excité comme ceux-là. Ils levèrent le camp avant que le soleil n’ait totalement franchi la ligne de crête des dunes.

Les Démons dormaient de nuit et celui qu’ils traquaient n’avait pas fait exception. Ils lui tombèrent dessus après quelques nutes à peine ; la trace se réduisait et s’interrompait, au creux d’un petit vallon de sable. Un tertre large et pas très propre marquait l’endroit où il s’était enterré.

Pas pour longtemps. Il les avait entendus arriver et s’extirpa de son cocon de sable avant qu’ils n’aient simplement fait quelques pas. Pas à la manière exubérante des Démons, non : il passa simplement la tête en dehors de son étreinte de sable, une petite feuille bleu sombre éclosant sous l’œil du désert.

Ses six poursuivants s’arrêtèrent, figés par son regard. Il ne les craignait pas. Ils le sentaient. Il ne craignait rien, pas avec cette puissance qui bouillonnait dans son cœur et dont eux ne voyaient que les marques physiques : le museau plus effilé, les marteaux-bourgeons relevés au-dessus des yeux et rabaissés à l’horizontale, la mâchoire augmentée par un menton renfrogné… Ils devinaient le Joyau qui avait changé sa chair, et ils voulaient pourtant l’affronter.

Avaient-ils pensé que lui, peut-être, ne le voudrait pas ? Inconscients…

Deux larges bras écartèrent le sable autour d’eux, un petit coup d’un vent sans air qui fit tomber le sable en spirale. Le motif ne tarda pas à s’inscrire sur cette toile vierge, des volutes et des entrelacs spécifiques à un Démon et un seul. Mais les trois Guerriers ne les virent pas plus que les trois Démons.

Ils virent les deux griffes — des hachoirs, d’horribles nageoires déformées et affublées d’un tranchant rouge sang, deux faux plus vicieuses et plus longues que les jeunes épées des Apprentis. Ils virent le large torse extrait du sable protecteur, les rangées d’excroissances blanches à l’aspect hideux et dérangeant — était-ce des dents ? Ils virent le cou large et solide, comme si ce monstre avait acquis quelque chose de ses cousins les Arbres à contes.

Ils virent l’éclat de cristal fiché dans ce tronc d’écailles, la substance translucide qui n’était ni verre, ni glace, ni rien qu’ils n’aient jamais vu, et la boursoufflure de chair rouge orangée qui se lovait autour de cette écharde comme pour l’engloutir. Ils virent un scintillement : le Joyau luisait d’étoiles sur la peau couleur sang du Démon. Tous deux s’entre-déchiraient, et ne se prêtaient pourtant pas plus d’attention l’un à l’autre que deux compagnons de longue date.

Aucun inconfort ne transparut dans les mouvements du Démon quand il dégagea ses lourdes jambes de leur lit de sable. Aucune douleur ne vint changer en rictus le grognement amusé qu’il lança à ses trois poursuivants. Aucun sang ne coula de sa poitrine quand il se retourna, et d’un seul mouvement ample, s’élança dans l’erg.

Ses griffes démesurées perforaient le sable aussi profondément que Gorbak l’avaient supposé, ses foulées semblaient lutter contre une force trop grande à l’aide de ressources aussi illimitées que celles dont avaient profité les trois Démons toute la journée précédente. Et il fuyait comme personne ne s’y était attendu.

« Après lui ! claqua Gorbak. Il ne s’échappera pas, nous sommes plus rapides ! »

L’accélération effrénée du Démon au Joyau sembla d’abord suggérer le contraire. Les trois poursuivants ne pouvaient pas l’égaler, pas avec des humains sur leurs dos. Mais ils suivaient une piste tout juste tracée, mais ils avaient le pas plus souple et plus agile. Ils ne tardèrent pas à voir défiler autour d’eux les flancs dorés des dunes, bien plus vite qu’il n’était sage. Une chute serait tellement plus mortelle qu’un coup de griffe ou d’épée…

Et avant même que les Démons n’aient vraiment eu le temps de s’échauffer, ils remontèrent à la hauteur de leur cible. Cette dernière donna un coup de collier, se lança dans une véritable charge ; ils suivirent. Ils s’élancèrent dans le rythme nerveux de l’assaut, ils quittèrent la piste qui se traçait presque sous eux ; ils s’écartèrent des griffes qui la dessinaient.

