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Aux Pieds des Géants de Kibouille



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» Auteur : Kibouille - Voir le profil
» Créé le 18/08/2022 à 21:10
» Dernière mise à jour le 09/12/2022 à 17:48

» Mots-clés :   Action   Galar   Slice of life

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Préambule
La route fut courte. Aucune pause depuis Kickenham, aucun recours au GPS, aucun repère pris sur un quelconque panneau. J'ai avalé d'une traite la sinueuse bande d'asphalte, je l'ai gobée comme une pilule.
Je suis arrivé avec plus de dix minutes d'avance. Je me soupçonne de l'avoir fait exprès ; exprès afin de m'octroyer un moment de répit, un moment de pure réclusion dans une fictive légèreté. Dix minutes de demi-vie durant lesquelles je suis épargné de ce qui m'attend. Dix minutes qui ne feront, qui n'auront d'autre but pour moi que de durer.

Assis sur le capot je regarde la ville au loin, prise entre les deux mâchoires de grès de la Coiffe du Géant et du Miroir du Géant. Je suis à chaque fois pris d'une satisfaction romantique niaise que je m'efforce d'étouffer quand je vois la métropole millénaire, ses immeubles identiques, ses lumières qui affadissent le jour qui tombe, disputé comme un trophée de chasse par les deux colosses de pierre noirâtre. Le vent me bat les oreilles, me colle des soufflets retentissants par saccades en envoyant derrière moi les pans de mon manteau. J'encaisse avec joie. J'aime le froid mordant de mes très vieilles montagnes.

Je n'ai jamais vu dans les Hautes-Terres, comme se plaît à le seriner le tourisme, les soi-disant traces de pas laissées par le passage de géants. Non pas que je sois un pisse-froid ignorant tout de ce qu'est un mythe – loin s'en faut. Simplement que d'une part, ce prétendu folklore n'est que pure invention de l'industrie susnommée, d'autre part, je n'ai jamais et ne verrai jamais autre chose en elles que des géants morts immatures, qu'un avorton de chaîne de montagnes tombé en pleine course vers les cieux. Une telle mentalité, sorte de cynisme que je revendique tout galarien, ne saurait être le simple fruit d'une quelconque jalousie envers les "vraies" montagnes du continent, comme le moquent à tort les kalossiens. Nous avons comme eux un climat montagnard, comme eux un peuple et des pokémon montagnards, comme eux des pics de plus de quatre mille pieds de haut ; tout de la montagne en somme. Les Hautes-Terres sont simplement bien plus vieilles, plus tassées, raidies dans la lente mort de tout massif.

Les Hautes-Terres sont surtout le lieu privilégié de mes retraites. Sans doute suis-je un peu jeune pour user de ce mot qui je l'admets est surtout employé cyniquement : parlons plutôt d'un lieu de fuite, puisque mes escapades sur ces sortes d'immenses cairns coiffés de bruyère et pétris de tourbe sont à peu de choses près mes seules sorties hors de mon campus. La ville me rend la solitude pesante ; je ne m'en extrais que rarement, et toujours avec des sortes d'ahans. Ici, à l'abri en moi-même, toutes les montagnes m'appartiennent. Toutes réunies dans ma seule conscience, une conscience végétale, avide de temps. En fixant les vallées, les rides creusées par les éboulis, les crêtes jaunies des sommets, mes pensées me reviennent en vagues et non plus en arborescence éclatée. Je goûte toujours à la joie rare de focaliser toute son attention sur une seule et même chose. Une seule chose vaine, gaspilleuse de temps comme les orgies antiques de nourriture. Rêvasser sur ces petites massifs, tirer d'une vague introspection des examens inutiles, voir défiler des choses drôles, des choses insignifiantes, des fantasmes de toute-puissance : ici, je prends racine.
Je me dérobe à la vie comme tous ces fripons mythologiques se dérobaient au jugement de leurs dieux, ayant volé juste assez de feu pour n'exister qu'en ombre. Toute volonté énergique, toute idée créatrice et remuante me deviennent suspectes et vulgaires.

Ma main perdue frôle un objet rond qui bosselle la poche de mon manteau, sorte d'excroissance compacte de laine. Je réalise alors le véritable but de ma venue, comme l'ayant ignoré jusque là. J'attrape mon téléphone, l'écran m'aveugle. Le jour est tombé, le rêve se clôt en note aigre dans ma gorge. Je serai finalement en retard.

