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Aux Pieds des Géants de Kibouille



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» Auteur : Kibouille - Voir le profil
» Créé le 07/12/2022 à 20:59
» Dernière mise à jour le 09/12/2022 à 17:52

» Mots-clés :   Action   Galar   Slice of life

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Chapitre 2
Les étudiants commencent à s'extraire petit à petit des dortoirs : je vois leur passage depuis les lucarnes du gymnase de combat. Bientôt, quand midi s'annoncera à leurs fenêtres, ils déferleront avec lenteur, habillant le campus de leur demi-présence et de leurs entremêlements de voix.

Les dimanches matins sont toujours mes heures privilégiées, au calme et à la solitude que favorisent les lendemains des fêtes du samedi soir. Ici, je suis assuré de ne croiser ni d'être dérangé par personne jusqu'à environ onze heures trente, moment où les premiers badauds remarquent l'agitation que je provoque à travers les petites lucarnes. Quand ces derniers commencent à s'agglutiner, c'est le moment pour moi de stopper mon entraînement, et de fuir comme un voleur avec mes Pokéballs dans les bras.
Pour l'heure, personne ne semble m'avoir remarqué : les pas qui longent le gymnase ne s'arrêtent pas.

À ma droite, Galahad s'enroule lascivement sur lui-même. Ses écailles en frottant son feuillage forment un son de bâton de pluie. Nous échangeons un regard : il me tient tout entier dans son grand œil cuivré, à l'étroit dans sa pupille en fente. Je me demande un instant comment ce dernier peut bien me voir, quelles nuances de couleurs m'étant invisibles sont appliquées sur moi. Je ne me lasse pas d'admirer mon Majaspic, même si je ne laisse pas dépasser plus qu'un petit sourire satisfait, à la fois fier et un peu honteux. Depuis que je l'ai en ma possession, je vis dans la peur que l'on me demande son prix, comme si j'avais commis un crime en m'endettant sur ma bourse étudiante pour m'offrir un pokémon parfait. J'ai caché cette acquisition à tout mon entourage, ce qui comprend à vrai dire seulement ma famille, sachant par avance quelles seront les remarques qui en découleront et voulant les éviter. Galahad est ma secrète démesure, mon idéal incarné que j'ai du mal à dissimuler. Mais pourquoi au fond le dissimulerais-je ?

Conscient de l'horloge qui tourne, j'envoie ma Roigada Énide sur le terrain de combat, où l'attend Ulrich, mon Lançargot. Mes autres pokémon regagnent les abords de l'arène, à l'exception d'Ajax, mon Pyrax qui continue de narguer Ulrich dans les airs et que je dois rappeler en sévissant. À ma gauche, mon Tyranocif Uther, mon Galvagon Conrad et Oswald perché sur son dos observent avec des yeux ronds. À ma droite, Galahad, que je préserve pour l'instant des combats, scrute lui aussi l'arène de sable. Le silence se fait. Je ressens le doux frisson d'être le seul maître de l'action. J'allonge le bras puis l'abaisse pour lancer le combat.

Ulrich se rue alors sur Énide, qui pare une Estocorne avec son Kokiyas. Mon Lançargot se réceptionne, recule d'un pas avant de projeter une Mégacorne, esquivée par sa cible. Ses lances cherchent longtemps ma Roigada sans la trouver. Il vrombit de rage, puis se jette à nouveau l'arme en avant, qui s'écrase contre un Abri d'Énide, qui réplique en envoyant son adversaire au loin d'une attaque Psyko.

« Bien, très bien ! » clamè-je.

Une nouvelle Mégacorne jaillit, frôlant le thorax de ma Roigada. Celle-ci esquive toujours minutieusement, mais ne contre-attaque que timidement. Je l'exhorte à être plus offensive, mais le fracas des lances couvre ma voix. J'hurle alors, elle tourne un regard apeuré vers moi. Au même moment, une attaque plongeante s'abat sur sa tête, parée une nouvelle fois par le Kokiyas. Ulrich enrage, agite ses lances. Énide s'abrite à nouveau derrière une barrière psychique que son adversaire finit par rompre sous ses coups. Un premier estoc l'atteint à la patte droite, un autre à l'épaule gauche. Elle geint, puis projette une Ébullition que le Lançargot évite de peu. Énide réitère, Ulrich esquive toujours et l'atteint d'un fouetté à l'autre épaule. Le gymnase est parcouru par le long gémissement du bois des lances. Tout en marchant autour de la piste de sable, je crie à nouveau.

