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Aux Pieds des Géants de Kibouille



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» Auteur : Kibouille - Voir le profil
» Créé le 27/08/2022 à 23:09
» Dernière mise à jour le 27/08/2022 à 23:09

» Mots-clés :   Action   Galar   Slice of life

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Chapitre 1
Le temps se perd en blanches encyclies dans mon gobelet. L'on a encore augmenté le volume de la musique qui sort à présent des murs et de la table, qui paraît s'écraser sur moi. Sous ses ordres frétille la multitude d'engloutis sous la nuit, qui sautillent plus qu'ils ne dansent, qui piétinent les taches sporadiques de lumière colorée.

J'ai cessé d'ignorer cette fête hier pour une raison dont je ne suis pas encore sûr. Cette deuxième "soirée d'intégration" de l'année – la première fut déplorable selon les rumeurs – est un prétexte à peine voilé pour festoyer à la mi-novembre, peu avant les partiels. J'ignore totalement, et presque avec une certaine fierté, ce besoin régulier qu'ont les Hommes de "faire la fête". Je suis conscient en disant cela d'être perçu comme une personne vantarde ou inhumaine. Nonobstant, c'est une lacune qui m'a toujours suivie, lacune sans doute nourrie par l'expérience : chez moi, on ne célèbre pas.

Pourtant je suis bien venu ce vendredi soir, veille d'entraînement. Je suis venu, par curiosité peut-être, me prendre en sujet d'étude : observer comment tout remue autour de moi et me laisse immobile, comment, sans cesse, la fête m'avale puis me recrache, me rejette de son immense ventre gargouillant. J'ai pourtant essayé de m'y frayer un chemin, de m'armer de déconsidération pour entrer dans la ronde, sur son sol collant et parmi son mélange troublant de senteurs, mais peu importe la manière, je finis toujours par ressortir par les pores de ce monstre pansu. Même en m'imbibant de cette liqueur sucrée que les étudiants diluent dans du soda, je ne parviens à rien, sinon à l'agacement provoqué par l'ivresse, et à un désagréable goût de caramel brûlé en fond de gorge.

Je jette un regard à mon téléphone et réalise que je viens de franchir les deux heures du matin. La surprise d'être resté jusqu'à cette heure, entouré désormais des fêtards les plus invétérés, me renverse sur mon siège, blotti dans un coin du gymnase. J'observe la piste, le débarras de bras et de jambes à chaque pulsation nouvelle du marmitage sonore. Au fond, j'ai très peur de rejoindre cette secte des agités.

Il y a quelque chose de vengeur dans leurs mouvements : raison pour laquelle ils m'évoquent autant des possédés. S'ils agitent les membres, c'est pour jeter quelque chose hors d'eux, le pulvériser sur la piste. Et les haut-parleurs hurlent, marquent le rythme, les acclament en paroles creuses et abruties sur l'amour, la fête, la liberté. Qu'importe : seul le son semble compter à l'instant.
Quand il se coupe, c'est tout le cérémonial qui meurt. De furieux, les fêtards deviennent soudain embarrassés. Ils ont honte, honte jusque dans leurs gestes que plus rien ne porte. Jusque dans leur voix, dans leurs mots redevenus audibles. Ils sont désolés, de vrais enfants punis, privés de leurs échasses de grandes personnes. Ils cherchent des choses vaines en laissant flotter leurs yeux hagards dans la demi-pénombre du gymnase. Tout n'est plus qu'airs de contenance, les sourires eux-mêmes deviennent plus froids. Les gens s'écartent les uns les autres, certains trépignent, n'arrivant plus à reproduire leur semblant de danse. On attend chacun dans son coin en bouillonnant le vacarme magmatique qui fondra à nouveau tous ces individus en un seul. Et la musique reprend. La cohésion revient. Les pulsations du cœur de la bête ventrue la ramènent à la vie.

