Chapitre 43 : Dans la gueule du Lougaroc
J’étais là, assise sur ce banc à la peinture écaillée, la tête entre les mains, m’agrippant les cheveux. Je ne savais pas vraiment quoi faire, alors que mes pokémons étaient là, profitant de ne rien faire.
Je me sentis mal, nauséeuse, à ressasser ce combat. Je revis les tâches rouges et les morceaux de viscères qui giclaient comme lorsqu'un fruit trop mur s'écrasait au sol. Je pris mon pokédex, voulant regarder un peu les données des pokémon que j’avais capturés, juste pour me changer les idées. Je n’allais pas pouvoir rester avec une équipe amputée, mais cela signifiait également que j’allais devoir reprendre un entraînement intensif.
Pour autant, j’avais autre chose à faire aujourd’hui.
En regardant l'intérieur du couvercle de mon pokédex, je retrouvai la petite carte du bar que j'avais scotchée au revers, signée par la dénommée Aiko. Dans un mélange de fougue et de bravade stupide, j’avais accepté une mission pour le compte du maître de la Ligue. Je devais me jeter dans la gueule de la bête, plonger dans l'antre des fanatiques en noir.
Après avoir regardé mes pieds durant de longues secondes, je me redressai, massant mes genoux noueux. Après avoir rappelé mes pokémon, je quittai le port et son odeur d’abats teintée de mazout, pour m’enfoncer dans la ville et ses quartiers. Au milieu de la rue, quelques jeunes désœuvrés faisaient un petit match de sport sur un terrain au bitume défoncé. La seule jeunesse présente était celle qui n’était pas dans cette ville universitaire qu’était Féli-Cité. A bien analyser les blocs d'immeubles qui s'étendaient le long de l'avenue, on pouvait y voir des façades défraîchies et des panneaux d'agences immobilières. Dans le quartier, de nombreux appartements à loyer modérés, occupés par des jeunes ayant quitté le cocon familial, mais qui avaient peu de moyens et vivaient de boulots d’intérim.
A intervalles réguliers, des rez-de-chaussée étaient occupés par des bars et des épiceries, ainsi que des commerces. L'un de ces bars était situé au rez-de-chaussée d’appartements donnant sur une petite cour privée. L’enseigne du bar était ornée de deux Gardevoir qui pouvaient s'illuminer durant la nuit. La lumière intérieure était tamisée, mais permettait de discerner les personnes qui consommaient. A l’intérieur, il y avait quelques personnes qui buvaient et discutaient. Je pus voir quelques mains croisées sous les tables, qui échangeaient des paquets et des billets froissés.
Lorsque je franchis la porte du débit de boisson, quelques personnes tournèrent la tête en ma direction. La curieuse que j’étais réfréna sa curiosité et se dirigea vers le comptoir. Le meuble était d’un noir bien brillant, orné de petits joints argentés. Une trace d'humidité de verre était encore visible, pas encore nettoyée. Derrière le comptoir, un homme à la carrure fine et au costume bien lisse préparait un cocktail pour deux camarades aux gilets défraîchis qui consommaient au comptoir. Je m’assis à mon tour sur une des hautes chaises, attendant que le barman ne s’occupe de moi.
- Je vous sers quoi, mademoiselle ? demanda t-il en rangeant des verres.
- Juste une bière douce, commandais-je pour goûter. Aussi, vous pouvez me dire si Aiko est là ?
Il se retourna pour prendre une bouteille dans sa réserve, me versant un verre.
- Je vais aller voir si elle est disponible, dit-il en posant le verre. Elle doit être dans l’arrière salle.
Il me servit le verre, avant de s’éclipser par une petite porte ornée d’un hublot circulaire. Je regardai le liquide brun surmonté de mousse, avant d’y tremper les lèvres. Le goût était fort et légèrement sucré, pétillant sur mes papilles gustatives. C’était la première fois que j’avalais une boisson alcoolisée et le goût fort me surprit, bien qu’il y ait comme un arrière goût de céréale. C'était une sensation nouvelle, mais légèrement attrayante. En quelques gorgées, je vidai la bière, mes lèvres humectées par l'alcool.
Le barman revint, pour s’occuper d’autres clients. Il me fit alors un léger signe de la tête, désignant la porte. Je reposai le verre, déposant quelques pièces, avant de me diriger vers la porte en question. A peine poussée, je fus assaillie par une musique forte et répétitive dont les accords endiablés résonnaient. Deux filles continuaient de s’embrasser discrètement dans le couloir, alors que j’arrivai dans une salle ou plusieurs couples se côtoyaient dans une ambiance intime.
- Ou est-ce que je suis tombée ? murmurais-je, alors qu’une silhouette familière me fit signe d’approcher.
Aiko était avachie sur une banquette, vêtue d’une mini-jupe et de résilles, tapotant le siège à ses côtés. Je vins poser mes fesses sur le cuir, m’asseyant à côté d’elle.
- Salut ! me dit-elle en s'étirant. Je commençais à me demander si tu allais venir.
- J’étais un peu occupée, tu sais, dis-je en tapant sa main qui se glissait sournoisement autour de ma taille. J’ai du récupérer un autre badge, mais …
Aiko sourit doucement, un peu compatissante. Elle plaça une main sur mon épaule, comme si elle avait compris le sens de ce long silence.
