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Shiney de Alabama



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» Auteur : Alabama - Voir le profil
» Créé le 31/08/2012 à 20:28
» Dernière mise à jour le 31/08/2012 à 20:28

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III
Anna Chester se réveilla aux aurores. On était en septembre, le soleil se levait peu avant 7h sur Lavanville.

Sa chambre était chichement meublée, et exigüe. Elle s'habilla en vitesse, prépara son sac et alla à la cuisine.

La cuisine était encore plus petite que la chambre, et pourtant elle tenait lieu de salle à manger pour trois personnes. Son père était déjà attablé, derrière le journal, devant son café. Anna prit des céréales dans l'armoire accrochée en haut du mur, mit des tartines à griller et gratifia son père d'un bisou. Celui-ci marmonna un bonjour distrait.

Le père d'Anna lui avait transmis ses iris verts, ses pommettes hautes et marquées, sa bouche fine et leurs yeux s'étaient également cernés dans les mêmes tâches, quoique le père Chester conservait là une grande avance. Ses yeux était ridés, donnaient l'impression de s'être rétrécis avec l'âge, et sa peau avait été tannée dans ses travaux ; ses cheveux se raréfiaient inéluctablement, se blanchissaient par endroits, et il n'avait que quarante ans.

La mère d'Anna, aujourd'hui jeudi, ne travaillait pas. Elle resterait au lit jusqu'à dix heures, puis se lèveraient, laverait le peu de surface de l'appartement, puis sortirait avec ses copines.

En un rien de temps, Anna avait englouti son repas, et son père avait fini son café et parcouru le journal. A 7h30, ils étaient dans la vieille 2CV du père d'Anna. Cette voiture témoignait d'un âge plus avancé encore que M. Chester, elle calait fréquemment dans les virages à gauche et une étrange fumée blanche s'élevait régulièrement du capot. Les compétences mécaniques de M. Chester avait réussi à la maintenir en vie jusqu'à présent, mais le temps viendrait où elle irait faire la joie d'un gérant de casse intéressé par les vieux modèles.

En silence, ils firent la route de Lavanville à Safrania, puis prirent le chemin vicinal qui menait jusqu'à la Ferme. Le trajet prenait un peu moins d'une heure.

La voiture se gara devant la rangée de tracteurs et de camionnettes. Anna en sortit, puis M. Chester avec de forts soupirs.

L'entrée de la ferme était un grand bâtiment administratif d'un étage dans lequel personne ne montait jamais. La secrétaire fit un froid salut aux deux nouveaux arrivants, qui le lui rendirent. Ils s'enregistrèrent, et traversèrent l'accueil pour arriver, quelques pas derrière, dans la zone de vie où se retrouvaient les employés.

Deux autres employés se trouvaient déjà là, ils saluèrent chaleureusement leurs collègues. Le temps était clément mais nul n'avait beaucoup envie de travailler, plutôt de s'assoir sur les quelques vieilles chaises de l'endroit et attendre que la machine préparât les cafés, en parlant de tout et de rien.

M. Chester travaillait ici depuis plus de vingt ans, avant même l'installation des Kenny. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Employé modèle, il était discret et efficace. Sa femme travaillait avec lui depuis la naissance d'Anna, puis c'était leur fille qui était venue leur donner un coup de main.

S'étendant sur plusieurs hectares, la ferme s'était dotée, au fil des années de son développement, surtout après son rachat par M. Kenny, d'équipements de plus en plus performants et coûteux. Il y avait, éparpillés sur toute la superficie de l'exploitation, une dizaine de bâtiments de taille et de forme très différentes, la zone de vie, l'accueil, des dépendances habitables occupées par la famille Kenny, un dépôt, et d'autres encore aux attributions parfois obscures pour Anna. Chaque employé était affecté à un bâtiment précis, certains avait sous leur responsabilité les équipes d'un ou plusieurs bâtiments ; l'ensemble était dirigé par Yves Lelong, le chef de chantier qui avait été embauché par Marcus Kenny lorsqu'il avait acquis la ferme.

Yves était un homme agréable, exigeant mais ouvert au dialogue, et très humain. Sa popularité tenait beaucoup à ce que lui aussi n'était qu'un employé, bien qu'il fût absolument le seul à recevoir des ordres directement de M. Kenny.

