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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 24/06/2020 à 07:33
» Dernière mise à jour le 09/07/2022 à 17:19

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 2 : Le conteur
La chaleur écrasante de l’après-midi s’atténua lentement, tandis que le soleil entamait paisiblement sa descente sur l’horizon. Sous sa tente, conservant une apparence d’habitabilité grâce à l’ombre de l’arbre, Margar poursuivait laborieusement ses calculs.

Points d’équilibres, trajectoires intégrées et points de Lagrange s’étaient mis à danser une sarabande endiablée dans sa tête, depuis facilement une demi-heure. Mais elle arrivait au bout ; plus que quelques systèmes linéaires à résoudre, quelques pivots de Gauss à appliquer de tête, et elle aurait sa réponse. Vénus passerait-elle devant Bételgeuse ?

Une question en apparence très semblable à un problème d’astrologie et non de physique ; une question sans autre importance qu’ésotérique, placée là pour attirer les curieux et embrouiller ceux qui voudraient chercher des contradictions dans la parole de l’astrologue.

Mais il y avait des questions, comme ça, qui avaient une importance décalée. Le problème lui-même n’importait pas, c’était sa nature qui avait un intérêt.

Vénus éclipsant une étoile un peu visible, mais somme toute très mineure… En soi, c’était presque un non-événement. La performance de Margar consistait à pouvoir prévoir ce non-événement. Elle connaissait les équations, elle avait l’habitude (hélas) de les appliquer, et c’était ce détail qui faisait toute la différence. Quiconque pouvait prévoir l’éclipse pouvait décider d’aller l’observer, dans le désert par exemple.

Et pas n’importe où. Il existait un système (totalement arbitraire) de petits problèmes mathématiques permettant d’associer une direction et une distance à un problème physique.

Nord, sept dunes. Des données simples, aisées à mesurer sans erreur, et en même temps précises. Le soir suivant, elle se rendrait dans le désert pour observer l’éclipse ; et peut-être y serait-elle attendue par quelqu’un qui connaîtrait les mêmes équations, les mêmes astuces. Un confrère.

En attendant, elle avait bien mérité une bonne sieste. Faire des maths n’améliorait pas la chaleur écrasante qui régnait sous sa tente ; elle entrebâilla le rabat et s’allongea en se jurant d’être réveillée pour le soir.

L’autre avantage d’avoir travaillé pendant les heures chaudes, c’était que maintenant il faisait une température moins insupportable pour dormir.

***
À peu près au moment où Margar avait entamé sa dernière série de calculs, Gorbak se décida à se lever, sous sa propre tente. Il n’était pas certain d’avoir dormi, en fait.

En sortant de sa tanière, il eut un regard désapprobateur vers le soleil. On était en fin d’après-midi, mais il restait encore une ou deux heures de jour, au bas mot. De toute façon, il y avait certainement une tâche ou une autre à laquelle il pourrait aider. Il attrapa la lourde épée sous sa tente, et enroula machinalement ses bras noirs comme la nuit autour de son habit d’un beige uniforme, non teint.

Il n’y avait pas beaucoup plus de monde dans les rues du village, dont quasiment la moitié étaient éclairée par le soleil qui se faufilait sous les larges branchages de l’Arbre à contes. Gorbak les partageait surtout avec les éternels Rocs-Oreille, qui se dandinaient lentement sur le sable. Si tard dans l’après-midi, ils erraient sans but réel ; cela faisait un moment qu’il n’y avait plus rien à manger pour eux dans le village. Mis à part le sable, mais ça il y en avait partout.

Il fallait tout de même faire attention, avec ces drôles de bestioles. Elles n’étaient pas aveugles, elles essayaient d’éviter de se cogner aux jambes des villageois — ce qui aurait été douloureux, vu qu’elles pesaient leur poids —, mais bougeaient tellement lentement que si quelqu’un leur trébuchait dessus, elles ne pouvaient pas l’empêcher.

Et c’était de ces faibles choses que dépendait tout Yspèri. Elles désensablaient les rues avec une efficacité certaine puisque la clôture les gardait en surnombre, incapables de s’enfuir ; en échange, les hommes se chargeaient d’aller chercher du sable pur dans le désert quand celui déposé par les vents ne suffisait pas. C’était une tâche harassante, à laquelle Gorbak avait prêté son dos plus souvent qu’à son tour.

