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Viendra la tempête de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 01/06/2022 à 15:10
» Dernière mise à jour le 02/06/2022 à 13:35

» Mots-clés :   Hoenn   Organisation criminelle   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de Pokémon inventés

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Chapitre 3 : À l'écoute
Certaines personnes ne craignaient aucune contradiction, se disait Heyscold : depuis plusieurs minutes, Sarah laissait ses doigts danser la samba sur la console de son sonar. Si quiconque d’autre avait produit un arrière-plan sonore semblable, la brunette aurait été la première à le lui reprocher. Mais le capitaine tint sa langue. Il devinait qu’elle attendait, et savait que sa patience était en général très courte.

Cela ne tarda pas, d’ailleurs. Comme Heyscold le pensait, l’opératrice sonar finit par prendre congé d’un grommellement.

« L’autre outre n’a pas respiré depuis deux heures, je vais prendre l’air. Appelle-moi s’il y a du neuf.

— Deux heures ? Le temps passe vite, dis donc… »

Le capitaine avait entendu bien des histoires étranges au cours de sa vie passée en mer. Ce n’était pas une petite absurdité biologique comme ça qui allait l’énerver et le pousser à sortir d’une timonerie en claquant la porte.

Le Tire-au-flanc VII n’était pas un grand navire, et Sarah trouva rapidement celui qu’elle cherchait. Arthur lisait dans sa cabine. Probablement encore une de ces parodies d’œuvres célèbres dont il était friand et qui valaient assez peu pour risquer de leur faire prendre la mer.

« Tu serais partant pour un combat ?

— Contre toi ? s’amusa-t-il en haussant un sourcil. Laisse-moi vérifier mon assurance.

— C’est ça, oui… »

Le Topdresseur était conscient qu’elle cherchait quelqu’un pour se défouler, ce qui n’allait pas l’empêcher de l’énerver encore plus. Il connaissait Sarah depuis assez longtemps pour savoir qu’elle ne se battait que quand elle était sur le point de péter un câble, et pour savoir qu’il faisait un bon punching-ball.

Le livre se referma avec un clappement qui pouvait passer pour satisfait.

« Mais qu’est-ce qu’on attend, alors ? »

Ils croisèrent Ludmila sur le chemin de la proue ; la lancière les suivit en charriant Sarah sur les dégâts qu’elle allait encore infliger au navire. Si l’opératrice sonar s’en moquait, Arthur ignorait consciencieusement ces remarques-là. Cet accident n’était arrivé qu’une seule fois et il n’était pas réveillé ce jour-là. Il faisait attention, maintenant.

La proue et la poupe du kalachnotier étaient pensées comme les principaux espaces de bataille : deux esplanades métalliques de quelques mètres de large, l’une triangulaire et l’autre carrée, entourées par un chemin de ronde surélevé d’un mètre et demi qui servait de protection pour les dresseurs du bord. Le rempart était très secondaire pendant un assaut, mais procurait une arène agréable pour les combats amicaux au sein de l’équipage.

En tant que spectatrice, Ludmila s’adossa négligemment à l’angle du bastingage de la proue. Un bon point de vue sur la superstructure qui dominerait le combat, mais aussi un endroit stratégique : l’un de ses câbles était attaché à ses pieds, et longeait le bord du navire pour remonter jusqu’au poste de harponnage, devant les baies vitrées de la timonerie. Les Pokémon d’Arthur et Sarah savaient qu’ils ne devaient pas toucher aux câbles que la lancière arrangeait avec une précision maniaque, mais c’était toujours mieux d’avoir un humain à côté.

C’était bien pour ça que les deux duellistes s’étaient placés sur les deux points d’attaches latéraux. Voilà qui était satisfaisant, se dit la lancière : il n’y avait plus besoin qu’elle se ramène avec un de ses harpons affûté le matin même pour leur rappeler de faire attention.

Un Sharpedo reposait étendu aux pieds de son maître, tandis qu’un Nostenfer voletait paisiblement dans le crachin qui ne cessait pas. En face d’eux, un Ectoplasma sautillait autour de Sarah, et un Colhomard s’appliquait à faire craquer chacune de ses articulations.

« Combat duo, victoire à l’endurance ? »

La question d’Arthur était purement formelle : Sarah ne s’était peut-être jamais battue avec d’autres règles.

