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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 07/04/2021 à 08:28
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:15

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 26 : Les Démons
Un pas après l’autre. Chaque fois, la nageoire et la griffe qui l’ornaient plongeaient dans le sol avec une avidité nerveuse, fatiguée. Il devait y avoir quelque chose de précieux au bout du chemin pour reprendre la course si tôt, se disaient les Démons. Quelque chose de coriace. Quelque chose de merveilleux. Dans leurs yeux jaunes, pointus et malicieux, une soif de sang inhabituelle qui leur faisait ignorer leur fatigue.

Un Enarmuré et une Mèche, cela avait représenté un défi, mais sans vraie récompense. Il n’y avait rien à manger sur la seconde, et le premier était bardé d’Acier… Alors la fatigue et les muscles tirés, ils attendraient. Leur instinct ne trompait jamais les prédateurs régnant en maîtres sur le désert. Ils sentaient une proie de choix pour un Dragon, loin devant eux, et ils l’atteindraient, certainement, car rien n’allait plus vite qu’eux… Et quand ce serait fait, ce serait la curée, à nouveau…

Sur leurs trois dos, les Guerriers restaient muets. Ils sentaient — une roche aurait senti — l’avidité de leurs compagnons, et comme disait le proverbe, un Démon pensait avec le sang dont il pourrait se remplir le ventre.

La journée avançait, au même rythme que la traque. Au-dessus d’eux, le soleil contemplait le sillon menaçant qu’ils laissaient dans le sable, et les baignait de sa chaleur comme si leur avancée le réjouissait. Sans doute lui savait-il ce qui les atteindrait au bout du chemin. Sans doute se délectait-il par avance.

Un pas après l’autre. Chocs sifflants, douleur sourde dans les articulations, la chair exigeant du repos après la rudesse de la matinée. Mais un Démon n’avait aucune pitié et ne s’accordait aucun répit, pas avant de rencontrer la nuit et son froid mortel. Les muscles tendus ne pourraient qu’être bénéfiques à la tension orageuse qui les maintenait dans un simulacre de vol, à une poignée de cètres du sol ; le souffle court, trop court, donnerait le rythme des foulées et les accélèrerait ; le baiser brûlant du sable garderait au chaud la hargne et la rage de vaincre.

Peut-être qu’une douleur dans ces griffes qui lacéraient le sable aurait été assez alarmante pour obtenir un repos. Si du moins le Démon était assez âgé pour craindre d’endommager ces armes mortelles, si précieuses… Mais les griffes de Démon étaient aussi coriaces que leurs porteurs. Elles ne se briseraient pas après une journée de course, ni un combat contre un monstre d’Acier.

De temps en temps, en tête, Gorbak lâchait d’une main les épaules de sa monture, et touchait brièvement la poignée de l’épée accrochée à son dos. Un instant plus tard, un vague signe de la main, une pression sur la peau écailleuse, et la formation en pointe de flèche se décalait. Un peu plus qu’il n’était souhaitable. Leur cible était loin, et devait se déplacer bien vite pour demander de tels ajustements. Mais elle ne gagnait pas sur eux, et cela était une bonne chose.

Rien de connu ne pouvait distancer un Démon, surtout s’il portait sur son dos un Guerrier armé d’une épée. En revanche, un certain nombre d’habitants du désert pouvaient balader leurs poursuivants pendant un bon moment. Une traque était forcément longue dans un désert s’étendant partout sans sembler se finir un jour.

Un pas après l’autre. Toujours plus près de ce qu’ils poursuivaient. Tôt ou tard, ils devaient bien en croiser la trace.

Les Démons ralentirent d’eux-mêmes en voyant la balafre qui défigurait les dunes. Ils avaient rejoint le sillage de leur cible, et ça ne pouvait qu’être un de leurs semblables. Mais quand ils voulurent y entrer, tirer profit des résidus de sa propre force pour le rattraper, ils sentirent leurs compagnons qui les maintenaient, fermement. Ils devaient s’arrêter. Ils devaient obéir à leurs maîtres, qu’ils respectaient et dont ils savaient la dangerosité. Ils hésitèrent bien, tentés par la faim et la violence ; mais les maîtres reprendraient certainement la chasse sans tarder.

Pour les trois humains, poser un pied au sol fut un soulagement. Les Démons avaient été excités par le combat de la matinée, et leur course avait été tendue, nerveuse. Peut-être trop rapide pour se battre encore à la fin. Eux n’y prêteraient aucune attention, pas plus qu’ils ne se soucieraient du soleil leur tannant le cuir ou du vent sablonneux leur perforant les yeux. C’était la tâche du Guerrier de ne pas emmener son compagnon au-delà de ses limites. Et il faudrait bien les contraindre à ralentir : s’ils poursuivaient bien un Démon des Sables, alors il suffirait de garder un rythme de croisière. Ils le rattraperaient. Le sable touché par un Démon était moins fatiguant pour les autres, pendant quelques jours.