Une trentaine d'employés se relayaient dans la ferme. Cinq étaient des gardiens qui interdisaient l'accès à des personnes extérieures. Anna connaissait de près une dizaine d'autres travailleurs. Elle-même travaillait à la couveuse, avec comme chef Antoine Velasquez, où elle devait observer les œufs, noter leur évolution, faire part de signes laissant croire qu'un shiney en éclorait, en déduire des formules etc. après des brillantes études de sciences naturelles à Céladopole, c'était l'unique endroit où elle avait pu être embauchée avec son seul diplôme. Avant, elle espérait sincèrement mettre un jour la main sur une façon de prédire l'apparence du Pokémon qui sortirait d'un œuf ; elle y travaillait d'arrache-pied, en mettant à profit le nombre impressionnant d'œufs et les outils d'expérimentation dont disposait la ferme. Plus les années passaient, et plus elle désespérait de jamais trouver la formule magique : elle faisait un travail presque automatique, consignant poids, taille et couleur sans plus s'exercer à trouver une corrélation. De toute façon, les shineys étaient rares : il en naissait, au plus, deux ou trois par semaine, sur une centaine d'éclosion. Qu'advenait-il des bébés ? Elle n'en avait jamais rien su et ne se posait même plus la question.

Anna ne s'était jamais demandé ce que faisait précisément son père où les employés qui travaillaient dans d'autres endroits de la ferme. Autant elle-même s'acquittait de sa tâche avec ferveur, autant elle n'était pas encline à en parler en-dehors des heures de travail. Ses parents avaient la même attitude, et pour autant qu'elle sache, tous les employés. Elle se demandait parfois si c'était sur ce critère qu'ils avaient été choisis : le silence. Elle savait aussi, qu'à chaque fois qu'un employé quittait la ferme, Marcus Kenny demandait aux autres s'il n'avait pas un membre de leur famille qui voulait gagner de l'argent, plutôt que de recruter une personne extérieure. C'était ce qu'il lui était arrivé : elle avait pris un mi-temps à la Ferme dès ses seize ans, pour financer ses études. Fatiguée de faire des allers et venues entre Céladopole, Lavanville et son lieu de travail, elle avait profité d'un départ à la retraite à la fin de sa maîtrise pour faire plus d'heures, car tous les laboratoires pour lesquels elle avait postulé l'avait refusée, préférant des doctorants, et elle n'était pas intéressée par l'enseignement, elle était ainsi devenue une employée à plein temps. Jamais elle n'avait passé d'entretien, mais ça ne l'aurait pas étonnée que son père ait dû se porter garant de sa discrétion pour lui permettre de travailler. Kenny ne tenait pas à avoir plusieurs foyers différents à savoir ce qui se faisait dans sa ferme, du moins dans certaines parties de sa ferme. Si Anna ne faisait rien d'autre qu'enregistrer des données et surveiller l'éclosion d'œufs, d'autres tâches nécessitaient sûrement d'être accomplies en silence ; mais Anna n'y réfléchissait jamais vraiment, elle ne voulait pas le savoir, et personne n'avait envie d'en parler.

Anna avait vingt-trois ans. Cela faisait donc sept ans qu'elle travaillait à la ferme et elle pensait souvent qu'elle y finirait sa vie. Cela n'avait rien de réjouissant, mais elle s'y était résignée peu à peu, elle était passée d'une fièvre de découvertes à une déception scientifique qu'elle avait dû étouffer dans les bras de Vélasquez. Depuis deux ans, ils sortaient ensemble, sans projets sérieux d'avenir (cela viendrait), peut-être juste parce qu'ils étaient, de leur entourage respectif, la personne évidente. Ils ne s'étaient pas avoués leur amour, ils s'étaient rendus compte au même moment de ce qu'ils ressentaient, et presque mécaniquement, ils avaient fait une union qui consistait en quelques verres sur une terrasse de Safrania, quelques sorties au cinéma, des soirées passées chez Antoine, et ce à l'insu des parents d'Anna, aussi étonnant que cela pût paraître.

Antoine avait un physique tout à fait ordinaire, il était plutôt chétif et coiffait avec acharnement ses cheveux roux. Lui avait fait son doctorat, et après avoir gagné de l'argent de poche en dirigeant la couveuse de la ferme Kenny (son oncle travaillait avec le père d'Anna), il était finalement entré au service de Marcus Kenny en tant que directeur de recherche, un titre aussi officieux aux yeux de la communauté scientifique qu'il était étonnant qu'on dirigeât un laboratoire (même petit) à vingt-sept ans.