« Montrez-moi ce que vous savez faire, les affreux ! »

Le Colhomard et l’Ectoplasma se mirent en place avec plus ou moins de résignation. Le crustacé semblait fatigué, nota Arthur ; Sarah l’avait probablement fait s’entraîner la veille au soir, voire de nuit. Le Spectre, en revanche, était au taquet et prêt à lâcher une cargaison de farces.

« On va commencer doucement, alors, mentit le Topdresseur. Richard, jette-moi ça par-dessus bord. »

Freddy s’avança spontanément en position défensive pendant que le Sharpedo armait un Koud’Crâne ; l’Ectoplasma l’écarta sans ménagement d’un Retour sauté. Le Colhomard fit à peine un pas vers Richard avant de voir que c’était vain : l’Ectoplasma avait atterri à bonne distance dans la superstructure, dévié par la pirouette qui rétablissait déjà le vol du Nostenfer. Il n’y avait plus le temps d’une attaque préventive sur le poisson s’il fallait gérer son ennuyeux allié volant : le crustacé choisit d’encaisser, et abaissa ses appuis vers le pont, les deux pinces en protection devant lui.

« Vas-y, éclate-le ! »

Sarah n’avait pas le sens tactique que ses Pokémon avaient été amenés à développer, mais elle savait deviner ce qu’ils préparaient et les encourager.

Un claquement d’eau sous pression propulsa Richard droit sur les pinces du Colhomard ; le choc renversa le crustacé et laissa le requin glisser sur toute la longueur du pont trempé d’eau. L’Ectoplasma saisit sa chance et sauta de la superstructure où il offrait une cible trop facile, en vain : Freddy parvint tout de même à l’atteindre avant que sa Fatal-Foudre ne frappe le pont du vaisseau, roulant au sol avec lui.

La gifle ailée sembla déconcentrer le Spectre, et la foudre qu’il cracha s’éparpilla sur toute la largeur de la proue, inefficace. Aucun des deux types Eau ne sembla le moins affecté du monde, arrachant une grimace dépitée à l’Ectoplasma.

Profitant du champ libre que lui laissait la situation du Spectre, empêtré avec le Nostenfer, Richard se servit d’une série d’Aqua-Jets pour revenir au contact avec le Colhomard et s’écarter en lui imposant son rythme. Même allongé, le crustacé restait assez souple défendre le point faible de son ventre : ses pinces passèrent trois fois à un cheveu du museau du requin, et un coup de queue renvoya le glisseur bouler contre la rambarde. Pas que ce dernier s’en soucia, vu comment il rebondissait volontairement dessus pour changer d’angle d’attaque.

« Sépare-les. »

Freddy avait déjà envisagé l’ordre d’Arthur : avec le pont trempé par la pluie et la bonne volonté de Richard, le requin avait un avantage sur le Colhomard qui devait surveiller ses appuis. Les deux Pokémon de Sarah avaient besoin de travailler en duo au moins le temps d’affaiblir le Sharpedo.

Un boulet d’ombres éclata contre le flanc de Freddy, permettant à l’Ectoplasma d’échapper aux ailes de la chauve-souris et de se fondre dans le pont, mais ce n’était que partie remise. Le Nostenfer se projeta en l’air d’un coup d’aile, et bombarda le pont d’ultrasons, cherchant la faible résonance du poison composant son adversaire.

« Richard, Mâchouille ! »

Le Sharpedo ne se fit pas prier ; l’attaque Ténèbres dissuaderait le Spectre de faire n’importe quoi. Et tant pis si les crocs qui vinrent ripper contre la carapace du Colhomard ne lui faisaient rien. Le crustacé profita de l’ouverture pour se relever enfin, glissant ses pattes sous son corps massif.

L’Ectoplasma savait bien qu’il ne pourrait plus s’approcher du requin ; il s’estimait satisfait de l’avoir forcé à une attaque inefficace. Alors il tenta de surprendre le Nostenfer, jaillissant du pont et lui infligeant un nouveau Retour, à quitte ou double.

L’attaque déséquilibra à nouveau Freddy et lui fit perdre près d’un mètre d’altitude, mais l’agilité aérienne du Nostenfer restait inatteignable pour un Ectoplasma. La chauve-souris ne repoussa pas son adversaire, cette fois-ci, et parvint à l’attraper d’une Morsure ; un étau dont le Spectre ne s’échapperait pas. Un battement de paupières plus tard, le Nostenfer emmenait l’Ectoplasma au-dessus de l’eau, où il ne trouverait nulle part où se cacher ; le grésillement d’une Fatal-Foudre emplit l’atmosphère, mais le Spectre devait viser derrière lui et ne parvenait pas à concentrer son tir.

