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Viendra la tempête de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 22/06/2022 à 15:15
» Dernière mise à jour le 22/06/2022 à 15:15

» Mots-clés :   Hoenn   Organisation criminelle   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de Pokémon inventés

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Chapitre 6 : Bangs
Elle pianotait sur le clavier avec un sourire absent, comme désabusée ou blasée par ce qu’elle voyait ou entendait autour d’elle. De maigres cliquettements et des bips stridents. Pas de quoi être impressionnée, et Heyscold comprenait cela. Initialiser le sonar n’était que ces quelques commandes informatiques, une action comme une autre : les conséquences pouvaient être catastrophiques, mais impossible de se convaincre du danger.

Le sonar accepta l’ordre avec un tintement plat. Une seconde après, le bang aigu et mécanique fit retentir le navire entier avec la résonnance d’une cloche de cathédrale.

« Il sait où nous trouver, commenta Sarah.

— Haha… »

Devant la timonerie, accoudée au lance-harpon perché sur la partie avant de la superstructure du navire, Ludmila fit claquer son briquet et alluma une cigarette. Alentour, la mer striée d’écume et battue par le crachin restait inerte et grise. La lancière scrutait méthodiquement les vagues, prête à orienter son arme vers le moindre signe de vie.

L’équipage avait été appelé aux postes de combats avant que Sarah n’active le sonar. Matthieu remontait le navire le long du bastingage tribord, le sommet de son front tatoué visible depuis la timonerie. Dans la salle des machines, Patricia surveillait son moteur, certainement avec son poste de radio allumé. À l’infirmerie, Morarji préparait des bandelettes désinfectantes et des soins pour Pokémon. Il n’y en aurait pas besoin avant un petit moment si quelque chose se passait, mais lui et Cédric tenaient à accompagner les préparatifs anxieux du reste de l’équipage.

« Un jour il faudra qu’elle m’explique comment elle fait pour fumer sous la flotte.

— Le ciré, non ?

— La capuche est large, mais pas à ce point… »

De telles phases d’attente étaient rares. Le kalachnotier évitait en général de prendre des risques aussi évidents : d’habitude, avant le combat, il y avait la chasse et sa progression lente. Repérer une proie, l’isoler, l’amener à bonne distance de son pod… Et chaque marin à bord savait à quel moment il commençait à devenir nécessaire.

Le Nostenfer d’Arthur plana doucement sur bâbord, immobile et attentif. La gueule entrouverte et les oreilles agitées de tressaillements, il devait se servir de son propre sonar. Peut-être que Sarah l’entendait, se dit Heyscold, mais si c’était le cas elle n’en dit rien. Plus probablement, ses ultrasons passaient sans doute inaperçus.

L’opératrice sonar étudiait attentivement les écrans de sa console, son habituelle grimace mécontente aux lèvres. Tant qu’elle restait à peu près tranquille, pianotait d’une main sur son clavier, tout allait bien. Dès qu’elle détendrait ses traits, inclinerait la tête ou rajusterait son casque, le travail serait sur le point de commencer. Vraisemblablement le calme avant la tempête : vu l’impolitesse de leur défi, Heyscold s’attendait presque à ce que tout le pod se regroupe pour leur coller une raclée.

Il l’avait dit à Arthur, d’ailleurs : du point de vue des Kalachnot, les bangs dont le sonar était capable étaient probablement une forme d’agression. Comme hurler sur quelqu’un dans la rue, peut-être. Mais le contre-argument du Topdresseur se tenait : même si le pod se rassemblait, il ne les poursuivrait sans doute pas jusqu’au bout du monde. Il y avait une nette différence entre hurler sur quelqu’un dans la rue et le traîner à l’écart dans un coupe-gorge pour lui planter des harpons dans le dos et prélever des substances graisseuses sur son cadavre.

Le capitaine se retourna vers l’hologramme du sonar, pour distraire ses pensées décidément moroses. Sarah l’avait activé : il aurait été dommage de perdre la précision offerte par le sonar actif. L’hologramme se déployait sur des dizaines de kilomètres cube, un cliché aux teintes bleues et piqueté de points verts. Dernière position certaine du sujet ; position actuellement estimée. Dans le tas, une seule étoile rouge, affublée d’un commentaire impertinent de Sarah : « fantôme des mers à gueule de plat de nouilles ». Elle se servait du marqueur de proies avec une certaine insolence.

