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Viendra la tempête de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 25/05/2022 à 09:11
» Dernière mise à jour le 25/05/2022 à 09:11

» Mots-clés :   Hoenn   Organisation criminelle   Présence de personnages du jeu vidéo   Présence de Pokémon inventés

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Chapitre 2 : Sur l'eau tranquille
Certains jours, la surface chantait. C’était un chant continu, atonal mais pas monocorde pour autant, quelque chose qui insistait pour titiller les sens et attirer l’attention. Après des heures de veille, dans la rumeur perpétuelle de la mer et les cliquetis des machines, les vague et le tapotement du crachin et les murmures des courants revenaient en force, arrêtaient de se laisser ignorer comme au bout des premières minutes d’écoute. Sarah savait alors qu’elle devait faire une pause et boire un café.

Certains jours, elle aurait presque cru entendre des mots indistincts dans la respiration ronflante de l’océan. Des fragments de discours, des prophéties ou des avertissements, des serments et des banalités. Elle s’efforçait de ne pas chercher leur sens ; ce n’était que la fatigue qui parlait.

Cédric posa sa casserole luisante comme un sou neuf dans le placard avec un soupir de satisfaction, provoquant un claquement que le sonar perçut et transmit à son opératrice. Cette dernière commença à ronchonner en entendant le cuisinier marcher négligemment dans les coursives, certainement en sifflotant. Il n’avait jamais pu comprendre que sa démarche lourde s’entendait dans tout le navire, même sans avoir besoin de sonar. Certaines personnes étaient quand même sacrément pénibles.

Un coup d’œil à l’écran des localisations pour recentrer ses idées ; il y avait un bruiteur indéfini à vingt-neuf milles. L’opératrice entra machinalement la commande d’acquisition, et isola rapidement le son, avant d’oblitérer toute autre sensation pour identifier celle-là.

Au bout de quelques secondes, elle arriva à une certitude raisonnable pour un Luminéon. Pas les plus difficiles à reconnaître : leur petite taille les rendait discrets, et leurs nageoires démesurées avaient un écoulement proche de celui de la queue d’un Léviator ou d’un Wailord, mais en deux versions aux battements accordés. Comment l’ordinateur d’acquisition pouvait-il encore avoir des doutes avec des caractéristiques aussi évidentes ? Entre elle et lui, c’était le robot qui avait la meilleure oreille, mais il ne savait même pas s’en servir. La Devon aurait quand même pu faire un effort.

Cédric entra joyeusement dans la passerelle, se retenant au dernier moment avant de claquer la porte. L’expédition était sortie du port de Nénucrique depuis une bonne semaine, ce qui était plus ou moins le temps dont il avait besoin pour se rappeler d’être silencieux par égard pour Sarah. Enfin, silencieux…

« Salut Cédric, fit-elle semblant de minauder. J’ai juste une question, tu peux me dire ce que la casserole argentée à deux poignées t’a fait ?

— Ah, tiens, Sarah ! Non non, c’est trois fois rien. »

Ils s’étaient côtoyés pendant trois voyages de pêche, ce qui signifiait que Cédric comprenait plutôt bien l’humeur de Sarah et arrivait même à lui sourire innocemment. Une prouesse dont peu étaient capables en rencontrant l’opératrice sonar pour la première fois.

« Ah, Cédric ! lança Heyscold. Eh, cinq minutes d’avance, c’est pas mal du tout, tu t’améliores !

— Sarah ne vous a pas prévenu de mes moindre faits et gestes ? Vous me surprenez, tous les deux !

— Oh, je ne pourrais pas. T’es trop discret pour le sonar quand tu clignes des yeux, je pense. »

Il sauta sur l’occasion de répondre d’un clin d’œil appuyé.

Sarah se retourna un instant vers la console du sonar, vérifiant une dernière fois les alentours, puis prit son parti et enleva son casque audio. Le capitaine, d’habitude capable de rester immobile et silencieux, commençait déjà à taper la discute avec son maître-coq, et l’opératrice savait bien que seul l’ordinateur assurerait la veille sonar pendant toute la durée de la réunion.

