Chapitre 46 : De mes mains
Lorsqu’on est en milieu hostile, on se dit toujours qu’on peut s’y habituer, qu’il y a toujours plus difficile, que les choses peuvent empirer …
Pour être honnête, alors que je m’emmitouflais dans ma grosse doudoune, je pensais que c’était des conneries. Il faisait vraiment froid et essayer de relativiser n’aidait absolument pas à avoir moins froid. Les buissons autour de nous étaient les seuls obstacles qui nous protégeaient un peu du blizzard. Tout ce que je pouvais me dire pour me réconforter, c’était que d’ici peu, je serais de retour dans un centre pokémon et au chaud.
Je pouvais sentir mon nez brûler de froid et mes lèvres gercées me faire mal. Malgré tout, je devais découvrir mon visage pour me restaurer et avaler un peu de pain. A côté, Aiko restait presque impassible. Je pouvais bien voir son nez rouge et ses lèvres pâles, mais elle ne montrait rien, faisant face aux difficultés de l'adversité avec détermination.
Notre sac était encore plein de nombreuses réserves de nourriture en conserve, mais les seuls sandwichs qu’il nous restait étaient avec une texture semblables à de la semelle de chaussure. La viande d’Ecremeuh craquait sous les dents, alors que la salade jaunie adoucissait un tant soit peu le goût du pain de l’avant-veille. C’était dur et sec, mais à bien y réfléchir, c’était préférable à la première purée industrielle que j’avais tenté de cuisiner lorsque j’avais eu neuf ans. Enfin, cette purée tenait plus du mastic que de la véritable purée. Je l'avais noyée dans le beurre pour la rendre digeste.
- Tu sais, murmura Aiko en prenant une gorgée de café froid, il y a une chose qui ne change pas quand tu deviens uni avec un spectre, c’est les limites de ton corps. Je ne ressens presque pas ce froid, mais mon corps est toujours affecté par les dommages causés par le climat.
- Donc le monde n'est pas plus grand lorsqu'on fait le rituel d'union ?
Elle regarda le ciel, caressant sa boucle d'oreille.
- Non, il est juste différent ... on découvre les mêmes choses sous un autre angle, on apprend à ressentir d'autres émotions, d'autres considérations. Les couleurs, les sons ... tu accèderas même à un sixième sens, celui de la perception des auras.
- Ouais, enfin pour le moment, tout ce que je ressens, c'est que j’ai des démangeaisons terribles quand je marche dans l’air frais.
- Avec une bouffée de chaleur et la sueur qui te démange ? dit Aiko en me voyant confirmer. Ouais, c’est un réflexe biologique quand tu changes brusquement d’environnement. Tu t'y habitueras.
Je mordis dans mon sandwich, me plaignant du croûton extrêmement dur, alors que je terminais le repas.
- Bon, on va y aller ? Je ne vais pas te mentir, Aiko, j’ai pas envie d’aller vers Frimapic pour le moment.
- J’comptais pas y aller. On a ce qu’on est venues chercher et faut t’entraîner avant de retenter une autre arène. T'es pas prête pour la septième. Avec ton équipe actuelle, ce serait du suicide. Amazonas ne tiendra pas deux minutes face aux attaques glacées.
- Je le sais bien … je ne veux pas reperdre une autre équipe.
- Tu sais … même si personnes ne le veut, ça risque bien de t’arriver de nouveau. Sans vouloir être un Cornèbre de mauvaise augure, ça t'arrivera surement. T’es pas à l’abri d’un mauvais mouvement ou d’une erreur, voire d’une stratégie ennemie imprévue.
Ce n’était pas rassurant. C’était réaliste et véridique, mais savoir que c’était vrai ne masquait pas du tout mes craintes. Je n’avais pas envie de me réfugier dans le mensonge en me disant que je pouvais tout affronter. Ma défaite contre Charles était la preuve que je ne pouvais pas être parfaite.
La voix en moi commença à marmonner, essayant d’instiller une nouvelle dose de son poison.
