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Shiney de Alabama



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» Auteur : Alabama - Voir le profil
» Créé le 04/09/2012 à 19:11
» Dernière mise à jour le 04/09/2012 à 19:11

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IV
Depuis les dernières semaines qui s'étaient écoulées après la soirée au Crazy Kecleon, Flynn n'avait vu ni son frère, ni aucun autre membre de sa famille. Sa mère devait toujours faire la recluse dans la grande dépendance, Frédéric vadrouillait, et son père était toujours en voyage, il ne savait pas où - et ne tenait pas à le savoir. Quant à son oncle, il devait s'être trouvé un autre objectif, car il n'en avait pas entendu parler. Flynn le soupçonnait d'avoir organisé une fausse chasse au shiney près du mont Argenté, d'avoir relâché un Pokémon chromatique déjà attrapé pour qu'il le recapture.

Le lendemain de la rentrée, il avait pris le bus de dix heures, alors que le cours de stratégie était prévu à onze heures. A l'entrée de l'amphithéâtre, Michel était venu à sa rencontre et lui avait dit très enjoué :

-T'es une vraie bête, mec ! Je t'avais jamais vu comme ça au lycée ! en appuyant sa déclaration d'amicales tapes à l'épaule.

Flynn s'était découvert une popularité toute neuve auprès d'étudiants divers qu'il avait abordés dans son ivresse. Plus embarrassant, il apprit qu'il avait embrassé la copine de la belle étudiante (prénommée Karen) pour ensuite lui tomber dans les bras en pleurant.

Michel s'était lancé dans une chronique étoffée de ses exploits tandis qu'ils se rendaient dans l'amphithéâtre. Pour couper court à ces anecdotes pénibles, Flynn avait lancé :

-Et comment ça avance avec « Karen » ? et obtenu la paix.

En deux semaines de cours, Flynn s'était fait plusieurs bons amis dans l'université et s'était beaucoup rapproché de Michel. Ce dernier courait après Karen, mais elle jouait un jeu de chaud-froid qui aurait lassé la plupart des garçons. C'était sans compter la détermination de Michel, qui attachait sans doute de l'importance à tenir sa réputation de séducteur. Flynn était devenu très ami avec sa copine du Crazy Kecleon, Jeanne, passé le moment gênant où ils avaient dû expliquer leur geste et clarifier ce qu'il s'était passé. Ils s'amusaient tous deux à observer les tentatives de Michel pour conquérir la belle Karen, qui se soldaient invariablement par des refus polis et évasifs, qui sonnaient clairement comme des invitations à recommencer.

Seules les deux heures de stratégie théorique se déroulaient à l'université. Sous l'égide des chargés de TD, les étudiants pratiquaient énormément à l'arène, dans les nombreuses salles de combat. Toujours à l'affut de la moindre manière de produire de l'élite, l'université avait mis en place un classement des étudiants. Des petits combats de deux Pokémons étaient organisés chaque jour à chaque pause, au terme desquels les participants recevaient une note de leur responsable selon la stratégie adoptée, qui s'ajoutait aux points remportés selon la victoire et le temps mis à l'obtenir. Un calcul bien compliqué, en somme, que faisait l'un des chargés de TD très impliqué dans ce petit manège sûrement orchestré par la vieille dresseuse, Anastasie Lindbergh. A l'entrée de l'arène, un grand tableau indiquait le classement des cinquante-cinq étudiants, avec leurs points, leurs nombre de victoires et de défaites, et les prochains matches à disputer.

Flynn oscillait entre dix-neuvième et vingtième, rang honorable et qu'il avait conquis par des choix stratégiques judicieux plus que par une série de brillantes victoires. Michel, qui un temps avait lorgné la dixième place, était en passe de passer treizième. Karen, dresseuse surdouée, était cinquième et pouvait prétendre à rejoindre sous peu le trio de tête.