C'est à ce moment que j'ai posé mon casque sur mes oreilles ; façon de me récompenser d'avoir poussé mon étude si tardivement. En lançant ma propre musique qui ne parvient pas à totalement couvrir celle ambiante, une aigreur remonte dans ma gorge : la part grégaire de moi regrette que je m'exclue autant. Elle me passera, comme d'habitude. Il ne faut qu'un seul regard en direction d'une grappe d'excités pour m'en convaincre…

Je reprends soudain pied après un flottement dont j'ignore la durée. Mes yeux restés fixés sur la piste de danse délimitée par la surface du terrain de basket-ball ont dû en interloquer plus d'un. Une justement paraît s'avancer, ou plutôt sautiller vers moi sur ses sneakers blanches montantes. Dans la bataille de lumière colorée, je distingue avant tout des cheveux blonds, une silhouette gracile, mais surtout un polo bleu clair portant à la poitrine le blason de notre faculté. Cette responsable du bureau des élèves s'approche bel et bien de moi. J'ôte mon casque avec regret.

« Tu es tout seul ? » me clame-t-elle au-dessus du vacarme. J'ouvre les mains, désignant l'absence évidente d'autre personne à ma petite table.
Elle saisit mon geste en un sourire et s'assied. Je fais dans ma tête la liste des phrases qui tomberont inévitablement de ses lèvres.

« Tu aimerais être ailleurs, c'est ça ? »

Agréablement surpris d'avoir perdu à mon petit jeu, je me racle la gorge pour acquiescer. Mes égosillements couvrent à peine le bruit.

« Moi aussi, à vrai dire ! Les fêtes au BDE, c'est fatigant ! »

Je remarque le stratagème pour sympathiser avec moi. M'inviter sur la piste, peut-être ? Qu'importe. Je me sens pitoyable d'être materné de la sorte. Quelques regards d'étudiants vers nous deux doivent fermer l'expression de mon visage, puisque mon interlocutrice se penche pour le chercher.

« Tu veux discuter ? »

Je surprends ses yeux cherchant les miens. Deux émeraudes rondes masquées à tour de rôle par l'oscillation d'une mèche blond caramel. Ma bouche s'ouvre d'elle-même comme pour prononcer ce qui me vient. Elle se lève, sa main empoigne la manche de ma veste, je la suis. Quitte à être venu, autant voir si certaines personnes en valent la peine, me dis-je.

Nous traversons alors la piste comme la tempête. Surmontant un peu la majeure partie de la foule, je manque plusieurs fois d'égarer la jeune femme qui finit toujours par bondir hors de la masse. Elle s'y déplace en plongeant puis en jaillissant à la manière des Démanta, se faufile sans peine en imitant les déhanchements alentours. J'ai plus de peine, ne furetant que timidement entre les corps ; me baissant pour éviter un bras qui se tend, m'écartant d'une jambe qui se lance tandis que le cri tout proche d'un badaud me vrille le tympan. Comble de la honte : c'est elle qui revient me tirer hors de cette mélasse de membres. Elle déverrouille une des réserves à l'aide de son badge de responsable et m'invite à l'intérieur.
« On s'entendra mieux ! Ne dis rien pour le badge, normalement j'ai le droit d'entrer ici ! »

Le brouhaha s'étouffe derrière la porte. Mes oreilles sifflent légèrement. Si elle s'avérait être une personne médiocre, au moins m'aura-t-elle offert un recoin au calme. Nous nous asseyons sur un amoncellement de tapis de sport.

« Tu n'as pas peur qu'on se fasse des idées ? laissè-je échapper.
— Hein ? Oh non, je m'en fiche de toute façon, me rétorque-t-elle. Comment tu t'appelles ?
— David.
— Moi c'est Eva. Et tu sais, personne ne t'oblige à rien pendant cette fête. Tu peux juste rester dans ton coin si tu t'y sens bien.
— …pour tout te dire, je ne m'y sens pas le mieux du monde ce soir.
— Alors pourquoi rester ?
— Je ne sais pas… Pour savoir si j'en étais capable ? »

Elle arbore une expression surprise qui semble élargir le vert ses yeux. Elle recoiffe une mèche folle d'un geste. Je l'imite.