Cédric était habituellement le dernier arrivé et ne manqua pas de s’attirer des remarques du reste de l’équipage au fur et à mesure qu’ils entraient sur la passerelle. Les larges baies vitrées inclinées faisaient la salle sembler bien plus grande qu’elle ne l’était : en réalité, les huit marins s’y retrouvaient à l’étroit. Sarah se leva, par politesse, puisqu’il n’y avait que deux sièges sur la passerelle. On aurait aussi bien pu compter un : le capitaine ne s’asseyait jamais et préférait se tenir penché sur son panneau de commandes s’il avait besoin de lâcher sa barre.

Personne ne fit son apparition après onze heures pile : Heyscold était inflexible sur la ponctualité malgré sa décontraction pour la plupart des sujets sérieux, et seul le cuisinier avait un sens des priorités assez terrien pour privilégier la sécurité de sa tambouille à l’avis du capitaine.

« Bon, commença Arthur quand ils furent au complet. Même si vous n’étiez pas à la poupe vous avez certainement senti qu’on a abandonné la chasse de tout à l’heure. Le Kalachnot que nous isolions a été rejoint par un Pokémon inconnu, apparemment impossible à repérer au sonar, et qui a appelé le reste du pod à la rescousse. En tout cas on soupçonne que c’est lui, même si on ne peut pas avoir de confirmation sonar.

— D’accord, répondit la mécanicienne adossée à une vitre. C’est tout ?

— On doit choisir si on le poursuit ou non, Patty !

— Sans l’avoir au sonar ? Là tu m’étonnes, Sarah !

— C’est peut-être juste une erreur d’acquisition, ce sonar est bête comme ses pieds. L’intrus peut très bien être arrivé dans notre cône de surdité et s’être ensuite confondu avec le Kalachnot.

— Et comment tu expliques l’avoir perdu à l’actif ? demanda Matthieu en souriant sans malice.

— Ça, ça m’énerve. »

Elle ajouta un geste rapide de la main, « pas important » ou un équivalent. Sans doute une erreur, mais elle rechignait à la prononcer à voix haute. Le loup de mer sourit.

« Mais encore ?

— Si tu veux tout savoir, les meilleurs sous-marins militaires sont théoriquement incapables de dissimuler leur écho au sonar actif, même à un bateau de surface. Alors un Pokémon, je le prends mal.

— Quoi qu’il en soit, reprit Heyscold. L’idée est plus de décider ce qu’on fait si on le retrouve ailleurs et qu’on l’attrape au sonar, ou en visuel. On l’ignore, ou bien on l’isole ? »

Ce qui était effectivement une décision assez importante pour mériter l’avis de tout l’équipage. Heyscold était peut-être seul maître à bord après les divers dieux représentés sur le navire, mais il préférait commander de manière relaxée.

« Aucune idée, lança innocemment Cédric. Ce truc est dangereux ou pas ?

— On est un kalachnotier, bordel ! Rien à foutre du danger ! »

L’exclamation de Ludmila arracha quelques rires plus ou moins forcés. C’était un drôle de point de vue pour un navire dont l’unique préoccupation était de survivre, mais après tout, il fallait un minimum de témérité pour y embarquer.

« J’aimerais bien garder ma barcasse en un seul morceau, quand même !

— Pour répondre à la question… soupira Arthur. Difficile à dire. Ludmila a raison quand elle signale qu’on est équipés contre des bestioles de seize mètres de long, ça ne veut pas dire qu’on ne doit pas se méfier d’un gringalet de cinq.

— Toi, tu te sentirais de le gérer ?

— Sarah vous dit qu’elle peut le suivre si elle peut le voir, j’vous dirais un peu la même chose : si je peux le combattre, je peux l’abattre.

— Soit, intervint Patricia. Mais ce que j’aimerai bien demander, c’est qu’est-ce qu’on y gagne ? Un peu qu’est-ce qu’on risque, déjà, est-ce que ce truc est vraiment dangereux ? Et est-ce qu’il pourrait nous faire notre ration d’huile ?

