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Viendra la tempête de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 08/06/2022 à 11:21
» Dernière mise à jour le 09/06/2022 à 22:28

» Mots-clés :   Hoenn   Organisation criminelle   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de Pokémon inventés

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Chapitre 4 : Une randonnée en mer
Le voile d’une veuve masquait le ciel d’azur de ses yeux, une masse de grisaille uniforme et triste laissant tomber un ruisseau sans fin de larmes. En-dessous du plafond de nuages, la mer roulait son dos puissant, les tombereaux d’eau des vagues dessinant des muscles chaotiques. Le vent était bon, constant mais assez doux pour ne pas déchirer le plafond de nuages. Certaines mers étaient comme les mâchoires de l’enfer ; celle-ci ne faisait que s’étirer paisiblement, sans s’intéresser à ses enfants la parcourant. Et dans le creuset d’acier et d’ombres marines qui se mêlaient à l’horizon, les embruns et le crachin se confondaient en un brouillard transparent, une omniprésence menaçante du sel et de l’eau.

Certains jours, la mer n’était qu’une désolation vide, quoi qu’on tente d’y projeter. Un désert où des sons furtifs se dépêchaient de trouver leur pitance avant de retourner vers leurs tanières. Ces jours-là, Heyscold l’avait appris à l’ancienne, ces jours-là étaient de mauvais présages.

« Rien, annonça Sarah. Aucun signalement.

— Il doit être flambant neuf.

— Encore de la paperasse à transmettre au port…

— Oh, ça va, c’est deux lignes à rédiger en style télégraphique !

— Ça me laisse froide. »

L’iceberg n’était pas visible par les baies de la timonerie. Ce n’était qu’un écho, une résonnance bien particulière que même le sonar passif pouvait identifier sans se tromper. Quelques centaines de milliers de mètres cubes de glace, flottant comme un bouchon de champagne assez massif pour être insensible aux vagues. Mais le pod de Kalachnot se déplaçait lentement de l’autre côté, et le Tire-au-flanc VII s’en approchait petit à petit.

« Je retiens jamais, se moqua Sarah. Les icebergs, c’est des présages ou pas ?

— Tant qu’ils montrent patte blanche… »

Ce qui n’était pas le cas, puisque celui-ci n’avait pas été répertorié par les navires de passage. À moins que le capitaine n’ait voulu dire autre chose, n’importe quoi. Sarah ricana pour la forme en transmettant les coordonnées GPS au port de Nénucrique.

« Et allez, un glaçon de plus dans le verre du capitaine du port. Je me disais, cap’taine… Vu comment l’autre poisson idiot pointe pas le bout de son nez, on n’est pas trop aux pièces sur la chasse, si ?

— T’as des courses à faire ?

— Grmm… pas loin, en fait. Ce truc est certainement artificiel, j’aimerai voir si je pourrais pas trouver un œuf d’Obalie. Pour l’offrir à ma sœur.

— Tu penses aux anniversaires des gens ? Toi ?

— Non, c’est pour la traiter de morse. Évidemment que c’est pour son anniversaire.

— Je vois ! Eh bien on peut sans doute arranger une escale, oui. On n’est pas pressés.

— Merci vieux !

— Après réflexion, tu demanderas à Arthur de t’accompagner. »

Sarah fit mine de grogner, mais elle comme Heyscold savaient que ce n’était qu’une punition de pure forme. Arthur lui éviterait de passer trois heures à pester seule en fouillant dans des crevasses, et puis un iceberg était quand même un endroit assez dangereux. Mieux valait qu’elle soit accompagnée.

***
Ils s’approchèrent à un demi-mille de l’iceberg dans l’après-midi. Au déjeuner, Heyscold avait proposé d’ignorer les polices d’assurances et de coller au plus près, mais Sarah refusa. Elle n’était pas à un kilomètre de nage près. Morarji avait demandé s’il était sage de garder l’opératrice sonar à plusieurs minutes de nage alors qu’ils étaient censés chasser une proie, lui arrachant un grommellement hargneux. Au bout de quelques longues secondes, elle avait argumenté que l’Écayon géant les perdrait quand il le voudrait s’il pouvait vraiment se rendre transparent au sonar. Puis elle n’avait plus prononcé un mot jusqu’à la fin d’un repas à l’atmosphère maussade.