Les deux lutteurs aériens ayant dégagé la proue, les types Eau avaient le champ libre. Richard zigzagua contre les rebords de la proue pour bondir sur le Colhomard par le côté ; ce dernier parvint à tourner le thorax assez rapidement pour lui opposer ses pinces, lesquelles se retrouvèrent piégées dans la large mâchoire du requin.

Les pinces du Colhomard abritaient ses muscles les plus puissants. Les mâchoires du Sharpedo abritaient ses seuls muscles d’importance, avec ceux dévoués à sa propulsion. Il était évident qu’un duel de force s’imposait — le Colhomard ne tenta même pas de cogner son adversaire contre le pont avec une Pince-Masse. Cela n’aurait eu aucun sens.

« Allez l’affreux, écartèle-le ! »

À côté de Sarah qui s’égosillait, Richard agita les nageoires pour demander confirmation à Arthur.

« Aucune restriction. »

Le requin approuva, et cessa de simplement résister à la pression que lui imposait le Colhomard : il riposta, en augmentant un peu la puissance.

À son tour, le crustacé intensifia l’effort de ses pinces. Niveau après niveau, pendant que les Dresseurs hurlaient toujours, et qu’un Nostenfer et un Ectoplasma continuaient de lutter en plein air, et que la pluie imperturbable arrosait le navire et s’écoulait par les drains ouverts à la base du rempart de la proue.

Une goutte de sang perla sur les crocs du requin, inondant immédiatement son odorat de cette odeur de fer si particulière. Un frisson d’excitation parcourut la peau du prédateur, et il resserra encore sa prise d’un cran.

Arthur détourna les yeux, un instant. C’était ce qu’il n’appréciait pas, chez Sarah : cette tendance à tout exiger de ses Pokémon, à les brutaliser sans merci. Elle ne leur avait même pas donné de noms, les désignant continuellement comme ses deux affreux avec une affection tordue, déplacée.

Mais il y avait des gens comme ça. Mais chacun avait des défauts et Sarah pouvait faire preuve de bonté. Mais il ne pouvait pas changer le monde à lui tout seul.

Freddy lâcha un Ectoplasma furibond sur le pont, avant d’éviter ses foudres d’une pirouette agile et de le projeter contre la superstructure d’un coup d’aile. Le Spectre était joueur et têtu, assez pour refuser d’admettre qu’il perdait lentement pied ; il riposta aussitôt, sans paraître remarquer que la fatigue ralentissait ses Balles d’Ombre. En l’air, Freddy volait tranquillement, en pleine forme.

Le sang qui gouttait des plaies du Colhomard commençait à teinter le pont de rouge. Le crustacé grogna avec menace, les yeux verrouillés sur ceux de son adversaire. Aucun n’acceptait de céder, alors qu’ils devaient commencer à sentir pointer les crampes. Aucun ne voulait décevoir son Dresseur. Étrange, combien l’amour pouvait prendre des formes violentes.

Un regard suffit à Arthur pour confirmer auprès de Sarah ce qu’il pensait depuis un moment. L’issue du combat était claire, le pugilat devenait plus dangereux, et l’opératrice sonar avait lavé sa colère dans la pluie.

« Assez. »

Les lutteurs se séparèrent souplement, Richard décrochant sa mâchoire et roulant sur le pont avant que les pinces soudain grandes ouvertes du Colhomard n’aient pu l’atteindre pour un dernier coup. Blessés et fatigués, les quatre Pokémon se firent à nouveau face, attendant que Sarah donne son accord. Elle ne tarda pas.

« C’était un bon combat, jugea-t-elle. Viens par là, l’affreux, on va soigner ça. »

À la proue, Ludmila hocha la tête. Puis les trois retournèrent qui à son sonar, qui à son livre, et qui aux câbles de harpons courant sur toute la structure du navire, arrangés avec une précision d’orfèvre.

***
« Un kalachnot respire toutes les heures, une journée entière, c’est invraisemblable… »

« Ils se sont séparés pas longtemps après et je n’ai plus jamais entendu parler d’elle… »

« Non, Patty, tu fais bouillir l’eau avant de mettre les pâtes, sinon ça ne marchera jamais… »

Le capitaine laissait traîner ses oreilles tout du long de la table qu’il présidait. C’était important de prendre la température de l’équipage, avec l’idée qu’il avait derrière la tête… et ils n’avaient pas l’air de trop mauvaise humeur. Sarah râlait, bien sûr, mais ça ne voulait rien dire, elle râlait en permanence.