« Tu es en quelle année ? me demande-t-elle.
— Troisième.
— Quel bachelor ?
— Dressage.
— Oh, vous êtes beaucoup je crois. Moi je suis en médecine. Troisième année aussi et nous aussi, on est beaucoup. Comment ça se fait qu'on ne se soit jamais croisés ?
— C'est ma première année ici.
— Ah, et où tu étais avant ?
— À Greenbury. Je préfère les petites villes, mais Kickenham offrait plus de perspectives, notamment pour le combat.
— Tiens ? Tu es plus loquace, tout à coup. Je devine que tu n'es pas un grand bavard ?
— Tu peux dire grand timide. Pourquoi tu es venue me parler, au milieu de la fête ?
— Et bien… d'abord parce que j'ai cru que tu me cherchais du regard et que quelque chose n'allait pas. Je connais les timides comme toi ; j'en étais une avant. Je sais que les fêtes sont parfois pénibles. Et puis il faut que tout le monde parvienne à s'intégrer : c'est notre travail au BDE. On nous a reproché que la première soirée d'intégration s'était mal passée, alors tu vois, on met les bouchées doubles cette fois. Mieux vaut tard que jamais, comme on dit ! »

Elle s'arrête à nouveau pour chercher mon regard, à moins qu'elle ne cherche autre chose. Peut-être des preuves d'intérêt vis à vis de notre conversation. Il est vrai que je suis peu expressif. Je lui ouvre un peu plus mon visage, par politesse, et me retrouver à la merci de ses deux yeux me place sur une immédiate défensive. Leur vert indescriptible tapi dans la semi-pénombre me parcours la peau. Il perle sur mes épaules. Je dois sans doute rougir à ce moment même.

« Donc tu es un pur gars de la campagne, mon cher David ? Je te charrie, rien de méchant ne t'en fais pas… Et tu fais des combats ?
— J'en fais oui, murmurè-je, fuyant.
— 'Faut pas que tu aies honte de me le dire : j'aime bien ça, les combats de pokémon : mes parents m'emmènent aux matchs d'arène depuis que je suis toute petite. Je voudrais travailler en centre pokémon : sans combats, comment je vivrais ?
— Comme tu dis.
— Tu es à quel niveau ? Je veux dire : tu as déjà défié des champions ?
— J'ai… j'ai cinq badges d'arène.
— Cinq ? Mais c'est énorme ! Je veux dire : au niveau bachelor, c'est déjà une prouesse de battre Kabu, alors cinq… Je parle à un futur grand maître, là ! »

Joignant le geste à la parole, elle secoue amicalement mon bras droit dans un rire enjoué. Je demeure silencieux devant ces éloges, moi qui ne suis pas tactile…

Elle m'avoue que le Bureau des Élèves a repéré ma solitude depuis un moment. Leurs yeux postés partout m'ont repéré m'asseoir aux premiers rangs et le long des murs en amphithéâtre, manger en quatrième vitesse sur un coin de table, rentrer tout aussi rapidement aux logements dès la fin des cours. Elle m'implore de ne pas leur en vouloir. « L'équipe actuelle est seulement très dévouée à ce que personne ne soit laissé pour compte », me dit-elle. Difficile de me fier à ces gens, surtout quand leurs moyens de souder les étudiants consiste à enchaîner les fêtes. Je les remercie tièdement mais décline leur aide. Eva persiste, me disant diplomatiquement que je ne dégage pas l'impression d'être satisfait de ma situation. Me voilà quelque peu piqué à vif, mais je me contiens ; je laisse mourir cette conversation par mon silence.

« Qu'est-ce qui te plaît ? me demande-t-elle subitement.
— En dehors du combat, beaucoup de choses…
— C'est super, ça ! Tu veux que je te présente à des groupes, des clubs ? Je connais même quelques gars qui font du combat comme toi si ça te botte. »
Elle commence alors une énumération des différentes associations étudiantes pouvant de près ou de loin me correspondre, se mettant même à chercher les contacts des référents sur son téléphone. Je ne sais comment l'interrompre, le fait maladroitement, lui expliquant mon incapacité à gérer des relations. Elle me dit que ça s'apprend, je refuse de nouveau ; je suis mieux seul.
Eva se penche à nouveau vers moi et cherche longuement mes yeux. Quand je la regarde enfin, je découvre un nouvel éclat à ses deux larges émeraudes. Est-ce parce qu'elle sait qu'elles me plaisent qu'elle tient tant à me les montrer ?Se rit-elle de moi ? Ou cherche-t-elle en moi une autre facette, croyant ma résolution absurde ? J'aimerais lui faire entendre que c'est peine perdue, que je trouve trop de vulgarités à la plupart des gens pour seulement envisager aucune relation avec quiconque. J'ignore comment l'on explique l'espoir toujours déçu.