Le niveau de sable ainsi stabilisé dans le village, l’Alchimiste entrait en jeu en répandant à certains endroits les mixtures qu’il préparait à partir de divers sucs tirés des fleurs innombrables de l’Arbre à contes. Ils favorisaient la croissance des Rocs-Oreille et leur permettaient de survivre en surnombre dans le village, normalement trop étroit pour eux.

Mais bien sûr, on ne pouvait pas se nourrir de Rocs-Oreille, contrairement à eux qui n’avaient besoin que de sable et de lumière pour subsister — et parfois simplement pour naître. Il fallait aux Humains un intermédiaire, capable de digérer les cailloux et d’en faire du muscle.

C’étaient les Lapins-Sapeurs, appréciés non seulement pour leur viande délicate, mais en plus pour leur lait, pour leur fourrure, pour leurs os… C’étaient eux, plus que les Rocs-Oreille, presque autant que l’Arbre à contes, qui structuraient le village.

L’un d’eux croisa justement Gorbak, une grosse boule de poils qui gambadait le plus innocemment du monde vers un Roc-Oreille plus dodu que les autres. Il ne prêta pas la moindre attention au Guerrier, il avait appris que les mains humaines ne donnaient que des caresses attentionnées.

Le vieil homme eut un mince sourire, à la vue de cette créature qui lui arrivait à peine au ventre, mais disposait certainement de plus de force. Ces monstres Pokémon, si dangereux qu’ils puissent être, l’avait toujours émerveillé.

Sur cette pensée, il décida qu’il n’était d’humeur ni à se charger d’un lourd sac de sable, ni à aller tenir par la main un des gardes du village — probablement tous endormis, sauf les guetteurs placés dans l’arbre. Il allait plutôt retrouver son Démon, et vérifier que cette catastrophe ambulante n’avait pas fait de bêtise.

***
En douceur, le crépuscule tomba sur Yspèri. Le soleil descendit sur les dunes, et étira leur ombre vers les tentes. Quand elle les atteignit, un mouvement souterrain sembla traverser le village. Un par un, les habitants terminaient leurs activités de la journée, ou les laissaient en l’état pour le lendemain, et se dirigeaient vers le centre du village. Ce n’était pas un mouvement cohérent, ou organisé : simplement, une foule s’amassa autour du pied de l’Arbre à contes, éclairée par les dernières braises du soleil.

Un moment apprécié de la journée approchait. Mais avant cela, le soir verrait prendre un repas commun dans la tiédeur croissante. On déroula quelques tapis élimés entre les veines de l’arbre, qui s’enfonçaient dans le sol autour de son tronc en une corolle tortueuse qui ressemblait à des racines ; on s’assit qui dans le sable, qui sur un des serpents d’écorce noueux, et on accueillit avec chaleur les quelques volontaires que l’Alchimiste avait demandés pour l’aider à faire ses sauces et à porter les plats à la foule.

Ces repas étaient considérés à moitié comme des moments sacrés. Ils rendaient floue la frontière entre le quotidien et l’exceptionnel, et cela rendait excessivement difficile de déterminer s’il fallait se comporter ou non avec la révérence due aux dieux du désert.

Margar, elle, n’avait pas ce dilemme : elle restait toujours semblable à elle-même. Pourtant l’atmosphère enivrée de ces repas arrivait à modifier son comportement. Les repas étaient l’un des rares moments de la journée où les langues se déliaient vraiment, grâce à l’air du soir, et elle ne faisait pas exception à la règle.

On parlait de tout et de rien, et elle commentait la tempête et le beau temps. Nul ragot familial à partager pour elle, mais cela ne l’empêchait pas d’être admise dans les cercles et de sourire avec les autres. Elle aimait bien ces moments conviviaux, autour des plats préparés avec soin par l’Alchimiste.

Un drôle de bonhomme, ce Damaein. Il manipulait des polymères, des nucléotides et diverses essences dont Margar elle-même ne connaissait pas toutes les propriétés, et pourtant personne ne l’aurait pris pour un scientiste. Trop farfelu, trop passionnément intéressé par le dosage de ses sauces et le soin de son arbre. Ce qui n’était pas forcément rare chez les Alchimistes, souvent soucieux d’éviter la moindre association avec la science, mais agaçait quand même Margar.