— Impossible d’en être certain pour l’huile, Patty, tout ce que je peux affirmer est qu’il n’a pas une tête de poutre comme nos Kalachnot. Mais un Clamiral non plus n’a pas une tête de poutre, pourtant il a un sonar.

— D’accord… Et la menace ?

— Je pense, oui. On n’attrapera sans doute aucun Kalachnot tant qu’il sera dans les parages, et je n’aimerais pas quitter ce pod pour apprendre qu’il nous a suivi. Ou qu’il a des congénères, pour c’que ça change. »

L’hypothèse jeta un froid. Survivre sans faire de prise, cela voulait dire une annulation de paie, et ils si certains pouvaient se passer du salaire somptuaire que promettaient une expédition réussie ou un naufrage, ils savaient tous lesquels d’entre eux en dépendaient.

« D’après toi, on doit le tuer, s’enquit Heyscold.

— J’aime pas beaucoup attaquer un adversaire inconnu avec une équipe spécialisée. Ce pod-ci commence à se méfier de nous, ça serait plus simple d’aller en chercher un autre et voir si l’intrus s’accroche.

— Ouais, mais ça pose d’autres problèmes, nota Ludmila. S’il reste avec son pod, il pourrait pourrir la vie à tous les kalachnotiers de passage. Ça serait con de couler pour apprendre que nos collègues n’ont pas les prises pour nous renflouer parce qu’ils ont rencontré un poisson qu’on aurait pu descendre.

— C’est peu probable, quand même. Griffin n’arme qu’un quart des barcasses au monde, et il doit bien y avoir des milliers de pods dans l’océan.

— Ça reste notre gêneur, c’est un peu notre responsabilité de lui faire sa fête. »

Un autre silence passa, chacun pesant discrètement le pour et le contre. Heyscold laissa passer un moment, puis s’adressa à l’infirmier du navire.

« Et toi, Morarji ? T’en penses quoi ?

— Je trouve qu’il y a plein de place dans l’océan pour une bestiole de cinq mètres, pointa l’infirmier. S’il peut parler aux Kalachnot, il peut parler à ses congénères. Donc soit on pourrait les avoir sur le dos si on l’envoie à fond de cale, ou bien on pourrait les retrouver partout si on le laisse en vie. Je trouve qu’on devrait lui régler son compte : on n’a jamais entendu parler d’un poisson comme lui qui jouerait le protecteur de Kalachnot, il est peut-être le premier à avoir l’idée. On devrait l’empêcher de la transmettre.

— Un point pour le toubib ! clama Ludmila.

— J’aime ton point de vue, ironisa Sarah. Des milliers de balourds à grandes nageoires attendant qu’un sonar passe dans le coin pour subitement faire les morts, waouh.

— On continue de découvrir de nouvelles espèces sur la terre ferme, alors en mer…

— Hrmm, c’est surtout vrai pour les machins de la taille d’un poing, ça.

— Tu serais pas en train de ramener la conversation sur le sujet glissant des failles de ton sonar, là ? taquina Heyscold.

— Fitzroy, ta gueule. »

Offensé par l’usage d’un prénom qu’il trouvait horriblement vieillot, le capitaine se drapa dans sa dignité. Ce qui était exactement l’effet recherché par Sarah.

« Quelqu’un d’autre a un autre point à soulever, ou on formalise tout ça ? »

L’intervention de la mécanicienne ne récolta que des hochements de tête orientés dans un sens ou dans l’autre, qui répondaient de la même façon à la question dans les deux cas.

« Bon. Qui préfère changer de pod ? »

Arthur leva la main en silence, sachant déjà que ça ne passerait pas. Cédric haussa les épaules et le suivit, par pure solidarité. Matthieu l’en remercia d’un regard, et baissa légèrement la tête ; il aurait suivi son comparse lui-même, dans d’autres circonstances.

