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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 26/08/2020 à 10:16
» Dernière mise à jour le 09/07/2022 à 17:38

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 11 : Port-Nuage
Dix jours. Entre le moment où l’on voyait apparaître le sommet du Pic Rocheux et celui où on atteignait sa base, il s’écoulait dix jours.

Pour les nomades allant se soumettre à la justice des oraciles, chaque jour devait s’accompagner d’une prière aux dieux du désert. Le premier jour, quand la ligne de crête du Pic émergeait par-dessus l’horizon de dunes, ils demandaient au dieu du sable de les mener à bon port, de ne pas les égarer si près du but. Un autre jour, ils demanderaient au dieu de l’acier de les baigner dans la lumière de ses sanctuaires ; au dieu d’en bas, de ne pas emporter les trois excavarennes qui leur avaient permis d’atteindre la montagne ; au pied de cette dernière, ils demanderaient au dieu d’en haut de les pardonner pour se préparer à entrer dans son domaine…

Margar n’avait aucune prière à faire et ça lui allait très bien. Certes, il convenait d’afficher un certain respect pour les rites. Les deux gardes qui accompagnaient la caravane répondaient aux prières, sans y être obligés… Mais un esprit scientifique s’accommodait rarement bien de la religion. Surtout une religion dont les prêtres travaillaient activement à prévenir toute science, avec l’aide d’un Ordre y étant absolument intolérant. Et ils étaient bons à ce jeu-là, les bougres.

Elle préférait compter les jours à l’aspect grandissant du Pic.

Le premier jour, on commençait par voir deux sommets écartés et pointus, puis rapidement le sommet central, plus aplati. Le second jour, parfois le troisième, on discernait la ligne de jonction entre ces trois sommets. À moins d’arriver complètement dans leur alignement, mais c’était rarement le cas. Ici… Sans être tout à fait en face du pan du coucher de soleil, la falaise la plus uniforme du désert, les nomades avaient tout de même un angle d’approche assez esthétique. La bande de ciel entre les deux sommets était à peu près aussi large que chacun d’eux.

Quatre jours, cinq jours : le Pic se découvrait lentement, dans sa morne vastitude. On devinait ses formes qui progressaient vers le bas. En fait, il semblait converger vers ses sommets, ce qui le rendait un peu monotone.

Vers le septième jour environ, on arrivait à une distance modérée, et on avait une vue d’ensemble décente. La falaise centrale se dévoilait au-delà de la moitié, rendue triangulaire par les deux larges escarpements qui l’entouraient. C’était quelque chose, ce pan du coucher. Le pan du lever, de l’autre côté, portait une série d’aiguilles ressemblant à des contreforts en miniature. Mais si biscornue soit-elle, cela restait une falaise de cinq kètres de haut, tout comme le pan du coucher : deux merveilles de la nature.

À vrai dire, les deux contreforts rocheux valaient aussi le coup d’œil avec leur teinte brun sombre. On les discernait très bien devant le ciel bleu, là où la falaise adoptait une nuance safran clair, qui se fondait dans l’horizon de sable.

À ce stade, on se détournait de la paroi principale, et on se dirigeait vers la base d’un contrefort. Plutôt celui au sud: vers le nord, il y avait le désert profond, un erg où l’on pouvait avancer pendant un millier de kètres sans croiser ni arbre à contes, ni reg, ni Reg ni rien. C’était le domaine des prédateurs les plus redoutables, où les carchacroks régnaient en maîtres. Et comptant d’assez nombreuses processions de torterras, aussi.

Contrefort sud, donc. Un large amalgame de rocs bruns, recouvert d’une couche de poussière et d’arbustes. On en atteignait rarement la base avant le dixième jour.

Alors, ne restait plus que l’ascension. Elle promettait son lot de difficultés : la pente était inclinée à près de quarante-cinq degrés, bien plus que la plupart des dunes. Mais le jeu en valait la chandelle : le mince manteau de verdure alimenté par une source jaillissant du sommet central entretenait sur celui-ci un climat plus tiède que le reste du désert, et les nuits elles-mêmes étaient moins froides.

