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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 02/01/2021 à 10:33
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:08

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 12 : En chasse
Agile comme un Lapin, le Chien des Enfers bondit sur le côté, s’engageant dans la légère ouverture entre les dunes. Miracle : il y avait devant lui une longue vallée droite. Il s’élança dedans et donna vite la pleine puissante de ses quatre pattes.

Bien trop rapide, le Démon des Sables qui le poursuivait se fracassa contre le flanc de la dune qui s’incurvait vers sa gauche. L’Apprentie sur son dos sentit passer le virage — elle faillit s’écraser dans la dune, nota Gorbak, mais conserva son équilibre. Pas mal de sa part, la manœuvre avait été beaucoup trop brutale.

Le prédateur alpha avait escaladé la dune à mi-hauteur en tentant de corriger sa trajectoire : il prit de l’élan en retombant au fond du ravin, et commença à dévorer son retard à grandes bouchées.

Le Chien le vit. Il entendit derrière lui le vacarme effroyable de la course, ce crépitement électrifié accompagnés de claquements sourds chaque fois qu’une griffe s’enfonçait dans le sable ; il jeta un coup d’œil affolé au monstre qui lui fonçait dessus, de plus en plus vite, les babines salivantes, une forme voilée couleur sable sur le dos, de plus en plus près — si près déjà ! Il avait peur, il paniqua. Il se lança dans l’ascension de la dune à sa droite, celle dont descendait son poursuivant.

Ses pattes graciles ne tardèrent pas à s’embourber dans le sable, ses griffes s’enfonçant profondément comme il prenait appui et demandant un effort puissant pour être extraites de la dune. Mais s’il pouvait juste atteindre le sommet, il aurait peut-être une chance, il pourrait peut-être échapper aux crocs qui bavaient d’envie de déchirer sa chair…

Il entendit un cri, le cri hargneux d’un prédateur qui se lançait dans la curée, un cri que lui-même avait poussé tant de fois. Par réflexe, il tourna la tête, vivement comme un bébé Phénix, il regarda son meurtrier les yeux dans les yeux.

Il eut le temps de le voir en plein vol, il venait de sauter ; un jeunot, un Démon pas plus vieux que le plus vieux de ses propres descendants. Ce Démon-là avait évolué quelques lunes plus tôt, pas plus !

Puis le boulet vivant s’écrasa contre lui, sa mâchoire projetée en avant se planta dans une épaule et serra.

C’étaient les crocs les plus puissants du désert — le Chien hurla de douleur, comme la violence du choc le faisait décoller du sol et envoyait les deux coureurs bouler quelques mètres plus loin. Le Démon se ramassa sur lui-même à l’impact ; il avait senti sa cavalière grincer des dents au virage, quand il avait heurté la dune, il ne fit pas l’erreur de partir en roulade. Il étendit ses nageoires contre le sable, sentit le frottement qui brûlait leur surface écailleuse, sentit la force de la foudre qui remontait et le plaquait au sol. Il s’écrasa à plat ventre sur sa proie couinante.

Le Chien ne se laissait pas faire — il avait vu un prédateur inexpérimenté, il se débattait et tentait de mordre. Avec l’épaule déchiquetée, impossible de tourner la tête — mais pas d’enflammer ses pattes, son côté droit, pas de griffer et de ruer.

Mais les écailles du dragon ne craignaient aucune brûlure, pas même celle qui ne s’éteignait jamais. Il plaqua le Chien au sol avec ses longues griffes, puis lui déchira la gorge d’une seule morsure, juste au-dessus du collier d’os qui la protégeait. Le Chien tressaillit, sentant son sang se répandre sur le sable ; il avait échoué, il avait perdu, il n’avait pas été assez rapide, et il servait maintenant de repas. Et il restait conscient, pour quelques secondes encore — la mise à mort n’avait rien de propre. Le premier saut aurait dû atteindre déjà la gorge.

Les crocs frappèrent, encore. Le calvaire du Chien se termina enfin quand la mâchoire d’acier du dragon lui broya le crâne, avide des chairs qu’il protégeait, puis le prédateur commença à arracher de larges bandes de peau et de muscles, avalant indifféremment la viande et les os.