- Tu peux nous assurer le triomphe. Quand nous aurons accès à tout ce pouvoir, nous pourrons même lire l’esprit de nos ennemis, pouvoir comprendre leur façon de penser et même … prévoir leurs actions à l’avance. Lorsque nous serons ensemble et entièrement en phase, nous serons invincibles.
- Tu es possessive, lui dis-je. En plus, que ferais-je de ce pouvoir ?
- Qu'en ferons nous, objecta t-elle. Cela, ce sera une question ultérieure. Nous pourrons assouvir nos propres désirs, sans limites.
- Assez, murmurais-je un peu fort, attirant l’attention d’Aiko.
Son regard inquisiteur me fit soupirer.
- C’est rien … je me parlais à moi-même. Je … je sais pas, il y a un truc bizarre.
Je regardai le ciel gris et encombré de lourds nuages qui déversaient des flocons sur les collines. Il y avait comme une promesse menaçante, une vague maudite et une aura sinistre qui suintait dans l'air.
Aiko ferma les yeux, inspirant profondément. Ses yeux noisette scrutèrent la ligne d'horizon, avant de redescendre sur les pins qui s'élevaient fièrement devant les pics.
- Tu sais quoi … c'est bizarre, mais je ne sens rien. On va rentrer et une fois dans la grotte, on sera davantage à l’abri.
Je mis ma main sur l’épaule de la punk, essayant de la ralentir.
- Je te jure, j’ai un mauvais pressentiment.
Je pointai l’un des long ponts enjambant la vallée. Ces lieux en hauteur étaient parfaits pour une embuscade. Le pont était vide, mais les contreforts couverts de neige et de sapins formaient autant de cachettes possibles.
- Tu me tutoies et ne m'appelles plus maîtresse ? s'amusa t-elle. On a passé un cap.
Elle s'approcha de moi, caressant mon menton.
- Non Aiko, sois sérieuse. Mais ... je te jure, il y a un truc qui craint.
Je reculai, mettant ma main entre mes lèvres et les siennes, l'obligeant à se reculer.
- Peux-tu faire appel à Ballon ? J’aimerais qu’il observe les environs et qu’il nous dise s’il ressent une présence.
Aiko obéit et laissa son pokémon sortir. Le Grodrive poussa une plainte, à cause du froid et des flocons qui tombaient de plus en plus fort. Il adressa un regard noir à sa maîtresse, qui lui flatta le haut du crâne.
La punk ferma les yeux, alors que son pokémon s’envolait et sondait les environs. Je marchai à ses côtés, lui tenant le bras pour qu’elle ne vacille pas, alors qu’elle semblait complètement défoncée.
- Je … je sens … une présence … hostile, bégaya t-elle en s'arrêtant parfois.
Elle avait le regard vitreux, bavant presque.
- La falaise gauche … à huit cents mètres … près de trois arbres … il est là.
- On fait quoi pour ce piège ? lui demandais-je, nerveuse.
Elle cligna des paupières quelques secondes, avant de s’essuyer les lèvres.
- On s’y précipite. Cependant, on ne fait pas ça sans se préparer. J’utiliserais Ramboum pour projeter une onde de choc sonique et frapper la cible.
- Je vais le prendre à revers. Montagne va pouvoir glisser sous la neige.
- Bonjour la discrétion, ironisa la fille à la crête décolorée.
J'avais déjà pu écouter les sons des déplacements de mon gros pokémon. il faisait un bruit de foreuse lorsqu'il était sur la roche, mais ses sections bien lisses étaient très silencieuses lorsqu'il se mouvait sur une surface non rugueuse.
- Je t’assure que lorsqu’il glisse sur la neige, il est discret. La fine pellicule d’eau au dessus des pierres lui permet de bouger vite et sans trop de bruit.
Aiko approuva. Elle lava la main et Ballon se gonfla subitement, comme lorsqu'il était mécontent. Il tourbillonna et souleva une grande quantité de flocons, rendant la visibilité presque nulle.
- Qu’est-ce que tu fous ? protesta faussement Aiko, avec un sourire l’incitant cependant à continuer.