Le jeune homme se plaisait à l'université, il ne regrettait pas ses choix et était très content de n'avoir presque plus affaire à sa famille. Il commençait à s'habituer à cette tranquille vie étudiante.

C'est précisément quand tout est en ordre, quand le héros estime avoir enfin atteint la sérénité dans son rapport au monde extérieur que tout doit basculer. Rien ne laissait présager l'ignoble bouleversement qui allait changer à tout jamais le cours des choses.

Un quart d'heure avant l'irréversible, Flynn rentrait d'une journée de travail acharné enrichissante, pendant laquelle il avait épuisé ses Pokémons plus encore qu'à l'habitude. Il sortit du car à 19h55 précises, prit immédiatement la direction de la dépendance des Kenny.

La dépendance était une grande maison de deux étages, larges et moderne, ceinte de deux annexes. Elles étaient construites de la même façon : soixante-cinq m² partagés par une petite entrée donnant sur une cuisine, une petite salle de bains et deux vastes chambres. L'annexe à l'ouest de la maison, à gauche lorsque on arrivait de l'arrêt de bus, était occupée par Frédéric, et traditionnellement par l'oncle Archibald, lorsqu'il était de passage ; celle de droite l'était par Flynn.

Flynn eut la désagréable surprise de constater, en enfonçant ses clefs dans la serrure, que la porte était déjà ouverte. Cela arrivait peu souvent, dans des cas exceptionnels lorsque quelqu'un devait dormir dans l'annexe, lors de réunions de famille, mais aucune réunion n'était pas prévue. Flynn pensa que son père l'attendait à l'intérieur.

Marcus Kenny pouvait être un homme très sanguin. Avant d'ouvrir, il appela son Arcanin Woland pour parer à toute agression, et lu emboîta le pas à l'intérieur.

Woland avait senti l'inquiétude de son maître et s'engouffra précautionneusement dans l'entrouverture de la porte. Les deux amis se rendirent compte que la porte de la chambre de Flynn, à droite, était fermée ; il en était de même pour celle de la cuisine.

En revanche, de la lumière s'échappait par le jour de la porte de l'autre chambre, qui ne servait que rarement. Intrigué, Flynn l'ouvrit et tomba nez à nez avec celle qui allait précipiter son destin.

Anna Chester avait investi les lieux quelques temps avant l'arrivée de Flynn, et elle rangeait ses vêtements dans la commode. Elle regarda Flynn d'un air étonné : c'était la toute première fois qu'elle le voyait.

-Flynn Kenny ? demanda-t-elle au jeune homme ébahi.
-Lui-même, dit-il.

Woland se mit à grogner, pressentant la colère de son maître : pour ne pas donner une image trop agressive de lui-même à une jeune femme, Flynn l'amadoua avec des caresses. L'Arcanin se rasséréna un peu.

-Et… vous ?
-Je suis Anna Chester, enchantée ! et elle vint à lui pour lui serrer la main.

Elle recula un peu pour détailler le fils de son employeur. Flynn était svelte, assez grand, une touffe de cheveux châtains clairs surmontait son visage pointu. De même, Flynn observa Anna : elle n'était pas d'une grande beauté, si on la comparait à une certaine rencontre récente, mais il ne pouvait lui dénier un charme certain. Elle était sensiblement de la même taille, mais avait les épaules plus basses sur lesquelles tombaient ses cheveux bruns en cascade. Un instant, leur regard se croisèrent, et Flynn dut s'avouer qu'il ne pouvait soutenir celui d'Anna.

-Qu'est-ce que vous faîtes ici ? s'enquit-il assez d'un ton sec.

Flynn, perspicace, avait peur de comprendre le rôle d'Anna et les raisons de sa présence.

-C'est votre père…

Ce mot était de trop et causa une réaction épidermique chez Flynn.

-J'en étais sûr, la coupa-t-il. Encore un coup foireux du vieux ! Et vous êtes qui exactement ? Une de ses associés ?

Le jeune homme commençait à fulminer.