Mes bottines me lancent sur le chemin de terre battue. Devant moi se rapproche le complexe de béton blanc de l'élevage, supposé rappel architectural des forteresses en ruine alentours. Je garde le regard tourné vers le dernier voile mauve du couchant, vers le troupeau d'Écrémeuh hirsutes : tout pour me détourner l'esprit de ma marche automatique vers mes exigences.

Distrait, c'est le claquement sourd de mes semelles contre la dalle de béton lisse qui annonce mon arrivée. Je fais encore mine de consulter mon téléphone, toujours tourné vers l'horizon. C'est inutile : le réceptionniste m'aperçoit à travers la porte vitrée et m'invite à entrer.
Je contient un haut-le-cœur en poussant le battant. Immobile, l'espèce de gringalet aux yeux livides, aux joues creuses, me salue en tenant lieu de sonnette.

"Bonjour, je... je viens voir Galaad." lui annonè-je.

Ses tabulations tiennent lieu d'échange pendant le long silence qui s'insinue. Laissant échapper un "ah", le réceptionniste me darde d'une espèce de regard réjoui de convenance.
"J'ai votre nom, monsieur Cothland. Voyons, c'était pour... ah oui, c'était pour procéder à l'échange cette fois, c'est ça ?
— Absolument. J'étais venu la semaine dernière vous verser la seconde partie du paiement.
— Ah oui, bien sûr ! Et vous nous devez encore quelque chose ?
— …Non, je viens de vous dire que j'avais réglé toute la somme.
— Pardonnez-moi, j'avais mal compris… Attendez-moi une seconde, je vais chercher mon supérieur."

Le secrétaire se jeta hors de son bureau, puis à travers la réception avant de gravir quatre à quatre les marches de l'escalier de tôle menant au bureau du directeur. J'eus pour tout loisir de découvrir la pièce que je connaissais déjà, tant elle s'impose à la vue de quiconque entrerait. Une véritable pièce-témoin de concepteur de meuble contemporains. Le complexe tout en arrondis nous entraîne, nous charrie du comptoir en forme de goutte d'eau jusqu'à un divan rouge face à une immense baie vitrée dévoilant un grand parc en glacis bosselé. En chemin, les étagères bigarrées et suspendues achèvent de me donner la nausée.

Je me colle à la baie pour respirer. Au loin, je vois que Kickenham a gagné : les deux géants qui la tenaient entre leurs gueules ne sont plus que des aplats de bleu délayés dans la nuit, la face brûlée par l'éclairage citadin. Je suis comme désolé de ce résultat, que pourtant j'attendais.

Un énorme Quartermac à dos nu me frôle soudain à travers la vitre. Je baisse le regard par réflexe et découvre un Pyronille splendide sortant d'une touffe de jonc. Lui aussi est très grand : sa mue est proche. Je tente de me composer une expression ravie, ou simplement attendrie mais rien à faire. Je tourne toujours autour de la même pensée. Tantôt je ballotte entre la totale froideur et l'expression totale de ma peine, tantôt c'est le regret qui me saisit, de sa main sèche et calleuse. Toutes mes tentatives de sorties, de distraction hors de cet état restent vaines. Je m'en veux d'autant tergiverser, de n'être pas venu prêt, résolu à toute éventualité. Ma fainéantise fait trop confiance à ma capacité à composer dans le chaos : le chaos, c'est toujours l'absence de choix, l'absence de renonciation. Je m'y place toujours avec orgueil, comme s'il me rendait invincible et supérieur à la masse, comme si j'étais en mesure de le dompter. C'est seulement quand il m'investit, en galimatias d'émotions troubles et impérieuses, que je mesure l'étendue de ma naïveté. Encore une fois : je suis paresseux.

L'attente qui s'éternise attise mes brasiers intérieurs. À l'extérieur, c'est un vrai troupeau de pokémon qui rallie docilement ses quartiers, séparé du bâtiment où je me trouve par une immense porte d'au moins dix pieds de haut, défendant en lettres rouges l'entrée aux personnes non autorisées. Je me mets à les suivre sans réfléchir, comme si j'allais me coucher auprès d'eux. La grande porte nous sépare. Je continue ma marche en allongeant les pas sur le linoléum. Je suis les arabesques noirs de ses motifs.

Enfin, la porte juchée en haut des escaliers saute, projetant le réceptionniste qui dégringole, toujours quatre à quatre, les marches de fer brut. Il tient tout un dossier sous le bras, intitulé "Cothland David" : mon nom. Il m'enjoint tacitement à le suivre, en lançant la jambe vers le comptoir. Je fais mine de ne pas avoir remarqué.