Au milieu de la tempête artificielle, je fis sortir Montagne, pour pouvoir lui donner mes consignes. Le grand pokémon écouta, avant de glisser sous l’épaisse couche blanche, avançant lentement vers sa cible, voulant éviter de faire vibrer le sol.
Lorsque Aiko vit que Steelix était entièrement camouflé sous la neige, elle fit calmer la tempête de neige. La punk simula un agacement, relevant sa capuche sur sa chevelure blanche.
- Bon, maintenant, le plus facile. Ballon, utilise tes ultrasons pour communiquer avec Montagne et le guider.
Les ultrasons passaient à travers la neige et percutaient la peau métallique de Steelix, lui permettant de se repérer en lui traçant un itinéraire. Les petites ondes circulaient dans le système nerveux du pokémon métallique, lui permettant de se repérer par triangulation.
La neige bougeait très légèrement près de nos pas. Les rares fois ou du gris émergeait, il se fondait avec la couche épaisse de poudreuse, avant de disparaître à nouveau. Lentement, nous arrivâmes dans le creux de la combe, là ou la route commençait à se faire plus pentue.
- On approche, dit la punk en me prenant la main. Tu es prête ? Quand je te dis de te coucher, tu te jettes à terre, sans hésiter.
Je hochai la tête, mortellement sérieuse.
Elle se focalisa sur la présence dissimulée dans les buissons. Après quelques pas, elle ressentit une montée d'énergie, ainsi qu'une envie de sang.
- A terre ! me dit-elle en me poussant.
Au signal convenu, elle fit sortir son Ramboum et je me jetai au sol, pour esquiver l'attaque qu'elle avait senti venir. Une dizaine de petits pieux de glace passèrent au-dessus de moi, sifflant en produisant un son me rappelant des glaçons agités dans un sirop de papaye.
Le Ramboum gonfla son poitrail et poussa un grondement en direction des trois arbres. L’onde de choc secoua les branches, tandis qu’un homme bondit de sa cachette pour échapper à l’onde sonique qui fracassa des strates de roche brune. L'assassin se jeta au sol, roulant le long de la pente raide, se rattrapant en profitant des la poudreuse qui amortit sa chute.
L’homme à l’uniforme de camouflage croisa mon regard, alors que je me redressais, les bras encore dans la poudreuse. C’était bien l’adolescent que j’avais rencontré dans ce bar et qui avait tenté de m’amadouer. C’était le cadre de la Team Galaxie répondant au nom de code Uranus.
Son Blizzaroi fit une apparition remarquée en quittant les fourrés, sa masse se mouvant lentement. Le pokémon végétal poussa un grondement grave et furieux, annonciateur d'une attaque imminente. La masse glacée inspira profondément, canalisant un souffle givré dans sa gueule. Au moment ou l’immense pokémon allait relâcher la volée frigorifique, Montagne émergea derrière eux.
Un grondement assourdissant résonna dans la vallée, alors que mon pokémon jaillit depuis le pied de la montagne. Il bondit sur le tueur et percuta la falaise de plein fouet, projetant des blocs de granit de plusieurs dizaines de kilos, qui fauchèrent les arbres. Le sol trembla sous nos pieds, alors que la roche céda sous les pieds du Blizzaroi, entraînant une petite avalanche. Uranus poussa un cri, alors que son pokémon basculait au milieu de plusieurs autres arbres. Il rappela son compagnon givré par réflexe et se couvrit le visage d’un bras, protégeant ses yeux des débris. Alors qu'il tomba dans la neige épaisse, les débris pleuvaient autour de lui. Un énorme tronc d’arbre s’abattit là ou le commandant se trouvait, le faisant immédiatement taire, lui arrachant un gargouillement étranglé.
Encore choquée, je me dirigeai vers le corps enfoui sous l’arbre. L’homme était caché par une masse de neige et de bois, seul une jambe dépassait de sous le tronc. Son sac avait glissé dans la neige, partiellement ouvert. Un objet métallique attira mon attention, alors que je fouillais le sac.
- On se tire ! cria alors mon mentor, rappelant immédiatement ses pokémon et en se dirigeant vers la grotte dans le mont couronné.