« Depuis combien de temps tu es seul ? » m'interroge-t-elle gravement. Je ne sais trop quoi répondre sans me donner des airs de vantardise. Ne voulant pas dire « depuis toujours », je donne un chiffre me passant par la tête : sept ans. Elle grimace. L'infini sinople de son regard s'obscurcit comme l'orage, me cerne comme la tempête.
Elle me demande si la solitude ne me pèse pas. Je rétorque qu'elle me pèse évidemment, mais que c'est un mal nécessaire. Elle ne comprend pas que l'on puisse sciemment s'infliger une quelconque souffrance. Je ne parle pas à la bonne personne, qui pourtant a les bonnes questions. Un tel gâchis m'attriste presque. J'aimerais m'en aller. Elle le sait et embraye sur un autre sujet.

« Tu lis ?
— J'aime bien ça, oui.
— Ça tombe bien, moi aussi. J'ai su tout de suite que tu appréciais la lecture.
— Tu as tout de suite su ?
— Oui, tu as le profil. Qu'est-ce que tu lis ?
— Tu sais que c'est très général comme question ?
— Je sais, pardon. Alors qu'est-ce que tu lis en ce moment ? »

Eva me lance sur un sujet qui me plaît et elle s'en délecte d'un petit sourire en coin comme si elle avait trouvé un chemin vers mon âme. Elle me dit se mettre à tâtons la psychologie, qui l'intéresse. Nous parlons des ouvrages connus, je lui conseille surtout de la philosophie, que je trouve souvent moins dogmatique. Elle me promet de s'y pencher avec une réelle sincérité, je lui recommande de commencer par les moralistes kalossiens. Notre échange se fluidifie, devient une fine ligne de crête au-dessus du vacarme.

Mes efforts pour projeter mon regard vers elle tiennent pour l'instant plus du saut de l'ange, de sorte que mes tentatives retombent à des endroits aléatoires de son anatomie. Je surprends le balancement de ses jambes, les quelques griffures à ses poignets, sa respiration soulevant la maille de son vêtement. J'aperçois les fréquents ajustements de sa coiffure et tente par là d'anticiper l'angle de ses propos, leur teneur, leur tonalité. Je remarque également, du fait du néon qui nous éclaire, la teinte particulière enfouie derrière le vert de ses yeux. Une sorte de ganse noisette enveloppant ses iris et traçant en eux des sortes de zébrures avalées par la pupille. Je m'effraie soudain de mes regards probablement trop persistants ; me remets à fixer mes brogues. Sa voix revient, riche d'une autre référence que nous partageons, et l'échange se poursuit. Notre ligne de crête semble infinie.

Je découvre en Eva une facette que je n'escomptais tellement pas en elle – tellement plus en personne à vrai dire – que je suis tout à coup pris d'une frénésie de mots : autant d'en dire que d'en écouter. Il me faut des efforts pour contenir mon air équanime, pour ne pas effrayer ma locutrice par un retournement trop soudain de mon attitude. Sa curiosité réellement sincère m'est un baume au cœur : elle ne peut certes pas me suivre sur mes développements sur tel mouvement, tel auteur, mais ses efforts de compréhension et son intérêt se ressentent. Je m'efforce de lui expliquer le plus succinctement possible. Pris dans un véritable exposé, je réalise mon tunnel verbal et m'excuse. Elle m'incite pourtant à poursuivre, ses yeux ne me quittent pas.