Elle devait cependant lui reconnaître un point. Son civet d’excavarenne mariné avait un goût exquis, un équilibre délicieux entre la texture doucement sucrée du muscle et des pointes d’épices variées qu’elle n’avait trouvé que chez deux ou trois des nombreux Alchimistes dont elle avait partagé les repas. Elle aurait bien aimé pouvoir mettre un nom dessus, mais la cuisine était un art qu’elle ne maîtrisait pas.

Le soleil descendit derrière l’horizon, projetant une ligne d’ombre qui montait de plus en plus haut sur le tronc de l’arbre. Bientôt, elle atteindrait la cime. Bientôt, le repas serait terminé.

Le moment tant attendu ne se fit plus beaucoup attendre ; on remporta les plats, on enroula les tapis sur lesquels on les avait posés, et la petite foule (le village n’abritait que quelques centaines de personnes) se coagula d’un même côté de l’Arbre à contes. Le côté où Damaein grimpait tant bien que mal sur l’écorce, pour atteindre un petit recoin craquelé où il avait la place de s’asseoir.

Intéressant. Damaein était meilleur conteur que le chef, Rals, mais il rechignait plus à étaler son art. Il n’en était que d’autant mieux accueilli. Et il savait faire attendre son public, se dit Margar en le voyant arranger son habit sans faire mine de vouloir s’arrêter.

Elle-même avait profité de la confusion pour se trouver la meilleure place possible, quelques pas devant le vieux Guerrier du village, Gorbak. Là, il ne verrait pas son visage pendant le conte. Bien sûr, elle ne montrerait aucune émotion déplacée pour autant, mais… Toujours rester prudente. Toujours.

Damaein finit par décider qu’il était temps de commencer à satisfaire son public, placé en demi-cercle à quelques mètres en-dessous de lui. Il attrapa une fiole dans son habit et en but une gorgée. Puis il prit enfin la parole, d’une voix mesurée mais assez forte pour porter aux oreilles de tous.

« On raconte qu’autrefois, le monde n’était que peu semblable à ce qu’il est aujourd’hui. Il y avait une terre tout au Sud du monde ; une terre qui allait du Nord au Sud ; une terre qui s’étendait, d’Est en Ouest, sur la moitié du Nord du monde ; et une terre encore, entre le Nord et le Sud et à l’Ouest du précédent. »

Le vieux Guerrier dressa l’oreille. Il connaissait ce conte, il pouvait le reconnaître rien qu’aux quelques premiers mots — et surtout au ton sur lequel on les prononçait. Le Conte Fondateur. Il n’était pas spécialement mauvais, la morale était édifiante, mais Gorbak n’aimait guère les idées qu’il transportait. Il se dit qu’il garderait peut-être un œil un peu plus suspicieux sur cet Alchimiste. Qu’il s’arrangerait peut-être pour lui rappeler par une allusion vague les dangers de son art, et les dangers de ce conte.

« Rien de moins que trois océans séparaient ces quatre terres ; et la vie foisonnait, dans les nombreux environnements que le monde comptait. La vie était tout autant différente : si l’Humain existait déjà, il était bien plus avancé qu’aujourd’hui. De vastes nefs fendaient les eaux comme le ciel, convoyant des richesses immenses, et des monstres Pokémon que nous ne connaissons plus marchaient aux côtés de l’Humain et lui prêtaient leurs pouvoirs. »

Margar, de son côté, plaça discrètement sa langue entre ses dents. Sans mordre, pas encore ; mais elle se sentait déjà un furieux besoin d’ajouter des commentaires. La ribambelle de noms que Damaein ne donnait pas et qu’elle connaissait, pour commencer… Des noms aux consonnances anciennes et exotiques, bien loin de la Pangée brutale dont le désert occupait tout l’intérieur. Mais elle resta aussi silencieuse et contemplative que tout le monde autour d’elle.

« Il pouvait commander aux eaux de créer un lac ou de le vider, il imposait le soleil parmi les nuages, et les récoltes lui obéissaient ; mais tout cela n’était que produit des artifices de la Science, l’art de profiter de pouvoirs étrangers. Il pouvait s’élever dans les airs, faire pousser des légions d’arbres ou s’enfoncer dans la terre et atteindre son autre extrémité ; mais de lui-même, c’était à peine s’il pouvait couper du bois. Il en oubliait qui il était, ce qu’il pouvait faire ; il en oubliait la surveillance constante qu’il devait à la Science. »

Et pourtant, songea Gorbak, et pourtant. Un feu se surveillait, comme un troupeau de Lapins-Sapeurs. Surveiller la Science était un bien maigre argument, en face de toutes les merveilles qu’elle offrait.