L’hologramme ne donna aucun avertissement — il explosa en une salade de lumière bleue, courbes et plans crépitant dans la timonerie le temps d’un clin d’œil, et Sarah aligna deux jurons et un blasphème en arrachant son casque. Elle avait sursauté encore plus violemment que Heyscold, mais n’avait pas réagi assez vite pour masquer le tintement.

L’écho du coup de gong sur la coque disparaissait déjà, insaisissable et reconnaissable entre mille. Un bang sonar.

Le capitaine garda une main sur la commande de l’interphone général, guettant le moindre signe d’une attaque. Surveillant Sarah d’un œil : elle pianotait frénétiquement sur son clavier. L’hologramme avait repris son aspect normal, à l’exception d’une loupiote qui changea de couleur sous l’œil du capitaine. La position supposée de Kyogre, maintenant sous-titrée comme provenance d’un bang sonar.

« Salope de poiscaille, grogna Sarah. Qu’est-ce que c’est que cette merde, encore ?

— Juste pour être sûr. C’est normal qu’il fasse un bruit de sous-marin ?

— Nan, cap’taine. Nan, ça n’a rien de normal, comme tout le reste de cette connerie de chasse. »

Heyscold acquiesça, en silence. Il était bien le dernier auquel il faille rappeler les signes, quand il y en avait. Et puis son regard accrocha une strie blanche dans l’horizon de grisaille, et il entendit Sarah inspirer pour parler.

« Je l’ai vue, coupa-t-il en tendant la main vers l’interphone. Ludmila, Arthur, Matthieu, il y a une Giclédo qui nous arrive dessus. »

La lancière accusa réception, et avant quelques secondes le torrent fut sur eux. C’était à peine une claque, un simple avertissement. Ils importunaient le pod.

« Comment ça évolue ? demanda-t-il à Sarah.

— C’est incertain. Il y en a plusieurs qui remontent, on aura droit à d’autres douches.

— Bah. Avec toute cette pluie…

— Ouais. Ils doivent se relayer pour motiver le crachin, mais je n’ai rien entendu. »

D’autres panaches blancs, par intermittences, vinrent s’élever vers les nuages et soutenir un ciel refusant obstinément de ployer et de pleuvoir. Comme si chacun voulait rembourser à la mer une petite partie de l’eau qui restait en suspension au-dessus de son dos, voulait arracher à la grisaille plus que le crachin malingre qui lui échappait sans fin. Chacun d’eux une mise en garde, un gantelet maussade venant gifler sans conviction la face du Tire-au-flanc.

Kyogre tourna en rond, quelques cycles. Un peu partout, sous l’eau, autour d’eux, invisibles, les Kalachnot faisaient mouvement ; les plongeurs remontaient, les nageurs en surface viraient de bord, chaque groupe épars regagnait un peu de cohésion en se dirigeant vers le même cap. Le pod entier quittait le terrain de chasse qu’il avait choisi, et Sarah ne parvenait pas à y voir du dépit. Deux bangs sonar n’auraient jamais chassé un pod — Kyogre l’avait ordonné. Ou du moins elle ne parvenait pas à se convaincre d’autre chose.

Le gêneur cessa rapidement ses ronds dans l’eau une fois que la direction prise par son pod fut claire. À la place, il prit la direction opposée et s’installa confortablement dans un rythme de nage paresseux.

À sa profondeur, quelques centaines de mètres, un combat était impossible. Il n’y avait plus qu’à le suivre, à attendre qu’il remonte en surface pendant que les océans changeaient de mains autour d’eux, les eaux d’une Région cédant la place aux territoires non souverains.

Peut-être essayait-il de les perdre, se dit Sarah après avoir vu sur la carte qu’ils sortiraient bientôt du territoire exclusif de Sinnoh. Auquel cas il allait déchanter, puisque les kalachnotiers étaient exemptés par traité interrégional de toute frontière et de tout domaine ; mêmes les flottes militaires en exercice prenaient leurs cliques et leurs claques quand un kalachnotier rentrait au port avec une horde au train. Le spermaceti était si cher, et les sacrifices consentis pour l’arracher à la mer si élevés, qu’aucune Région n’aurait pris le risque de fermer ses ports ou ses eaux à un navire pour voir l’année suivante toutes les expéditions rester à deux mille kilomètres de distance. Pas quand le spermaceti était impossible à transporter en mer ou dans les airs sans être repéré par tous les pods assez proches et sans attirer leur fureur.