Le suivant de loin, apparaît un vieil homme trapu et haletant, au visage dur. Sa respiration rauque habite tant la pièce qu'elle semble soutenir tout le bâtiment, des murs aux meubles. Ces derniers n'ont jamais eu l'air aussi faux, aussi fragiles que face à ce seul souffle.
Sa pénible descente est un évènement. Les quatre doigts et demi de sa main droite – l'annulaire est sectionné en-dessous de la deuxième phalange – agrippent fermement la main-courante. Ses cheveux clairsemés sont totalement gris. Sa pilosité aussi, qui contrastant avec sa chemisette à carreaux entrouverte lui fait comme une fourrure d'hiver sur le torse et les bras. Il se racle la gorge dans un son de tempête. Je reste coi.

"Je vous laisserai signer les dernières attestations pour l'échange, monsieur Cothland." s'égosille alors le secrétaire fluet, déconsidérant tout à fait l'effort souverain qui se joue devant nous. Quittant des yeux son patron, l'air navré, je m'approche de la banque d'accueil difforme qui m'assaille aussitôt de paragraphes. Les caractères me passent devant les yeux sans que je fasse l'effort de saisir autre chose que leur forme, le noir de l'encre ; j'ai tout à coup vingt ans de lecture en moins. Me reste seulement l'écriture pour signer et me débarrasser de cette nuée de moucherons.

Derrière nous, le directeur a enfin posé pied à terre dans un râle soulagé. Totalement stoïque, il me tend sans un mot sa main mutilée que j'empoigne avec empressement.

"Comment ça va, David ? me demande-t-il de sa voix de tonnerre. La route n'a pas été trop longue ?
— Du tout, monsieur. Le temps était clair, je n'ai pas eu besoin de guidage.
— C'est bien ça, c'est bien... bon. J'ai passé la journée avec votre... comment l'avez-vous appelé, déjà ?
— Galaad. Il s'appelle Galaad.
— Ah, bien... bon choix. Il m'a accompagné partout, c'est une bonne pâte quoiqu'un peu encombrante.
— Et ses pattes ?
— Oh, bien sûr ! Ses vestiges de pattes se sont très bien fondues dans le reste de son abdomen. Il n'a aucune cicatrice. Je dois vous le redire, mais c'est vraiment un beau pokémon... enfin, vous en avez payé le prix."

La remarque m'assène un direct à la mâchoire. Je dois employer toutes mes forces pour ne pas vaciller ni tourner de l'œil. En moi, l'inquiétude qui couvait a repris tel un feu. Je trouve néanmoins la force de quelques mots d'approbation, comme pour me redresser.

"Attendez David, j'ai évidemment votre pokémon avec moi."

En prononçant ces mots, le directeur de pension a déjà plongé ses doigts dans la poche de son pantalon pour en sortir une honor ball lustrée, qu'il me montre comme un trophée.

"C'est un pokémon très serein !" glapit inutilement le secrétaire, se croyant convié.

Je regarde le vieil homme et la capsule sphérique qu'il garde contre ses hanches, comme si je faisais là la connaissance d'un dresseur et de sa créature. Il la tient, la blottit affectueusement derrière sa paume. Toute la tendresse dont je peux rêver faire preuve s'opère impassiblement devant mes yeux. Une jalousie point en moi, puis simplement de l'amertume. J'aurais beaucoup de peine à les séparer. Je suis indigne de le faire.

"Vous voulez le voir, David ?" me propose-t-il en tendant vers moi l'honor ball. Je décline aussi poliment que je peux.
Nous communiquons alors avec les yeux, ou plutôt avec la fuite des miens. Le directeur acquiesce dans le vide, recule de quelques pas et jette un bref regard autoritaire à son réceptionniste.

"Prenez votre temps."

Trois mots de sa part et mon tourment a subitement libre cours. Je ravale ce qui semble être tous mes efforts pour contenir mes sensations. Ma main droite tâtonne mon manteau, tâtonne ses boutons, tâtonne enfin sa poche pour retomber sur l'excroissance compacte qui la boursoufle. J'anhèle tout à coup comme un petit Caninos. Toutes les fois où j'ai répété en moi ces gestes ne sont soudainement plus de simples songes. Tout se concrétise autour de moi comme la peau qui s'ouvre : en un éclair de douleur. Et les murs blancs, et les pokémon, et le directeur de la pension, et l'honor ball, et Kickenham triomphant au loin. Mes rêves m'ont rattrapé, pris de court. J'halète une fois, me reprend, manque d'étouffer ; je dois haleter de nouveau. Mon bras me pèse, à moins que ce soit ma tête : je dois resituer tout mon corps dans l'espace qui vient de s'ouvrir.