-M. Kenny aimerait que je vous aide à… commença-t-elle humblement.

Flynn lui coupa encore la parole.

-M'aider à QUOI ? A reprendre le flambeau comme mon frère ? Vous êtes son larbin, vous allez être sur mon dos, me harceler pour que je fasse de la capture. Mais…

Il était dans une telle colère qu'il peinait à respirer. Woland se remit à grogner méchamment et la température monta dans la pièce. Anna, impressionnée, n'osa pas intervenir et se contenta de faire les frais de la rancœur du dernier-né Kenny.

-C'est dingue ! lâcha-t-il après un juron. Quel contrôle il espère exercer sur ma vie !
-Flynn…
-Ne me parlez pas ! Dégagez ! vociféra-t-il et il partit en trombe, son Arcanin aux talons.

Il sortit de l'annexe et entra dans la dépendance, là où habitait ses parents.

-Papa ! cria-t-il dans la maison. Papa !

Il était prêt à en découdre. Mais du haut de la cage d'escalier sombre, personne ne répondit.

Flynn monta alors à l'étage supérieur. Il se dirigea vers la seule pièce d'où émanait de la lumière - la salle dédiée aux Pokémons, où une lumière bleutée et faible semblait percer à travers une épaisse vapeur. Woland s'assit dans le couloir et attendit son maître qui pénétra seul l'endroit.

De douces exhalaisons assaillirent son odorat lorsqu'il entra. Ce seul parfum amoindrit sa colère, même dans des proportions minimes.

Au centre se tenait sa mère, lévitant et méditant sûrement, pratiquant une de ses dernières trouvailles pour trouver la paix intérieure. Son Alakazam, Raspoutine, jeta un regard significatif au fils : il dérangeait. Cela refroidit un peu plus Flynn ; mais il était toujours bouillonnant de rage. Dans un coin de la pièce, Czar le Brouhabam était allongé, la gueule béante et molle, les yeux plissés de plaisir feutré.

-Flynn… susurra sa mère.

Elle ne devait pas avoir ouvert ses yeux, son corps flottait comme dans du liquide, mais elle devait sentir la présence de son fils grâce à Raspoutine.

Flynn approcha de sa mère à grandes enjambées et déterminé à mettre au clair plusieurs choses. Alakazam réprouva cette intrusion d'un regard de plus en plus courroucé.

Sa mère entrouvrit un œil distrait.

-Flynn… chuchota-t-elle à nouveau.
-Maman, l'attitude de papa m'insupporte ! geignit Flynn.

Maria Kenny ferma son œil et sourit tandis que Raspoutine la secouait un peu plus. Son corps inanimé fit plusieurs tours sur lui-même, tout en s'élevant et en redescendant à un rythme soutenu.

-Flynn, détends-toi… Laisse Raspoutine agir sur toi aussi.

Flynn regarda le Pokémon : son regard pénétrant lui apporta des sensations subtiles, Flynn sentit sa tête se vider, il ne pensa à rien et laissa des sons et des images agréables s'imposer à son esprit…

Il interrompit la très courte transe en détournant son regard. Il avait l'impression d'avoir un fait une petite chute, comme s'il se réveillait d'un cauchemar.

-Où est papa ? s'impatienta-t-il en prenant soin de ne plus regarder Raspoutine.

Sa mère prit une dizaine de secondes pour délivrer une réponse dans un souffle :

-Ton père est en voyage, détends-toi… Reste…

Flynn quitta la pièce, dégoûté par l'inertie maternelle. Il entendit un soupir d'aise de la salle et se hâta de quitter la maison. Depuis quelques années, le goût de sa mère pour ce genre d'expériences avait pris un tour inquiétant.

Rembruni, il se rendit à son annexe.

Anna occupait toujours la chambre. Flynn décida de ne pas y prêter attention et entra dans la cuisine. Peu d'humeur à cuisiner ce soir, il mit une pizza au four et s'enferma dans sa chambre.