Mais c’était absurde, et Sarah secoua la tête. Kyogre était un Pokémon, il n’avait aucune idée de ces traités conclus par les Humains et des arrangements qu’ils faisaient entre eux à terre. Elle regarda l’heure : dix minutes qu’ils s’éloignaient du pod, et ce dernier commençait à devenir sérieusement moins précis sur les écrans.

« Prospère sans nous, murmura-t-elle. Pour nos frères qui viendront après nous.

— La vieille bénédiction ? s’amusa Heyscold. Cela valait presque la peine d’abandonner un pod, pour t’entendre dire un truc pareil.

— Haha… Eh, je ne me justifierai pas devant l’homme le plus superstitieux de cette barque ! »

Le capitaine ricana, avant de la prononcer à son tour. Puis pianota sur l’interphone, annonçant rapidement à l’équipage que l’engagement n’était pas imminent et qu’ils pouvaient quitter les postes de combat. Un grognement dépité lui échappa en voyant par la baie vitrée Ludmila se contenter de sortir une seconde cigarette, sans avoir l’air de vouloir bouger.

« Elle n’est pas néfaste, j’espère, grogna Sarah.

— Non, non… Bah. Il fut un temps où n’importe quel marin pouvait te maudire et forcer la main du destin. Maintenant, les signes n’apparaissent plus que parce qu’il y a quelqu’un pour y croire. »

Sarah ne dit rien, hochant seulement la tête. Le capitaine enchaînerait s’il le voulait.

Il lui fallut près d’une minute. Elle avait presque oublié qu’elle lui avait laissé le chemin ouvert.

« Une montagne vide, un ciel qui ne veut pas se laver de ses larmes, et le symbole du Poisson qui apparaît dans les câbles de Ludmila après votre combat à la proue, l’autre jour… Kyogre force la main du destin, lui aussi. Il a une cause. Il croit sans doute en elle. Quoi qu’il soit, nous nous sommes retrouvés sur son chemin, et maintenant c’est lui ou nous. Il le sait, et maintenant que nous lui avons fait la grâce de le défier, il ne va pas se presser pour choisir le meilleur terrain qu’il puisse trouver. »

L’opératrice sonar grimaça, pas plus amusée que ça. Cela n’avait rien d’absurde : les livres d’Histoire contenaient plusieurs exemples de Pokémon ayant mené une forme de révolte contre l’exploitation humaine. Parfois en vain, parfois avec succès, parfois avec panache, parfois jusqu’à la mort. Un seul point commun : toujours, ces événements avaient révélé de nouvelles espèces ou pouvoirs, pris par surprise ceux qui les avaient vécus À croire que la nature gardait des atouts en réserve.

Elle remercia Heyscold d’un hochement de tête, pensive. Pas trop pensive ; elle reporta son attention sur les écrans et la parole du sonar et s’efforça de chasser les mots du capitaine là où était leur place, à savoir dans le passé avec toutes les vieilles croyances poussiéreuses.

Néanmoins, à choisir, elle préférait ruminer les problèmes des autres plutôt que les siens.

***
« La porte, abruti !

— Eh, il pleut pas, ça va !

— Si, il pleut !

— C’est de l’écume, ça, c’est pas de la pluie ! »

Arthur referma la porte du mess avec un sourire goguenard, ignorant les insultes disparates lancées par la tablée. Il était entré depuis le pont extérieur, amenant avec lui quelques éclats d’un vent mordant et s’installant bon dernier à la table. Et plutôt que de s’éclipser une fois son texte soufflé, le convive importun préféra s’immiscer dans la conversation qui vola bientôt par-dessus la fricassée de champignons de Cédric.

« Hey, capitaine ! Tu penses qu’il va se mettre à pleuvoir, ou quoi ?

— Bien malin qui le saurait, Ludmila. Il faut avoir un cor au pied pour faire des prédictions.

— Et la mer seule sait si Heyscold en a un…

— Tu plaisantes, elle n’a pas regardé ! J’aurais pas épousé une fétichiste. »

Diverses nuances de moquerie saluèrent la remarque, du sourcil interrogateur et amusé au ricanement franchement contestataire.

« Marrant, j’aurais cru. On a le vent et les nuages, la tempête devrait nous pendre au nez !