« Qu’est-ce qui nous dit qu’il respire ? intervint Heyscold. Ça pourrait être un poisson.

— Il a lancé une Giclédo tout à l’heure. Un poisson en serait incapable.

— Mais… il a respiré, alors.

— À trois mètres de profondeur. Oui, bien sûr. Vous êtes en train de me peindre un Kalachnot nain libéré des contraintes bassement matérielles de la respiration et transparent au sonar, là… Je continue de penser que c’est de notre côté que ça coince. L’ordi bugue.

— En gros, c’est le bazar. »

Satisfait, Heyscold se renfonça dans sa chaise et commença à farfouiller dans son caban. Dans les deux minutes suivantes, l’équipage remarqua la pipe apparue au bec du capitaine, sans que personne ne semble en prendre note. À peine si Cédric se leva pour aller ouvrir une fenêtre, au bout du mess ; l’arôme omniprésent de la mer souligna bientôt les remugles du tabac.

De l’avis général, le capitaine n’était pas très embêtant, alors on le lui rendait. Les conversations importantes s’étouffèrent en silence, cédant la place à des banalités faciles à interrompre. Bientôt, Heyscold pouvait s’adresser à la tablée entière sans interrompre aucune conversation.

« Je me sens d’humeur, ce soir, lança-t-il. Ça vous tente, un conte ? »

La question était purement rhétorique. S’ils n’avaient pas été tentés, ils n’auraient pas ouvert la fenêtre et laissé rentrer la nuit océane dans leur cercle de lumière et de chaleur. Ils n’auraient pas laissé derrière eux les angoisses terriennes auxquelles chaque marin continuait de s’accrocher. Le mess était déjà envahi par la sombre présence de Heyscold, conteur voûté sur la pipe qu’il mâchonnait.

« Vous êtes bien aimables… »

La voix poncée par le tabac, le sel et le soleil du capitaine n’envoûtait pas tout le monde de la même façon : Sarah poussa fit basculer sa chaise en arrière et posa deux bottes étanches sur la table, presque dans son assiette. Quelques ricanements volèrent ; ça commençait. Un nuage de fumée se tissait déjà autour du visage de Heyscold, maintenu en place par une respiration experte malgré le vent qui s’invitait par la fenêtre ouverte.

« C’est une histoire que j’ai apprise il y a bien des années. Les bateaux n’étaient pas solides, à l’époque… oh, ça ne vous dit sans doute rien, vous qui chevauchez l’abysse sur les épaules de fer de votre kalachnotier. Qu’est-ce qu’un navire fragile pour vous, sinon un outil de travail fiable et plaisant ?

— Ça va, on pourrait taffer en planches de surf !

— Te la ramène pas trop, Arthur, t’as bu une sacrée tasse la dernière fois !

— Riez, mes amis, riez. Il y a pourtant eu une époque où les hommes étaient assez fiers et assez braves pour affronter notre père l’océan dans des coques de noix aux voiles de bois. Étanches ? Qui a parlé d’un navire étanche ?

— Mes bottes !

— Eh, t’es pas la seule à en avoir !

— Ludmila, c’est— c’était mon assiette…

— Imaginez un voyage où, pas une seule fois, pas une seule seconde, vous ne deviez appeler votre équipage aux pompes pour vider l’eau infiltrée au fond de la cale. Un voyage d’un mois sans une seule goutte d’eau dans votre hamac, pas la moindre… Toi, Patricia ! Saurais-tu nommer un tel voyage ?

— Un rêve, je suppose.

— Un rêve… Et les cauchemars aussi, sont des rêves.

» C’était un beau trois-mâts, un marchand. Pas un de ces flibustiers de militaires, ni nos glorieux ancêtres ; juste une barcasse chargée d’or jusqu’à la gueule, commandée par un terrien au museau boueux qui en pensait qu’à son profit. Vous pensez bien que ses hommes le détestaient…

» Quand il appelait aux pompes, le premier homme à se lever en grommelant, c’était le bosco. Parce qu’il avait de sacrées fuites, ce rafiot, on n’avait pas jugé bon de l’encalminer une seule fois. Le dernier voyage de ses dix courtes années de vie au soleil, pour sûr…

— Et vous savez comment un bourge du sud de Kalos ponctue ses phrases ? « Enn’calminé, va… »

— Tu mériterais le fouet, Cédric. Chat à neuf queues, comme au bon vieux temps…

— C’est ta faute si y’en a pas sur ton bateau, hein !