Ils coururent et la prédiction de Gorbak se vérifia. La vitesse de charge du Démon au Joyau semblait inférieure à celle de ses trois assaillants et il ne tarda pas à avoir les deux Apprentis de part et d’autre de lui. Derrière lui, le Guerrier fermait la nasse ; ils le virent prendre une grande inspiration, et entendirent un murmure presque avalé par le vent.

« Vos épées ! hurlait-il. Visez ses griffes ! »

Lui-même dut presque jeter son arme pour protéger la tête de son Démon d’un coup de queue sorti de nulle part. Les Apprentis s’approchèrent, peu confiants ; il semblait à Aixed que la prise de son épée sur sa main était trop froide et trop angoissée. Eux-mêmes risquaient le déséquilibre, et la chute mortelle, s’ils attaquaient. Onis pourtant se rapprocha et arma un coup.

Le Démon au Joyau aussi risquait la chute et il choisit de ne pas l’affronter. Il n’échapperait pas à ses poursuivants. Il ralentit progressivement son allure, provoquant presque aussitôt un éloignement des trois autres. Bientôt, il s’arrêta au sommet d’une dune, encore entouré par les trois Guerriers et par les fontes qu’ils avaient prudemment laissées dans le sable. Il se redressa, les dominant de toute sa hauteur. Entrouvrit sa mâchoire anguleuse, grogna sans réellement les défier. Un avertissement.

Mais un avertissement ne ferait que renforcer l’envie d’en découdre de ses trois adversaires à nageoires. Ils avaient traqué ce Dominant sur plus de distance qu’un Démon ne pouvait en parcourir dans son territoire, et ils comptaient bien récolter maintenant les fruits de leur effort : un combat impossible, qui les lacérerait de cicatrices et les marquerait de gloire. Être liés à leurs Guerriers respectifs ne les empêcherait pas de vouloir séduire ceux de leur espèce.

En face d’eux trois, le Démon au Joyau affichait orgueilleusement une peau vierge, sans aucun nœud d’écailles pour se souvenir des adversaires dont il avait triomphé. Un couard ? Probablement plutôt l’effet de ce curieux cristal. Leur adversaire avait de quoi se soigner ; fort bien. En contrepartie, il ne serait pas moitié aussi impressionnant que le Démon de Gorbak, qui comptait bien recevoir quelques lacérations par-dessus les marbrures mal refermées de la Lame de Roc de la veille. En cet instant, il n’y avait pas à plusieurs kètres à la ronde de créature plus narcissique que ces Démons réfléchissant à la meilleure façon de se faire charcuter.

Derrière eux, les trois humains tentaient de résoudre le problème inverse et ne trouvaient pas plus de solution. Le Démon au Joyau balayait fréquemment leur groupe de ses yeux jaunes, tournant sans cesse la tête et clouant du regard quiconque voulait se placer derrière lui. Depuis sa position surélevée, il pourrait sans doute rester sur la défensive un long moment.

Il faudrait bien tenter de créer une ouverture : attaquer, prudemment, se replier, chercher les défauts dans la garde et épuiser la défense. Un long travail en perspective et les deux Apprentis craignaient que la prise insistante de leurs épées ne les entrave.

Un Démon fusa — celui d’Onis, accueilli par un violent balayage de queue.

Il s’écrasa piteusement dans le sable pendant que celui de Gorbak s’élançait mâchoires en avant sur le membre passé à portée de ses dents. D’un basculement du bassin, le Démon au Joyau inversa son mouvement et accueillit le vieux balafré les griffes en avant : pas de quoi le décourager.

Dans les jeux d’esquives et de feintes qui s’ensuivirent, le Démon d’Aixed tenta de trouver un angle mort derrière le porteur du Joyau. Mais un coup d’œil brusque suffisait toujours au monstre pour armer un coup de queue à briser les dents de l’assaillant, et il fallait reculer.

Un peu plus loin, le Démon d’Onis se releva en crachant du sable avec un grondement furieux. Son humain, quant à lui, s’avançait à son tour pour tenter sa chance contre le Joyau, sous les regards attentifs de Gorbak et Aixed.

Il prit la place du Démon de cette dernière, lequel la céda bien volontiers, et se prépara à esquiver sur place l’attaque préventive qui ne manquerait pas de tomber. Et elle vint ; un balayage incliné, promettant de le heurter aux côtes et de le projeter en l’air. Il ne perdit pas une seconde pour bondir par-dessus, laissant traîner sa lame dans le chemin de l’attaque, mais la queue serpentine se déroba souplement — et quand il retomba sur ses pieds et releva ses yeux, ils croisèrent un scintillement. Le Joyau luisait d’étoiles sur la peau couleur sang du Démon.