L’Apprentie avait réussi à sauter de son dos plus ou moins correctement ; elle se posta à côté du museau de son compagnon. Après un instant à la regarder d’un air rétif, il accepta sa présence, et son couteau en os ne tarda pas à tailler dans les pattes arrière — non sans éviter leurs derniers soubresauts. Encore des lanières de viande à faire sécher pour plus tard.

Pour les stocker, elle sortit des sachets de tissu de ses larges poches, imbibés d’une mixture d’Alchimiste ; des filins passaient tout autour, permettant de presser la viande et d’en extraire le sang. Mais à moins de trouver un Reg où laisser cette viande cuire quelques heures et s’imprégner des sucs de Graine de Conte, elle se conserverait à peine une semaine.

Le carnage ne dura pas. En quelques minutes, le Démon s’estima satisfait et releva le nez de son repas.

Un cliquettement familier se fit entendre, un peu plus loin dans l’alignement des dunes. Un staccato de griffes frappant le sable, lui imposant leur prise et la lacérant dans l’instant. La course d’un Démon, déboulant par l’intervalle entre les dunes, et bientôt un second s’y joignit en descendant le versant d’en face. Les compagnons de route de l’Apprentie arrivaient.

Parfois les Démons des Sables se disputaient leur repas, quand une faim de plusieurs semaines pouvait faire plier leur fierté. Dans ce genre de cas, les Guerriers des Sables avaient tendance à s’interposer en force, usant du respect de leurs montures pour eux, et partageant les parts eux-mêmes. Et généralement, il fallait quand même retourner chasser. Mais ce jour-là, ce n’était pas le cas.

Le comportement de la meute avait placé le Démon d’Aixed dans la position du tueur, et il avait donc été le premier à se nourrir : les deux autres ne toucheraient pas à la carcasse. Une seconde traque suivrait, puis une troisième, et le chasseur s’étant déjà nourri serait invité par un sourire plein de crocs à céder la meilleure place. Avant la fin de la journée, un monstre ou un autre aurait repéré les carcasses, et en aurait gobé même les os. Aucune nourriture ne se perdait jamais, dans un désert aussi hostile.

L’Apprentie remonta sur le dos de son Démon, un peu moins maladroitement qu’elle n’en était descendue. Les trois dragons se remirent presque aussitôt en chasse : deux avaient le ventre vide, et chaque respiration qu’ils prenaient éloignait un peu plus la meute. Or poursuivre une meute était nettement moins fatiguant que traquer des proies solitaires.

Les Démons reprirent leur course prédatrice, en pointe de flèche. Le plus vieux, le vétéran, devant ; ses bleusailles en ailiers. Loin devant eux, déjà à quelques kètres, ils sentaient la meute qui fuyait — ils percevaient la tension qui la hantait, les pattes qui s’éclairaient en frottant contre le sable, les nerfs qui brillaient de peur. Pour les Démons des Sables, la meute de Chiens des Enfers était comme un second lever de soleil, malgré le soleil au zénith, un brasier électrique promettant à manger pour tout le monde.

Pourquoi s’embêter à chercher des proies, quand les prédateurs étaient aussi visibles et aussi lents ?

***
Ce jour-là, Gorbak décida de pousser un peu ses Apprentis. Ils continuèrent de courir quand le soleil s’approcha à trois mains de l’horizon ; ils continuèrent de courir malgré la fatigue qui s’insinuait discrètement dans les membres de leurs Démons et rendait leur course encore un peu plus saccadée, encore un peu plus usante.

Un Guerrier vétéran et un dragon pleinement adulte pouvaient courir du lever du soleil à la froideur de la nuit, le seul obstacle pour un Démon dans le désert. Les Apprentis et leurs compagnons récemment évolués avaient moins d’endurance, et devaient encore s’habituer à ces longs voyages.

Quand il signala finalement à son Démon de ralentir, il entendit derrière lui quelques grondements soulagés. Avant de quitter la Forteresse, les novices ne subissaient aucun long voyage : on laissait leurs Démons vieillir un peu avant de les entraîner à transporter leurs Guerriers dans le désert. Alors les quatre bleusailles accueillaient la moindre halte avec une joie lasse.