« Pour rester dans ce pod, mais ignorer l’intrus ? »

Quelques regards interloqués volèrent dans l’espace exigu de la passerelle, assaisonnés d’un sourire ou deux. Personne ne soutiendrait ça.

« Les têtes brûlées ? »

Six mains se levèrent, en ordre dispersé. Sarah, la boule de nerfs, avait levé la main avec brusquerie, là où Heyscold, Patricia et Ludmila étaient plus décontractés et évitaient de risquer une déchirure de l’épaule à chaque fois qu’ils votaient. Quant à Matthieu et Morarji, ils furent plus hésitants, laissant passer un bref instant de doute.

« Civet de monstre ce soir au dîner », plaisanta Cédric.

Il ne récolta que des sourires de façades agrémentés de trois « Ouaiiiiis… » ironiques : il n’avait encore jamais réussi à faire quelque chose de mangeable avec de la viande de Kalachnot.

« Monstre ou pas, il vaudrait mieux respecter une période d’apaisement avec le pod, pointa Arthur. Rester à distance un jour ou deux.

— Classique, commença Heyscold. Si y’a pas d’autre commentaire, vous pouvez retourner prendre l’air ! »

Quelques dénégations inutiles justifièrent d’ouvrir la porte de la passerelle et d’échapper à son atmosphère confinée ; Sarah, de son côté, s’était assise sans attendre que le capitaine ne termine, et pianotait déjà sur le panneau du sonar. Le temps qu’elle remette les idées de ce dernier en ordre, il ne restait plus qu’eux deux sur la passerelle, et Heyscold vérifiait la route.

« Le pod s’éloigne, releva-t-elle. Sud-est, formation plutôt rapprochée.

— Ah. Alors on va les suivre à bonne distance, hein. »

***
« Au fait, Cédric, je me demandais. Rapport à tout à l’heure, quand tu as voté pour changer de pod… Tes soucis de banques se sont arrangés ? »

Le coq reposa l’assiette qu’il tenait à la main et en attrapa une autre pour l’essuyer.

« Depuis un moment, quand même. Mais même avec ça aurait pas été cool de te laisser tout seul !

— Ben voyons, ricana Arthur. Me dis pas que vous votez toujours comme ça à Kalos.

— À Kalos ? Oh non, on ne vote pas. On manifeste, voyons. »

Le barbu partit dans un des éclats de rire tonitruants dont lui et Matthieu avaient le secret. Une partie de son esprit ne riait pas, cependant, une partie froide qui ne riait jamais : celle-là lui rappela que Cédric avait perdu son premier restaurant dans une manifestation, et n’avait fait qu’accumuler les dettes par la suite. Sujet à ménager, même s’il n’était pas particulièrement glissant.

« M’enfin bon, reprit le coq. Je t’avoue que j’ai été assez surpris que ce ne soit pas Matthieu qui te suive.

— Matthieu ? Il est assez grand pour prendre ses propres décisions, voyons !

— Haha, c’est ça. Ses propres problèmes ne se règlent pas, du coup ?

— … mouais. Son bailleur est un connard, ça aurait pu très mal se passer si on était revenu la calle vide de la dernière expédition. Et puis il y a la maison de retraite et le traitement de sa mère, il m’a montré la note un jour et c’était de la charlatanerie.

— Charlatanerie, non mais comment tu parles, s’esclaffa Cédric. C’est moi qui suis censé venir de la première Région mondiale à la quantité de collets-montés !

— Gredin ! J’vais t’causer d’affaires de famille, tu vas pas comprendre ta misère ! »

À tout prendre, parler de fiertés familiales et de coupures de ponts était un sujet aussi bon qu’un autre et Arthur était à l’aise avec. Et tant pis si la séance de plonge se terminait avec plus de postillons que de liquide vaisselle.

***
Le lent bruit de pas s’arrêta devant la porte de la timonerie, puis deux coups discrets furent frappés. Le colosse entra sans attendre de réponse ; tacitement, de nuit, on se faisait discret. Dans la mesure du possible.

« Bien dormi ? lui demanda Cédric.