Et cela n’avait rien d’artifices. Il avait vu ses frères et sœurs d’armes, ses siblings comme disaient les Guerriers, tomber sous des forces dont les Humains n’auraient jamais dû acquérir le contrôle. Des forces scientifiques. Pour ces souvenirs désagréables, il n’aimait pas ce conte.

« Pourtant, les pouvoirs de l’Humain étaient grands. Leur usage ramena à la vie cinq créatures qui avaient façonné le monde, puis s’en étaient lassées. Elles n’étaient pas malveillantes, mais si puissantes que la dévastation que leurs simples pas suffisaient à causer était immense, et leur était insignifiante. L’Humain se mit en tête de les contrôler. Il précipita par là sa chute. »

La morale, maintenant, récrimina Margar (intérieurement toujours, une douzaine de dents doucement appuyées contre sa chair et ses nerfs). À chaque fois c’était pareil, il fallait que des dieux (ou pas loin) interviennent dans l’histoire pour tout mettre par terre. Et puis on aurait droit à des Guerriers vertueux pourchassant la science pour épicer le tout.

« Voulant créer des contre-pouvoirs à ces puissances, il déchaîna leur furie. Il créa un colosse de sable d’un colosse de pierre, un colosse d’eau d’un colosse de glace, et un colosse de flammes d’un colosse de fer ; mais les natures profondes de ces entités les opposaient en tout. Les trois originels désiraient un monde figé, qui ne bougeait jamais vraiment même à leur échelle de temps pourtant bien longue, une absolue perfection minérale et froide. Les trois créations bouillaient de créer, de constamment changer ce qu’il y avait autour d’eux et d’en faire un perpétuel recommencement. »

Changer… Le changement, l’éternel ennemi de l’Ordre. Pourquoi diable les gens voudraient-ils changer, se demandait Gorbak, quand leur vie était presque paisible ? Il y avait des troubles, il y avait eu une guerre quelques années plus tôt — une invasion des royaumes côtiers, qu’il n’oublierait jamais et préférerait ne jamais avoir vécue —, il y avait encore des prédateurs du désert qui n’avaient pas compris que les humains étaient la chasse gardée de l’Ordre ; mais la vie dans le sable était une bonne vie, calme, paisible. Alors pourquoi en changer ? Pourquoi vouloir de tous les conflits que les scientistes avaient apportés aux côtiers ?

« Ils se combattirent, poussant à se cacher les deux colosses que l’Humain avait délaissés. Des fleuves de flammes brûlèrent le monde et le plongèrent dans une nuit de suie ; des déluges de sable érodèrent le globe jusqu’à sa croûte d’acier ; des masses d’eau sans commune mesure vinrent se fracasser contre des glaciers éternels. »

Margar s’était toujours demandé si c’était une métaphore du changement climatique. Malhabile : le rôle de l’Humain était retranscrit n’importe comment.

« Ce qui était vivant mourut, et même l’Humain, dans toute sa science et sa sagesse, était impuissant à arrêter ce qu’il avait commencé, peinant à simplement survivre. Son salut ne vint pas de lui-même. Un colosse se leva, plus puissant que les six autres réunis. Il était la quintessence du pouvoir des trois originels, et sa force était au-delà encore de leur proportion. Il se saisit de la flamme et de l’acier dans ses seules mains, et les éparpilla de par le monde et au-dessus du ciel. Voyant leurs fragments pleuvoir en un incendie qui les dépassait, leurs semblables prirent peur. »

Là. Ce petit mot, « sagesse » ; Gorbak se hérissait rien qu’à l’entendre employer dans un contexte pareil. Mais il n’en montrait rien. Inutile de terrifier Damaein pendant qu’il racontait, cela ruinerait vraiment la soirée de le pousser à mal raconter.