Il s'étala dans sa chambre, réfléchit une minute puis envoya un SMS à la seule personne dans le monde susceptible de le comprendre : Eliott. Il lui exposa brièvement les faits et demanda ce qu'il devait faire. La réponse ne se fit pas tarder : « une seule option valable : ignore-la. Bonne nuit ». Flynn hocha la tête : il était parvenu à cette même conclusion.

Il revint dans la cuisine. La pizza était cuite, pas de traces d'Anna. Il la sortit du four, pensa un moment à la rapporter entière dans sa chambre mais ne put s'y résoudre et s'en coupa quelques parts qu'il alla manger dans son domaine.

Son amertume et sa colère envers son père ne faiblissaient pas : il se jura d'organiser une entrevue avec le shiney hunter dès que possible, de demander à son frère ou à Yves Lelong s'ils étaient au courant de ce projet (il pensait à raison que sa mère n'en savait rien) et surtout de ne rien changer à sa vie. Tel était son plan : il ne prêterait pas attention à cette femme, il resterait sourd à quoi qu'elle pût dire, ne lui adresserait ni la parole, ni même un regard. Au bout d'un moment, la femme n'y tiendrait plus et larguerait les amarres, même si son père lui avait promis monts et merveilles pour un Rattata chromatique.

Anna avait entendu Flynn dans la cuisine, assise sur le lit de la chambre qui était désormais la sienne. Elle poussa un long soupir et réprima quelques larmes amères qui lui montaient aux yeux. Elle avait accepté, après une longue réflexion, le poste que Marcus Kenny lui avait proposé deux semaines auparavant : elle en avait parlé à ses parents, très diplomatiquement, soucieuse de ne pas les affoler, au cours d'un repas partagé au-dessus de la table minuscule où leurs vieux couverts s'entrechoquaient invariablement :

-Marcus Kenny m'a proposé une promotion aujourd'hui.

Cette petite phrase avait suscité un vif émoi. Ses parents rivalisaient de discrétion et n'auraient jamais crié « COMMENT ? » en s'étouffant avec leur repas, mais c'était bien ce qu'elle avait pu lire dans leurs yeux braqués sur elle. Les cliquetis de couverts s'étaient tus, on avait arrêté de mastiquer ses aliments, pour avaler difficilement. En vingt ans de service, jamais une promotion - pas même une mince augmentation de salaire, malgré l'état florissant des affaires des Kenny - ne leur avait été offerte. Alors, qu'est-ce que leurs yeux grands ouverts, leur brusque arrêt de manger, leurs expressions ébaubies signifiaient ? Devait-on y voir un sentiment de surprise, d'envie, ou même de trahison ? Anna avait regretté ses mots à peine les avait-elle prononcés. Néanmoins elle ne pouvait les laisser plus longtemps dans cet état, et s'expliqua alors. Elle n'omit rien de la fameuse journée, la peur qu'elle avait eue lorsqu'Yves était venu la trouver, sa certitude première que M. Kenny allait abuser d'elle… et finalement sa troublante proposition, qu'elle accepterait, avait-elle précisé, sous réserves que ses parents acceptent qu'elle quitte l'appartement pour aller vivre chez les Kenny, pour n'y revenir qu'un week-end sur deux, ou de temps en temps.