Il fallut quelques kètres aux trois Démons pour complètement s’arrêter. Leur course ne permettait pas vraiment de freiner, seulement d’accélérer et de tourner, et la plupart du temps c’était bien suffisant. Ralentir rapidement demandait des années de pratique, quelque chose que l’aîné ne pouvait pas apprendre à ses deux cadets simplement en le leur montrant. Ils auraient observé, bien sûr, ils l’avaient placé dans la position de l’ancêtre instructeur ; mais il y avait des mouvements qu’on ne pouvait jamais bien voir, et toutes les subtilités de la course en faisaient partie. Il fallait que chaque jeune Démon les retrouve de lui-même.

Ces deux derniers renâclèrent un peu quand, une fois arrêtés, leurs cavaliers les retinrent de s’enterrer le temps de détacher les fontes qui s’accrochaient à leurs dos. Les Démons auraient eu toute la force nécessaire pour ignorer purement et simplement les Apprentis, mais ils avaient appris depuis des années à les respecter.

Ils n’arrivaient pas encore à envisager que les deux Humains n’aient pas évolué, et soient désormais bien incapables d’immobiliser leurs dragons à mains nues, alors ils continuaient d’éviter le conflit direct, comme ils l’avaient appris. En quelques années peut-être, ils finiraient par se rendre compte que d’eux ou de leur Guerrier, le plus dangereux n’était peut-être pas celui qu’il croyait — mais les Guerriers, eux, auraient appris à maîtriser leurs épées, et ces dernières auraient évolué s’ils le souhaitaient, leur donnant à nouveau un avantage sur les Démons. Quoique certains Maîtres préféraient l’épée de base, une lame unique de moins de deux krammes.

En tout cas, Onis et Aixed purent prendre le temps de délester leurs Démons, avant que ces derniers de plongent dans le sable et ne commencent une longue nuit de sommeil pour compenser cette journée presque entière de course. Les deux Apprentis avaient l’air bien partis pour faire de même, sous l’œil amusé de Gorbak dont le Démon était allé gambader aussitôt libre de ses fontes.

Il ne s’en formalisait pas. Lui-même, forgé par des années de course, n’accusait aucune fatigue, pas après un voyage aussi modeste. Mais ses courses les plus longues, la dernière remontant au trajet nocturne vers Orico avec Margar, l’avaient bien assez éreinté pour qu’il se rappelle ses débuts. Lui aussi s’était effondré au sol, perclus de courbatures, et enviant son Démon qui se réfugiait sous le sable pour passer la nuit à l’abri du froid. Lui aussi avait posé dans le sable une tête vidée par l’effort, et regardé le ciel d’azur sans songer à vérifier qu’il ne s’était pas étendu sur un Serpent-Tempête ou un Scorpion de la Terre. C’était le lot de tous les jeunes Apprentis.

Alors le vieux Guerrier s’occupa lui-même de sortir de ses fontes la tente que lui avait confiée l’Ordre. Quelque chose de plus large que celle qu’il avait habitée à Yspèri, conçue pour accueillir plusieurs personnes sans qu’aucune ne souffre du froid. Une tente, donc.

Après un moment, les deux Apprentis finirent par comprendre qu’ils ne s’endormiraient pas. La fatigue de la course n’était pas une fatigue physique : au contraire, le corps resté trop longtemps dans la même position ne demandait qu’à se dépenser. C’était l’esprit qui ne suivait pas, ayant vu son content de sable pour la journée et rechignant à aggraver ses propres crampes.

Ainsi les trois Humains finirent-ils assis devant la tente, attendant que le soleil se couche. Un bivouac exactement semblable à celui où, des décennies plus tôt, un homme nommé Kouruk avait demandé à son Apprenti Gorbak qui il était.

Ce dernier ne réutiliserait pas la méthode. Certes, c’était bien mieux pensé de faire connaissance dans le désert plutôt qu’à la fin de la Cérémonie de l’Acier — mais il était tout bonnement impossible de répondre à cette question. Et même à toutes ses variantes, il l’avait appris quelques jours plus tôt… heureusement, il existait des voies détournées pour la poser.