Arthur était déjà à la proue lorsqu’elle y arriva, en train de s’étirer avec la conscience d’un gymnaste. La combinaison de nage faisait presque illusion, même si elle était trop épaisse. Tel que Sarah connaissait le Topdresseur aux cheveux noirs, il ne se gênerait pas pour la questionner tout l’après-midi, et il ne manqua pas de placer une prudente première approche.

« Au fait, pourquoi tu veux aller sur un glaçon ?

— J’veux tester mes bâtons de dynamite faits maison.

— C’est ça, oui. Et tu t’es limitée à ce que ton sac à dos peut embarquer, plutôt qu’à une caisse flottante. Très raisonnable.

— … haha, bien vu. Non, je veux voir si je peux trouver un œuf d’Obalie.

— Oh, pour ta sœur ? C’est bien trouvé, je suis sûr qu’elle adorera ! »

C’était une des qualités d’Arthur : il se rappelait des gens. Assez bien, de temps en temps, pour deviner ce qu’ils faisaient.

Sans épiloguer plus longtemps, le Topdresseur grimpa sur la rambarde de la proue et bondit par-dessus bord, plongeant dans les vagues sans soulever plus d’embruns qu’un Mustéflott. Sarah ajusta sa cagoule avant de l’imiter : rien de tel qu’un plongeon de trois mètres pour la décrocher, et elle ne tenait pas particulièrement à avoir un filet d’eau glacée lui coulant dans le dos pendant qu’elle nageait.

La mer l’accueillit avec la claque habituelle ; l’eau brutale comme du béton, l’obscurité soudaine, le mouvement, le froid. Mais ce dernier n’était pas plus mordant que celui du vent ; la combinaison de nage était épaisse comme du gras de Wailord.

Comme toujours, nager lui éclaircissait l’esprit. Le temps d’atteindre l’iceberg en crawl, son humeur était passé de son état de rogne habituelle à une sérénité nerveuse, qui n’en demandait pas beaucoup pour s’effacer. Ce qui risquait de ne pas arriver tant qu’il restait de l’effort physique.

« T’arrives enfin, c’est pas trop tôt ! se moqua Arthur.

— C’est pas ma faute si tu ne peux pas patienter une demi-longueur ! »

Le Topdresseur éclata de rire et se retourna pour commencer l’escalade de la paroi de glace à laquelle il était arrivé. Il aurait été plus logique de nager autour de la masse de glace jusqu’à trouver un passage praticable, mais le chemin direct allait très bien à Sarah.

L’ascension ne ressemblait pas vraiment à de l’alpinisme pur et dur. Ce n’était pas que l’iceberg tanguait — il y avait bien un léger balancement malgré sa masse énorme —, c’était plutôt que chaque prise était par définition une faille, donc un danger potentiel. D’où une concentration constante sur l’environnement, et le crachin persistent aggravait la situation en rendant la glace glissante. Il fallait pouvoir retourner à l’eau au moindre signe de décrochage, donc prendre le temps d’un plongeon sommaire.

Mais les quelques mètres d’escalade se passèrent sans incident. La pente s’inclinait progressivement ; après un moment, il leur fut possible de se tenir debout. De sortir leurs bottes de leurs sacs, de suivre les chemins dessinés par la glace.

« Et voilà, commenta Arthur. Maintenant les Lamantine peuvent commencer à se demander pourquoi il y a deux types en combi sur leur maison.

— Casse un bout de glace, on va faire un drapeau blanc.

— Passe-moi la dynamite ! »

L’opératrice sonar ricana. Les éclats de rires fracassants qu’affectionnaient Arthur et Matthieu, ce n’était pas pour elle.

Ils marchèrent un temps. Aucun signe de vie à la ronde, excepté le souffle rauque du vent qui tentait de les mordiller, sans trouver de prise. Ni Sarah ni Arthur n’avaient enlevé leurs cagoules, n’ayant rien pris d’autre que les combinaisons pour se protéger du froid ; pas qu’il y en ait besoin.

Les fractures zébrant le bloc de glace les conduisirent à une sorte de promontoire, avec assez d’irrégularités pour se tenir debout. Ils s’arrêtèrent d’un accord tacite, pour profiter de la vue.