« Ne le laisse pas prendre le momentum, contre-attaque ! »

Ulrich rugit une nouvelle fois en précipitant une attaque oblique stoppée en plein élan par un Psyko. Énide se téléporte derrière lui et l'atteint de plein fouet d'une Ébullition. Ulrich sautille plus loin en crissant pour préparer un autre assaut. Ma Roigada le voit venir, prend une profonde inspiration et libère une Déflagration qui s'écrase au pied de son adversaire, à l'endroit même où il comptait se rendre.
Profitant d'un instant de répit, Énide récupère avec une Paresse tandis qu'Ulrich piétine les braises de la dernière capacité. Les deux se face, et je pressens dans ma Roigada une soudaine rage de vaincre. Elle mugit et se jette à sa droite, ce qui conduit Ulrich à la poursuivre, avant de subitement s'arrêter, se téléporter au loin et l'attaquer avec Ébullition. Le Lançargot se jette alors en avant, bravant le jet d'eau bouillante, et effectue un Sabotage qui s'écrase à quelques centimètres de sa cible.

« Ne lui laisse pas le temps de te lire ! En avant ! En avant ! » répétè-je.

Toute proche de son adversaire, Énide inspire à nouveau un grand bol d'air, ce qui intimide Ulrich qui bondit à l'opposé. Tout cela n'était qu'une feinte, qu'Énide exploite en s'approchant tandis qu'Ulrich recule. C'est un véritable évènement : j'entends derrière moi Conrad et mon Ectoplasma Percy souffler d'étonnement. Ulrich vrombit en prenant une posture défensive, or Énide s'arrête soudain, et jette vers moi un regard plein d'interrogation.

« Qu'est-ce que tu attends, lui demandè-je ? Finis ton adversaire, il est devant toi ! »

Ces moments de doute sont coutumiers chez ma Roigada, qui peine à prendre le dessus offensivement. Ulrich profite bien entendu de ce hiatus et lance une puissante Mégacorne qui l'atteint en plein ventre et la projette à l'autre bout de l'arène.
Le souffle coupé, elle se relève, uniquement pour être mise au sol par une autre attaque Sabotage. Ulrich se déchaîne, mais ma Roigada parvient à se téléporter loin de lui pour reprendre ses esprits. Elle titube, tandis qu'il la provoque en sautillant sur place. Je le foudroie du regard : il cesse immédiatement et s'avance à tâtons de sa cible. Énide apeurée utilise plusieurs Déflagrations qui manquent toutes leurs cibles, pourtant devant elle.
Se tenant le ventre et à bout de souffle, je la sens envahie par le doute. Je m'apprête à lui donner un ordre mais me reprend soudain : j'ai envie de voir comment ce match se terminera sans irruption de ma part.
Ulrich tient sa lance en octave tout en jaugeant son adversaire transie de peur. Il fait tout à coup un appel qu'Énide suranticipe en créant un Abri. Celui-ci se brise après un court instant et le Lançargot se jette sur sa cible, la rouant de coups en rugissant d'extase.

Je m'époumone à vouloir cesser le combat, mais j'ai beau répéter à Ulrich qu'il a gagné, celui-ci reste sourd et continue d'abattre méthodiquement ses lances aux endroits les plus douloureux. Énide mugit de douleur, je croise son regard, toujours interrogatif : elle m'implore par les yeux de lui donner un ordre. Derrière moi mes pokémon s'agitent mais aucun ne s'avance. Percy tire ma chemise pour me supplier d'aller au secours de sa camarade, mais rien que le sable projeté par les attaques m'aveugle.

C'est alors que je reçois Oswald dans mes bras, jeté par Conrad qui court s'interposer entre ma Roigada et Ulrich. Le toisant timidement, il feule pour lui signifier de reculer, mais malgré sa taille imposante comparée à celle du Lançargot, c'est bien lui qui s'éloigne à reculons. Plusieurs instants s'écoulent avant qu'Ulrich, frustré, ne se tourne et mette fin au châtiment.

Je me précipite au chevet d'Énide. Je lui palpe la poitrine et les pattes, mais ne sens heureusement pas de fracture. Elle gémit et me tient le bras. Ulrich peste. Je mesure en appliquant une guérison sur les plaies l'étendue des améliorations à faire, et j'en éprouve une profonde honte. Rien n'est encore au point, je n'ai ni su donner des consignes claires à mon pokémon ni su mettre un terme au combat tant qu'il en était temps. Je n'ai fait que servir à mon Lançargot une parfaite occasion de se défouler, de se venger au lieu de lui offrir un adversaire à sa hauteur, chose qu'il aurait d'ailleurs lui aussi préféré.
Galahad est resté parfaitement immobile, remplissant la vaste salle de son regard princier. Midi sonne. Dehors, les étudiants remplissent la cour.