« Tu sais plein de choses, s'exclame-t-elle. Pourquoi tu ne t'ouvres pas plus aux gens ? Beaucoup adoreraient apprendre de toi.
— Je ne compte plus le nombre de fois où cette question m'a été posée. On me prendrait surtout pour un crâneur.
— Oh, allez ! Je ne comprends même pas pourquoi tu n'as pas plus confiance en toi. C'est vrai, quoi !
— Ma confiance viendra quand j'aurai accompli mon œuvre, disons.
— Ton œuvre, monsieur David ?
— Oui, enfin… oublie ce que je viens de dire, c'est idiot.
— Dis moi, enfin ! »

Elle me saisit par l'épaule pour la secouer. Emporté par la gymnastique acquise de la parole, j'ai tenté je-ne-sais quel diable en lançant cette phrase lapidaire qui a sûrement plombé l'atmosphère. Le sentiment que la lourdeur s'empirerait du fait de mon silence me presse à parler. Je plonge avant cela mes yeux dans les siens grands ouverts, comme fascinés : j'ai soudain peur de les voir se refermer de déception.

« …Bon. Il y aura un tournoi amateur dans deux mois, à l'arène de Kickenham. Selon le résultat, c'est l'occasion de pouvoir disputer des combats classés par la suite…
— Oui, je suis au courant ! Je devine que tu t'y es inscrit ? Ah, j'ai hâte de voir ça : les nouveaux dresseurs phénomènes, leurs pokémon ! Et surtout le Dynamax ! Tu sais que je suis allé voir le premier combat avec des pokémon dynamaxés ? Oh, ça me fascine !
— …Tu l'as deviné oui. Mais je compte bien participer sans utiliser le Dynamax. »

Eva fige ses paroles dans sa bouche. Il me semble à présent que son expression se décompose. Je regrette soudain chacune de mes paroles. Je cherche à les retirer, réfléchis à un moyen de faire repartir la conversation, oublie que je n'ai pas assez de relations pour savoir comment. Sa voix revient à mes oreilles, plus froide.

« Pardonne-moi de te dire ça, mais en effet : c'est idiot. Pourquoi t'imposer un tel défi ?
— …C'est une sorte de preuve : à la fois aux autres, et aussi à moi-même. Je le fais pour le panache répondis-je en kalossien sur un ton de plaisanterie.
— C'est encore plus irréaliste. Je pensais que tout le monde aimait le Dynamax. Ce n'est pas ton cas ?
— Je ne l'aime pas : je le déteste et l'ai en horreur, démarrè-je tout à coup, surpris par une avalanche de paroles. C'est un grand délire vulgaire et bêtement spectaculaire, qui dénature toute idée de stratégie. Tous les jours, que ce soit en en m'entraînant ou en peaufinant mes stratégies, je dois repenser au Dynamax et à quel point cette chose ruine le moindre de mes efforts. Oui, je hais cette gigantesque aberration parce qu'elle détruit toute créativité. Aujourd'hui, tous les dresseurs compétitifs sont soumis à seulements quelques archétypes d'équipes viables car le Dynamax a tout détruit. Ma démarche est peut-être ridicule, mais je refuse catégoriquement ce désert et tiens à prouver que l'on peut faire autrement, que l'on doit faire sans.
— David, tu ne penses pas…
— Tu vois, je déteste faire de mes combats un spectacle, et je trouve détestable que l'on n'apprenne plus le combat que via cette approche de pitre. Un combat, c'est une confrontation à soi-même et l'accomplissement de la volonté naturelle de ses pokémon, qui est de se battre. Les commentateurs, la Commission, les publicitaires, les pseudo-défenseurs des pokémon n'ont pas voix au chapitre. Les spectateurs ont avec moi tout juste le droit de s'exclamer. Des gladiateurs aux champions d'arène, les combattants de métier ont toujours eu cette portée de comédien, de distrayeurs dont toute la profondeur était invisible pour la masse. Leurs maîtres les laissaient avec leur art et dans leur monde en l'échange des revenus qu'ils leur rapportaient, aussi anti-spectaculaires et techniques qu'ils puissent nous paraître aujourd'hui… Je sais que tu peux comprendre ça.
— Écoute-moi, David. Tu as beau penser ce que tu veux du Dynamax, de la Commission, des sponsors... Reste qu'ils sont là, et que ce sont eux qui décident des règles du jeu. Personne ne peut lutter contre eux, c'est la vie et la loi du marché. Tu gâcherais ton talent et ton temps à vouloir lutter contre eux.
— Je ne veux pas lutter contre les grosses corporations : j'en serais incapable, je ne suis plus un ado. Je méprise la Commission, les sponsors, ces petits boutiquiers sans élégance et sans hauteur. À ce titre, ils ne peuvent pas être mes ennemis. Je leur laisse le petit monde qu'ils possèdent, à défaut de pouvoir faire quoi que ce soit d'autre. En revanche, je déteste le Dynamax et tout ce qu'il représente, et je m'évertuerai à le combattre. On ne peut pas faire la guerre quand il y a du mépris. Pour avoir des ennemis, il faut de la colère et de la haine, et la haine, c'est le côté face, et l'amour le côté pile.
— Je ne te croirais pas si tu me disais que plus jeune, tu ne t'émerveillais pas devant le Shifours gigamaxé de Mustar ! Devant le Dracaufeu de Tarak !
— Bien sûr que je l'ai été. Mais à vrai dire, j'avais toujours en moi une sorte de gêne à suivre l'engouement des autres. La source de cette gêne s'est révélée au moment où j'ai vraiment commencé mon entraînement : je percevais, comment dire… toute la vulgarité de l'usage de ce phénomène. Plus jeune, ce spectacle avait le don de m'énerver en même temps qu'il m'enthousiasmait, souvent jusqu'aux larmes. Je pleurais parfois en pensant à la souffrance que devait infliger cet agrandissement aux pokémon. C'était une sorte de révolte, ou plutôt de trop-plein : un trop-plein de divertissement, un peu comme si j'avais passé des dizaines d'heures devant l'écran d'une télé. Avec l'âge, je ne ressentais plus les choses aussi intensément, de manière aussi cruciale, pourtant un frisson de gêne me parcourait la colonne quand je voyais un pokémon dynamaxé. La stupidité que je lisais dans l'expression des gens m'horripilait, je refusais même d'entendre leurs acclamations. J'ai pu peu à peu mettre des mots sur cette intuition et je continue de le faire. Je veux répondre à cette question... pour pouvoir combattre ces géants qui rapetissent tout.
— C'est le petit David qui parle, affirme-t-elle maternellement. Ce sont sans doute ses réflexes face à ses peurs qui veulent encore s'exprimer en toi. Mais tu es grand maintenant, David. Tu es plus fort que ces peurs. Tu n'as pas à y céder, tu peux lâcher prise… »