— Oh, ça dépend du vent ça. Normalement il ne vente pas dans un crachin, je le verrais plus dissiper la grisaille. Mais si ça se trouve c’est juste un gang de piafs qui s’amuse ! J’ai entendu des histoires à propos d’un Pokémon aux ailes immenses, qui commanderait les vents et passeraient des mois entiers à voler au-dessus de la mer en cherchant sa pêche… »

C’était pratiquement une proposition de conte, et le vieux marin se tint en retrait un moment après cela. Il y avait certainement moyen d’adapter une histoire qu’il connaissait et de contenter cet auditoire qui lui réclamait de l’horreur à cor et à cris, mais mieux valait se préparer un peu avant…

« Sur la terre ferme, c’est un problème difficile, disait Arthur. Une ribambelle de Pokémon peuvent modifier le climat à l’échelle locale, donc les modèles sont très chaotiques et ont besoin de zones larges. Il faut avoir assez de terrain pour balancer des statistiques et uniformiser les variations…

— Il n’y a pas un lien entre le vent et la pluie ? » devait avoir demandé Ludmila.

Heyscold ruminait dans son coin, langeant machinalement. Pas assez pour ne pas approuver d’un clin d’œil ou d’un pouce levé lorsqu’il croisait le regard du cuisinier après que ce dernier ait rempli les assiettes, mais assez pour écouter les mots qui fleurissaient dans toutes les directions et les souvenirs qu’il arrangeait sous son crâne.

« Je crois que je vois ce parc, une Ludmila pensive disait-elle à Sarah.

— On était assis sous un arbre, et un piaf chantait. Je leur ai dit que c’était une minisange charbonnière et j’ai voulu la trouver pour prendre une photo ; pff, je me rappelle que je voulais les avoir sur le banc en ayant le feuillage au-dessus et l’oiseau dans les branches, tu sais que j’aime bien ce genre de détails… Ils n’ont pas compris. Pour eux, c’était juste un piaf.

— Tu savais que j’ai fait de la photo ? J’ai arrêté à l’armée, quand… ouais, tu vois.

— Tu m’étonnes… Donc c’est pour ça que je disais, c’est en voulant devenir ornithologiste que j’ai fini ici, à chasser du monstre et à dire que la pluie n’est pas naturelle…

— Marrant, comment la vie est douée pour nous crucifier avec nos propres attentes… »

Des phrases prenaient forme dans l’esprit du capitaine, mais sur son visage, les émotions peinaient à se fixer. Ici une histoire qu’il n’avait jamais entendue, là-bas des ruminations moroses. Le moral n’était pas à la fête. Et le moral, il l’avait appris trop souvent, c’était ce qui tiendrait le navire en un seul morceau quand un pod les traquerait pour les tuer, et quand ils affronteraient le roi des mers. Et avant lui, l’inconnu et la peur, l’intrus qui se jouait d’eux.

Heyscold tendit l’oreille, pêchant les présages pour guider sa route.

« Si tu entendais Matthieu en parler, s’amusait Cédric en surveillant les assiettes. À l’entendre, c’est la meilleure chose qui puisse t’arriver…

— Brr, répondait Patricia. Très peu pour moi, merci. Franchement, je pense que je vais démissionner quand on rentrera au port.

— À ce point ?

— Ça fait deux fois que je décide d’embarquer sur un coup de tête pendant que je suis contente de ma vie, et deux fois que je le regrette. Chaque fois je me dis que ce n’était pas si terrible, et chaque fois c’est pire.

— Et chaque, fois, tu jures qu’on ne t’y reprendra plus ?

— Pff… Plus ou moins, oui. Là, ce coup-ci… C’est le bouquet.

— Mh-hmm. C’est vrai que malgré tout le respect que j’ai pour Arthur… on navigue un peu trop à vue.

— Ouais… Il est bon, ça je le nie pas, je crois que j’aurais déjà fui s’il avait pas maîtrisé son jeu. Mais c’est pas ce qui compte avec un pod aux trousses, et puis ça, là, c’est encore différent. À chaque fois je me dis que c’est juste quelques jours de course. Mais on court en permanence.

— Je vois l’idée, oui… Heh. Je t’organiserai une fête pour te souhaiter bonne chance, si c’est ta décision.

— J’aimerai voir ça ! »

Il y avait quelque chose de fixe dans son sourire, trouvait Heyscold, quelque chose de plus anxieux et qui lui était resté des mots précédents.

« Et, Cédric ?

— Oui ?

— Merci de ne pas avoir ajouté, si on rentre au port.