En termes scientifiques, le Pic était un accumulateur de chaleur, qui se remplissait pendant la journée et libérait lentement sa charge. Un endroit au sommet duquel il faisait bon vivre malgré le manque relatif d’oxygène. On avait le temps de s’y habituer en grimpant.

Et puis le Pic Rocheux, comme tout voyage, c’était aussi des gens.

Des histoires à raconter, le temps d’un trajet. Pourquoi être parti ? Pourquoi aller à tel village plutôt qu’à tel autre ? Qu’aimez-vous dans ce village ? Le plus souvent, Margar abandonnait les autres voyageurs avant la fin de leur périple, alors elle avait pris l’habitude de faire preuve d’un peu plus de témérité concernant ses connaissances. Pas assez pour qu’à peine arrivée à destination, toute la caravane se rende à la tente du Guerrier le plus proche et y lâche le nom de Margar Etha-Milton-sil, mais suffisamment pour qu’un autre scientiste ait de forts soupçons. Cela lui faisait nouer des liens plus vite que dans un village.

Des gens à explorer, comme on explorait le désert. Pas en pleine marche, bien sûr, mais le soir venu, au bivouac, il y avait des contes à réciter, des musiques à partager, des vies à découvrir. Elle aimait bien voyager ; le voyage était vivant.

Mais pour une affaire de justice…

Cela l’avait surprise, au début. Il y avait un passif entre ces gens auxquels elle s’était jointe : même le soir, il y avait quelque chose d’étouffant dans ce campement où certains en ignoraient ostensiblement d’autres. Que ce soient les parents des deux familles impliquées, les enfants en conflit, la connaissance au rôle mal défini ou même les deux gardes armés de lances qui accompagnaient le groupe, aucun n’était à l’aise, aucun n’était heureux. Ils ne semblaient capables de se mettre d’accord que sur la prière à adresser aux dieux pour tel jour d’approche du Pic Rocheux. Et après-coup, ce qui irritait le plus Margar, c’était qu’elle aurait dû s’en douter. On n’aurait pas soumis à l’Oracilis une affaire sur laquelle les deux partis s’entendraient facilement.

Aussi n’apprit-elle que des bribes de ce qui conduisait la caravane à demander un avis oracile. Ce voyage, elle ne l’aima pas. Elle voulait bien porter un sac de vivres toute la journée par-dessus sa tente, mais elle aurait aimé partager autre chose de plus humain avec ces gens. Pouvoir les considérer comme plus qu’un outil pour atteindre la montagne sacrée.

Ce fut un soulagement d’atteindre la pente escarpée. Pas parce que le versant du contrefort offrait un paysage inhabituel, piqueté de verdure et enjolivé par des blocs d’Acier qui affleuraient çà et là ; plutôt parce qu’elle savait qu’en haut, elle aurait des réponses.

Cela la fit presque partir en éclaireuse. Mais elle resta, ne sachant pas trop ce qu’elle trouverait au sommet.

Il leur fallut deux jours de plus pour escalader le contrefort. Ils n’avancèrent pas de plus de quatre kètres par jour, laborieusement, et malgré le sentier au sol rocheux qui serpentait entre les bosquets d’arbres et diverses formations rocheuses. La marche était plus facile que sur du sable, le sol offrait de meilleures prises, mais impossible de monter en permanence : il fallait s’arrêter, presque toutes les heures.

Au bout de deux jours, ils avaient les jambes plus lourdes qu’après presque un mois de marche dans le désert ; mais ils n’avaient qu’à respirer l’air cristallin des hauteurs pour se sentir légers comme le vent. Et enfin, ils arrivèrent au village perché sur le sommet central.

Port-Nuage, le fief de l’Oracilis, se démarquait d’un village normal du désert par plusieurs points. Tout d’abord, il n’avait pas de centre. Il ne se focalisait pas autour d’un arbre à contes ou d’un troupeau de pokémons cactus. Assez logique, en un sens : il pouvait être considéré comme le centre du désert. Pas géographiquement : ça, c’était le rôle du désert profond. Mais beaucoup de tensions convergeaient vers le Pic Rocheux, peut-être plus que vers la Forteresse de l’Ordre.