C'est alors que trois coups retentissent à la porte en fer du gymnase. Je crois un instant au concierge qui voudrait me faire évacuer les lieux jusqu'à ce qu'une voix familière me parvienne. Je m'approche surpris mais rempli d'une crainte singulière. Trois nouveaux coups résonnent. Les mots se distinguent enfin une fois à une dizaine de mètres du battant.

« David ! Ouvre-moi, c'est Virgile. »

Instinctivement, je fais le silence, croyant ainsi échapper à la voix, mais celle-ci se faufile à nouveau vers moi, insistante et chaleureuse.

« Allez, je sais que tu es là : j'ai entendu Ulrich gueuler. »

J'ai en déverrouillant la serrure un haut-le-cœur : il me prend le réflexe de rappeler mes pokémon, de remettre mon gilet : tout pour dissimuler ce que j'étais en train de faire. La porte qui s'ouvre me pousse à passer outre ce sentiment de gêne, mais sans y arriver totalement, de sorte que je me tiens hébété, droit comme un i devant mon frère aîné qui vient d'entrer.

« Il y a eu de la bagarre ici, dit-il après avoir humé l'air encore envahi par l'odeur du sable brûlé. Qui a gagné ? C'est Ulrich je parie ? »

Virgile prend un air malicieux, comme s'il savait pertinemment ce qu'il s'était passé. Il ne devine en réalité pas grand chose de la situation, seulement ma propre honte de lui montrer mon entraînement, qui est pour lui un parfait moyen de me taquiner. Je subis ce petit jeu quelques instants avant de lui répondre d'une petite voix.

« Oui, c'est Ulrich qui a gagné.
— Je le savais ! Tu vois bien que je n'ai pas besoin de m'y connaître autant que toi pour deviner le résultat d'un match. Surtout quand il y a Ulrich dedans…
— Félicitations, lui répondis-je avec le sourire forcé qu'il espère me décrocher depuis son arrivée.
— Tu me demandes pas comment j'ai su que tu étais là ?
— Je me demande surtout ce que tu fais là.
— C'est marrant. Et bien j'ai juste demandé où tu étais à tous les gens que je croisais.
— Non, tu n'as pas fait ça ?
— Mais non, seulement au concierge. Je sais pas qui sont tes potes.
— Tu en ferais vite le tour. Tu es venu de Winscor ?
— Oui. Enfin, je viens de chez les parents. J'ai pris le train hier matin. Je me suis dit que ça faisait longtemps que j'étais pas rentré. Toi aussi d'ailleurs : c'est la première chose que m'a dit Maman. Tu téléphones pas beaucoup non plus.
— Tu es venu m'engueuler à leur place ?
— Non, on les emmerde. Je suis juste venu passer du temps avec mon petit frère. Et avec ses pokémon aussi. »

Conrad et Percy viennent spontanément à mon frère. Ajax volette gaiement tout autour de lui. Uther, son préféré, s'approche aussi, mais est moins démonstratif que mon Galvagon qui s'amuse déjà à chatouiller Virgile avec son bec en brâmant d'excitation.

« Énide n'est pas là ?
— Elle se repose.
— Dommage. Dis donc c'est moi ou Conrad a encore grandi ? Il s'arrêtera jamais, c'est un colosse !
— Il fait sept pieds deux pouces au garrot maintenant, mais ça fait des mois qu'il ne grandit plus, j'ai déjà dû te le dire.
— Sept pieds deux pouces ! Quand même… Ça fait surtout des mois qu'on ne s'est pas vus, attends. T'as de la barbe maintenant.
— On croirait entendre les grands-parents. »

Ma dernière remarque amuse mon frère. Je reste plusieurs instants à le regarder caresser mes pokémon, énumérer leurs prénoms, émettre des remarques enjouées sur chacun d'eux. Je demeure malgré tout sur mes gardes : je ne parviens pas à me débarrasser de la sourde menace charriée par sa présence, bien au-delà de sa taquinerie.

« Je vois pas Marshall. Il se repose aussi ? » me demande-t-il soudain.

J'avais pourtant préparé méticuleusement ma réponse, mais les mots me manquent à l'instant. Mon mensonge me revient par bribes ridicules, il perle à mon front. J'ai alors l'impression d'être resté muet des heures, et prends tout à coup la parole.