Lorsque Anna eût fait les deux cent mètres qui séparaient la zone de vie de la couveuse, et qu'elle eût pénétré dans la haute bâtisse d'une pièce, Antoine se leva du bureau qu'il occupait au fond du laboratoire, pour aller embrasser Anna.

La couveuse était une ancienne grange, carrelée, et équipée d'un système de chauffage sophistiqué qui s'étendait sur toute la longueur du bâtiment ; aussi elle était plus étroite qu'elle ne semblait l'être de l'extérieur. Deux rangées d'étagères (huit, sur lesquelles on pouvait mettre trente-deux œufs à la ligne, dans des réceptacles prévus à cet effet) se faisaient face. Un escabeau à roulettes par mur, semblables à ceux des bibliothèques, facilitait l'accès aux œufs. Au fond, un petit bureau était installé, avec un ordinateur alimenté par le système de chauffage, des outils de mesure, et une tasse de café encore chaude.

Avec l'accord bienveillant de Marcus Kenny, Antoine Vélasquez tendait à informatiser son laboratoire. Aidé d'un mécanicien récemment embauché, ils faisaient des essais sur un des petits réceptacles afin d'effectuer des mesures automatiques. S'ils obtenaient des résultats satisfaisants, il comptait étendre le prototype à tous les réceptacles de la couveuse. Le réceptacle qu'ils avaient pris trônait sur le bureau, éventré et hors d'usage : jusqu'à présent, ils n'étaient parvenus qu'à de menues améliorations, toujours très fragiles.

Les œufs demandaient une surveillance constante, car une éclosion pouvait se déclarer à tout moment, et il fallait s'occuper du Pokémon nouveau-né, l'éloigner de la couveuse si c'était un Pokémon feu. On plaçait toujours les œufs de Tauros dans l'allée entre les étagères lorsqu'on savait l'éclosion imminente, pour éviter que le nourrisson de 90 kilogrammes n'endommage les précieux équipements. Aussi, il y avait toujours au moins une personne dans la couveuse. Pour que ses horaires correspondissent à ceux de ses parents, Anna ne travaillait qu'en journée, mais les quatre autres laborantins, dont Antoine, se succédaient au chevet des shineys en devenir à toute heure. En général, elle arrivait alors que l'un de ses collègues avait pris son tour après 3h, plus rarement à partir de 5h. Cet état de fait conduisait à ce que, hormis Antoine et un autre, Anna ne connaissait que très peu les autres employés affectés à la couveuse.

Collecter des informations était un travail répétitif, presque mécanique. Bien sûr, des informations sur tous les œufs n'étaient pas référencées, et elles étaient utilisées uniquement si le nouveau-né était un shiney.

-On sort ce soir ? proposa Antoine.

Cela faisait longtemps qu'ils n'étaient pas sortis ensemble. Anna acquiesça.

-Avec grand plaisir ! J'irai où tu veux, je préviendrai mon père que je ne dormirai pas chez lui ce soir.

C'est le moment que choisit Yves Lelong pour faire son apparition.

-Anna Chester ? demanda-t-il.

Anna quitta le bureau où elle prenait des stylos et des feuilles, pour rejoindre Yves dans l'entrée du bâtiment. A part dans la zone de vie, jamais elle ne voyait Yves, et encore moins dans la couveuse.

-Marcus Kenny demande à te voir, dit-il la mine grave.

Ces paroles fit un effet étrange à Anna. Yves s'en alla en continuant de la regarder, et Antoine s'approcha d'elle un peu blême. C'était un évènement tout à fait inédit, et qui ne présageait rien de bon. Incompréhensif, Vélasquez demanda à sa copine :

-Tout va bien ?

Anna hocha fébrilement la tête en fouillant sa mémoire pour y trouver un motif à cette convocation. Bien qu'Antoine l'enlaçât comme pour la protéger, il ne semblait pas qu'il percevait l'horreur de la situation. Si Kenny souhaitait la voir pour une raison grave, un manquement, elle était sûre que ses parents en pâtiraient. Mais il y avait une autre raison qui lui faisait redouter cette entrevue.