Ensuite, le village s’étendait sur une surface colonisée par l’herbe. Une source coulait au sommet de la montagne ; elle abreuvait une large étendue de terre, où poussaient des herbes et des arbustes que les vents avaient apporté depuis la côte. Ils avaient tout le loisir de coloniser cette colline en altitude, puisqu’aucun arbre à contes n’occupait le sol.

Enfin, c’était un assez grand village. Il devait y avoir un kètre entre les sommets des deux contreforts, pas beaucoup plus en largeur ; et dans cette zone vivaient huit cents personnes.

On les attendait. Sur le petit sentier qui contournait le sommet du contrefort et descendait vers Port-Nuage, un homme était assis sur une pierre, fumant une pipe en os d’un air distrait. Il était enveloppé dans un ample habit de couleur verte, du style que seul les oraciles avaient assez de pigments pour fabriquer, et il portait une quarantaine d’année sur son visage. On aurait dit un homme comme un autre. Difficile de croire que ces traits débonnaires et bienveillants cachaient un homme moitié plus vieux que n’importe quel vieillard ridé et rendu au désert (et Margar n’en avait pas l’intention). C’était Sòrkat, comme par hasard.

« Bienvenue dans le coin ! les apostropha-t-il. Que puis-je pour vous, voyageurs ?

— Salut à toi, noble oracile, répondit le garde le plus âgé en s’inclinant. Nous venons soumettre une affaire à la sagesse de l’Oracilis.

— Je vois ! »

Paroles lourdes de conséquences dans la bouche d’un oracile, quel que soit le ton avenant sur lequel elles étaient proférées. Et Sòrkat en rajouta une couche, naturellement.

« Tiens, salut Margar ! Je me doutais que tu viendrais.

— Salut l’ancêtre, ironisa-t-elle avec plaisir. C’est trop d’honneur d’être venu m’attendre ! »

Les nomades de la caravane lui lancèrent quelques airs scandalisés, mais se tinrent cois ; au contraire de Sòrkat, dont le grand éclat de rire indiquait que cette affaire ne les concernait pas.

« Allez, assez plaisanté, se calma-t-il après un moment. Venez, je vais vous conduire au village. »

Ils suivirent, en désordre. La caravane se dissolvait complètement : les deux partis demandant justice ne prenaient plus la peine de marcher de concert, les gardes ralentissaient le pas pour s’écarter de ce nid d’arboks tout en le gardant à l’œil, et Margar ajustant au contraire son allure à celle de Sòrkat. Ils avaient une conversation à terminer.

Et puis elle devait bien l’admettre, c’était parfois amusant de jouer de son scepticisme auprès des habitants du désert, qui l’avaient regardée d’un mauvais œil regarder leurs prières d’un œil vide. Du peu qu’elle avait entendu, elle était à peu près certaine qu’elle aurait pu régler leur problème elle-même… Enfin, s’ils préféraient leurs prêtres oraciles, elle n’allait pas non plus s’imposer.

***
On conduisit les nomades à une large tente en bordure de Port-Nuage, qui abritait les voyageurs se soumettant à la justice de l’Oracilis. Tous les voyageurs : une coutume risquée selon Margar, mais Sòrkat l’assura qu’il n’y avait jamais eu de troubles. On respectait trop l’Oracilis pour ça.

Puisqu’elle devait apparemment rester sur place un certain temps, Margar eut le droit de planter sa propre tente, elle aussi en bordure du village. Elle mit un peu de distance entre elle et les nomades qui l’avaient accompagnée. Pas spécialement contre eux, mais parce que leur tente recevrait sûrement d’autres visites pendant son propre séjour, et elle tenait à ne pas pratiquer sa science trop à proximité d’yeux indiscrets. Si ça avait été possible, elle aurait planté cette tente en haut de l’un des deux sommets arides du Pic.