C’était une montagne. Rien d’autre qu’une montagne posée sur la mer, un pic de glace régnant sur ses vallées d’eau et de sel. Le ciel se confondait avec le brouillard, au loin, et les vagues elles-mêmes ne traçaient que de minces stries d’écume. À cette hauteur, à cette distance, le Tire-au-flanc VII semblait être un bateau en plastique abandonné là par un dieu ou un enfant. Les vagues le secouaient, la pluie l’accablait, il avait tout d’un radeau abandonné aux éléments.

On n’aurait pas dit qu’il abritait un îlot de chaleur et de confort. Ni que la machinerie logée dans son ventre pouvait le propulser avec assez de force pour projeter l’écume au-dessus de ses propres mâts radio en fendant les vagues ; ni qu’il était assez lourd pour se hisser sur une banquise et continuer de naviguer en en brisant la glace ; ni que son pont pouvait ruisseler de rivières de sang et d’huile que la pluie ne parvenait pas à laver, qu’un corps de quatre-vingts tonnes pouvait se balancer à son flanc et y être dépecé. La violence qu’il pouvait déployer, au repos, ne perçait pas sous la candeur de ses formes héritées de milliers d’autres navires avant lui.

« Quelque chose te tracasse, affirma Arthur. Pas l’anniversaire de ta sœur, je veux dire ; je pencherais plutôt pour quelque chose à propos de la chasse. »

Sarah répondit d’un grognement qui pouvait passer pour n’importe quoi et qu’elle considérait comme indiquant qu’elle acceptait la conversation et promettait de ne pas exagérément s’énerver, même si le sujet, assez clairement, méritait quand même quelques hurlements.

Une convention pour une parole sans mots. Un peu comme ce silence qui l’invitait à poursuivre. Parce que bien entendu, Arthur n’avait pas l’intention de lui tirer les vers du nez à l’ancienne…

« Ça m’exaspère d’avoir suggéré que l’autre poiscaille ait pu échapper au sonar. On se croirait dans une histoire de Heyscold. »

Dans l’air refroidi par la montagne de glace, sa voix altérée par trop de hurlements de rage prenait une teinte plus tranchante, plus rauque.

« Tu sais… répondit Arthur. C’est pas parce que les Humains savent faire quelque chose que les Pokémon le pourraient. Il reste tellement de trucs qu’on ne comprend pas… Un Pokémon avec vingt-quatre heures de souffle, ça ne me semble même pas si étonnant que ça. Surnaturel, oui, mais pas implausible.

— Justement. Le surnaturel, je trouve qu’on nage en plein dedans.

— Et c’est trop froid pour toi ?

— Ta gueule. »

Le Topdresseur afficha un large sourire effronté. Il y avait quelque chose d’absurde à parler de froid pour deux personnes explorant un bloc de glace géant après quelques minutes de nage dans une eau à quatre degrés.

« Ah, je suis un peu déçu. Le froid, ça représente la peur, ça faisait une belle ima—

— Arthur. »

Sec, péremptoire. Assez pour le couper. Elle cracha une deuxième salve.

« Répète ça si t’es un homme.

— Je veux bien, mais tu ne fais pas beaucoup d’efforts, pointa Arthur. Tu parles de surnaturel, le barbare ignare que je suis pense à Lovecraft.

— C’est ça, oui. »

La promesse de rester calme aurait fait long feu. Mais Sarah le savait, il en faudrait plus pour décourager cette tête de mule. Et elle savait qu’Heyscold le savait aussi. Parfois, dans la société restreinte et confinée d’un équipage de huit personnes, il valait mieux ne pas trop s’attarder sur les petites manipulations bien intentionnées qui pouvaient se faire.

Ils repartirent, quittant le promontoire et entamant un lent contournement de la paroi de glace — les chemins ne montaient pas plus haut, en tout cas pas de façon satisfaisante. Et puis leur but n’était pas le sommet : s’ils devaient trouver un Pokémon en haut, ce serait un dominant. Pas le meilleur choix, même s’ils pouvaient se défendre : énerver ou battre et humilier un dominant provoquait toujours du grabuge.

Il s’était peut-être passé une minute quand Arthur reprit, comme si rien ne les avait interrompus.