Elle refusa qu'Antoine l'accompagnât jusque chez le shiney hunter, prétextant qu'il fallait surveiller les œufs, et rumina ses sombres pensées en marchant vers l'accueil. C'était eu premier étage que se situait le bureau du directeur de la ferme : elle s'y dirigeait le pas lourd et le visage baissée, fermée et silencieuse comme les bêtes qu'on conduit à l'abattoir.

Des rumeurs, des témoignages à demi-mot revinrent à l'esprit d'Anna, qui firent dresser ses cheveux sur sa tête. Marcus Kenny appréciait la compagnie des femmes, même les corps suant sous des bleus de travail, et s'il était marié à une grande bourgeoise, il n'hésitait pas à fréquenter ses fermières. Des images envahirent l'imagination de la jeune femme, terrifiée à l'idée de ce qui pourrait lui être demandée dans ce bureau.

Mais Marcus Kenny, lui, avait un état d'esprit tout autre. Il pensait à sa secrétaire, celle qui travaillait à l'accueil et auprès de laquelle Anna et son père s'était enregistrés. Il était un vrai pervers, et aimait, alors que sa proche collaboratrice travaillait un étage en dessous, penser à la bonne embauche qu'il avait faite cinq ans plus tôt, quand il l'avait engagée pour abattre une masse de travail administratif qui lui était devenue insupportable. Déjà à l'époque, elle lui avait tapé dans l'œil ; à présent qu'il la connaissait intimement, il ne regrettait rien. Ces longs cheveux blonds et légers, avec lesquels il aurait pu jouer des heures, cette peau de porcelaine que constellaient des tâches de rousseur ; ces tâches si savamment placées, qui ajoutaient tant à l'expression féline du visage de la secrétaire ! Lorsqu'il s'animait, particulièrement quand elle bâillait ou souriait (sans montrer les dents, et en plissant ses petits yeux), d'inéluctables et sauvages pulsions lancinantes fouettaient le vieux chasseur jusqu'à un point inimaginable. Tout en elle lui inspirait un désir fou, et malgré les années, cette beauté ne s'était pas altérée, son corps était toujours aussi ferme.

On ne pouvait pas en dire autant de Marcus Kenny. Achevant bientôt sa cinquante-deuxième année, il s'était fortement empâté à force de ne plus courir dans les plaines et les forêts. Les repas d'affaires qui remplaçaient les longues heures de chasse sous un soleil aride ou dans la tempête de neige l'avaient considérablement alourdi, et au moindre effort il avait tendance à s'essouffler. Ses cheveux commençaient à déserter son crâne luisant, et sa vue baissait plus que tout autre capacité.

Mais cette jeune secrétaire ! Depuis cinq ans elle savait exactement comment s'habiller pour lui plaire. Non pas qu'elle l'aguichât vulgairement, mais elle arborait toujours des hauts qui laissait entrevoir une épaule de marbre qu'il adorait embrasser, elle offrait toujours à sa contemplation la naissance de ses seins, et elle prenait soin à mettre des pantalons moulants - elle mettait rarement des jupes. Elle avait, c'était peut-être son seul défaut, des petits doigts potelés, mais toujours froid, et dont le toucher aurait pu rendre fou Marcus Kenny.

C'était quelques mois après l'avoir embauchée, qu'il commença à entretenir avec elle des rapports extra-professionnels. Il l'avait repérée dès son premier jour de travail, elle l'avait sûrement remarqué, il n'en dormait plus la nuit. A l'époque, il couchait avec deux de ses employées, mais il arrêta complètement de s'intéresser aux autres femmes, au point de ne même plus toucher son épouse. Au reste, il n'avait plus que des relations d'habitude avec cette dernière, qui restait cloîtrée dans la dépendance à l'autre bout de la ferme. Alors qu'il n'avait presque rien à y faire, Marcus passait ses journées dans son bureau. C'était au terme de brefs coups d'œil, de rapprochements incessants, qu'il avait littéralement violé la jeune et jolie secrétaire dans son bureau. Celle-ci, aussi en couple qu'il était marié et installé, s'était laissée faire, avait remis ses vêtements en place et avait poursuivi ce qu'elle faisait avant. Comme un démon repu, Marcus s'était rhabillé et avait immédiatement augmenté le salaire de sa recrue. Il pensait qu'il s'en tirerait comme ça, qu'il s'épargnerait un scandale doublé d'un procès par des petites attentions de temps en temps, des augmentations, des primes, des bouquets, des bijoux, et même des vacances dans de somptueux hôtels, sans lui.