— Hoohahah, bien sûr que non ! Tu t’habitues aux quarts avant la fin de l’expédition, toi ?

— C’est la partie chiante, ouais. »

Le cuistot et le géant, les deux hommes-à-tout-faire du navire, restèrent silencieux un moment. Leurs nuits décalées de plusieurs heures les empêchaient d’être aussi proches qu’avec le reste de l’équipe ; même si Cédric avait mis un point d’honneur à faire la connaissance de Matthieu aux repas de midi, le seul moment où tout le navire était réveillé. D’habitude, il quittait la timonerie plus rapidement lorsqu’ils échangeaient leur quart. Mais un peu de conversation ne pouvait jamais faire de mal.

« Tu la sens comment, toi, cette chasse au monstre ? »

Matthieu laissa planer un instant de silence, visiblement un peu gêné par la question. Inévitable, se dit Cédric : les conversations à une heure du matin étaient rarement les plus construites. Sans parler du fait que l’un d’eux venait de sortir du lit et l’autre, d’enchaîner cinq heures de veille dans la nuit.

« Je sais pas trop, en vrai. J’ai vaguement l’impression que les autres ont pas tort et qu’il faut le faire, mais en même temps, si le bestiau coule le rafiot, on l’aura mauvaise.

— Au moins il est trop petit pour nous avaler.

— Haha ! C’est pas sûr que ce soit gagnant, ça, il peut essayer !

— Oui, oui, bien sûr, mais les scaphandres sont prévus pour des Kalachnot, ils résisteront bien à ce poisson-là.

— T’as jamais été bouffé, hein ? »

Cédric n’en était qu’à sa troisième expédition, et les deux précédentes avaient été passées sur le Tire-au-flanc VII. La question se passait de commentaire.

« C’est pas le scaphandre, l’ennui, pointa le colosse. C’est le bonhomme qu’on coince dedans, ça met vraiment tes nerfs à l’épreuve. Et crois-moi, un Kalachnot de seize mètres, c’est déjà bien assez étroit pour refiler une claustrophobie à n’importe qui !

— Sérieusement ? Ça t’est déjà arrivé ?

— Ouaip. Mon premier kalachnotier a coulé sous moi, j’étais mort de trouille quand le cap’tain a appelé aux scaphandres. Il m’a pris entre quat’zyeux et il m’a sorti, « Bon le gros tu m’écoutes attentivement. Tu vas passer vingt-quatre heures dans le noir et sans bouger, avec tout le bestiau à trente-sept perrons suédois, quatre-vingt-seize Farenheit si c’est comme ça qu’tu comptes. Tu vas avoir faim, tu vas avoir trop chaud et tu vas vouloir te gratter le nez. Tu penses que tu vas le faire ? »

— C’est pas le vocabulaire de Heyscold, ça.

— Il y est resté. T’as des gens qui se grattent le nez même chez les loups de mer.

— … ah. Ça a l’air carrément flippant, en vrai… Déjà une chance sur quatre de se faire couler et une sur deux de pas survivre si on se fait bouffer c’était rude, mais décrit comme ça !

— Bof. Les mots disent pas plus que les chiffres, tu sauras si tu peux le faire quand tu reverras l’air libre. »

Perspective peu attrayante. Cédric resta pensif un moment, laissant son regard se perdre dans les reflets qui les observaient par-delà les baies vitrées. Dans les jeux d’ombres sur le visage tatoué de Matthieu, aussi, quand ce dernier reprit la parole.

« Tu sais, je pense que tu peux. Tu les montres pas souvent mais t’as des nerfs, pour titiller Sarah et Heyscold. Et puis t’es revenu sur le bateau pour les vagues, il faut bien être un peu taré pour faire ça !

— Haha, merci… si c’est un compliment. »

Le marin répondit par un sourire, silencieux et bienveillant.

« Toi ça a dû te plaire, pour te retrouver ici.

— Ça, gamin… C’est comme tout dans le métier, t’as des grosses compensations. Déjà une fois que t’as fait un tour en bas ton CV est immortel, aucun capitaine ne peut te refuser à bord.