« Je reconnais que je n’ai pas trop aimé son regard, concéda-t-il d’un ton conciliant. À ne rien faire d’autre que regarder ce que nous faisions avec le Kalachnot, sans même tenter une attaque. Ce n’est pas aussi violent que pour toi, mais… je ne l’aime pas non plus.

— Ce n’est pas une question de l’aimer ou pas, s’amusa Sarah. C’est… aaarrh, comment dire ça. Ça n’a rien de personnel, tu vois ?

— Comment ça, la chasse ? Le fait de dépecer des Pokémon qui n’importuneraient quiconque et d’envoyer leur sonar à fond de cale ?

— Toi et ton vocabulaire. Mais justement, ça, c’est pas censé être personnel. On le fait parce que… Bah. On en a besoin, on n’a pas de sous, on veut sentir qu’ils pourraient nous tuer et avoir l’impression d’avoir des couilles.

— Et là on chasse un truc parce qu’on ne l’aime pas, conclut Arthur.

— Ce n’est pas qu’on ne l’aime pas, bordel, râla Sarah. M’enfin t’as compris, j’imagine.

— Ouaip, je crois. La poiscaille nous ôte le peu de motifs qu’on a, et joue avec nos certitudes. Tout ça c’est l’inconfort du mec qui explore un bouquin de Nietzsche. »

Si le lyrisme débridé d’Arthur n’avait pas provoqué l’exaspération de Sarah jusqu’alors, cette dernière image ne manqua pas. L’opératrice sonar leva les yeux au ciel en poussant un grondement grave.

« Tu voudrais pas, juste une fois, parler en disant des trucs normaux ? On croirait un prof de philo, là et tu sais que j’ai haï mon prof de philo.

— C’est comme ça qu’on m’aime !

— Pourquoi je me tape un mec pareil, bordel de Kyogre… »

Arthur ricana, et puis se tut. Il y avait une gradation aux jurons de Sarah, et il savait lesquels étaient les pires.

Ils poursuivirent leur chemin en silence, sur l’iceberg blanc et désolé. Puis au bout de quelques secondes, un détail frappa Sarah.

« Eh, l’océanologue, ça existe un iceberg vide comme ça ?

— Euh. À l’état naturel ça peut, dans certaines conditions…

— Il serait plutôt artificiel, on a été les premiers à le signaler.

— Alors… écoute, je vérifie et je te dis ça. »

Le Topdresseur posa son sac pour en tirer un couteau, puis chercha le long de la glace une crevasse suffisamment profonde. Il en trouva une après quelques pas, et n’hésita pas à grimper pour l’atteindre ; puis y plongea son bras, et gratta la partie la plus profonde.

Sarah patienta, en silence. Maintenant qu’elle l’avait mentionnée, elle n’arrivait plus à oublier l’atmosphère immobile et abandonnée de l’iceberg. Pas d’Oiseaux de mer pour crier, pas de Lamantine ou de Kaimorse pour jouer sur la glace créée pour servir de repos à leurs jeunes. Un endroit oppressant, à sa manière.

Arthur se laissa imprudemment retomber à sa hauteur, un bloc de glace à la main.

« Je dois voir quelque chose de particulier ? ironisa Sarah.

— Yep. Sur un iceberg naturel, la glace profonde a eu le temps de vieillir et semble plus cristallisée, parce que c’est de la neige tassée. Ici on voit plutôt des stries raisonnablement régulières, et surtout homogènes. L’iceberg a été créé rapidement, donc par des Pokémon.

— Et ils ont quitté le navire. J’ai peur d’un rien ou ça pue vraiment ?

— Le scientifique en moi te répondra qu’on ne peut pas trancher ; hey, ça pourrait être un message bizarre du pod. Le Dresseur… toujours se méfier des situations mal définies.

— Donc tu me dis que ça pue. »

Arthur rangea son couteau, sans souligner l’évidence.

« Grimpons au sommet, suggéra-t-il. Par acquis de conscience. »

Sarah acquiesça, et le précéda. Leurs muscles ne tardèrent pas à protester ; la marche les avait refroidis, malgré l’épaisseur des combinaisons de nage. Alors elle accéléra. Dans l’effort, on pouvait oublier la sensation de faiblesse qui émanait du paysage indifférent.