« Il est parti. bégaiè-je pour toute réponse.
— Parti ? Comment ça parti ? Il n'est pas avec toi ?
— Tu sais, je t'avais déjà parlé du fait que je ne pensais plus en faire un pokémon de combat…
— David, où il est ?
— Il… je l'ai placé dans une pension, il y sera mieux.
— Dans une pension ? »

Son attention se pose soudain sur mon Majaspic, qu'il n'avait jusqu'alors pas remarqué et que j'avais oublié, et son franc sourire s'affadit brusquement.

« Et lui, c'est qui ?
— ...C'est Galahad. C'est le nouveau membre de l'équipe.
— Encore un nouveau membre ? Mais je pensais qu'Ajax était encore le petit nouveau ?
— Écoute, il y a eu du changement…
— Je vois bien, merci. Et celui-là, où tu l'as eu ? Il est magnifique…
— Je l'ai élevé.
— Me prend pas pour un con, David. Pour trouver un Majaspic à Galar, tu as au moins dû acheter l'œuf à un éleveur, et c'est déjà la peau des fesses. Qui plus est, je ne suis même pas sûr qu'il y en ait pour cette espèce dans le pays…
— Je l'ai pris chez un éleveur de Dunaconda, je t'assure ! Tu me connais, à force…
— David, tu veux que je raconte ce qu'on s'est dit aux parents ? La vérité, s'il te plaît…
— D'accord, j'ai compris… Je l'ai fait élever.
— Par qui ?
— …Par la pension où j'ai déposé Marshall. C'est un vieux qui fait ça dans un patelin des Terres Sauvages, un type très bien. J'ai… je l'ai échangé contre Marshall. »

Virgile me toise sévèrement, étant légèrement plus grand que moi. Le désarroi lui pince les lèvres. Derrière lui, Conrad et Percy reculent intimidés.

« J'imagine qu'ils ne t'ont pas fait ça complètement gratuitement ? David, sérieux, t'as encore fait ça ? T'as encore claqué une blinde pour un pokémon ? Tu es étudiant, je te rappelle !
— Tu saurais ce que c'est si tu étais dresseur…
— Les dresseurs se ruinent souvent pour des pokémon exotiques ? Marshall c'était ton deuxième pokémon, gars ! Ça a dû te briser le cœur ! À moins que tu sois devenu un genre d'insensible qui prend ses partenaires pour des pions qu'il peut sacrifier ? Et puis merde, tu as fait comme pour ton Pyrax : tu as pris un crédit ? Tu sais bien que t'as qu'une bourse pour vivre ?
— L'investissement c'est la dette. T'es dans la banque, tu le sais…
— Te fous pas de moi ! Les étudiants qui viennent me voir prennent des crédits pour payer leurs études ou tout simplement pour vivre ! Et toi à qui on accorde une bourse universitaire parce que tu combats bien, tu décides de foutre en l'air ce qu'on te donne et de vivre à crédit ? Ça ne s'appelle pas investir ce que tu fais, David : ça s'appelle vivre au-dessus de ses moyens !
— Excuse-moi, je…
— T'excuse pas auprès de moi : excuse-toi auprès de Marshall, qui a dû souffrir le martyre de se faire abandonner ! Tu y as pensé, à ça ?
— …Oui, j'y ai… pensé… »

Virgile sent ce poids qui m'écrase la poitrine et se tait. Je lui suis gré de sa sagesse – parlons plutôt de mansuétude – de s'arrêter avant que je ne craque. Mais étais-je seulement sur le point de craquer, me demandè-je soudain ?

« Prend tes affaires : on va en ville. T'avais terminé de toute manière ? »

J'opine du chef. Il saisit mon épaule.

« Allez, je ne vais pas t'engueuler et te laisser baigner dans ton jus comme ferait Papa ; je suis ton frère. Je veux juste que tu piges certaines choses. Rappelle toute ta clique, c'est toi qui choisis où on mange. »

Je fais rentrer mes pokémon un à un, le cœur serré. Ayant rejoint Virgile, je lui glisse un merci : un merci qui ne s'entend pas et qu'il comprend pourtant.

Nous prenons la porte et nous jetons dans le banc agité des étudiants. Une fois Oswald et mon équipé déposés dans ma chambre, le campus traversé, le portail franchi, nous prenons au vol un bus jusqu'au centre-ville. Virgile commence les badinages ; me demandant si je mange et dors bien, si les cours sont difficiles, si la vie au campus me convient, quand arriveront les prochains examens… Je réponds en peu de mots, toujours songeur. Mon frère aîné a repris son petit sourire en coin.