Elle eut la surprise de voir qu’on lui avait préparé quelques affaires, entassées négligemment non loin de l’endroit où elle pensait s’installer. Charmante attention, mais présentée de façon légèrement menaçante.

Il y avait une natte de tissu, pour lui éviter de dormir à même le sol : le sommet du Pic Rocheux n’y était pas aussi propice que l’erg qui constituait la majeure partie du désert. Il y avait aussi, et cela l’étonna beaucoup plus, un large meuble en bois. (Il lui fallut un instant avant de penser qu’il ne venait pas d’un arbre à contes, et que ce n’était pas un luxe aussi fou qu’elle l’avait cru.) Un plateau surélevé, cloisonné, et rempli de sable. Une table à calculs. Margar ne savait pas trop si les oraciles avaient cherché à se montrer prévenants ou à lui rappeler qu’ils la surveillaient d’une façon ou d’une autre.

Et puis quelle importance ? Elle avait encore des révisions à faire. Pendant le voyage, la caravane s’était arrêtée chaque jour aux heures chaudes, et Margar en avait profité chaque fois pour dérouiller ses connaissances. Elle n’aurait pas perdu en quelques semaines ce qu’elle avait entretenu si fréquemment depuis une bonne vingtaine d’années, mais la fainéantise n’était pas une raison.

Et puis, elle se l’admettait parfois, les jours où elle était d’assez bonne humeur : elle avait une crainte un peu superstitieuse de l’oubli. Quand elle était jeune, ses parents s’en servaient un peu comme d’un croque-mitaine : révise tes formules, ou tu les oublieras ! La logique imparable de cette petite phrase, et l’importance que Margar avait appris à accorder à la science, avaient rendu la manie tenace. Même des décennies après, même en sachant pertinemment que l’oubli ne se manifesterait pas avant qu’elle n’apprenne de nouvelles choses, elle révisait ses formules dès qu’elle se sentait en sécurité. Et se demandait si elle ferait le même coup à ses propres enfants, si elle arrivait un jour à en avoir. Probablement.

Alors elle travaillait. Quand on ne faisait pas attention à elle, quand elle avait du sable sous la main, elle laissait toujours s’écrire les formules qui remplissaient sa tête. Elle se familiarisait avec la table de sable, plutôt étroite par rapport au sol de sa tente, mais permettant une position plus agréable, elle découvrait rapidement qu’on pouvait régler la hauteur de ses pieds, et s’en inspirait pour calculer les contraintes s’exerçant sur une vis sans fin.

Et pendant qu’elle calculait, à quelques nutes de marche à peine, des oraciles réglaient une affaire de justice qui avait amené des nomades à franchir le désert pour eux. Et pendant qu’elle calculait, elle n’accordait plus la moindre pensée ni à ces gens qu’elle aurait bien aimé connaître mieux quand elle marchait avec eux dans le désert, ni à ces oraciles qui une heure plus tôt encore déclenchaient sa curiosité et sa méfiance. Et pendant qu’elle calculait, le monde aurait pu s’effondrer autour d’elle : elle aurait haussé les épaules et modélisé sa chute.

Pourtant elle sauta presque au ciel quand elle entendit s’ouvrir le rabat de sa tente.

« Eh, du calme ! s’amusa Sòrkat. C’est moi, pas un Crocorible.

— C’est pas mieux, persiffla une Margar encore secouée. Un crocorible, au moins, ça aurait été vite.

— Brutal, commenta Sòrkat. C’est pas tout ça mais ça fait des heures que t’es enfermée là-dedans, ‘va falloir sortir à un moment.

— Mais oui, répondit Margar avec ce ton traînant qui indiquait ostensiblement qu’elle n’en croyait pas un mot.

— Par exemple, pour le repas.

— Bien sûr, pour le repas. Au crépuscule.

— Dans dix nutes. »

Margar lui jeta une œillade stupéfaite, puis détourna vivement le regard vers le rabat encore entrouvert. Bonne lumière. Incompréhension. Et réaction agressive (justifiée, tout de même, il aurait au moins pu prévenir qu’il rentrait).