Elle avait compris, mais elle avait su à l'avance, que cette annonce n'avait pas fait du bien à sa famille. Parler ainsi d'argent, alors qu'elle avait l'occasion de gagner plus que ses deux parents réunis, quand on s'apprêtait à en amasser d'une façon aussi sotte en comparaison du travail exténuant qu'ils effectuaient, ça vexait même le cœur profondément fier de sa mère, et plongeait son père dans des réflexions profondes, la mine renfrognée et le regard sombre. Parler d'argent chez les Chester, une modeste famille de Lavanville, c'était parler à la fois de ce qu'on avait et - surtout- de ce qu'on n'avait pas. Les deux parents étaient restés interdits et Anna devinait aisément ce qu'ils pensaient, et cela la blessait : après vingt ans à côtoyer M. Kenny, un homme à femmes notoire, ils pensaient leur fille sa maîtresse, son esclave sexuelle, ils ne croyaient pas à cette folle histoire de fils Kenny rebelle - on en parlait peu à la ferme. Anna avait noué une relation avec le chef, pendant ses heures de travail, alors qu'elle n'était pas sous les yeux de ses parents ; ils savaient pertinemment qu'il en avait été ainsi avec beaucoup de leurs collègues femmes, il y a quelques années : Marcus les faisait mander à n'importe quelle heure de la journée, au début quelquefois par semaine, puis cela devenait régulier, il avait une amante attitrée qu'il voyait tous les jours pendant une semaine ou deux. Il se calmait ensuite, mais le même manège reprenait alors peu après avec une autre femme. Certaines avaient craqué, elles avaient démissionné - et plus personne n'avait entendu parler d'elles. Mais, depuis quelques années, plus aucune des travailleuses n'avait été la victime de ce macabre rituel, peut-être que la femme de Marcus Kenny, une grande bourgeoise de Hoenn, avait eu vent des frasques de son mari et y avait mis un terme d'une façon ou d'une autre. Se pourrait-il que leur jeune fille soit tombée dans la coupe du vieux pervers, au point qu'il veuille à présent la prendre chez lui… ? L'hypothèse était tellement affreuse que ni son père ni sa mère ne la formulât ; cependant c'était ce qu'Anna comprenait, en regardant cette communication muette entre les deux adultes, la mère qui tenait la main devant sa bouche, le père qui enfouissait le bas de son visage usé dans ses mains.

Anna avait alors déposé le contrat d'embauche remis par la secrétaire, qu'elle avait gardé dans sa veste, sur la table, pour apporter crédit à sa version : le père s'empressa de la lire, et sans faire de commentaires, la tendit à la mère.

Ce contrat en bonne et due forme ne rassurait en rien le père Chester sur la nature des rapports entre sa fille et son patron. La seule chose qu'il garantissait, c'était la somme annoncée par Anna. Et c'était précisément cette raison qui le faisait douter de la bonne foi de sa fille : on ne gagnait pas une telle somme en surveillant un jeune adulte…

La décision fut prise dans la douleur, et dictée par des impératifs inavouables : avec le coût de la vie qui augmentait, et leurs salaires stagnant, les Chester risquait de passer d'une vie chiche à une criante misère. Dès le lendemain, M. Chester assura à sa fille qu'elle pourrait accepter cette promotion, le visage crispé. Anna était contente que ses parents cautionnent le nouvel emploi, mais elle n'avait pu empêcher une réaction, peut-être naturelle, peut-être exagérée, mais désespérément silencieuse, à cette lâcheté de ses parents. Les temps étaient si durs qu'ils acceptaient de la lâcher aux mains d'un homme qui essaierait peut-être d'en faire sa maîtresse ! Anna se raisonna elle-même, en scientifique lucide : elle était une femme, ses parents ne pouvaient indéfiniment la garder près d'eux, et Marcus Kenny ne voulait évidemment pas en faire sa maîtresse.

Mais l'aval de ses parents avait été dur à accepter, cependant elle avait tracé sa voie seule, elle avait déjà prévu d'accepter le poste de M. Kenny ; Antoine ne lui avait pas fait regretté son choix lorsqu'il prit son intonation la plus dramatique pour s'écrier :

-Mais tu me quittes !

Elle lui avait répondu que non, ils ne travailleraient juste plus ensemble, ils auraient enfin (elle ne l'avait pas dit comme ça) une vie de couple normale, et ils prendraient un plaisir véritable à se retrouver après les heures de labeur ahurissant qui étaient presque les seules choses à les lier. Elle pensait sincèrement que cela grandirait son couple.