— Me dis pas que c’est tout ce que t’as foutu sur le tien pour convaincre Heyscold !

— Bien sûr que si ! »

L’éclat de rire qui s’ensuivit dut s’entendre à travers les cloisons, et sans doute auraient-ils droit à des remontrances de Ludmila le jour venu. Tant pis ; ça ne leur arrivait tout de même pas toutes les nuits de taper la discute au changement de quart.

« C’était quoi la deuxième raison ? demanda Cédric.

— T’es jamais aussi content de respirer à l’air libre qu’après avoir passé vingt-quatre heures dans un tuyau de merde. »

Ça semblait logique, même si Cédric ne voyait pas ce qu’on pouvait répondre à ça. Au bout d’un autre silence, il se résigna à souhaiter un bon quart à Matthieu, et à quitter la timonerie. Resté seul, le géant garda son sourire. C’étaient de bons souvenirs, que le coq lui avait rappelés.

Puis après quelques secondes, il éteignit du revers du doigt les lumières de la timonerie. Ne resta que la veilleuse rouge, la constellation des voyants des instruments de navigation, et l’étreinte de la nuit. Il n’y avait que dans cette noirceur apaisante que le colosse appréciait la veille.

***
Les essuie-glaces se faisaient vieux : ils passaient sur la baie avec un bruit de ripage agaçant. Sur une voiture, il aurait fallu les remplacer depuis longtemps ; à bord du Tire-au-flanc VII, leur bruit et marques mal essuyées ne gênaient que Sarah. Le sens principal du navire n’était pas la vue de son capitaine, incapable de voir bien loin du haut de la timonerie à l’altitude modeste. Non, pour se repérer, le kalachnotier dépendait de l’oreille d’or de son opératrice sonar.

« Le bruit de nage du pod change.

— Pas trop tôt. Ils se dispersent ?

— Peut-être. »

Après deux jours entiers à suivre tranquillement les Kalachnot, il commençait à être temps qu’ils s’arrêtent pour se nourrir. Heyscold fit ralentir le navire, préférant rester à bonne distance. Les années qui avaient tanné sa peau en un cuir salé lui avaient aussi appris la valeur de la patience : mieux valait ne pas se rapprocher d’un pod avec trop d’insistance.

Une poignée de secondes plus tard, le temps que l’ordinateur de bord calcule la disposition des lampes et lasers qu’il contrôlait, la forme du pod apparut en l’air. L’hologramme du sonar montra quelques points bleus commençant à s’enfoncer en profondeur, pendant qu’une tache floue s’étalait en surface. Le pod se dispersait.

L’expression de Sarah se tendit, raidissant sa position toute entière. Quelques tapotements sur la console du sonar, quelques grommellements indistincts. Heyscold retint sa curiosité, sachant pertinemment que poser une question à Sarah ne la ferait pas résoudre son problème plus vite. Elle parla d’elle-même, au bout d’un moment.

« Bruiteur, je ne le reconnais pas. L’ordi a l’air d’avoir compris ce qu’il devait isoler, il triangule. »

S’il était pratiquement sourd quand il s’agissait d’identifier un bruit, l’ordinateur calculait rapidement. Avant que Sarah n’ait fini de parler, il avait souligné en rouge un des points en plongée.

« Ça peut être notre poisson ? s’enquit Heyscold.

— Ça pourrait être un plat de nouilles. Il avance aux nageoires, sa queue a une cavitation absurde.

— Il avait dit quoi Arthur ? Un truc conique qui se séparait en quatre lanières ?

— Je peux vraiment pas dire, il ne l’agite pas. Je peux seulement entendre le corps ovoïde, les nageoires plates, et ce cortège de bulles idiot.

— Bon, c’est quand même proche. On va attendre qu’il remonte prendre l’air et on lui règlera son compte à ce moment-là.

— Ça me va. »

Elle avait prononcé ces mots avec un sourire carnassier. Si c’était le poisson, il n’était pas transparent au sonar. Et il allait passer un sale quart d’heure.