« C’est un sarcasme ?

— On mange plus tôt sur le Pic Rocheux, expliqua Sòrkat d’un air narquois. C’est un peu une tradition d’observer le soleil couchant, vu qu’on a le plus beau du désert. Mais si tu préfères, je peux tout à fait t’amener des restes tout à l’heure, pour ne pas troubler tes rituels mathématiques ! »

La scientiste vit rouge en entendant parler de rituels. Songea un instant à la réponse la plus offensante qu’elle puisse faire et elle eut quelques idées bien senties. Mais un pressentiment la retint. Ce satané oracile semblait dangereusement habile de ses mots, lui aussi. Elle n’avait aucune garantie d’avoir le dessus (et hors de question de perdre la face dès son premier jour à Port-Nuage). Mieux valait attendre, repérer le terrain, apprendre de quoi était capable le vieil homme ; alors seulement elle pourrait tenter de l’affronter.

Car elle n’en doutait pas, un affrontement était inévitable. Elle se connaissait trop pour se penser capable de cohabiter longtemps avec des prêtres.

Elle ravala la pique sur laquelle elle s’était fixée, la rangea dans un coin de sa mémoire pour s’en servir plus tard, et elle répondit en tentant de se convaincre que Sòrkat lui avait demandé des éclaircissements sur un phénomène scientifique. Hautement improbable, mais elle s’estima satisfaite de la patience qu’elle devina dans sa propre voix.

« Bien sûr que non, voyons. Je mangerai avec vous : ces rituels, comme tu les appelles, ne sont pas des cérémonies. Je n’ai pas à m’y plier, et encore moins à heure fixe.

— Serait-ce une critique que je crois entendre ? »

Autant pour la tentative de repousser le conflit. Mais la scientifique voulut tout de même avoir un geste d’apaisement : elle effaça de la main les équations sur lesquelles elle était penchée deux nutes plus tôt, et sortit de sa tente en passant derrière Sòrkat. Elle l’attendit, mais pas au point de le laisser passer devant (elle était tout à fait capable de deviner que les repas se prenaient au bord de la falaise, merci).

« Nan, reprit-elle. Critiquer des villageois qui mangent ensemble, donc plus ou moins à la même heure tous les jours, c’est un contre-sens.

— Si tu veux. »

L’oracile s’en tint là. Margar avait l’impression qu’il se plaisait à faire durer les choses (contrairement à un crocorible). D’ailleurs, en parlant de tourner autour du pot : il ne lui avait toujours pas dit explicitement ce que l’Oracilis attendait d’elle. Elle mit les pieds dans le plat.

« C’est pas tout ça, commença-t-elle gaiement. C’est bien gentil de m’avoir faite venir ici, mais qu’est-ce que je suis censée faire ?

— À vrai dire… admit un Sòrkat étrangement penaud. Je n’en sais pas beaucoup plus que la dernière fois. Nous voyons des présages funestes, quelque chose de gros se prépare. Peut-être une saison des tempêtes catastrophique, peut-être une épidémie… Impossible d’en être sûrs. Mais en tout cas, la Science a un rôle à y jouer. Pour ma part, j’ai le pressentiment qu’il faut un scientis— un scientifique, ici, au Pic Rocheux ; et une intuition m’a fait te proposer à mes pairs. »

Margar ne répondit pas. Elle fit semblant d’écouter ce galimatias de justifications assénées d’un air sérieux et convaincu, par politesse, nota qu’il s’était rattrapé très naturellement avant d’employer un mot qui avait longtemps été une insulte avant que le Sèmèrès ne le récupère… un silence que Sòrkat interpréta comme une invitation à poursuivre.

« Ce que tu dois faire exactement, je n’en ai aucune idée. Mais tant que tu es ici, autant te laisser quartier libre. Fais ce que tu veux.