« Et les filles ? me demande-t-il avec raillerie.
— Tu tiens à en parler dans un bus ?
— Oh, j'en parlerais bien n'importe où. Allez, n'aie pas peur, d'autant qu'il y en a pas mal dans ta fac. Il y en a bien une que… ?
— Aucune. Je n'ai pas la tête à ça… et je ne sais pas m'y faire.
— Avoue tout de même que ça ne te déplairait pas ? Et puis la dernière commence à remonter.
— Non, ça ne me déplairait pas. Mais pas pour le moment, je ne suis pas prêt.
— Tu parles comme un puceau. »

Le bus nous jette le long d'une avenue passante. Les commerces criards, le ballet des voitures, les vieux bâtiments de pierre noire mangés par les nouveaux immeubles aseptisés : je redécouvre tout Kickenham – que je ne vois pour ainsi dire que depuis la fenêtre de ma chambre, à commencer par ce qui me déplaît. Une fatigue me prend d'abord la tête dans un étau, puis la ville me rappelle à mon propre petit rôle dans son grand théâtre d'asphalte, me fait suivre le mouvement. Ma propre marche se calque sur celle des passants jusqu'au ridicule. Les sons, que j'étouffe d'ordinaire en sortant avec mon casque audio, me sautent tous à la gorge comme des petits Ponchien de chasse. Virgile heureusement n'interrompt pas le flux de sa parole, qui m'assure de ne pas me décomposer, de devenir pur citadin, pur mouvement et bruit.

En chemin, je dois refuser plusieurs fois d'entrer dans des boutiques où mon frère veut me traîner. Mû par la joie de me revoir sans doute, il tient à m'offrir quelque chose, mais dans des endroits génériques que j'ai en horreur. Les nombreux magasins de vêtements me donnent la nausée, les échoppes des centres pokémon m'indignent. « Je n'ai besoin de rien » insistè-je, sinon d'un grand bol d'air des Terres sauvages. J'accepte au bout d'un moment de l'emmener à l'une de mes adresses – une friperie – où il s'étonne de me voir fureter à la manière d'un Fouinar. nous repartons avec une veste, que j'enfile, pour lui faire plaisir sans doute.

Nous prenons une table à une brasserie – la rue était plus calme et je voulais manger kalossien. Mon frère scrute la fenêtre, dévisage les passants avec une indémontable assurance. Il me donne l'impression de nager librement dans la ville comme dans une mer d'huile. Il a toujours été plus extraverti que moi, mais Winscor l'a transformé. Il n'avait pas cette souplesse dans les gestes, cette adresse dans le regard et encore moins cette aisance dans la parole. Il paraît à la fois plus jeune et naïf tout en connaissant parfaitement les normes. Il n'agit pas en simple Kecleon, il est véritablement devenu protéiforme, changeant au gré de l'enchaînement des rues.

« Tu aurais pu venir habillé plus décontracté, me fait-il remarquer sans une œillade.
— J'enfile un costume tous les jours, comme toi. Sauf que j'y mets du goût.
— Il n'y a qu'à moi que t'as expliqué ton goût vestimentaire. Papa et Marius ne comprennent toujours pas. Maman est de mon avis.
— Ça fait quelques années maintenant, ils s'habitueront.
— Je crois surtout que ça les met mal à l'aise, autant du point de vue financier que du point de vue, comment… de la prestance.
— Alors c'est de leur faute. On n'aurait jamais dû s'arrêter de s'habiller comme moi.
— Wow, c'est… enfin ça a le mérite d'être franc, quoi, toussote-t-il. Cette phrase a le mérite de le rediriger son regard vers moi.
— Je sais pertinemment que l'on me juge sans arrêt. Ça me fait avancer.
— Ta dernière phrase était trop naïve pour quelqu'un de cérébral comme toi. Avoue tout de même que ça t'atteint ?
— Les moqueries plus tellement. Ç'en devient une fierté. Et puis les remarques sont toutes plus ploucs et prévisibles les unes que les autres. Je fais ça pour moi seul, souviens-toi.
— Je n'en suis pas si sûr, David…
— … Tu vas encore me dire que je suis trop exigeant ? »

Un serveur nous coupe, très maladroitement en passant. Tandis que Virgile commande, j'ai amplement le temps de décrire dans ma tête l'entièreté du laïus qu'il comptait me ressortir, et d'en conclure que celui-ci est tronqué. Je ne peux pas dire avec mon entière bonne fois que mon frère a tort sur toute la ligne, mais je suis en profond désaccord avec sa conclusion trop simpliste. Tout compte fait, c'est tout son point de vue qui est grossier : il ne se figure ni les prémisses ni les multiples conclusions de mon raisonnement. Il lui manque tous mes dégoûts et toutes mes craintes. Il ne s'arrête qu'à l'image que je renvoie, ou plutôt que je veux bien lui renvoyer. Virgile assimile trop vite ce qu'il perçoit avec ce qu'il pense ; il n'a pas mon doute perpétuel. Je suis la victime d'une quelconque névrose ? Qu'importe ! Seul le résultat compte selon moi. Je m'étonne qu'il n'ait pas plus cette inclinaison d'esprit, compte tenu de sa profession…
On nous laisse enfin seuls.

