Chapitre 2
Le cri nasillard d’un Békipan réveilla Moïra. On était samedi, elle avait deux jours pour en apprendre le plus possible sur la ville et ses habitants. Pour trouver des solutions, il faut d’abord trouver les problèmes, comme disait son prof à Kickenham. Avant toute chose, elle descendit jusqu’au bord du lac, s’assurer que Manta allait bien. Son Pokémon était occupé à jouer avec quelques Magicarpe qui barbotaient près de la berge. L’eau chaude devait être un changement agréable pour un Démanta qui avait grandi dans la mer froide qui entourait Galar. Après s’être assurée qu’il ne manquait de rien, Moïra réfléchit à sa prochaine destination. Entre blanc laiteux et gris bleuté, la plupart des bâtiments se ressemblaient. Elle se décida finalement à rendre visite à son lieu de travail. Ça m’évitera de me perdre lundi matin au moins. Elle reprit le chemin qu’Antonin lui avait indiqué la veille. Encore des marches.
— Bonjour Moïra !
Elle venait de croiser un groupe de gamins qui descendaient vers la rive, leurs floatboards recouverts de stickers à la main. Les nouvelles vont vite, dis donc. C’était logique après tout : Atalanopolis était une petite ville, littéralement enfermée sur elle-même, chaque arrivée se faisant par la mer ou les airs. On remarquait vite les étrangers. Surtout quand ils sont arrivés aussi bruyamment que moi…
Un peu plus haut que sa maison, elle traversa un petit jardin ou des enfants jouaient avec leur Pokémon, sous les yeux de quelques anciens. Des galets colorés au sol formaient la silhouette d’un Léviator rouge au milieu d’une tempête. Chacun la saluait, l'appelait par son prénom et plusieurs lui souhaitèrent la bienvenue à Atalanopolis. Elle vit aussi plusieurs personnes échanger des signes qu’elle ne connaissait pas. Elle avait suivi un cours de langue des signes il y a longtemps, mais elle ne reconnaissait pas les gestes utilisés.
Moïra arriva enfin devant le bureau de la ville. Contrairement à la plupart des maisons bâties avec la roche blanche, celui-ci avait été sculpté dans la roche. Les murs n’étaient pas aussi lisses que les maisons autour, comme si le bâtiment était beaucoup plus ancien, et avait été réalisé à la hâte. Une fresque tout en nuances de bleus avait été peinte sur la façade.
— Oh, mais c’est Moïra ! s’exclama soudain une voix venue d’en haut.
Surprise, elle leva la tête et se retrouva à contempler le ventre jaune d’un Dracolosse. Un Dracolosse vert ? Ce n’est qu’après qu’elle vit, perchée sur son dos et vêtue d’une salopette assortie à son Pokémon, une petite femme blonde qui la saluait avec de grands gestes.
— Euh bonjour ? Répondit Moïra, hésitante, pendant que le Dracolosse voletait autour d'elle avec curiosité.
— Vas-y Drasina, arrête de la survoler comme ça, elle va choper un torticolis !
La dragonne se posa à quelques pas, avec une grâce qui semblait impossible à une créature aussi massive. Sa dresseuse sauta à terre et vint serrer la main de Moïra avec vigueur.
— Bienvenue à Polis ! Moi, c'est Zoé, je suis l'agricultrice en chef de la ville. Et la grosse verte, c'est Drasina.
La Dracolosse rugit avec enthousiasme.
— Ah euh bonjour Zoé, bonjour Drasina, répondit Moïra amusée. Merci pour l’accueil, les nouvelles vont vraiment vite ici, tout le monde sait déjà comment je m’appelle.
— Ah, mais non, je t’ai juste entendu te présenter quand t'es arrivée et y a pas beaucoup de nouveaux visages à Polis.
— Quand je suis arrivée ? Je t'ai pas vue près de l'arène pourtant. Je pense que j’aurais remarqué un Dracolosse vert.
— Normal, j'étais pas à l’arène, j’étais en train de voler sur Drasina, pas loin des champs de baies.
— Mais… Je comprends pas… Comment t'as…
Zoé se frappa le front en rigolant.