« Pour deux autres déjà il était trop tard. Sautant sur la moitié du monde, le septième les pulvérisa aux quatre coins du globe. Les deux derniers, de sable et de roche, parvinrent à fuir et à se cacher. L’un étendit son corps sur les terres et en fit un désert, l’autre s’enfonça dans le sol et devint une immense montagne ; tous deux dispersèrent leurs consciences pour ne pas être trouvés. Le septième colosse les chercha pendant trois jours et trois nuits, où ses pas martelèrent le sol fracturé, puis il porta son attention sur les derniers survivants. »

Sept colosses, trois jours de recherches, une poignée de survivants… L’esprit humain en revenait vraiment toujours aux mêmes symboles, se dit Margar. Des nombres premiers, déjà, et puis des symboliques héritées de très vieilles religions. C’était en un sens assez fascinant de retrouver ces reliques, sept et trois, dans les profondeurs du désert.

« Il eut pitié d’eux, et décida de reformer le monde pour qu’il leur soit habitable. Attachant des cordes aux fragments de roche qui gisaient de partout, il en fit un continent ; prenant une poignée d’argile et une d’eau dans ses grandes mains, il leur insuffla la vie et les façonna à l’image des survivants. Puis, voyant qu’ils n’étaient pas capables encore de survivre, il les diversifia pour que certains se sustentent ce que d’autres rejetaient. »

Gorbak devait toujours s’empêcher de bâiller pendant les considérations théologiques qui suivaient le combat. C’était bien le seul conte dans lequel le colosse était évoqué, et personne n’irait croire que c’était lui qui avait créé les humains plutôt que les Arbres à contes.

« Depuis sa haute stature, il ne vit pas combien les survivant avaient été traumatisés : combien les monstres avaient retiré leur confiance aux humains, combien les humains étaient devenus démunis et perdus. Pour lui on vivait, et tout allait bien. »

Comme on pouvait l’attendre d’un dieu, récriminait intérieurement Margar.

« Bientôt, le septième colosse se laissa à son tour gagner par l’apathie à force de veiller sur ces nouveaux peuples, et il s’endormit. Seul, il pouvait vaincre les six autres ; mais ce gardien éternel se laissa aller au repos. Alors, les consciences des deux colosses survivants commencèrent à se réassembler ; et leur retour amène avec eux la reconstitution des quatre autres… »

Classique. Les dieux s’endorment toujours avant que la représentation ne commence, songea Margar. Les ficelles littéraires cachées sommairement derrière ce conte auraient sûrement été fascinantes à étudier en détail, malheureusement elle ne se rappelait jamais tout.

« Ils ne sont pas encore pleinement réveillés, cependant. Chaque jour qui passe les rapproche de la plénitude et de la puissance, mais il reste du temps à l’Humanité avant qu’elles ne se réveillent et ne détruisent tout à nouveau. »

À moins que la Science ne fasse des siennes, se dit Gorbak.

« À moins que la folie ne nous prenne de nouveau… »

Margar n’imaginait pas pire folie que de se débarrasser de toute forme de science et se mettre à la merci de mystiques comme ces Guerriers des Sables. Bon, ils ne prélevaient pas d’impôt pour leur grâcieuse protection, mais le jour où ils seraient dépassés, tout le monde serait bien embêté. Elle-même, ça l’embêtait de se faire traiter de folle. C’était ce genre de stupidités sans nom qui lui faisaient parfois considérer d’aller s’établir sur la côte, là où on acceptait la science.

Mais ce n’était pas plus acceptable que l’obscurantisme du désert : les royaumes côtiers vénéraient littéralement les scientifiques comme des prêtres et leur confiaient la gestion de leurs vies et de leurs nations. Et Margar était loin d’être une prêtresse ; seulement une scientiste. Objective, méprisant le mensonge et la paresse d’esprit, et assez indifférente aux caprices du monde pour ne pas s’émouvoir à l’idée de n’être qu’une mémoire, toute sa vie. Elle ne faisait conserver le trésor le plus précieux de l’humanité en attendant qu’il puisse à nouveau servir. Préserver, sans s’impliquer.

C’était comme ça qu’elle survivait. C’était pour ça qu’elle était encore passée inaperçue en s’asseyant à quelques mètres à peine d’un Guerrier des Sables ; parce qu’elle masquait sa prudence sous un masque de banalité et d’indifférence.

Le conteur descendit se sa branche sous des applaudissements assez modérés : il avait choisi un conte important, mais déprimant, et guère apprécié de l’Ordre des Sables. Mais cela faisait partie du jeu. Des fois, ce qu’il disait ne plaisait pas.