« En quelque sorte, oui. Tu donnes l'impression d'être inaccessible. C'est pas bon pour toi, tu es jeune. C'est les vieux qui sont rigides comme tu l'es.
— Tant mieux si je suis inaccessible. Ça éloigne ceux dont je ne veux pas.
— Et qui te dit que tu attires ceux dont tu veux ? David, j'ai l'impression que tu essaies malgré tout de faire venir les autres à toi, mais qu'un genre de force contraire t'empêche de le faire. Tu méprises tellement de choses, tu veux le meilleur tout le temps… J'ai peur, vraiment peur de te savoir un jour avec des responsabilités ou des personnes à charge. Certains soirs, rien que de penser à tes pokémon m'empêche de dormir.
— Tu es bien soucieux… Tu me prends pour un monstre ?
— Non, tu n'en es pas un. Mais tu es guidé par tes monstres.
— Ça ce n'est pas un argument. Ne mélange pas tout, s'il te plaît : au départ, on parlait de cravate.
— Désolé, je me suis peut-être emporté. Tu ne veux pas entendre ça. Je daronne à nouveau. »

Je me redresse sur mon siège.

« Non, c'était intéressant ce que tu disais sur mon rapport aux autres. Je suis prêt à entendre beaucoup de choses, tu sais, et aussi à faire mon autocritique. SI je t'ai repris, c'est uniquement parce que tu commençais à te perdre dans des mièvreries.
— T'occupe, va. » me fait-il sèchement.

Nous nous mettons à attendre sans rien nous dire, regardant chacun notre téléphone. J'en veux quelque peu à ses questions, mais au fond c'est moi qui regrette d'avoir jeté ce froid par mon opiniâtreté. On nous sert. Nous mangeons dans un quasi-silence, seulement interrompu par quelques anecdotes de Virgile. Je ne sais plus laquelle me fit sortir de ma réserve pour lui annoncer ma participation au tournoi de Kickenham, dont le premier tour est prévu pour dans dix jours.

« C'est super, ça ! se réjouit-il. Ton Majaspic participera aussi ?
— Bien sûr, répondis-je avec un soudain entrain. Il faut sept pokémon minimum pour participer.
— Rappelle-moi : tu avais déjà participé aux tournois de Motorby ?
— Deux fois en junior, tu te rappelles ? Maman m'avait forcé à y aller. J'ai déclaré forfait au premier, et au second, j'ai été disqualifié au troisième tour.
— Oui, je me souviens ! J'étais encore à la maison pour le premier tournoi, tu avais pleuré… de rage ou de timidité, je sais plus. Tu étais jeune…
— Honnêtement, c'était pour les deux raisons. Mais ma participation la plus rageante reste la deuxième.
— J'imagine. Comment tu avais été disqualifié ?
— Antijeu de Percy. Il avait brûlé son adversaire avec Feu Follet puis s'était dissimulé dans le sol de l'arène.
— Ah oui, je vois. Et la première c'était la fois…
— …Où Oswald a été blessé. »

À nouveau, ma parole jette un froid. Mon frère prend une expression navrée et ne touche plus à son assiette. Je suis pris de l'envie de lui dire que ce n'était pas grave, mais je juge ma tentative trop maladroite et mal amenée. Il reprend finalement la parole.

« Pauvre petit… Il avait l'air en forme aujourd'hui ?
— Il l'était. Hier pourtant, il a fait une crise ; on avait perdu sa pierre stase. J'ai retourné la chambre pour la trouver.
— Merde alors. Il doit l'avoir constamment sur lui alors ?
— Ça dépend. J'ai remarqué que c'était surtout le soir qu'il avait ses crises évolutives. Si j'arrive à mettre un peu de sous de côté, j'essaierai les nouveaux traitements anti-évolutifs. La mutuelle vétérinaire ne les rembourse pas.
— Même pour ton cas ?
— Ils ne font pas de cas-par-cas, du moins je ne crois pas. Tu t'y connais sans doute mieux que moi.
— Ils avaient bien remboursé sa prothèse ? Enfin bon, je t'aiderai, si tu veux…
— C'est du passé. Ne te sens pas coupable.
— Je sais… Parfois, il t'arrive de te sentir coupable de ça ? »

Je songe un bref instant.