« Dîtes-moi, commença-t-il. Aixed, Onis. Vous vous rappelez le premier jour où vous avez vu la Forteresse ? »

Les deux Apprentis eurent un regard de concertation — réflexe de base de tout groupe de novices quand on leur posait une question un peu suspecte. On n’encourageait pas les novices à parler de leurs vies, avant ; et bien vite il ne restait plus que l’entraînement qui faisait d’eux des Guerriers.

Onis fut le premier à décider que c’était une question innocente. Le temps des pièges était passé.

« Je crois pas qu’on puisse l’oublier, se lança l’Apprenti. Une telle énormité, soudain, comme ça, et qui tremblotait un peu au-dessus de l’horizon… C’était comme un mirage. Un rêve posé sur le désert, et dont on nous assurait qu’il était réel. Et puis on a progressé vers elle, le Guerrier qui m’avait emmené depuis mon village m’a pris sur son Démon, et nous avons franchi la Passe d’Acier. Tout était plus grand, plus imposant, plus…

» Même après avoir rampé quelques années dans les boyaux de la Forteresse, elle m’impressionne. »

Il se tut ; il s’était peut-être un peu laissé emporter. Il attendit une réaction de Gorbak qui ne vint pas — il songeait, le regard dans le vide, à cette vision de la Forteresse. Ce n’était pas l’immobilité de statue qu’il leur avait servie pendant le tournoi : quelques petits signes de vie indiquaient qu’il pensait, qu’il écoutait, et peut-être qu’il comprenait. Alors Aixed accepta de prendre la parole à son tour, remettant à plus tard sa rancune encore vive d’avoir été ignorée ce jour-là.

« Pour moi, c’était surtout un endroit où regarder. Le désert m’avait brûlé les yeux : je ne l’avais jamais trop contemplé. Mon père m’apprenait les poèmes de nos ancêtres, et ma mère les tâches d’entretien d’un village, sous une tente…

» Alors en voyageant vers la Forteresse, j’étais à moitié aveugle. Je l’ai vue comme un endroit qu’on pouvait voir. L’endroit où il fallait aller. »

Elle avait tiré parti de la réponse d’Onis pour structurer la sienne et ce dernier eut un sourire ambigu en s’en rendant compte.

Et puis Gorbak parla, à son tour — prenant de court les deux apprentis.

« Vous avez bien de la chance… Moi, je ne m’en rappelle pas, admit-il. J’ai l’impression d’avoir toujours connu ce bon vieux tas de cailloux. Et pourtant j’ai passé la majeure partie de ma vie sous l’Arbre qui m’a vu naître. »

C’était assez inattendu. Tout le monde ou presque, dans le désert, connaissait la forme agressive de la Forteresse — presque tous les contes concernant Oghonek la décrivaient. Et à cause du contrefort, pouvoir y accéder prenait des airs d’honneur accordé par le dieu de l’acier lui-même. Alors oublier la première fois qu’on l’avait vue ? Les deux Apprentis se concertèrent du regard.

« Je ne sais pas trop que dire, improvisa finalement Onis. Ça me surprend complètement… En même temps j’imagine qu’on a tous une approche différente de ce souvenir-là ?

— Ben oui, ahuri, rétorqua Aixed. C’est littéralement ce qu’on vient de dire, trois souvenirs différents du même événement. »

Elle reprit la parole un instant de silence plus tard. Le temps que Gorbak apprécie discrètement la tournure de phrase sous tous ses angles, le temps qu’Onis se dise que c’était la fatigue qui rendait Aixed plus brusque que de coutume, et le temps qu’Aixed se demande si elle n’avait pas été un peu rude.

« Non mais écoutez-moi parler, sérieusement… C’est la fatigue qui parle à ma place, désolée pour ça. »

Personne ne se trompa sur l’interprétation correcte de cette remontrance qu’elle s’adressait. Elle bâilla, comme pour souligner ses paroles, et provoquant chez Onis une furieuse envie de faire de même, puis se contredit — car après tout, même fatigués par la course, aucun d’eux trois ne pourrait dormir avant un moment.

« Mais ça veut pas dire que je risque de dormir pendant le conte du soir, hein ! assura-t-elle Gorbak. Pas moyen de dormir tranquille pendant un conte.

— J’espère bien, répondit le vieil homme avec un sourire en coin. Car ce soir, si tu le veux bien, c’est toi qui racontes.