Anna l'extirpa de ces inavouables rêveries lorsqu'elle se présenta dans son bureau, apeurée. Marcus la dévisagea, comme surpris, et lâcha ces mots :

-Asseyez-vous, mademoiselle Chester.

Il était presque dérangé et voulut en finir le plus vite possible. Il fit mine de lire une feuille et déclara :

-Vous travaillez chez nous depuis sept ans déjà, et depuis un an à plein temps. Je n'ai jamais eu à me plaindre de vous.

Anna avait des sueurs froides et guettait la moindre allusion, elle s'attendait à voir le monstre frapper.

-Je vais vous proposer un nouveau poste pour lequel vous doubleriez votre salaire actuelle.

Incrédule et encore plus inquiète, Anna manqua de partir en courant. Mais elle avait la tête suffisamment froide pour rester encore.

-Je voudrais que vous vous occupiez de mon fils.

Tout cela se passait le jour où débutait la chasse en famille à Johto d'Archibald et Flynn, et Marcus ne savait donc pas encore que son fils avait quitté la partie quelques minutes seulement après le début.

-Vous connaissez mon fils, Flynn ?

Anna pensait tout d'abord à Frédéric, et c'était la raison pour laquelle Marcus avait bien précisé de quel fils il s'agissait.

-Non, pas vraiment, confessa-t-elle, et elle surprit sa voix à trembler excessivement.

Marcus remarqua cette gêne.

-Désirez-vous quelque chose ? demanda-t-il. Du thé, un café, de l'eau ?

Anna fit non de la tête et se prépara au pire.

-Détendez-vous, Anna. Je ne vais pas vous virer !

Cette phrase eut tout sauf l'effet désiré. Anna craignait - et n'envisageait - que deux choses : le licenciement ou le viol. Il venait de lui condamner l'issue la plus heureuse.

-Mon fils Flynn a dix-huit ans il y a peu de temps. Je l'aime bien, mais depuis quelques années je dois lui passer beaucoup de ses crises.

Anna écouta, très attentive, le discours pour elle incompréhensible de son supérieur. Elle ne savait pas où il voulait en venir.

-Vous êtes sûr que vous ne voulez rien ? Détendez-vous un peu ! Bref, je disais que Flynn était dans un âge assez difficile, même si je n'ai jamais eu ce genre de problème avec mon aîné. Cependant tout ça est en passe d'être résolu. Je l'ai envoyé ce matin même aider son oncle à capturer une grosse proie, une commande majeure qui pourrait financer encore cinquante ans de mon train de vie !

Ce disant, il partit dans un grand fou-rire, découvrant se dents jaunes - une était vraisemblablement en or.

-Je suis persuadé qu'il reviendra changé de ce voyage avec son oncle Archibald. Toutefois, comme il n'est encore que débutant, qu'il a accumulé du retard… Je veux que quelqu'un l'aide dans ses premiers errements de shiney hunters. Et j'ai pensé à vous.

L'organisme d'Anna arrêta enfin de produire de l'adrénaline en grandes quantités.

-Vous verriez votre salaire doubler - vous pouvez même me demander plus ! et je vous attribuerais un logement de fonction. Tout ce qu'il vous faut faire, c'est vous assurer que Flynn capture des shineys régulièrement, ou au moins de temps en temps, qu'il abandonne ses fausses idées révolutionnaires et sa manie de cracher sur son héritage. Ce n'est même pas un boulot à plein temps, mon fils est à l'université et je vous prêterais une camionnette pour tous les déplacements nécessaires.

Anna passa de l'inquiétude à l'effarement. Lui demandait-on d'être nounou ?

-A chaque shiney capturé par mon fils, je vous reverserais un pourcentage sur la somme à laquelle je le vendrais. Qu'en dîtes-vous, Anna ? Vous pouvez me poser n'importe quelle question. J'ai besoin de vous !