« Évidemment. Je me maudis tous les jours de ce qui est arrivé. Mon premier pokémon ne méritait pas ma négligence.
— Disons que maintenant, t'es vacciné contre l'idée d'envoyer tes pokémon face à des dynamaxés. »

Je me retiens de lui répondre, malgré le soupçon de fierté qui point en moi à cette idée. Depuis que je me suis fait honte avec la fille du bureau des élèves, je suis très réticent de lui parler de mon refus d'utiliser le dynamax. Je me sais décrié à l'avance et refuse d'inévitables éclats de voix en public. La crainte que tout ceci remonte jusqu'aux oreilles du reste de ma famille me convainc de changer de sujet, or je n'en trouve aucun, et mon frère si. Il me parle de la famille éloignée, des nouvelles à la pelle que nous charrie notre grand-mère. Je pense à mon prochain match, à mes pokémon qui m'attendent. J'aimerais lui témoigner mon appréhension du tournoi, lui dire combien je crains ma prochaine performance, le public qui remplira le grand stade de Kickenham, les dénicheurs de talents qui y seront dissimulés, sévères et intéressés. Et les pokémon géants adverses…

Ils m'apparaissent soudain en songe. Je les vois piétiner la ville sous leurs pas et je suis d'abord heureux de voir disparaître les devantures atroces et les passants imbéciles. Je me sens spectateur tout puissant, à l'abri d'une épaisse armure ou d'un scaphandre, les contemplant en train de tout détruire autour d'eux, et les gratte-ciels et la vieille Kickenham, les admirant dans leur œuvre décérébrée. Et l'horizon paraît soudain clair derrière un voile de poussière grise, rendu à son plateau originel trônant au-dessus des Terres Sauvages. La verticalité n'est plus qu'un champ de gravats où paissent ces géants grotesques. Je crois rire à ce moment-là, jusqu'à sentir une goutte d'eau rouler sur ma joue, puis plusieurs. Mes mains deviennent moites, ma gorge devient feu. La tête me tourne, je crois disparaître, angoisse de devenir tout entier eau salée. Le sol se rompt, tout tremble.

« David ? David ! » glapit Virgile.

Je reviens à moi entouré par la foule, étendu à terre. Mon premier réflexe idiot, avant même la parole, est de me palper le visage. Dehors, la ville est intacte.

« Tu m'entends, David ? me fait mon frère.
— Je les hais, si tu savais… chuchotè-je, pris d'un nouveau tournis.
— Tu es avec nous, tu es sûr ?
— Oui oui…
— Ça va mieux, jeune homme ? » me lance un serveur idiot secondé de son M.Mime. Je fais un signe de tête.

Les gens m'observent me relever, hagards. Aucun d'entre eux ne semble disposé à partir ; tous tiennent à me laisser dans mon embarras. « Ils se régalent de moi plus encore que de nourriture » me dis-je ; une formulation bien navrante qui me dessine un sourire fatigué.
Virgile s'assure de mon équilibre en posant une main ferme sur mon épaule.

« On va y aller, fait-il au serveur et à la cohorte pour leur dire de regagner leurs places.
— Tu sais, lui glissè-je doucement, je vais participer au tournoi sans utiliser le dynamax…
— Ouais David, on verra ça. Pour l'heure on va déjà prendre l'air. »

Nous plongeons à nouveau dans le remous des passants en quête d'un rafraîchissement. Virgile s'exclame sur la peur que je lui ai faite. Je l'écoute à moitié, la tête encore endolorie.

Après quelques détours, nous prenons une glace à la paldéenne et nous installons sur un banc proche de l'ancienne faculté, elle-même juchée sur l'un des multiples petits plateaux de la ville. Nous parlons calmement, surtout mon frère, dont l'écho de la voix berce mon état toujours semi-éveillé. Je lui dis pour toute justification de mon malaise que je manque de sommeil.