— D’accord, bâilla Margar. Et la vraie raison ? »

À ces mots, elle eut l’agréable surprise de voir le visage de Sòrkat pâlir. Et il était facile d’imaginer ses pensées : elle ne le croyait pas, elle comptait faire sa forte tête ! Ses raisons, si farfelues soient-elles, lui importaient donc. Elle-même, la scientiste, était importante aux yeux de ce vieillard.

Donc elle avait un pouvoir sur lui. Il fallait maintenant le mesurer plus précisément, comprendre jusqu’où elle pouvait faire pression sur l’Oracilis entier… mais c’était une bonne nouvelle. Et d’autant meilleure que finalement, ce qu’on lui proposait lui allait assez bien. La liberté, sans représailles, sans jugement… Oui, elle savait exactement ce qu’elle ferait. Et c’était une idée délicieusement subversive.

Alors elle accepterait de rester, quelle que soit le mensonge que Sòrkat improvisait en catastrophe.

« D’accord… je rigole ! fit-il mine de s’esclaffer. Désolé pour ça, j’aime un peu trop les joutes oratoires pour me retenir de te taquiner un peu. »

Une pincée de mensonge, une bassine de vérité et un naturel presque parfait : Margar avait déjà un début de réponse à l’un des problèmes que lui posait le vieil homme. Sa rhétorique semblait affûtée et dangereuse. Terrain glissant.

« En fait, reprit Sòrkat. L’Ordre se fait un peu téméraire, ces derniers temps, que ce soit envers nous ou contre les royaumes côtiers. Il ne faudrait pas qu’il lui arrive des malheurs ou qu’il perturbe trop l’équilibre des pouvoirs dans le désert, hmm ? Donc nous songions depuis quelque temps à fortifier Port-Nuage, voire tout le Pic Rocheux si c’est faisable.

» J’insiste encore une fois sur le fait qu’on en te retient absolument pas et que tu es tout à fait libre de ne pas le faire, mais… Si une armée côtière se pointait par ici et que l’Ordre était occupé ailleurs, nous n’aurions même pas un Arbre à contes pour nous défendre.

— C’est pas très efficace non plus, commenta Margar.

— Ah oui. Pardon.

— Mais l’idée me plaît bien… Remettre l’Ordre à sa place, rendre l’Oracilis scientifiquement suspect aux yeux du désert… Oui. J’approuve. »

Sòrkat tira une mine de six pieds de long, mais avala le dunaja. Il se contenta de la protestation minimum.

« On risque de ne pas beaucoup aimer la deuxième partie. Mais bon. »

Ils savaient tous les deux que cette raison était fausse. Maintenant, restait à deviner si chacun savait que l’autre savait. Margar se savait compétente à ce jeu-là, mais soupçonnait Sòrkat d’être bien plus redoutable… Elle se méfiait. Il envisageait certainement que son mensonge ait été repéré, mais tiendrait-il pour acquis que la scientifique refusait de croire à sa vraie raison ?

Ce qui n’était d’ailleurs qu’en partie le cas. Margar voulait bien croire que les oraciles avaient des pressentiments et lisaient des présages négatifs. Simplement, elle n’y accordait aucune foi. Encore de quoi compliquer le jeu de dupes qui s’annonçait…

« Je crois que je peux te faire confiance, admit l’oracile avec un sourire en coin. Mais pour me faire regretter de m’être prononcé en faveur de ta présence ici, haha !

— Compte là-dessus ! sourit Margar en retour.

— Sur ce, on va arriver à se mettre en retard… Mine de rien, tu n’es pas si proche du centre de Port-Nuage. »

Et il ne se gêna pas pour passer devant, lui arrachant un rictus agacé. Il ne s’en rendit pas compte, mais sursauta après quelques pas, comme s’il venait de combler un trou de mémoire.

« Mais au fait, j’en oublierai presque mes bonnes manières ! Ton voyage s’est-il bien passé ?

— Bah. À bien y réfléchir, je préfère accompagner des nomades qui rendent visite à leur famille dans la bonne humeur, plutôt qu’un groupe de gens fâchés entre eux au point de se soumettre à un arbitrage. »