Je regarde ma main. Entre trois de ses doigts, elle tient une vieille pokéball éraflée à la peinture éclaircie. Sur le contour noir, une étiquette, très proprement collée : "Marshall" y est-il écrit.

L'angoisse se mue alors en tristesse, mais tout aussi irrépressible. Le brasier a été englouti. Des souvenirs vains, d'autres embarrassants se suivent comme les perles d'un collier, entremêlés de pierreries à l'éclat de victoire. Marshall est mon Tengalice. Marshall est le premier pokémon que j'ai élevé depuis l'œuf. Pour obtenir Galaad, je vais devoir me séparer de lui.

Cet échange est nécessaire pour mon équipe. Sans cela, le prix à la pension eût été trop élevé. Une telle résolution impitoyable tient à mon refus catégorique de placer mon pokémon dans une boîte PC ; j'ai pris cette décision afin qu'il puisse retrouver un dresseur, et ne végète pas hors du temps dans une base de données.
L'on me dira qu'il y avait d'autres solutions, et l'on commencera par me demander pour quelle raison je peux bien me défaire d'un pokémon que j'ai élevé depuis le stade de Granipiot, qui me suit depuis trois ans. Je répondrai que Marshall a contribué tant qu'il a pu à la formation de mon équipe. Il m'a aidé à réunir ses membres, à remporter des victoires cruciales, à devenir le dresseur que je suis. mais à présent, il ne peut plus rien. Mes autres pokémon se sont bonifiés : lui plus du tout. Les souvenirs de sa dernière influence positive en combat sont lointains. Voilà des années qu'il se tient au seuil de mon équipe et de ses ambitions. Je crois qu'il le sait.

Sans réfléchir, je le libère de sa capsule. Le voir devant moi m'inspire un soudain dégoût : son long corps malingre, son nez crochu, la légère chlorose de ses feuilles, sa fourrure mouchetée en pagaille. Je crois que c'est l'air d'enfant perdu dans ses petits yeux vitreux qui me révulse autant qu'il m'attriste. Je le regarde flairer en émettant des borborygmes. Le pauvre ignore tout, à commencer par où il se trouve. Longtemps j'ai cherché un moyen de lui faire comprendre avant d'abandonner ; par lâcheté, par paresse sans doute. Je songeais que la cruauté m'aiderait, que le mépris recouvrirait ma tristesse. Or il l'égale précisément, de sorte que ni l'un ni l'autre ne peut prendre le dessus. Je joue les funambules au dessus de Marshall, tanguant entre la distance et les pleurs.

Marshall me regarde subitement, et je lis en ses iris pâles la terrible sérénité de m'avoir à ses côtés dans ce lieu inconnu. Je m'écarte par réflexe, il fronce le regard, se rapproche lentement. Nous nous poursuivons au ralenti. La réelle douceur de ce pokémon me revient comme si je l'avais oubliée, comme si elle avait réussi à me berner, cachée comme elle l'a toujours été derrière l'impassibilité de son regard.
Elle me poignarde au cœur, je dois tout à coup me mettre dos à lui pour ne pas m'effondrer. J'étouffe, mais ne laisse rien paraître au directeur, toujours immobile et pudiquement tourné de trois quart. Je bous intérieurement, toutes mes digues sautent, et Marshall qui bondit à nouveau à mes genoux, lui au corps si frêle, aux cicatrices qui marbrent ses tout le long de ses bras fauve d'une teinte rosée. Lui qui sait tout et ne comprend rien, et qui s'efforce à me le faire entendre en cherchant mon visage avec les deux pleines lunes noyées dans la constellation de points noirs de sa crinière. Son gémissement le plus déchirant ne peut pas plus me tordre les entrailles que ce regard de glace, que cette froideur d'apparence. Cette froideur…

Cette froideur dans ces yeux blafards, ces yeux possédés. Je me souviens que c'est ce regard qui a percé l'œuf : le vingt-deuxième Grainipiot que j'avais fait éclore. Mon premier rêve de dresseur était d'exaucer celui de l'enfant que j'étais et élever un Tengalice. À l'époque, la capacité qu'on leur prête à lire les pensées de ce qui les environne me faisait me dire que j'aurais en lui le meilleur ami qui soit. Je ne pouvais me figurer leur réserve, leur profonde méfiance envers les hommes qui m'a forcé à plus d'un tour de passe-passe et de patience. Nous étions deux solitaires rassemblés par des statistiques : son quotient de potentiel en l'occurence, qui atteignait trente-et-un – le maximum atteignable – dans quatre statistiques sur six. "Un exploit pour un tout jeune dresseur comme vous !" m'avait clamé le responsable de la pension avec lequel je faisais affaire à l'époque. Je m'étais senti flatté, au point d'en oublier ma frustration de son potentiel pitoyable en terme de robustesse.