Au sommet, il n’y avait rien. Rien que la mer d’encre et le ciel de fer, et le sommet d’un royaume de blancheur aveugle. Un jouet d’enfant flottait au-dessus de l’abime : le Tire-au-flanc VII, bercé par les vagues.

Un grognement échappa à Sarah. Tout ça pour rien.

Ils commencèrent à redescendre, vers le navire. En silence, maussades. Jusqu’à ce que ce dernier, une poignée de minutes plus tard, ne vire lentement de bord, et qu’un appel radio n’atteigne leurs oreillettes.

« Sarah, Arthur ? Heyscold. La poiscaille se fait la malle, on vous récupère.

— Vu. »

Ils se regardèrent, devinant l’idée que l’autre avait forcément eue. Puis regardèrent vers le bas — vingt, vingt-cinq mètres maintenant ? Arthur inclina la tête, mesurant le risque. Sarah ne réfléchissait plus à ce point depuis un moment : elle ricana à l’intention de son comparse, puis pris son élan et bondit dans le vide.

Elle frappa l’eau avec un claquement sec comme une détonation. À une longueur de bras de la glace — elle avait failli rater son coup. Arthur ne la suivit pas. Trop de risques de tomber sur elle… et puis elle oubliait que pour rejoindre le navire en urgence, la nage, c’était nul. Il était parfois dommage que Sarah oublie de réfléchir quand quelque chose l’agaçait.

« D’accord, si tu veux ! lança-t-il. Je t’envoie Richard ! »

Elle le regarda d’en bas avec un drôle d’air, qu’il ignora. Un instant plus tard, le requin apparaissait sur la glace, se tortillant pour regarder son maître avec un air candide.

« Tu vois Sarah, en bas ? Ramène-la au navire, et en douceur s’il te plaît ! »

Le Sharpedo eut un spasme qui pouvait ressembler à un hochement de tête. Après si longtemps ensemble, il se mettait à imiter comme il pouvait les mimiques d’Arthur.

Richard s’élança presque aussi crânement que Sarah, mais lui avait la constitution pour. Le temps de frapper l’eau, il avait armé un Koud’Crâne : il transperça les vagues avec le bruit sourd d’un obus, et s’enfonça assez profondément pour avoir besoin de plusieurs secondes pour remonter à la surface. Contrairement à ce que craignait Arthur, Sarah ne se fit pas trop prier, et le requin la remorquait vers le navire à bonne allure.

Satisfait, le Topdresseur sortit une seconde ball de son sac, avec un sourire.

« Hé, Freddy. Ça te dit on fait la course avec Richard ? »

Le rictus de la chauve-souris s’accentua.

***
Heyscold, fort de quatre décennies d’expériences avec divers énergumènes plus ou moins brusques, ne sursauta pas d’un cil quand le cyclone appelé Sarah arracha la porte de la timonerie et se jeta dans le siège de commande du sonar. Arthur entra nonchalamment à sa suite, portant sa combinaison de nage avec beaucoup plus de naturel. Peut-être parce qu’il avait pris le temps d’enlever la cagoule.

« Je peux servir à quelque chose ? demanda-t-il à voix basse.

— Possible, marmonna Heyscold. Je ne me débrouille pas assez bien avec le sonar pour savoir vraiment ce qui se passe. »

Ils n’ajoutèrent pas un mot, se contentant de regarder par-dessus l’épaule de la seule personne à bord à comprendre ce qui se passait sur les écrans inférieurs du sonar. Sarah avait éteint l’hologramme dont s’était servi Heyscold, et se concentrait sur les écrans conventionnels : des carrés alignés et saturés de neige, aussi explicites qu’un tableau monochrome. Quelques-uns présentaient des formes reconnaissables : courbes, ondes, barres. L’opératrice les regardait à peine. L’important était le son qu’elle filtrait progressivement.

Une dizaine de secondes, pas plus. De la neige, sur les écrans. Un geste du bras donnant un cap à Heyscold, quelques corrections. Puis, enfin, elle parla.

« Ce con a mis le turbo, il est au moins à cinq milles. Et il va attirer l’attention de tout le pod sur nous, parce que si on le suit à pleine vitesse, on fera quand même plus de bruit que lui.