— Certes… Vous pensez bien que notre cap’taine marchand, il aurait pas fait l’impasse sur son chat à neuf queues, oh non. Le meilleur outil de travail du bosco, que c’était. Chaque jour qu’il faut pour traverser ce fichu Paisible, et vas-y qu’j’appelle aux pompes, et vas-y que les hommes rechignent un peu plus… Ça, le sang coulait. Pas méchamment, c’est comme une essence : deux ou trois coups et ça démarre, tes hommes sont motivés, ils travaillent bien pendant une bonne heure…

» Il y en avait un… Les fous de la mer, vous les connaissez tous. Ils tiennent des propos étranges et s’aliènent un équipage, ils menacent les capitaines et dévoilent les mystères de l’abysse… Celui-là, il avait échappé au fouet pendant la moitié de la traversée. Et puis clac, son sang a rougi la coque de la cale, et teinté quelques vaguelettes. Ils pompaient toujours une eau rouge les premières minutes, dans ce bateau, ils avaient l’habitude…

» Morarji… Tu sais ce qui s’est passé, le lendemain ?

— Ce n’est pas moi qui raconte cette histoire, Heyscold. Si ça avait été moi, mon esprit étroit aurait déjà estimé qu’il y avait la peste sur le navire. Un chat à neuf queues, ça ne rime pas avec l’hygiène moderne.

— Heh, tu n’as pas tort… Pour sûr qu’il n’a pas été bien pendant plusieurs jours, le gourou. Tu les sens, les griffes du matou, oh oui. Mais lui, il s’est remis du coup. L’équipage… Ils ont ri, le premier jour. Ils s’y sont mis à plusieurs, le deuxième. Le troisième jour, le capitaine est descendu dans la cale, et il a vu la tache du sang du gourou, sur la coque. Elle n’était pas lavée et il a eu la même réaction que ses hommes : il s’est moqué de tous ceux qui avaient tenté.

» Il n’a pas pris un torchon lui-même, ceci dit. Il les a fait laver sous ses yeux, et quand il a vu que le sang ne partait pas…

— J’le vois bien cracher dessus pour voir qui avait le plus de verve.

— Ah oui, c’était classique. Cracher sur le gourou et voir comment l’équipage mouftait… Mais il était pas complètement crétin, ce terrien-là. Il a eu du nez, assez pour se méfier. Il est allé voir le gourou, qui chiquait dans l’entrepont, et il l’a fait venir laver cette tache lui-même.

— Ça a marché ?

— Hmm ? Non. Non, bien sûr que non. La blessure presque refermée a saigné, un peu, laissant une nouvelle balafre rouge dans le dos de la chemise du gourou. Pas la pire saleté qu’il y ait eu dessus… mais le sang, sur la coque, le sang a saigné encore. Quelques gouttes, quelques flaques rouges dans l’eau de la cale…

» Le capitaine a haussé les épaules. Le navire tiendrait bien jusqu’à être revenu dans son berceau de Joliberges ; on le détruirait et on en construirait un autre. Il avait ce désintérêt typiquement terrien pour les choses de la mer, pour l’âme de l’eau. Les bienfaits… et les malédictions silencieuses.

» Il a appelé aux pompes. Tout de suite, un peu plus tard ? L’histoire ne le dit pas… Les matelots, ils n’étaient pas motivés. Ils savaient que le navire saignait, et quand ton navire saigne, ce n’est jamais bon signe. Le bosco a frappé treize fois, treize fois avant que les pompes ne tournent bien.

— Treize !

— Treize…

— Treize. La cale était rougie de sang, alors… Vous pensez qu’ils n’ont pas tout vu tout de suite. Ils pompaient en ignorant la douleur de leurs chairs lacérées, sans regarder devant eux. Les yeux au sol, là d’où l’eau les enserrait dans son étreinte…

» Au bout d’un moment, ils ont vu que l’eau restait vraiment rouge. Et surtout, que ça montait. Oh, oui, l’eau montait et leur mordillait les guibolles… Ils ont murmuré, ils ont aussi pas mal juré, et ils ont accéléré. Le bosco, il avait jamais vu ça. Il a filé prévenir le capitaine que ça allait pas dans la cale.