Le coup de faux arriva sur lui par-devant, visant le ventre sans qu’il réagisse. Et puis une autre griffe fusa, presque aussi vite ; un coup de nageoire ; une chute dans le sable, comme le Démon de Gorbak le poussait hors du coup mortel et reprenait sa place devant le porteur du Joyau avec un claquement de mâchoires mécontent.

À son tour, Aixed s’avança vers le Démon, réduisant la distance prudente d’où elle l’observait. Derrière elle, Gorbak restait attentif et observait la mêlée où l’Apprentie dut se frayer un chemin à la voix : impossible de passer si les quatre Démons s’y mettaient, il fallait en écarter au moins un.

Puisqu’il semblait impossible d’approcher le monstre par un angle mort, autant éviter d’affronter sa queue un peu trop mobile et venir sur lui de face. Elle ordonna sans ménagement au Démon de Gorbak de faire place nette, ce que ce dernier accepta de mauvaise grâce, et leva les yeux sur son adversaire, en garde et prête à réagir dès qu’elle verrait le moindre mouvement. Et elle s’immobilisa, ses yeux piégés par un scintillement. Le Joyau luisait d’étoiles sur la peau couleur sang du Démon.

Une humaine ne semblait pas inquiéter ce dernier outre- mesure : il se retourna vers les deux Démons qui harcelaient son arrière-train. Il laissa traîner sa queue au passage, projetant l’Apprentie dans la pente comme un sac de chiffons. Non sans un instant d’exaspération : c’était ça, les chefs de la meute adverse ? Mais comment trois Démons en forme et bien nourris pouvaient-ils s’incliner devant ces créatures incapables de tenir debout trois secondes ? Il aurait volontiers essayé de découper celle-là, pour voir comment les dragons auraient réagi, mais il avait fort à faire avec les deux jeunots malpolis. Et bien entendu, le vieux débris revenait déjà sur lui. Le Démon au Joyau se faisait plus de souci pour celui-là que pour les cinq autres réunis — c’était un dominant et un vétéran, qui ne se laisserait pas facilement abattre.

Gorbak secoua la tête, pendant qu’Onis se relevait en maugréant et qu’Aixed reprenait ses esprits en sortant le visage du sable. Le vieux Guerrier n’avait rien pu extraire de l’observation du Démon au Joyau ; il lui semblait ne rien avoir vu d’autre que cet éclat de cristal translucide.

Poser une main sur la lame de son épée, par habitude. Faire le vide. Aucune pensée parasite, aucune. Rien que la destination — le combat — l’attaque, par-derrière, déjà échouée, mais seule réaliste.

Attaquer, fuir. À peine l’épée avait-elle frappé vicieusement le dos du Démon que le Guerrier lui enjoignait déjà de l’emporter ailleurs, sans même que ses pieds n’aient touché le sol. Le porteur du Joyau faillit égorger le Démon d’Onis, aussi surpris que lui, en se retournant, et celui de Gorbak dut se laisser tomber au sol pour échapper à cette satanée queue fourchue. Un instant plus tard, le Guerrier atterrit dans le sable à côté de lui.

« Ici, l’aveugle. »

Les trois Démons s’écartèrent, voyant l’épée déjà armée luire d’une lueur bleutée ; une griffe du porteur du Joyau traça un large sillon dans l’air, déviée tant bien que mal par le bouclier rond du Guerrier. Ce dernier fusa, lame en avant, dans la garde de son adversaire maintenant presque de face — en vain ; le Démon s’était plié en arrière avec souplesse et était passé sous l’attaque. Il détendit brutalement son corps, percutant Gorbak de plein fouet, torse contre torse, et le projetant dans la pente.

Les quatre Démons reprirent leurs positions de danseurs circonspects. Au centre, le défenseur révisait son jugement sur les humains : celui-là était plus dangereux. Mais il était aussi vain que les autres. Le coup d’épée avait certes été rude, mais il suffisait d’un battement de paupières au Joyau pour effacer ses dégâts superficiels.

Le Démon sourit et les Apprentis grimacèrent. Eux n’étaient pas capables d’utiliser les Hantises dont leur maître était si friand et même avec elles, il n’avait eu droit qu’à un peu de répit avant d’être écrasé.