— De toute façon il pleut déjà, ricana Heyscold en allumant l’interphone. Patty ? On va passer avant toute, si t’as pas de problèmes de ton côté !

— Ça ronronne, cap’, on peut y aller !

— Il fait tant de bruit que ça ? demanda Arthur sur le ton de la conversation.

— Je pense que je vais carrément vous le passer, c’est impossible que vous le manquiez… »

Les deux hommes affichèrent un rictus commun. Sarah avait tendance à surestimer l’oreille de tout le monde autour d’elle. Et lorsque le haut-parleur de la timonerie se mit à diffuser la collection de larsens et de distorsions qui constituaient le paysage sonore de la mer, Heyscold leva un sourcil. Pour une oreille normale, ce bruit n’était que de la neige, comme les écrans.

« Où est le navire ? nota Arthur.

— Supprimé. On a une batterie de micros un peu partout à l’intérieur et à l’extérieur de la coque ; l’ordi extrapole le bruit qu’on fait et le dégage.

— … Je ne savais même pas qu’on avait ce système, releva Heyscold.

— D’habitude je ne l’utilise pas parce qu’il pue. »

Ce qui ne répondait qu’en partie à l’interrogation muette du capitaine, lequel ne pensait plus qu’aux explications qu’on lui avait données quant au sonar supérieur de ce nouveau Tire-au-flanc sans arriver à se rappeler si on lui avait parlé de ça. Aussi Arthur le trouva-t-il le premier.

« C’est moi ou il y a un bruit de chasse d’eau ?

— Élégant, n’est-ce pas. C’est ça qu’on traque. »

Le capitaine se retournait vers sa barre en marmonnant dans sa barbe. Sarah coupa le son, et se concentra à nouveau sur sa tâche.

« Il a un mouvement angulaire assez brutal, commenta-t-elle. Je ne comprends pas comment il peut avancer aussi vite à la nageoire, et avec une cavitation aussi pourrie sur la queue.

— Il a peut-être un compresseur de Sharpedo ?

— Ça serait une sacrée aberration de la nature… Ton Richard peut avancer avec ça parce qu’il a le museau pour, il est hydrodynamique : les courants qu’il génère en nageant sont faciles à capter et à rediriger pour pas trop les perturber. C’est comme un avion : les engins commerciaux sont pas assez élancés et doivent éloigner leurs réacteurs de leur corps, sinon ils essaient de voler dans de la mélasse qu’ils projettent eux-mêmes. Et le truc qu’on a là m’a l’air d’avoir le front plat. Il ne fait pas un bruit hydrodynamique, en tout cas. »

Arthur acquiesça, pensif. Comme souvent avec Sarah : quand elle prenait la peine de parler longtemps et techniquement, ce qu’elle disait était suffisamment clair pour ne pas appeler de réponse.

Ils passèrent les minutes suivantes à corriger leur trajectoire dans une ambiance tendue. Leur proie changeait de direction en permanence, et Sarah annonçait un nouveau cap à intervalles réguliers. De temps en temps, elle indiquait qu’ils arrivaient à raccourcir la distance : les hélices du kalachnotier étaient montés sur des bulbes rotatifs, lui permettant de manœuvrer plus vite que le Pokémon inconnu. Ils s’y étaient attendus, mais cela restait une bonne nouvelle.

Une autre attente fut vérifiée lorsqu’une trombe d’eau frappa le navire par le haut. Une Giclédo, délicate mise en garde d’un Kalachnot qui considérait que son territoire était bafoué, ou qui voulait les réprimander pour le bruit qu’ils faisaient, ou encore un jeune fou souhaitant les défier et gagner ainsi des places dans la hiérarchie du pod.

Le choc les fit tanguer un moment ; pas grand-chose comparé au roulis puissant que les vagues qu’ils traversaient leur infligeaient. Ils savaient pourtant qu’une telle attaque avait été le début du désastre pour beaucoup d’autres marins avant eux. Un pod disposait d’une puissance de feu plus que suffisante pour détruire un kalachnotier et si les cétacés décidaient qu’ils gênaient, ils seraient bons pour une rouste.

Personne n’osa le dire, mais il leur semblait que leur adversaire devait en avoir conscience.