Beaucoup de premiers pokémon élevés pour le combat sont considérés plus tard par leurs dresseurs comme des "ébauches", or Marshall devait être mon premier chef d'œuvre. C'était le pokémon qui me lancerait dans le grand bain du combat compétitif, et j'estimais de par ce fait qu'il se devait de représenter pleinement mes capacités. Mes attentes n'ont pas changé, ma méthode si en revanche – et il le fallait bien. Je n'ai honte (et quelle honte !) que de celle-ci et de ma niaiserie de l'époque qui m'a mené sur des chemins que je regrette, comme tout dresseur j'imagine. J'avais beau être frustré, Marshall devait rejoindre mon équipe, ou plutôt la fonder. Il devait en être le pilier, je devais voir ma création triompher dans l'arène. Malgré notre manque mutuel de compréhension de l'autre, sa fragilité en combat, l'incapacité que nous avions, au fond, à tisser la symbiose entre dresseur et pokémon dont on nous rabat les oreilles dès l'école, les films, la musique, les matchs dans les arènes bondées, je devais en faire mon premier ambassadeur : l'ambassadeur de ma valeur.

Ma création ? C'est vraiment tout ce qu'est Marshall pour moi ? Une semi-victoire que j'ai longtemps gardé en bouche jusqu'à ce que le goût en ait disparu ? Un fils dont je suis le démiurge ? Je n'ai jamais aimé Marshall qu'au futur, réalisai-je à présent. Seulement comme une promesse : la promesse de ne m'être jamais trompé. Mais cette promesse ne tient plus. Je reconnais maintenant, plus clairement ce soir que jamais, ma sorte de perpétuelle déception paternelle à son égard, la certitude enfouie qu'il ne pourrait me faire qu'un bout de chemin avec moi. Alors c'était cela : tout n'était et n'est donc qu'orgueil, orgueil et fierté mal placée. Rage de vaincre et de reconnaissance. Mais que vaut une promesse face à une certitude : à la certitude nommée "Galaad" ? Une fois exposées, un artiste est de toute façon dépossédé de ses œuvres. Je hais et méprise suffisamment celui que j'étais hier pour aujourd'hui désavouer ses créations. La destruction est l'autre don des créateurs.

Oui, au fond je le méprise. Je hais Marshall. Il a été un vain espoir et l'espoir est le pire des maux qui soit. Je renonce à cette création de ma part, à cette œuvre de jeunesse. Qu'importe la tristesse, qu'importe l'affliction, la nostalgie : elles sont vaines, seulement basées sur des croyances chimériques et de pieux mensonges. Il ne peut plus rien pour moi et je ne peux plus rien pour lui. Je renonce.

Avec une énergie nouvelle, Je m'élance vers le directeur qui me tend à la hâte l'honor ball que je saisis. Marshall émet un grognement aigu. Je place dans la main vide la pokéball qui n'en a plus le nom. Il referme son autre main sur la mienne, la secoue énergiquement tout en se pinçant les lèvres. Je lève les yeux : les siens sont sans nul doute les plus émus dans la pièce.

"Je vous remercie, c'est un très bon pokémon. Il vous emmènera loin, jeune homme, je vous le garantis."

Je fais le geste de retirer ma main mais le vieil homme la retient. Il a de la poigne.

"Je vous garantis que nous prendrons grand soin de votre Tengalice. Je vais le rappeler...
— Non ! le coupè-je. Je dois, je dois lui dire au revoir.
— Faites, jeune homme."

Je m'approche de Marshall. Il se tend en m'apercevant : il a décidément tout compris. Des feulements plaintifs lui pleuvent à présent de la bouche, soulèvent sa poitrine par saccades. Je me refuse à replonger dans ma fausse tristesse, mais à défaut de mots, il me faut bien un geste, un seul, pour sceller cet adieu.

Rapidement, je tire de ma poche de veste un foulard rouille à imprimés cachemire plus clairs, et lui noue au cou avec un nœud illumisien. Il ne cesse de gémir, agrippe mollement ma manche. Je me relève sans lui adresser un regard, salue le vieil homme que mon geste a affecté. La porte m'aspire à elle : je me rue dans sa direction, mais m'arrête au seuil. Je me tourne vers Marshall ; le directeur s'est difficilement agenouillé à son niveau pour lui caresser la tête.

"Je reviendrai te voir." lancè-je vers le Tengalice dans un trémolos, avant de franchir la porte.