— Ah, mais ouais, t'es nouvelle ici, tu connais pas les points de focus sonore ! Je t'explique, je t'explique.
Elle était tout excitée, et se mit à parler plus vite, comme si quelqu'un allait lui voler sa chance d'expliquer un truc.
— Vu qu'on est dans un lieu fermé, le son se comporte bizarrement. Y a certains endroits dans la ville qui propagent le son partout dans le volcan. C'est ça qu'on appelle un point de focus sonore. Le plus célèbre, c'est celui de l'Arrivée. À l'époque de la fondation de la ville, y avait pas beaucoup de gens qui savaient voler à dos de Pokémon, alors presque tout le monde arrivait par la caverne sous-marine, comme toi hier.
Moïra s’excusa une nouvelle fois pour le saut de Manta.
— Mais nan t’inquiète, c'était marrant ! la rassura Zoé avant de reprendre ses explications en levant l’index, comme pour rendre son discours plus sérieux. Une ville dans un endroit fermé, ça veut dire que la société est en équilibre, et que chaque personne qui arrive va peut-être changer cet équilibre. Donc, le nouvel arrivant était accueilli sur la petite île et on lui demandait son nom et ce qu'il venait faire ici. Comme ça, toute la communauté pouvait entendre et se faire une idée.
— Alors hier, quand Juan me posait des questions sur mes études, mon ancien boulot…
— C'était pas juste pour se taper la discute, c'était la tradition. À l'époque, c'était le chef de village qui le faisait, et c'est devenu le champion quand le système moderne s'est mis en place.
— Alors c'est pour ça que tout le monde me salue, ils m'ont entendue me présenter.
Moïra ne rougissait pas facilement, mais la révélation d'avoir été observée et entendue par une ville entière avait de quoi intimider. Avait-elle dit un truc bizarre à un moment ?
— Du coup, tu viens aider Tonin à gérer la ville ? Me dis pas qu’il te fait bosser un samedi alors que tu viens tout juste d’arriver ?
— Non non, je voulais juste voir où se trouvait le bureau, la rassura Moïra.
— Ah ok ça va alors. Sinon, il aurait eu de mes nouvelles !
Zoé disait ça en rigolant, mais Moïra ne doutait pas qu’elle pouvait être redoutable. Elle lui parla du bâtiment et de la fresque et cela lança Zoé dans une longue explication.
— C’était la salle commune des premiers habitants. La légende raconte que des pêcheurs de Pacifiville se sont éloignés un peu trop un jour et qu’ils ont été pris dans une tempête. Leurs bateaux se sont brisés et ils ont dérivé dans les profondeurs avant d’émerger par miracle dans une grotte. L’eau était chaude et claire, les murs d’un blanc éclatant, ils ont cru rêver ! Ils se sont reposés, et ont fini par réussir à retourner à Pacifiville pour guider certains des leurs et fonder une nouvelle ville.
Zoé montrait la fresque au fur et à mesure de son histoire, se hissant sur la pointe des pieds pour montrer l’éclair qui traversait le ciel ou mimant la tempête.
— C’était quand même une drôle d’idée de s’installer dans une ville qu’on ne peut atteindre qu’en plongeant, remarqua Moïra.
— Les pêcheurs de Pacifiville ont toujours été d’excellents nageurs et plongeurs, ils n’ont jamais eu de soucis à atteindre la ville. Sans parler de l’aide des Pokémon, qu’on a appris à monter au fil du temps.
Elle se retourna vers la fresque et après une petite pause, elle ajouta :
— Bon allez fini le cours d’histoire. Je te fais faire un tour du volcan pour se faire pardonner de l’accueil un peu voyeuriste ?
— À condition de me montrer aussi le meilleur bar de la ville, répondit Moïra du tac-au-tac.
— Le Magicarpe frétillant ! s'exclama Zoé. Je sais pas si c'est le meilleur, mais c'est le seul, alors faudra s'en contenter, ajouta-t-elle en riant. Premier arrêt : les champs de baies !