Je la regardai d'un air tellement incrédule qu'elle se tut immédiatement. Ses sourcils blonds s'étaient rabattus devant ses yeux, tout comme les mèches qu'elle ne recoiffait plus. Ma résolution la navre profondément. Je lui sens le besoin de m'aider et j'en ai peur : je refuse qu'elle me voie comme quelqu'un souffrant de délire : ce serait pire que de me planter ici. Malgré tout, il y a dans ses paroles une sorte d'incitation : je ne sais si en me laissant parler, elle cherche la source de mon mal ou tient à s'assurer de la robustesse de mon entêtement. Je ne sais déceler jusqu'où va le « oui » et jusqu'où va le « non », en particulier chez une femme.

Elle pose à nouveau sa main sur mon épaule, mais plus légèrement, comme prête à l'enlever à tout moment. Puis, y mettant plus de force, elle me balance lentement de droite à gauche.

« Je n'aime pas être dorloté, avouè-je enfin. »

Eva retire sa main. J'ai tout gâché. mais tandis que ce sentiment me ronge, je me sens l'effronterie de lui projeter le fond de ma pensée.

« Je ne supporterais pas de gagner avec… ça. Je n'en tirerais aucune fierté : je serais un dresseur médiocre. Je veux une victoire totale, ou rien du tout. Et peu importe la souffrance.
— Mais... et tes pokémon ? Tu leur ferais vivre l'enfer ! Aussi forts qu'ils soient, je n'imagine pas les voir encaisser la moindre capacité Dynamax !
— C'est comme ça, Eva. Combattre, c'est souffrir. Et s'ils n'ont pas la coriacité nécessaire, je les remplace, dis-je plus bas, mais avec malice.
— C'est monstrueux ! s'écrie-t-elle en bondissant de sa place. Je pensais que tu prenais mieux soin de tes pokémon, David ! Je ne peux pas croire que tu sois le même que tout à l'heure, quand tu as évoqué ton équipe !
— Je ne suis pas aussi gentil que tu le crois. Être stratège, c'est ça. Si tu ne le comprends pas…
Tu n'es pas un stratège, même pas un bon dresseur ! s'emporte-t-elle tout à fait. Que tu suives tes rêves irréalistes, je m'en fous. Mais que tu entraînes tes pokémon là-dedans, je refuse ! »