— Je sais me taire, des fois ! »

Le capitaine sortit sa pipe, de la poche intérieure de son caban, là où le cuir de sa main avait usé celui du manteau et où le poids de la blague à tabac avait tracé un pli. C’était une vieille pipe, plus vieille que plusieurs de ses matelots, et cette idée le déridait toujours. Il les gardait au coin de l’œil en effectuant son petit rituel : habitués à sa présence parfois silencieuse, souvent pitre, ils ne le scrutaient pas.

Les ans avaient tracé sur le bois de la pipe une carte d’éraflures et de défauts qui n’étaient pas sans rappeler le visage du capitaine lui-même. Chaque Humain, ce dernier le croyait-il, possédait ainsi parmi ses affaires quelque souvenir de ce qu’il était, une image de sa vie. Heyscold avait trouvé et adopté sa pipe, et vivait avec la sérénité de savoir qui il était.

Un vol de Goélise qu’il avait vu le matin lui revint en mémoire. Les oiseaux formaient deux lignes dans le ciel, à l’image d’un avion depuis longtemps dépassé. Les signes continuaient de se montrer à ceux qui voulaient bien les voir.

Cela dérangeait le loup de mer. Il aimait croire que ses années de navigation lui avaient forgé le flair, et cette soirée sentait la précipitation regrettée, le calcul de risque.

Lui-même, une fois de plus, regretta de ne pas connaître de carte de son équipage.

Il considéra la pipe, suivant du regard une rainure fatiguée dont il ne se rappelait pas. Cette vieille compagne avait bien des fois soufflé pour lui, et il n’aimerait pas qu’elle parte avant lui. Peut-être était-il opportun de la ménager.

Peut-être convenait-il, ce soir-là, de tenir le cap et d’attendre que la tempête éclate, plutôt que de virer de bord et de la défier. Il remit la pipe à sa place avec une moue.

Alentour, personne n’avait rien vu. Ou ils le cachaient bien.

***
Bîîp.

Le colosse tourna le regard vers l’origine du bruit. Bien en vain : l’alarme de proximité avait percé la nuit avec cette aisance qu’ont les sons pour se déplacer dans le noir. Sur les écrans du sonar, les symboles obscurs au sens connu de Sarah seulement étincelaient avec morgue.

Le veilleur se déplaça en douceur, silencieusement. Dans la lumière, il aurait été grâcieux. Dans les ténèbres, il s’était qu’un pas prudent et indistinct, la marque d’un fantôme noyée dans le hurlement du vent.

Un cliquetis de touches. Un pas, comme l’homme reculait et portait son regard sur la sculpture de lumière se tissant souplement au-dessus de la console du sonar.

L’hologramme était lumineux, même lorsqu’il l’atténuait le plus possible ; il révélait des ombres et des textures, le fauteuil du capitaine où seule s’asseyait la poussière, les angles épais du panneau de commande, des reflets sur les vitres. Il s’exprimait par points scintillants et par zones teintées, reconstruisant en lumière une carte de ce que le sonar entendait autour du navire.

Ce dernier était le petit éclat jaune, au centre. En-dessous, l’eau noire, bleutée, profonde et vide. À la surface, une tache verte, une large désolation mangeant la moitié de la timonerie. La banquise.

Matthieu sourit, capturant quelques éclats lumineux dans ses dents. Nul besoin d’être devin ou météorologue : n’importe quel marin savait qu’une banquise éloignée des pôles était le domaine des clans les plus puissant d’habitants des glaces. On ne s’y aventurait pas.

Du moins, lorsqu’on n’était pas un kalachnotier pourchassant un monstre inconnu. De moins en moins inconnu : pour créer une telle étendue de glace, il fallait disposer d’une puissance vaste en conséquence.

Et le colosse aimait les défis.

Sous la marbrure verte, son cap fermement à l’est, Kyogre avançait toujours, avec l’obstination et la constance dont seul un point rouge dans un hologramme était capable.

Bientôt, quelques commandes révélées par la maigre lumière firent se relever le bulbe d’étrave. Bientôt, l’équilibre du navire s’altéra — au berceau de la mer succéda celui de la glace, ses glissements et ses frottements et son raclement contre la quille. Bientôt, le premier craquement retentit, sourdement, et le lourd navire ne retrouva la mer que pour mieux grimper à nouveau sur cette parodie de terre, lourdement.

Comme en réponse, le Chien du Tonnerre gronda dans le ciel.