Il avait atterri sur le dos et ils virent sur son visage le même effarement qui les avait saisis chaque fois qu’ils avaient regardé dans les profondeurs scintillantes de ce Joyau. Et il n’y avait pas besoin d’être sage comme un oracile pour deviner que Gorbak y était plus sensible qu’eux : ce genre d’échec magistral ne lui ressemblait pas, alors qu’eux deux en étaient un peu plus coutumiers.

Par chance, le Démon au Joyau restait incapable de se débarrasser de ses trois congénères. Ces derniers ne faisaient pas mieux : ils étaient en permanence sous la menace d’un coup mortel et les deux jeunes arboraient déjà des estafilades fraîches, alors que les blessures qu’ils parvenaient à infliger en retour se refermaient en quelques gondes. Le processus était clairement visible et assez déprimant.

Impossible pourtant de simplement rester là à ne rien faire. D’un commun accord, les Apprentis décidèrent d’attaquer séparément : il n’y avait pas la place pour deux. Aixed entreprit de se placer derrière le Démon, pour écarter les derniers scintillements qu’elle voyait du coin de l’œil, et elle eut la surprise de voir Onis rester au même endroit. Poser la main sur son épée.

Ben voyons. Mais c’était injuste de sa part, sans doute ; après la façon dont il l’avait protégée contre le Bossu, c’était normal que l’épée d’Onis ait plus d’affection pour son porteur que celle d’Aixed. Si lui parvenait à maîtriser la Hantise, tant mieux pour lui. Mais elle doutait que cela lui serve.

Onis glissa hors de sa vue, hors du désert, aussi discrètement que si un pas de côté l’avait écarté du passage, dans un couloir obscur de la Forteresse. Aixed réprima un sourire. Qu’il rende ça utile et elle le féliciterait.

Il utilisa à peu près la même attaque que Gorbak, mis à part qu’il visa un bras et que son épée était tranchante.

Mais la Hantise avait visiblement ébranlé sa concentration : il retomba dans le sable avec de mauvais appuis, glissa, et termina son attaque à quatre pattes — il avait depuis longtemps lâché l’épée qui s’était coincée dans le bras noueux du Démon.

Ce dernier hurla violemment, d’indignation plutôt que de douleur, et riposta en plantant ses deux griffes à l’emplacement du torse d’Onis — jeté sans ménagement hors de leur chemin par son Démon, qui faillit lui-même trancher la gorge de l’Apprenti en posant ses griffes sur son épaule. Comme si de rien n’était, l’épée au panache bleu retomba dans le sable et voleta vers son maître.

Profitant de la rotation du Démon au Joyau et de sa frustration, le Démon de Gorbak lui sauta à la tête et tenta d’arracher le marteau-bourgeon qui venait de se placer en face de lui. Un autre rugissement indigné accompagna la griffe qui tenta de lui poinçonner le ventre, qu’il évita avec un déhanché malcommode.

Pendant quelques autres mouvements confus, les deux Démons luttèrent pour se mutiler l’un l’autre, et puis se séparèrent comme à regret, l’un perdant son sang par la large plaie à sa tête et l’autre en étant déjà entièrement recouvert.

Et la situation reprit son inertie. Onis se relevant l’épée en main, Gorbak fixant d’un œil médusé le Joyau scintillant, les Démons dansant leur ronde. Et Aixed, restée derrière eux, derrière le danger, songea soudain qu’elle était du mauvais côté.

C’était une idée absurde et qui promettait une attaque stupidement téméraire. Mais après tout, les attaques suicidaires étaient sa spécialité, tout comme Gorbak le rusé abusait de Hantises et comme le dévoué Onis avait réussi à gagner la confiance de son épée en étant deux fois plus maladroit qu’elle. Ce qui était encore une pensée injuste ; elle la garda en tête. Elle craignait et espérait tout à la fois d’en avoir l’usage.

Il ne lui fallut que quelques pas, effectués à distance prudente des Démons, pour voir sa cible lancer un scintillement. Le Joyau luisait d’étoiles sur la peau couleur sang du Démon… et il semblait assez fragile pour qu’un seul coup d’épée le brise, privant son porteur de toutes ses forces.

Il ne fallut que quelques pas de plus pour bien voir le Joyau et percevoir sa fascination morbide, pétrifiante. Pour sentir ses yeux se bloquer, se pensées s’embourber dans les crépitements sablonneux du cristal.