Moïra soupira en voyant Zoé grimper quatre à quatre les marches sans fin qui la séparaient des étendues vertes un peu plus haut, puis lui emboîta le pas. Lorsqu'elle avait postulé, on lui avait demandé si elle était en bonne forme physique, elle avait été prévenue, elle n’allait pas se plaindre. Mais une question lui vint, qu’elle réussit à poser à Zoé entre deux volées de marches.
— Comment font les personnes âgées ?
— Ah ça... La plupart du temps, les gens déménagent un peu plus près du bord, vu que c'est là qu'on a pas mal de commerces et le bureau de la ville. Certains restent là où ils sont, mais ils ont de la famille qui s'occupe d'eux. Sinon, y a un service de la ville qui leur fait des courses, ce genre de trucs, mais bon, ils sont quand même assez isolés… Malgré ça, la plupart des vieux veulent pas quitter Polis, ils sont trop attachés à leur vie ici.
— C'est sûr que niveau accessibilité, sans complètement changer l'architecture de la ville, ça doit être compliqué de mettre des solutions en place…
— C'est ton boulot d'ailleurs, non ? C'est ça un urbaniste ? Trouver des solutions pour améliorer la ville sans tout casser ?
— Ouais, ça résume plutôt bien, rigola Moïra.
Sur le chemin, elles croisèrent d’autres habitants qui les saluèrent et échangèrent quelques signes avec Zoé. Moïra l’interrogea sur le sujet et sa guide improvisée se fit une joie de répondre.
— Même sans parler des points de focus, y a des endroits où la voix porte beaucoup plus loin un peu partout. Donc, on a plutôt l'habitude de parler doucement, voire d'utiliser des signes pour communiquer certains trucs. C’est un système ancien, donc les signes sont spécifiques à Polis. Bon après moi, je suis un peu une exception, j'ai tendance à parler fort et toute la ville sait toujours où je suis, ajouta-t-elle avec un grand sourire.
Elles arrivèrent enfin aux plantations. Les champs de baies scintillaient, leurs feuilles trempées. Moïra sentit qu'elle peinait à respirer.
— La brume matinale s'est levée il y a peu, mais l'humidité ambiante est encore élevée, expliqua Zoé. Vu que l'endroit est fermé, les effets de la brume se font vraiment ressentir. À cause de ça, on ne peut pas cultiver certaines plantes d'ailleurs, en tout cas pas ici. Mais la terre a été fertilisée par le volcan, alors au moins ça pousse bien.
— Je suis passée par un petit parc avant de te croiser. J'ai l'impression de reconnaître certains de ces arbres.
— Le parc du Léviator ? Ah oui, on a des baies Oran et des Pêcha là-bas. La place ici est précieuse. Chaque morceau doit être utile. Les jardins servent de verger d'appoint. En plus, ils aident aussi à nourrir les Pokémon qui vivent dans le volcan. Comme les Scorplane et les Scorvol. Tu les as vus ?
Moïra acquiesça. Un peu partout sur les parois blanches, on distinguait des taches violettes et noires. Les Scorplane restaient accrochés aux parois par leurs grosses pinces tandis que les Scorvol pendaient tête en bas, leur queue fermement ancrée dans la roche, observant les humains qui vaquaient à leurs occupations.
— L'avantage de l'humidité, c'est qu'on a moins besoin d'arroser, continua Zoé. Et ça, ça nous permet d'économiser l'eau douce, ce qui est toujours une bonne chose.
— Je me suis un peu renseignée sur le sujet… Si j'ai bien compris, le lac au fond du volcan c'est de l'eau douce, qui vient de la pluie principalement, et qui flotte sur l'eau de mer en dessous ?
— Ouais, je peux pas t'expliquer les détails techniques, mais comme l'eau salée est plus dense que l'eau douce et qu'il n'y a pas trop de courants, ça reste séparé. Par contre, quand on a des tempêtes, il arrive que l'équilibre soit rompu et qu'on se retrouve sans eau douce pendant deux jours.