» Il est arrivé trop tard, le terrien. Les hommes chantaient, un bon vieux chant de marin un peu trop lent hâtivement reconverti en chant de marche, et ça pour marcher, ils marchaient. Et tant que c’était possible, ils gardaient les yeux rivés sur la blessure que le sang du gourou avait infligée au navire. Et ça saignait, ça dégobillait des gerbes de sang qui épaississaient l’eau dans la cale…

» Quand le gourou est descendu et a vu ça, il a dit, le cap’taine ! C’est toi qu’le navire saigne, faut qu’t’enlèves ta chemise et que tu pompes avec nous ! Y’a que ça qui refermera la blessure !

— Oh oh.

— Je te le fais pas dire. Il a fini giflé, notre gourou, parce qu’il y a des choses qui ne se disent pas. Oh, vous savez certainement comment ça s’est fini ?

— Tout le monde meurt ?

— Mais encore, Patty ?

— Eh, ça se termine toujours comme ça !

— Bien sûr, c’est une histoire d’horreur ! Ce qui est cool c’est de savoir comment ils sont morts ! »

De nouveau les regards se concentrèrent sur Heyscold. Lui seul, après tout, avait la réponse.

« Mon trisaïeul était sur un autre rafiot, pas loin, reprit-il. Les vigies ont vu le navire qui sombrait et ses mâts blindés de tout petits hommes qui agitaient des mouchoirs… Quand ils sont arrivés sur place, il n’y avait plus rien. Rien qu’un seul type qui flottait agrippé à une lanière de cuir, seul et perdu. Le survivant épargné par la mer pour frapper de peur le cœur des hommes…

» Ce qu’il a dit, quand l’eau glaciale a quitté ses poumons et libéré son souffle ? Des incohérences, des balbutiements hébétés. Le sang épais qui grippait les pompes, qui bloquait les rouages. Les hommes qui fuyaient dans les mâts, capitaine en tête, et qui appelaient le ciel à l’aide. Puis qui s’abîmaient dans l’eau et le sang, une bouillasse impossible à nager. Noyés dans le sang du navire, voilà comment ils ont fini.

» Quant au survivant… Il a parlé, il a dit tout ce qu’il avait vu, et tout le monde ne l’a pas cru. Puis il a pleuré, et mon trisaïeul a pu lui arracher ce qu’il avait été sur le navire… Le bosco, le bourreau qui voyait encore sa main répandre le sang maudit. Et il s’est noyé dans ses pleurs, tant la haine de soi était devenue grande au bout de toutes ces années à frapper… »

Le capitaine termina son conte dans un grand rond de fumée, envoyé planer au-dessus de l’assemblée. Des hochements de tête appréciateurs saluèrent la chute. Dehors, le vent semblait hurler pour joindre ses propres souvenirs à l’histoire, s’engouffrant tant bien que mal par la fenêtre étroite du mess.

Une vague un peu plus forte que les autres fit rouler le navire vers l’arrière, décalant les ombres projetées par l’éclairage cru. Le rond de fumée de Heyscold se dissipa rapidement, malmené par le vent chargé d’embruns. La mer reprenait le dessus sur la pipe, chassant par sa présence entêtante l’atmosphère si fragile et éphémère du conte.

« Au fait, Cédric, lança Sarah avec ce sourire qui ne se souciait pas de briser le silence. Tu feras attention au sonar cette nuit, hein ? Je veux savoir tout ce que fais notre Écayon géant, surtout s’il respire. S’agirait pas de le laisser hors de vue, hmm ? »

Le cuisinier pouffa avec gêne, vite rejoint par le ricanement du capitaine. Sarah sourit ingénument, savourant le plaisir pervers d’ancrer l’histoire dans la réalité. Mais c’était de bonne guerre : tous, ici, connaissaient ce frisson de retourner l’horreur à quelqu’un d’autre.

« Il y a des fois où je comprends vraiment Matthieu, soupira Cédric. Quand il dit que ça ne le gêne absolument pas que quatrième quart lui bouffe le repas du soir…

— J’avoue Sarah, la tança Arthur. C’était bien vachard ça !

— Tout le plaisir est pour moi, mon chou !

— Ceci dit Cédric, elle a pas tort. Hésite pas à nous réveiller si y’a besoin.

— Par nous, tu veux dire juste toi, ou toi ou elle ?

— Moi ou elle, voyons ! Sarah se bat encore plus furieusement quand on la réveille pour !

— Hgnnn, je t’emmerde… »