Je me lève à mon tour. Je redécouvre la fragilité de sa silhouette, qui toute dressée atteint à peine le niveau de mes épaules. Elle baisse un instant le regard, mais le relève presque aussitôt, plein de reproche. Je regrette cette colère, mais que m'importent ces remords ; au fond de moi, je l'ai voulue. Je ne le soutiens pas plus longtemps le vert furieux de ses yeux, qui n'ont plus le même éclat. Je me dirige vers la porte : aucun de nous deux ne prononce un seul mot. Au moment de sortir, je crois entendre un « attends », que j'imagine sans doute.

Je pose mon casque sur mes oreilles en me ruant vers la sortie, faisant mine de ne pas avoir entendu les railleries graveleuses des fêtards proches du local. La honte m'étreint : celle d'avoir perdu mon temps.

Le froid de la nuit s'insinue sous ma seule veste. Je regrette celui plus vivifiant des Hautes Terres, qui m'aurait au moins aidé à surmonter mon attitude de défaite. Je me lance sur le chemin de béton en direction des logements, pressant le pas. Je me sens poursuivi par la pénombre.
La raison de ma venue m'apparaît dans un éclair de bile. Le seul motif était de me faire remarquer. Ma petite table, et ma veste à tartan noir, et mon mépris visible des fêtards : tout ceci n'avait pour seul but que de faire venir à moi des semblables ; des semblables dans l'âme, dans la souffrance, dans l'inclinaison. Je n'ai compté que sur la chance à défaut d'une quelconque capacité à provoquer une rencontre. Je hais tout à coup ma solitude, qui ne m'apprend rien, qui ne me laisse pour tout espoir que d'appâter une âme charitable à mon secours. Je me méprise.

Le verrou de ma porte saute. Je me précipite derrière. En entrant en trombe, un vacarme retentit dans ma salle de bain.
Je m'y dirige et prend un air navré devant le spectacle qui m'attend. En boule dans un coin de la pièce, un Flambino chétif écarquille de grands yeux apeurés. Son oreille droite raccourcie par une vieille blessure tressaille. Restée tendue, sa patte gauche amputée un peu en dessous du genou présente une prothèse métallique tordue, que le petit pokémon essaie en couinant de remettre en place. Je soupire longuement.

« C'est moi, Oswald. Pardonne-moi, je t'ai fait peur. »

Je m'agenouille vers lui et le prend dans mes bras. Il se serre contre moi et grince des dents en retour tandis que je rajuste la semelle de sa patte artificielle, en partie dévissée. Il veut me dire par les yeux quelle a été sa frayeur, mais je ne soutiens pas longtemps son regard et lui masse seulement la tête ; je suis fatigué des regards pour ce soir.

« J'espère que tu ne t'es pas fait mal. » lui dis-je. Apparemment non : le voilà qui clopine à nouveau en me suivant dans tout l'appartement. Tandis que je fais une toilette de Chacripan, les premiers remords m'assaillent ; ils me sont toujours plus douloureux que les regrets. Un regret n'est qu'une peine ressentie devant une action imaginaire ; ce n'est qu'abstraction, l'on s'en lave les mains. Les remords vous tiennent au corps, ce sont des rappels insistants, un caillou dans la chaussure, une marque au fer rouge. Je tente de les faire disparaître dans le siphon du lavabo en m'aspergeant la tête d'eau glacée.

Effondré sur mon lit, à peine dévêtu, je me mets à parler de ma soirée à Oswald, qui assis au pied du lit m'écoute religieusement. Après m'avoir fixé d'un long regard interrogatif, il y grimpe non sans peine et vient se coucher à mes côtés. Je le caresse longuement.

« J'ignore pourquoi je suis venu à cette fête, tu sais. C'était inutile. » maugréais-je avant d'éteindre.