Scruté par cinq regards impatients et anxieux, Gorbak s’approcha des traces et les regarda. Il ne saisit pas son épée, pas plus qu’il ne se pencha dessus. Il fit simplement un signe à ses Apprentis, et ces derniers comprirent qu’ils auraient droit à une leçon. Un repos forcé pour les Démons, aussi.

« Regardez-ça, débuta Gorbak. Dites-moi ce que vous voyez.

— Les traces d’un Démon… hésita Onis avant de se reprendre. Ou deux ?

— Ce ne sont pas les traces d’un Démon, affirma Aixed. Pas un seul, ou pas un Démon.

— Seul, je pense, confirma le Guerrier.

— Dans ce cas-là, il doit être furieux… »

L’Apprenti ne reçut aucune réponse, ce qui était plutôt positif. Intrigués, les Démons approchèrent à leur tour leurs museaux des marques ouvertes dans le sable. Elles n’étaient pas habituelles. La trace centrale était trop aplatie et trop large, les monticules alignés en un zigzag régulier de part et d’autre étaient trop hauts et trop allongés. Plus loin, le sable dessinait des motifs complexes et entrelacés, qu’aucun n’avait jamais vu.

« Le lit, désigna Gorbak. Ce qui est passé là est lourd.

— Mais ça pourrait être l’effet de deux Démons ?

— Non. Il serait plus creux et moins large.

— Il y a les monticules, aussi. Il n’y en a qu’une seule série…

— Eux sont troublants. Un Démon plantant ses nageoires dans les pas d’un autre pourrait peut-être obtenir ce résultat… mais ils sont tout de même un peu trop réguliers.

— Ça ne peut pas être une nageoire qui les a faits, alors. C’est quelque chose de plus… long ?

— Bien pensé. Qu’est-ce que vous pouvez dire de la faible profondeur de ces creux, en avant des monticules ?

— Euh… Que je ne les avais pas remarqués ?

— Dommage.

— Il n’aurait pas de nageoires ?

— Cela se peut, Aixed… Cela se peut. Mais cela vous apprend quelque chose sur ses griffes.

— Et… quoi ?

— Combien y a-t-il de grains de sable dans le désert, Onis ?

— Pff… »

La question n’était pas tombée depuis un moment. Mais peut-être qu’avoir la patience de la faire disparaître faisait partie de la réponse… Gorbak laissa les jeunes adultes réfléchir à quelques possibilités qui ne fonctionnaient pas, avant de donner la réponse.

« Ses griffes ont un tranchant extérieur et s’enfoncent facilement dans le sable. Il est obligé de le contraindre plus fermement à la solidité que ne le doit un Démon normal, d’où la trace alourdie. Pour compenser, il court sans doute moins vite. Nous finirons donc par le rattraper.

— Et si le Joyau lui donne plus de force ? tenta Aixed.

— C’est sans doute le cas, admit le Guerrier. Il courra peut-être toute la journée. Mais sa trace en sera meilleure d’autant à la course. »

Ce qui, en soi, n’était pas forcément rassurant. Les deux Apprentis avaient vu bien assez de ravages de la part de leurs Démons pour être anxieux à l’idée d’en trouver un qui porte en plus un Joyau de Vie. Et pas une de ces imitations créées par la Science qu’ils avaient affrontées et vaincues ; qui pouvait dire ce dont un véritable Joyau serait capable ?

« Maître ? ajouta Onis. Et les motifs, sur les côtés ? Ils ne sont pas aussi compliqués, d’habitude…

— Bonne question. Mais je ne saurais pas en dire grand-chose. Chaque Démon a son motif, qui lui est propre, pourtant ceux-là sont trop différents. Si nous savions comment ils les marquent, nous aurions des indices sur la différence de celui-ci… »

Il se tut alors, se rappelant d’une autre traque, d’un autre voyage. Quand il était novice, il avait oublié sans vergogne tout ce qui ne servait pas à soigner un Démon. Trop scientifique, pensait-il. Heureusement que Margar n’était plus avec lui, pensa-t-il. Elle n’aurait pas manqué de pointer que maintenant, ces connaissances lui auraient été utiles.

« Bien, conclut-il. En course. »

Ils arrachèrent leurs Démons à leur propre étude du sillage de sable, grimpèrent sur leurs dos, et repartirent.