Encore sous l'effet de la surprise, Anna mit quelques temps avant d'articuler :

-Je… j'habiterais où ?
-Je mettrais à votre disposition une annexe de ma dépendance en partie occupée par mon fils, un logement tout à fait convenable, avec une cuisine et une salle de bains.
-Vous êtes vraiment prêt à m'augmenter ?
-Mademoiselle Chester, vous touchez en ce moment 1400 pokédollars bruts par mois. Nets, cela doit vous faire à peine de plus de 1000 pokédollars.

Anna hocha la tête.

-Je suis prêt à monter ce salaire jusqu'à 2800 nets, même s'il faut payer en black, argua le shiney hunter. Sans compter les primes, et vous n'aurez pas d'essence ni de loyers à payer…

Anna était ébahie, tellement ébahie qu'elle ne sut le cacher.

-Vous avez du mal à y croire, n'est-ce pas ?
-Pourquoi vous faîtes ça pour votre fils ? demanda-t-elle enfin.

C'était par pure curiosité qu'elle posait cette question. Le visage de Marcus parut s'assombrir un moment, mais toujours aussi avenant, il répondit :

-Il s'agit uniquement de guider ses premiers pas de shiney hunters… J'ai moi-même d'autres choses à faire, et les membres de sa famille n'ont guère envie de l'accompagner tous les jours. Sans compter qu'il est en général rétif à tout ce qui vient de nous directement. Mais vous… vous êtes une jeune femme, il n'osera pas être aussi insolente avec vous…

Il n'osa pas ajouter que cela tenait aussi à la modestie de ses origines. Il devançait ainsi la question qui brûlait les lèvres d'Anna : « pourquoi moi ? ».

-Réfléchissez-y bien, Anna, dit-il. Si mon fils devient un shiney hunter accompli, si…

Il exhiba sa main où brillait une étrange bague.

-S'il est admis par la Confrérie, alors vous pourrez reprendre votre poste, ou même un autre en conservant le salaire mirobolant que je vous promets.

Anna ne savait que répondre.

-Je vais y réfléchir, promit-elle.

Elle commença à quitter la salle.

-Ma secrétaire va vous donner un formulaire dans lequel tout est spécifié. Vous lui demanderez de monter… dit Marcus Kenny.

Anna était descendue. Marcus alla à la fenêtre et la regarda traverser la cour.

Flynn était le fils qui lui causait le plus de soucis. Depuis quelques années, il avait tenté d'en faire un shiney hunter. Alors que Frédéric était tout de suite entré dans le rang et était aujourd'hui un bon chasseur, chaque tentative de faire de Flynn un collaborateur avait achoppé sur un refus toujours plus catégorique de participer à l'entreprise familiale. Tout le monde s'y était succédé : Frédéric, sa mère, lui-même, son père, et maintenant son beau-frère, le seul susceptible de toujours inspirer une certaine sympathie à Flynn. Se pouvait-il que cette jeune scientifique qui n'avait jamais capturé de shiney éveille chez Flynn le goût de la traque au chromatique ? Si elle échouait également, ce que Marcus ne devait pas s'interdire d'envisager, il ne lui resterait que des options limitées et bien plus radicales.

Cela faisait trop de nouveautés pour Anna. Elle était complètement hagarde, et bouscula par mégarde Antoine qui l'attendait à l'entrée de la couveuse.

-Ca va ? demanda-t-il pressant. Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

Elle lui détailla le plan de Kenny.

Antoine, qui était aussi détaché de tout aspect monétaire ou lucratif de la vie, que de la situation familiale des Kenny qu'il ignorait superbement, fut surtout soulagé qu'Anna n'eût pas été appelée pour être licenciée.

-Ca veut dire que… tu ne travaillerais plus ici ? s'inquiéta-t-il.
-M. Kenny me trouvera sûrement un remplaçant…

Anna avait l'intime conviction que Marcus avait encore beaucoup de ressources et qu'il pouvait se permettre un plan aussi coûteux, en témoignait la centaine d'œufs qui leur arrivait chaque semaine.

-Tu vas accepter ?

Antoine était très soucieux à l'idée de voir s'éloigner Anna. Cette crainte de voir son petit quotidien chamboulé agaça soudainement la jeune femme.

-Je ne sais pas, Antoine ! Je vais en parler à mes parents. Désolée pour ce soir, mais on remettra ça.

Elle sortit pour ranger les œufs qu'on venait d'apporter dans un grand chariot.