« Tous les trois ! eut-elle le temps d’appeler. Laissez-moi voir droit ! »

Ils n’y prêtèrent pas attention, mais elle savait qu’ils le feraient et qu’ils ne briseraient pas le contact visuel avec le porteur du Joyau — et surtout le Joyau. Alors elle cessa de lutter et plongea son regard dans le puit de cristal.

Elle le sentit clairement, cette fois-ci, appuyer contre son esprit et travailler à geler ses pensées. Sans trop comprendre comment, elle le refusa, elle se concentra sur la lumière surnaturelle et l’ensemble des impressions qui allaient avec. Elle décela le goût du sang et s’efforça d’en garder conscience. Elle sentit un vent irréel et se força à ne pas le chasser comme une illusion. Elle entendit comme un tintement tenter d’obscurcir ses idées et rassembla tous ses souvenirs d’enfance et de musique pour interpréter ce bruit et l’isoler.

Alors les lumières papillonnantes se muèrent en une seule et l’attaquèrent.

L’image s’imposa violemment à elle, le visage surpris du premier homme qu’elle ait tué et la joie dévorante de son épée à la poigne glaciale. Et elle sentit cette dernière, de loin — depuis la réalité — la tirer à elle et s’inquiéter.

Le souvenir changea pour se faire plus violent et plus éprouvant. Souvenirs du laboratoire au Bossu, du groupe de scientifiques à éliminer au plus vite, de son habit moite de sang. Ce n’était que quelques jours avant et elle oubliait déjà leurs visages… Et elle se rendit compte que les souvenirs oubliés ne pouvaient lui faire qu’un mal abstrait. Cette pensée amère ne la réconforta pas, mais affaiblit assez les souvenirs pour lui permettre de respirer.

La lumière changea. Le Joyau augmenta encore la tension qu’il exerçait sur son esprit et elle eut la sensation fugace de sa présence, d’une conscience, d’une volonté déterminée à la briser. C’est toi qui te briseras, lui cracha-t-elle.

Il la replongea dans le laboratoire et dans un cauchemar éveillé fait d’ombres et de formes distordues, sans aucun élément net excepté les corps étendus à ses pieds. La Mort avait remplacé le Bossu, et Aixed voulut se moquer de cette Vaututrice bossue et dégoulinant sur le sol, des deux aigrettes orgueilleuses dressée par-dessus ses yeux, de son plumage prenant des formes alanguies qui n’évoquaient la souffrance que parce que le Joyau les y forçait. Elle aurait voulu. Mais à côté de la créature macabre se tenait sa mère, et il lui semblait voir à travers elle son village et ses ancêtres qui ouvraient des yeux horrifiés sur ses actes.

Elle sentit sa conscience vaciller. Le remords la saisir à la gorge, et l’étouffer. Qui était-elle, pour défier une relique du dieu qui donnait devant l’image du dieu qui prenait ?

Je suis Aixed, s’efforça-t-elle de se justifier. J’ai pris mon destin en mains et je vous protège.

Mais elle était aussi une jeune sotte ignorante et cynique, s’entendit-elle se répondre à elle-même. Bonne à critiquer, à jalouser son sibling d’armes, à mépriser les gens qu’une vie paisible pouvait contenter. Une bonne à rien buveuse de sang — et elle sentit la Mort dresser la tête à ces mots et la regarder comme une servante.

Gorbak avait fait la guerre.

Elle ne savait pas d’où sortait ce souvenir et n’osait espérer que son épée lui vienne encore en aide — le monstre noir la toisant dans son manteau de plume se ferait un plaisir de la déchiqueter pour se repaître du moindre fragment d’espoir en elle. Elle ne savait pas mais se raccrocha de toutes ses forces, et bientôt le fil de ses pensées se dénoua, la réalité cynique la réveilla.

Gorbak avait fait la guerre. Il en portait les marques, dans son ton bourru, dans ses silences et ses immobilités, dans son pragmatisme à toute épreuve et sa compassion étouffée. Il avait atteint la même conclusion qu’Aixed bien avant elle — il avait défié le Joyau. Mais lui savait ce qu’était la Mort et avait couru à son côté : lui s’était effondré, balayé par ses souvenirs.

Alors qui était-elle à côté de cette statue vivante ? Elle était une jeune sotte mal prévenue des réalités de la vie et ne mesurant pas les conséquences de ses actes, à l’équilibre entre l’espoir et le cynisme. Et c’était précisément pour cela que ni la Vie, ni la Mort qu’invoquait le Joyau ne pouvaient l’arrêter.