***
Un pas après l’autre. Sous leurs griffes, le sable bouillonnait de puissance, et quand eux-mêmes lui imposaient la force de la foudre, ils se sentaient fuser en l’air comme s’ils ne pesaient rien. C’était toujours un plaisir particulier de suivre la trace d’un autre Démon, et celle-ci était un délice. Dans son cocon crépitant, les Démons croyaient sentir assez de foudre pour délier leurs muscles fatigués. Et la promesse de combattre le monstre qui avait négligemment abandonné une telle puissance derrière lui ne faisait qu’augmenter leur enthousiasme. Ils auraient peut-être passé toutes les heures chaudes à pleine vitesse, si leurs maîtres ne les avaient pas retenus.

Et puis un tonnerre humain, un son compact brisant le vent et fouettant les oreilles, un hurlement autoritaire.

« Stop ! Sortez de la piste ! »

Le vieux Démon obéit sans discuter — on ne discutait pas quand l’heure était aux rugissements humains. Derrière lui, les bleus hésitèrent ; sentirent les mains des Apprentis, leur poids tout entier, les guider fermement hors du chemin, acceptèrent de sortir. Les griffes rencontrèrent le sable revêche, le sable libre, et ils peinèrent à nouveau, comme s’ils avaient couru tout droit dans un mur intangible. Et ils s’arrêtèrent, dans une succession de dérapages contrôlés sur le flanc des dunes.

Quelques gondes plus tard, les trois humains et les trois Démons se tenaient au bord du sillage de sable. Cinq s’interrogeaient sur ce qu’avaient vu le sixième ; lequel les retint, les empêchant de trop s’approcher. Au contraire, il grimpa vers le sommet de la dune et plissa les yeux pour examiner la trace de trop loin.

« Vous voyez quelque chose ? demanda Onis.

— Une accélération. »

C’était vrai : d’un coup, l’espacement des monticules de sable indiquant un appui du Démon poursuivi se mettait à augmenter furieusement. Il avait chargé quelque chose.

« Il nous a perçus ?

— Mais non, Aixed : la perception des Démons ne fonctionne pas derrière eux…

— Ah bon ? Depuis quand ? »

Peu de choses auraient pu surprendre les Apprentis plus que leur maître ignorant quelque chose qu’ils savaient, surtout concernant une traque. Il était censé y exceller…

« Eh bien, expliqua Onis. Les Démons peuvent voir la force qui leur permet de léviter en courant, et comme ils en laissent derrière eux, ils sont à peu près aveugles à toute poursuite ; parce que c’est avec le même sens qu’ils perçoivent les autres monstres…

— Si tu le dis. Ce n’est pas ce que j’ai vu. »

Il ne semblait pas accorder une très grande valeur à l’information, mais se promit tout de même de s’en souvenir. C’était bon à savoir. En attendant… il avait une autre certitude, qui se faisait jour dans son crâne au fur et à mesure qu’il examinait le sillage et en comptait les marques.

« Une bonne nouvelle : il ne transporte pas de passager. »

Un regard suffit aux Apprentis pour partager la possibilité à laquelle ils venaient de penser et que leur maître cherchait sans doute à confirmer depuis le début. Ce Démon n’était pas celui de la Lame Noire. Une bonne nouvelle, en effet…

« Comment en êtes-vous sûr ?

— À peu près. Mais pratiquement sûr, oui.

— Je voulais dire, à quoi le voyez-vous ?

— Une charge trop brutale peut tuer un humain, j’espère que vous le savez ?

— Bien sûr !

— Bien. Les Démons en sont capables, et celle-ci en est une. Ou quasiment. Il ne l’aurait pas lancée avec un passager sur le dos et s’il l’a fait, ce passager est certainement mort. »

Une dernière marque de sarcasme vint conclure cet exposé :

« Ouvrez l’œil et prévenez-moi si vous le voyez ! S’il est connu des Archives, ça ne peut pas faire de mal. »

Ils eurent un sourire désabusé. Gorbak avait repéré, près d’un homètre à l’avance, des distances plus grandes entre des monticules de sable, que leur passage aurait rendues illisibles. Qu’il comprenne ou non comment courraient les Démons, comme eux y arrivaient avec peine, ils ne parviendraient pas à le vaincre à son propre jeu. La traque.

Les traces s’effacèrent bientôt, défigurées par trois nouveaux jeux d’empreintes superposées. Leur propre piste serait difficile à suivre, et pourtant probablement lisible pour un traqueur sachant ce qu’il devait chercher.