— Pardon ! »

Il avait résisté au bâillement, mais Onis ne put s’empêcher de partager le sourire de Gorbak.

« Eh oui. Et ne prends pas cet air, Onis : demain soir, c’est ton tour. »

Le pire dans tout ça, se dit Aixed, c’était qu’elle aurait dû s’y attendre. Le vieux avait assez lamentablement échoué à démarrer une conversation, le premier soir : ses deux Apprentis étaient morts de fatigue, et assez réticents à parler de leurs vies — pour le peu qu’ils avaient de différences, avec toutes ces années de noviciat passées dans la même montagne… Par la suite, Gorbak avait commencé à tenter des questions plus simples, et à proposer des contes. Tout, sauf les contes, avait toujours été réciproque… C’était évident que les contes finiraient aussi par l’être !

***
Les pas du troupeau martelaient le sol sans cadence, chaotiquement, mais avec les rythmes immuables de chacune des Graines de Contes. C’était un bruit à la fois constant et mouvant, qui s’amplifiait parfois pour rouler aussitôt et se faner, tombant au sol comme une graine déterminée à sentir au plus tôt le vent dans ses feuilles.

Le sable crissait doucement contre l’écorce rugueuse des pattes des Tortues-Plateau, glissant le long de leurs empreintes, tandis que la colonne avançait et creusait la vallée de sable séparant deux dunes. Au sommet d’un versant, les trois Démons des Sables les observaient sans bouger.

Si le plus vieux bâillait régulièrement, les jeunes, en revanche, étaient nerveux. Les Graines de Contes ne leur prêtaient pas attention, mais si jamais l’un des monstres décidait de lancer un Séisme, toute la colonne le suivrait, et les Démons seraient rapidement abattus. Impossible de courir pendant qu’un tel Séisme faisait vibrer le sable : les prises seraient trop instables et elles transmettraient la vibration, risquant d’endommager les squelettes des coureurs. Et s’ils étaient privés de course, même les lents Torterra pourraient les rattraper.

Ce n’était pas sans raison si le désert était vide de prédateurs à un kètre à la ronde. Quand ils entendaient le grondement sourd d’un troupeau en marche, ils avaient largement le temps de déguerpir, alors que les claquements secs produits par un Démon en pleine course auraient pris n’importe quoi de court.

Pour l’instant, la colonne ne déviait pas de son but. Les Tortues-Plateau ignoraient superbement leurs observateurs, comme elles ignoraient tout ce qui n’était ni belliqueux ni assez gros pour faire un repas. Et encore. Elles ne mangeaient que rarement, et se tenir à courte distance n’était pas forcément synonyme d’attaque. Néanmoins, ces monstres pouvaient absorber sans distinction tous les habitants du désert, qu’ils soient faits de chair, de roche ou même d’Acier. Alors les deux Démons et leurs cavaliers étaient nerveux.

Lentement, pas après pas, petits bonds joyeux pour les jeunes, lentes enjambées majestueuses pour les géants, la colonne avançait et retraçait les dunes derrière elles. Rien de plus violent que la course d’un Démon ; mais rien de plus durable que le sillon laissé par une colonne de Graines de Contes.

Elle s’étendait sur une centaine de mètres, voire moins, mais sa masse et la lenteur avec laquelle elle progressait donnaient au sable une nouvelle forme, définitive. Les Graines de Contes sculptaient le paysage, à leur manière impassible et calme. Un fleuve de verdure coulant lentement dans son lit asséché, invitant trois Humains à s’arrêter un moment et à contempler ce désert qui ne leur appartenait qu’en partie. À se détacher de leurs peurs, de leurs angoisses, de leurs apprentissages.

Ce n’était plus le temps des efforts quotidiens. C’était le temps du désert, moelleux et ralenti, accueillant et hostile à la fois.

C’était le temps de la traque.

Et elle pouvait aussi bien ne jamais devoir se terminer, alors pourquoi se presser et s’agiter ? Le monde, comme ces Tortues-Plateau, poursuivrait toujours son chemin ; avec lui, l’Ordre ; et avec lui, ses Guerriers et ses Apprentis.

Comme disait le proverbe : l’Ordre d’Oghonek durerait jusqu’à ce que les dunes cessent de chanter.