« Tu trouveras un endroit plus propice pour t'évanouir, la prochaine fois. Tu es encore pâle comme un Toutombe.
— J'ai le teint d'un galarien en vacances, quoi…
— Les parents s'inquiètent pour toi. Ils n'en ont pas l'air, mais tout ce qu'ils peuvent dire reflète leur angoisse. On s'en rend davantage compte en prenant de l'âge, ça finit par nous mettre un poids supplémentaire sur le cœur.
— Depuis quand on se livre comme ça, dans la famille ?
— Depuis qu'on vit loin d'elle et qu'on se rend compte de la bêtise de tout garder en soi. Tu te souviens de la période où tu es entré au lycée ? Tu n'avais pas encore ton équipe, pas même Oswald. Tu étais plus ouvert, plus jovial qu'aujourd'hui. Tu ramenais tes potes à la maison, tu sortais naturellement la journée ; tu étais presque un ado « normal », je veux dire un ado timide, mais épanoui. Qu'est-ce qui s'est passé pour que tu détestes à ce point ton époque ?
— Je ne sais plus. C'était un mélange de plusieurs choses. Je me souviens avoir eu soudainement très honte de moi, de mes fréquentations et de toutes les souplesses que je devais faire pour être accepté. Je me suis senti très médiocre, tout comme tout ce qui m'entourait. Et puis le dressage est devenu mon objectif de vie, et la majorité des gens sont passés de médiocres à détestables.
— Donc c'est depuis le dressage ?
— Ça a plutôt coïncidé avec le début du dressage. Aussi, je n'ai pas de période de ma vie où je peux me dire « épanoui ». Ce sont seulement des périodes plus agréables.
— Et celle-ci l'était, je veux dire « agréable » ?
— ...C'était la meilleure des périodes. »

Nous nous arrêtons un moment de parler pour observer une volée de Minisange s'élancer du toit de la vieille académie. Un plongeon dans le vide et la flopée d'oiseaux s'éclate en plein vol comme un tir de chevrotine. Virgile se racle la gorge puis parle doucement. Le vent bat ses longs cheveux bruns.

« Tu as dit tout à l'heure que tu participerais au tournoi sans utiliser le dynamax, comme aux deux premiers ? »

Je déglutis, estomaqué que mon frère se souvienne de mes paroles que j'imaginais en l'air, puis me décide à lui répondre franchement, mais pas assez vite : il a déjà repris.

« Je ne comprends pas ton objectif, ni pourquoi tu hais autant le dynamax. J'aimerais bien que mon petit frère ait moins de dégoût envers tout, qu'il puisse apprécier les choses et sa jeunesse.
— Tu vas me défendre de le faire ? Maman m'avait déjà engueulé au retour du deuxième tournoi parce que je n'avais pas utilisé le dynamax.
— Je t'ai assez engueulé pour aujourd'hui. Maintenant, j'aimerais juste comprendre. »

À la fois surpris mais ravi d'être mis au défi d'exposer le fond de ma pensée, je délie ma réflexion et ma gorge, qui ne laissait échapper jusque là qu'une faible voix de déterré.

« Il n'y a pas grand chose à comprendre à mon perfectionnisme. C'est la chose qui me met en mouvement, ce qui me démarque des autres. Je pourrais comme tout un chacun clamer que je veux devenir le meilleur dresseur, mais ça ne me comblerait pas assez. J'aurais toujours une impression d'inachevé. Dégoût mis à part, je veux devenir le meilleur en étant couvert de chaînes ; ce n'est que par là que je m'accomplirai.
— Être le meilleur, c'est déjà un exploit en soi, tu te rends compte. Tu n'as rien d'autre à prouver ?
— Qu'on peut devenir le meilleur sans utiliser cette saloperie beaucoup trop déséquilibrée compétitivement, ce spectacle aliénant. Rappeler aux gens qu'on peut, qu'on doit faire sans… »

Virgile se tait un instant.

« Et vivre plus simplement, tu y as pensé ? Personne ne t'en demande autant, David. Personne à part toi. Les gens sont capables de t'accepter tel que tu es, je t'assure. Et si tu en faisais autant, si tu essayais du moins, tu verrais l'étendue de tes erreurs.
— Et je serais quoi sans ça, sinon un quelconque quidam qui joue au dresseur ? L'idée de laisser sa trace t'est à ce point inconnue ? Je me fous d'être bienheureux, ce que je veux c'est marquer mon passage sur Terre.
— Nous serons tous oubliés un jour, David. Ce qui compte, c'est le présent.
— Je ne sais pas vivre au présent. Et toi, tu racontes des conneries à l'eau de rose. »

Nous faisons le silence, tous les deux un peu échauffés de nous être jetés nos vérités au visage. Un peu honteux, aussi, de s'être autant livré l'un à l'autre, nous demeurons chacun malhabiles, comme portant une valise emplie de paroles dans chaque main. Nous n'avons clairement pas l'habitude d'un tel exercice ; il nous épuise plus qu'il nous soulage.

« Dans tous les cas, sache que je serai dans les tribunes pour t'encourager.
— C'est en semaine. Tu n'auras rien de prévu ?
— Je décalerai.
— Merci.
— Merci pour quoi ?
— De ne pas t'énerver, je présume. »