Autour de nous, la neige amassée au sommet des falaises escarpées commença à craquer. De petits filets de poudreuse de détachaient, alors que la masse amassée semblait vouloir s’échapper du fragile équilibre dans lequel elle était maintenue.
Par réflexe, je pris l’objet dépassant du sac, qui s’avéra être un petit lecteur de données. Aiko prit mon autre main et me tira vers le mont Couronné. Le plus vite possible, nous quittâmes cette route hivernale. Dès que nous arrivâmes dans la grotte, le Ramboum d’Aiko généra une seconde onde sonore et provoqua une avalanche. Un rideau blanc passa devant l’orée de la caverne, se déversant dans la vallée, bloquant l’entrée de la grotte en quelques instants.
- Comme ça, on sera tranquilles un moment, dit-elle. Personne ne pourra nous suivre depuis ce côté.
Elle cacha le fait qu’elle venait de couper notre retraite, mais mes pensées se tournèrent sur le disque dur encore dans ma poche … et surtout sur l’homme qui le possédait.
- Putain … on a buté ce type … bégayais-je en tremblant des extrémités.
J’avais déjà tué. J’avais déjà tué et mangé de nombreux pokémon. Pourtant, ce que je venais de commettre me semblait très différent. C’était comme si j’avais franchi une étape dans une déchéance morale.
- Ne parle pas de ça. Ne dis rien, surtout où des oreilles peuvent traîner. Si tu veux, on pourra en parler plus tard, en privé. Mais pour l’instant, tu vas te concentrer sur autre chose. On va s’entraîner un peu.
Je me sentais mal. J’avais entendu le cri de terreur de cet homme qui voyait l’inévitable arriver. J’avais distinctement enregistré le craquement de la pierre et le grincement des fibres de bois pilées et étouffées par le manteau de neige. J’avais tout enregistré, comme un film que mon cerveau avait gravé avec soin.
Le pire, c’était le détachement de ma camarade. Je me retenais de vomir, mon estomac était noué, j’avançais avec le cerveau en pilote automatique pour encaisser le choc. A l’inverse, Aiko n’affichait absolument rien. Son indifférence apparente n’était peut-être qu’un masque, mais elle était glaçante au possible.
Alors que je sentais ma gorge nouée, je suivis mon mentor, le regard fixe. Mon cerveau sembla disjoncter, alors qu’une voix familière revint se faire remarquer.
- Ne culpabilise pas, c’était lui ou nous, me dit la petite voix en moi. Tu sais parfaitement que ce type n’a pas hésité à te cibler et qu’il voulait t’abattre. Nous avons échappé à la mort et c’est lui qui en a payé le prix.
Avant que je puisse répondre pour la contredire, l’autre moi coupa la conversation. Aiko et moi reprîmes notre route dans les tréfonds de la montagne, nous approchant près d’un des espaces les moins fréquentés, accessibles par une petite anfractuosité.
- Je vais te montrer un lieu ignoré et … tu vas comprendre pourquoi.
Elle poussa un léger ricanement, se glissant entre les pierres rongées par l’érosion.
Dans les profondeurs de la montagne, se trouvait un lac souterrain, alimenté de nombreuses gouttes d’eau ruisselant depuis les minuscules fissures de la roche. Les abords de l’étendue d’eau étaient nimbés de cette épaisse brume presque poisseuse. Les volutes gris étaient comme lourds et presque étouffants, tourbillonnant mollement dans l’air. Il y avait comme une colère sourde et latente ici. Je ne savais pas ce qu’il y avait ici, ni même pourquoi nous étions ici, mais je pouvais sentir cette masse de sentiments.
Les étranges lucioles bleutées qui dansaient mollement dans la caverne ne prêtaient pas vraiment attention à moi, jusqu’à ce que ma tutrice demande à son Feuforêve de lancer une balle d’énergie sombre sur l’une des masses. L’esprit flottant se sentit agressée et flotta vers moi, émettant une aura vindicative.
- Vas-y … au combat ! me provoqua Aiko. Ca va te distraire l’esprit !