Elle marcha, d’un pas aussi assuré que possible, jusqu’à se tenir en face de sa mère terrifiée, et elle leva la main pour la poser sur sa joue.

« Tu n’as rien à faire ici, lui dit-elle. Se couvrir de sang pour la paix et le bonheur, c’est ma voie, ma vie, et tu n’as pas à être au courant. Alors vas-t-en ! »

Le visage révulsé se fondit dans un vortex d’ombres et de pensées, et soudain Aixed vit à nouveau sa main négligemment posée sur le Joyau — inerte et transparent sur la peau couleur sang du Démon.

Ce dernier la toisait de haut, trop surpris de la façon dont elle s’était plantée juste devant lui pour réagir tout de suite. Il y avait une douleur ; un manque qu’il ne parvenait pas à identifier et qui le paralysait plus sûrement que le regard d’Acier de cette humaine folle à lier.

Le Joyau s’arracha à sa prison de chair avec un puissant bruit de succion, et le museau du Démon se chargea de terreur. Il avait perdu son trésor — il reposait, inerte et vaincu, dans la main de cette horreur à forme humaine — il sentit la douleur qui cessait de se taire, son corps qui se vidait de la puissance qui l’avait gonflée pendant quelques jours à peine, son corps qui redevenait celui d’un Démon d’âge moyen, vierge de toute cicatrice sinon la boursoufflure sur son torse.

Ça, il n’allait pas le rester. Il bondit par-dessus l’humaine et le Démon qui se tenait derrière elle, sa détente décuplée par la terreur, et s’enfuit à toute vitesse entre les dunes. L’ivresse de pouvoir courir sans compter ses forces lui avait fait oublier la dureté du sable, mais aussi la légèreté d’un Démon normal ; avant quelques gondes, il chargeait pour sa vie.

À côté d’Aixed, le Démon de Gorbak renifla de dépit. L’autre fuyard était bien un couard, après tout, assez peureux pour s’imaginer qu’on allait le poursuivre maintenant que la marque de ses griffes n’avait plus aucune valeur.

Les humains aussi se relevèrent, l’un en maugréant, l’autre en se demandant pourquoi il était encore stupéfait par ce genre de choses.

« Aixed, enfin ! la tança Onis. Tu comptes te planter devant tous les monstres qu’on va affronter ?

— Bien joué pour ta Hantise, Onis. »

Il sourit, plus touché qu’il ne l’aurait voulu. Il était à peu près sûr qu’un Guerrier n’était pas censé être fier — et puis à quoi bon être fier d’une technique aussi commune ?

Puis Gorbak arriva, et Aixed comprit d’un seul regard qu’il ne se remettrait que lentement de ce que le Joyau lui avait infligé.

Il ne parla même pas, se contentant de hocher la tête avant d’aller fouiller dans ses fontes en faisant signe aux Démons de s’approcher. Les trois humains furent bientôt en train de soigner les blessures plus ou moins graves de leurs Démons respectifs — dans le cas de celui de Gorbak, il reçut un grommellement indistinct quand son maître commença à chercher les blessures sous la couche de sang et de sable.

« Je n’aurais pas osé, commenta discrètement Onis à Aixed. Défier le Joyau, je veux dire. »

Elle ne répondit pas tout de suite, s’interrompant un instant pour contempler le cristal niché dans sa paume, aussi figé que de la glace. Il y avait fort à parier qu’il s’éveillerait à nouveau quand il aurait fini de bouder.

« Nous n’aurions pas dû, répondit-elle. Je ne sais pas comment Gorbak va faire… »

Mais il l’avait déjà fait, d’une certaine façon, et elle remarquait que son Démon et son épée avaient légèrement modifié leur comportement : ils semblaient l’entourer comme un cocon protecteur, et le Démon titillait son maître comme pour l’empêcher de penser.

Implicitement, elle avait assuré Onis qu’elle-même s’en remettrait. Un doute pourtant resta niché à son oreille, une petite peur insidieuse et mal formulée.

Est-ce qu’elle cesserait jamais d’être cette Aixed follement téméraire capable de regarder la Mort dans les yeux et de lui rire au nez tout en faisant ses basses œuvres ?

Mais les enfants deviennent tous moins innocents en grandissant, tenta-t-elle de se convaincre. Elle avait simplement brûlé les étapes, dans sa détermination à trouver sa voie.

Maintenant qu’elle était dessus, ce serait idiot d’en ressortir…