Moïra suivit Zoé dans les rangées de légumes et de baies. La fermière était vraiment passionnée par son travail et réussissait l'exploit de rendre une explication sur les maladies végétales intéressante. Quand elles eurent arpenté les champs en long et en large, Zoé entraîna Moïra vers un tunnel creusé à même la roche. Il était assez large pour que 2 ou 3 personnes puissent y marcher de front. Après quelques minutes de marche, elles atteignirent la sortie.
— Où ?... commença Moïra.
Du bleu. Partout. Immense et clair là-haut, sombre et profond quelques centaines de mètres plus bas, ciel et mer se retrouvant sur l'horizon. L'impression d'être perdue, noyée dans cet espace immense.
— Stylé, hein ? On est sur les flancs du volcan ! Zoé semblait tellement fière qu'on aurait dit qu'elle avait elle-même donné ses couleurs au paysage en face d’elles. Ah mince, j'ai oublié de te demander si t'avais le vertige.
— Un peu tard pour ça, non ? la taquina Moïra en s'approchant d'une clôture en bois qui surplombait le précipice.
L’enclos cernait une portion de terrain en pente qui entourait le volcan tout entier. Au-dessus, le blanc de la pierre, en dessous, le blanc de la pierre. Comme si elles se tenaient sur une ceinture de verdure qui ceignait la taille d'une géante d'opale. Un mugissement joyeux retentit : un troupeau d'Écrémeuh paissait un peu plus loin. En s'approchant, Moïra vit que des Wattouat se prélassaient au soleil autour d’elle. Drasina volait au-dessus des petits, ce qui suscitait des cris mi-effrayés, mi-amusés.
— On n'a pas la place pour l'élevage en intérieur, alors on a dû trouver des solutions, expliqua Zoé. Les anciens ont trouvé qu'il restait de la terre fertile à cette altitude. Les tunnels sont plus récents. Avant, certains vivaient ici et puis ils devaient transporter les ressources par le sommet ou en plongeant. Je suis bien contente de ne plus avoir à faire ça pour boire du lait frais !
Quelle idée ingénieuse ! Moïra était ravie de pouvoir admirer les spécificités de la ville, avec quelqu'un qui semblait en connaître les moindres secrets. Elle se promena avec Zoé jusqu'au tunnel suivant. Il y en avait huit : elles étaient sorties par le tunnel de l'ouest et rentrèrent par le tunnel du nord-ouest. La ville ressemblait à une immense boussole, avec au nord l'arène. Ou plutôt la Grotte Origine comme lui expliqua sa guide. Elle ne l'avait pas aperçue en arrivant, mais l'entrée de la Grotte Origine se trouvait derrière l'arène. Moïra avait entendu les légendes et surtout les journaux en avaient longtemps parlé lors des événements de l'an dernier. C'était à ce moment-là que son intérêt pour Atalanopolis était né. Elle connaissait vaguement la ville grâce à ses cours de géographie, mais elle ne s'y était jamais vraiment intéressée. Les images qui passaient en boucle à la télévision avaient fini par attirer son attention. En plus, cela coïncidait avec la fin de son contrat à Kickenham alors elle y avait vu un signe. Quelques mois plus tard, la voilà qui arpentait des tunnels creusés dans la roche après avoir vu un élevage de Wattouat sur les flancs d’un volcan. Qu’elles étaient loin les grandes rues pavées de Kickenham !
— Et maintenant le clou du spectacle ! T'as déjà volé à dos de Dracolosse ? demanda Zoé.
— Euh, non ?
— Ça te dit ?
Moïra n'avait jamais volé à dos de Pokémon. Elle avait pris des taxis Corvaillus à Galar et, parfois, elle planait légèrement à dos de Manta, mais c'était tout. Elle n’hésita pourtant pas longtemps à accepter l’offre de Zoé. Le visage de cette dernière, déjà solaire, s’illumina encore plus. Elle aida Moïra à monter sur la Dracolosse et lorsqu'elle se fut assurée qu'elle était bien accrochée, elle demanda à Drasina de s'envoler.
— Vers le sommet !
Un cri de la dragonne de jade résonna dans le volcan avant qu'elle ne s'élance vers les cieux. Un tourbillon de blanc et de gris engloutit Moïra et Zoé avant qu'elles ne plongent dans le ciel immense.