À mesure qu’ils courraient, le soleil les accompagnait dans le ciel, suivant sa propre course, et laissant un sillage de chaleur et de lumière, lourd comme un Arbre que n’arracherait aucun vent, une seconde mer de sable dont les pensées, pas dérisoires, ne s’arrachaient pas, laissant les trois humains debout et immobiles dans le désert intérieur de leur sérénité, à l’horizon duquel pointait leur adversaire désigné et la force divine dont il était doté, sans pour autant qu’ils le craignent, puisqu’ils se savaient plus rapides, capables de fuir, et voyaient ce combat comme une nuit, incapable de terrifier qui connait l’arrivée de l’aube, dont cette trace qu’ils suivaient étaient le crépuscule flamboyant et provocateur.

Le soir tombait quand les Démons finirent par le voir. Un concerto de grognements excités leur échappa, sans que les Guerriers ne puissent deviner ce qui les excitait tant. Loin, sur l’horizon, une forme se démarquait de la piste. Une forme dont ils discernaient la tension nerveuse, dont ils goûtaient la fatigue satisfaite, d’où ils percevaient une force terrible. La proie était proche, et peu importait qu’elle les domine tous !

Mais il était hors de question de la combattre de nuit : pour un Démon, ce serait le trépas assuré. Alors quand Gorbak donna le signal de l’arrêt et du repos, les trois coureurs consentirent à remettre au lendemain leur duel avec le monstre inconnu. Le vieil homme était sage et ils avaient appris à se fier aux perceptions de son épée : plus floues, mais voyant autrement plus loin que leurs sens.

Avant que le froid mortel de la nuit ne soit tombé sur eux, les Démons s’étaient enfouis dans le sable chaud et protecteur, et leurs maîtres s’étaient retranché derrière leur tente en cuir de Lapin-Sapeur.

Le lendemain serait rude. Mais pas plus que la journée qu’ils venaient de passer, sans doute. Ça ne pouvait pas faire de mal de prendre le temps de quelques paroles avant d’aller chercher le sommeil. Restait à trouver un angle d’attaque pour aborder le sujet sensible…

« Maître ? tenta Onis. Est-ce qu’il vaudrait mieux attaquer ce Démon tous ensemble, ou voudrez-vous observer de loin ?

— Voyons, le provoqua Aixed. C’est évident qu’il participera, il s’est joint à la mêlée à chaque fois !

— Un peu de respect envers tes aînés, fillette.

— Mais oui. Permettez-moi de respectueusement vous rappeler que vous n’avez pas servi à quoi que ce soit contre le Bossu. »

Gorbak haussa un sourcil, ce qui n’était pas éloigné de l’expression la plus marquée qu’il s’autorisait à prendre. Bien sûr, que l’Apprentie ne lui avait pas encore tout à fait pardonné le premier des deux assauts. Mais ce n’était pas le moment le mieux choisi pour rappeler ces souvenirs-là. Bah : si ça les détendait…

« Pour répondre à ta question, vos Démons risquent de se défiler s’ils affrontent seuls le porteur du Joyau. Ils l’identifieront comme un dominant, et ne l’attaqueront pas sans avoir un vétéran de leur côté. D’ailleurs, ça ne vous fera pas de mal à vous non plus.

— Bien pour ça que je vous fais préparer le plan la veille, releva Onis.

— Tu es sûr qu’il n’était pas plus sage d’attendre demain matin, que la nuit ne fausse pas nos souvenirs ? »

Entre les lignes, c’était la vieille question du sable, qui arracha un soupir maussade à Onis.

« La patience n’est pas la qualité première dans un combat, se justifia-t-il.

— On croirait m’entendre ! sourit Aixed.

— Non, toi tu râles. »

Elle grogna, plutôt, avec un air courroucé de façade.

Ils auraient pu s’arrêter là. Après tout, ils ne savaient rien de leur adversaire, il aurait été difficile de se préparer à le combattre. Ils auraient pu dire un conte, aussi, si la tradition n’avait pas été de les réserver aux veilles de jours pacifiques. Pourtant, Onis voulut poser une dernière question. Une question qu’il convenait de poser de façon détournée, pour ne pas se voir encore demander de compter les grains de sable du désert.

« Nous le vaincrons.

— Tu en doutes ?

— Pas vraiment, non. Le Bossu aurait pu nous tuer une dizaine de fois, l’Enarmuré et la Mèche ont clairement imposé leur rythme au combat… Nous les avons vaincus quand même. En fait, je me demande plutôt à quoi peuvent penser ces scientistes. D’accord, leurs Gemmes rendent les monstres plus dangereux, mais ce n’est pas suffisant pour menacer l’Ordre. Il faudrait qu’ils contrôlent des monstres plus nombreux que nous, et jusqu’à présent, c’était un scientiste pour un monstre…

— Ils n’ont pas besoin de les contrôler, le contredit Aixed. Ils peuvent se contenter d’amplifier leurs forces, puis de les lâcher sur nous.