Il lui avait donc été difficile de signer les documents avec la secrétaire, qui s'occupait des formalités en l'absence de Marcus Kenny ; elle avait pris la clef, après des adieux moroses à ses parents, un ultime baiser à Antoine quand ceux-ci étaient partis, elle avait marché d'un pas peu assuré jusqu'à la lointaine dépendance des Kenny, juché sur une colline loin des installations de la ferme.

Il lui avait été pénible d'enfoncer la clef dans l'annexe, de pénétrer aussi facilement dans la maison d'un autre, de s'installer comme si de rien n'était. Sa nouvelle tâche ne réjouissait pas Anna.

C'est pour cela que l'apparition furibonde du fils Kenny lui avait été insupportable. Voir un gamin - car c'en était un ! insolent, impatient, un rebel without a cause pareil, s'énerver après un bref échanger après un père qui lui avait tout prodigué, une solide éducation, un véritable palace, les vêtements cossus qu'il portait, voir ce gamin brailler et maudire son père l'avait achevée. Elle sanglotait nerveusement, par saccades, car Flynn représentait un modèle achevé de vanité.

Anna voyait ainsi le personnage : Flynn vivait une crise d'adolescence proportionnelle au niveau d'insouciance qu'il avait atteint au terme d'une jeunesse dorée. Parce qu'on lui avait sûrement tout accordé, parce qu'on avait cédé à ses caprices lorsqu'il était enfant, il se permettait maintenant de rechigner à l'idée de faire quelques captures pour aider sa famille, qui au reste n'en avait pas vraiment besoin - mais était-ce ses affaires ? La jeune femme comprenait pourquoi Marcus Kenny, le vieux chasseur de shineys, lui avait délaissé ce dur travail, pourquoi il avait été si généreux : il pensait qu'elle échouerait, que jamais elle ne ferait de Flynn un shiney hunter. Il s'apprêtait sûrement à passer à la vitesse supérieure avec son fils, mais lui laissait une dernière chance à laquelle lui-même ne croyait pas.

Et pourtant, il fallait bien que quelqu'un y crût. Si ce n'était ni Flynn, ni son père, Anna se convint entre deux accès de larmes qu'il ne pouvait y avoir qu'elle. Avec la détermination dont elle avait fait preuve pour achever ses années d'étude à l'université dans des conditions difficiles, elle se fixa un objectif clair : faire de Flynn, l'enfant gâté, un shiney hunter respectable, et reprendre son travail avec son nouveau salaire. Elle se savait capable d'une volonté de fer, il lui incombait uniquement de se donner un but, une raison suffisante de mettre du cœur à l'ouvrage ; tout lui serait alors possible. A terme, elle escomptait reprendre ses études scientifiques là où elle les avaient arrêtées, prendre enfin son envol, se libérer de ses parents sans mauvaise conscience, et devenir la grande scientifique qu'elle avait toujours espéré être.

Elle arrêta de pleurer, et s'allongea sur le lit en regardant le plafond. Avec ces deux moteurs : ses aspirations claires et l'antipathie profonde que lui inspirait Flynn, elle avait une foi totale en sa réussite.

Fatiguée par ces récents évènements, elle se déshabilla rapidement, et par manque d'appétit, ne mangea pas ce soir. Elle savait qu'elle pouvait utiliser la cuisine autant qu'elle le souhaitait, c'était dans le contrat, mais elle n'avait pas faim. En optant pour le jeûne, elle ne vit pas, sous formes de parts de pizza laissées en évidence sur le comptoir, la bienveillance dont Flynn, le gosse de riches, pouvait faire preuve.

Elle rêva qu'elle mettait Flynn au pas, qu'il se transformait en un deuxième Marcus Kenny qui lui obéissait au doigt et à l'œil. Flynn, pendant ce temps, inconscient de la volonté farouche de sa nouvelle colocataire de lui imposer ce qu'aucun membre de sa famille n'avait réussi jusqu'alors, dormait du sommeil du juste.