— Ce qui suppose déjà soit de ne rien avoir à craindre d’eux, soit de sacrifier les scientistes s’occupant d’eux. Et dans les deux cas, en face d’assez de Guerriers, les monstres finiront par fuir après quelques blessures graves. Les scientistes ont besoin d’être plus nombreux que nous, et ils ne le seront jamais…

— C’est vrai, mais incomplet, jugea Gorbak. Le Joyau de Vie pourrait être immensément plus dangereux que les Gemmes, et copier ce pouvoir correctement pourrait rendre les scientistes menaçants. De plus, comme pour tout ce qui est divin et un peu trop matériel, il faut toujours s’attendre à des accumulations de problèmes : ces Joyaux ont sûrement d’autres usages qu’un gain de force. Enfin, et c’est mon objection la plus importante : les scientistes peuvent beaucoup renforcer leurs rangs.

— Pardon ?

— Comment ça ?

— D’après vous ? »

Ils se rappelèrent, fugacement, l’épée libérée et tombant dans le sable. Les scientistes abandonnés à leur sort et devant lesquels ils détournaient le regard. Mais c’était leur choix ; c’était pour la paix à l’échelle du désert ; c’était pour la vie…

Gorbak, à son tour, songea à cette interprétation. Elle était vraie ; mais il ne s’étendrait pas dessus. Pas besoin d’être un oracile pour ressentir le malaise de ses Apprentis. La gêne, le doute, pas également répartis. Il faudrait sans doute aborder le sujet sérieusement, un jour… Ce soir-là, ce n’était pas le moment.

« Les gens ont peur des Guerriers, reprit-il. Nous les protégeons et leur offrons la paix, et ils respectent cela. Mais ils voient surtout que nous ne dansons pas, que nous ne jouons pas de la flûte, que nous ne chantons pas, que nous n’avons pas de poèmes mémoriels, que nous ne laissons aucun enfant derrière nous…

» Imaginez qu’un scientiste se présente comme tel dans un village, protégé par un monstre. Une Mèche ferait l’affaire ; même nous, nous ne savons dompter que nos Démons et nos épées. Si ce scientiste propose sa protection contre celle du Guerrier, il pourrait l’obtenir sans combattre rien qu’en parlant aux gens. La Science n’est pas visible, elle y a bien veillé. Les scientistes sont des gens normaux, dans lesquels on peut se voir soi-même. Bien sûr que spontanément, des villageois ne rejetteront jamais leur Guerrier. Mais si on leur fait choisir, c’est autre chose…

» Ils n’auraient même pas besoin de combattre. Ils s’empareraient d’une fournée de villages et les défendraient. Et même si nous venions les reprendre, à quoi cela servirait-il ? Les gens nous auraient vus perdre. Ils nous auraient vus avoir besoin d’un surnombre contre les scientistes. Ils ne tarderaient pas à suggérer leur retour ; nous aurions beau répéter que la Science est conflit, ils auraient été persuadés du contraire par plus humain que nous et ne changeraient pas d’avis.

» L’Ordre tout entier pourrait se réduire comme peau de chagrin et être oublié, du fait d’une poignée de Gemmes et sans guerre, sans même une ribambelle de combats… Voilà de quoi rêvent les scientistes. »

Les Apprentis gardèrent le silence, dérangés par ces propos et par l’immobilité muette qu’avait adopté leur maître pour les déclarer. Ils avaient beau s’être habitués à ses idées tranchantes et inconfortables, celle-là était particulièrement difficile à admettre. D’autant que…

« Alors la force ne sert à rien, résuma Onis. La vraie force, ce serait de pouvoir aider les autres.

— La force ne se limite pas à une seule forme, nuança Gorbak. Il est parfois bien plus difficile de tuer un ennemi désarmé que de l’épargner… »

Cela ressemblait à une explication pour ce qui s’était passé le matin. Lui pensait surtout à ses vieux souvenirs, qui remontaient encore et le faisaient se taire, le regard fixe. Ce qui serait ne pas compter sur Aixed.

« Et voilà comment ça peut devenir reposant d’affronter un Démon rendu fou… »

Elle arracha un sourire aux deux moroses, mais n’échappa pas à une réprimande pour la forme.

« Et lui non plus ne se posera pas de questions. Dormez : vous aurez tout le temps d’apprendre à faire la différence entre la pitié et la cruauté une fois que vous aurez survécu à ce Démon. »