- Je sais que c'est jamais facile. Mais ... tu sais, on peut t’aider. Si tu nous rejoins, on t’entraînera. Il est hors de question que l’une des nôtres soit affaiblie et ne puisse pas combattre.
C'était un trésor de manipulation. la douceur, la compassion, teintée d'hésitation et de confiance. Elle était vraiment douée, ça me rappelait quand je demandais un petit gâteau à maman.
- Vous ne m’avez jamais dit quel est le but de votre ordre ...
Je savais que c’était l’une des principales questions à laquelle répondre. Il me fallait une réponse pour informer Cynthia.
- Le secret est notre gage de sûreté. Je ne peux tout révéler à une personne qui n’est pas une de nos sœurs initiées. Cependant, je sais que tu es une curieuse et que tu veux avoir plus de puissance. Nous avons tout intérêt à nous associer. Pour être franche, un maître favorable à nos intérêts serait plus avantageux que cette Fouinette de Cynthia. De plus … si tu deviens maître, c’est que tu auras le niveau pour devenir ombre insaisissable. C’est le second rang de l’ordre …
- Tu es de quel rang ? la questionnais-je.
- Je suis paladin d’obsidienne et également tutrice des abysses. Cela signifie que je suis chargée de former des adeptes. La formation prend du temps et cela signifie que le maître et l’élève ont une relation profonde. Cependant, cela signifie que tu me devras une totale obéissance, tandis que je devrais m’assurer de ta formation et de ta progression. Tu vas en suer et ton équipe aussi, sois en certaine.
- Comment vais-je pouvoir devenir plus puissante ? lui demandais-je en serrant les poings. Je ne veux plus me faire vaincre.
Aiko sourit, sa crête basculant en arrière. Sa proie semblait avide de puissance, c’était ce qu’elle exigeait dès le début … avant même de demander à rejoindre l’ordre.
- Tu sais que c’est exactement ce que nous recherchons tous. S'élever au-delà de notre éphémère humanité pour goûter au fruit défendu du pouvoir, c’est ce que poursuit chaque adepte. Cependant, sache que nous punissons sévèrement la trahison. Peu nous importe le temps et les voies nécessaires pour accomplir le Grand Dessein, mais nous n’acceptons pas les indiscrétions, ni même les combats non consentis qui entraînent des préjudices.
- C’est tout ? C’est plutôt léger …
- Notre ordre encourage la créativité, l’expérimentation et l’entraînement. Les règles sont plutôt vues comme des contraintes. Nous nous imposons quelques règles, mais nous les suivons avant tout pour assurer notre survie. Un jour, on n’aura plus à se cacher, mais ça … c’est pas encore venu.
Je restai pensive, observant le visage maquillé de la recruteuse. Elle croyait en son idéal et se battrait pour. Son expression déterminée était absolument sérieuse. Il allait falloir que je sois vigilante pour ma mission.
- Dis-moi, Aiko … on commence quand ?
Mon regard brûlant d’une féroce détermination dut la convaincre, puisqu’elle se leva.
- Nous allons passer dans l’arrière. Ce sera plus discret.
Sans un mot, nous empruntâmes la route des sanitaires, avant qu’elle n’utilise un passe pour déverrouiller l’issue de secours et emprunter un couloir qui n’avait pas du servir depuis longtemps au vu de la poussière et des toiles d'araignées sales accumulées dans des coins du plafond. Après quelques détours, nous atteignîmes une cave qui débouchait sur une résidence proche. Ma guide déverrouilla une porte avec une clef plate, avant de me faire entrer dans un petit appartement.
- Bienvenue chez-moi. C’est pas le plus grand, mais c’est confortable et ça facilite le travail. On a d’autres planques, mais elles sont gardées secrètes.
L’appartement était d’une banalité totale, avec juste quelques posters de stars et des tableaux pour décorer les murs dont le gris avait du être blanc il y a très longtemps, bien que le reste soit totalement normal.
- Allez, assieds toi sur le canapé, je vais tout préparer pour commencer la cérémonie.
Elle ferma les rideaux et fouilla dans un placard. Elle saisit quelques bougies dans des bougeoirs transparents, les déposant au sol, avant de tracer quelques lignes. Aiko prit son briquet et alluma les bougies déposées de façon irrégulières, avant de brûler de l’encens. Alors que l'odeur forte et épicée commençait à se répandre dans la pièce, je me sentis comme enivrée. L'odeur était bien plus forte que celle de la bière, presque fruitée. Aiko se retira quelques minutes, me laissant seule avec moi-même. Je pus rester réfléchir en regardant les petites flammes qui dansaient, se reflétant sur le sol. Les motifs semblables à des vitraux dansaient légèrement, hypnotiques. L'ombre d'Aiko éclipsa les motifs, alors qu'elle portait une longue robe noire à capuchon.
Elle avança et me prit une main, m'aidant à me relever.
- Nous sommes ici pour tisser un nouveau lien, un lien sous l’œil des ombres. Une nouvelle âme se joint au ballet des esprits rompant leur lien avec Arceus.
Ses doigts caressèrent mes paumes, me faisant frissonner doucement. Elle incanta quelques mots d’une langue qui semblait être un vieux Sinohian teinté de Kantosien, avant d’avancer son visage vers moi. Ses yeux sombres semblaient briller de pourpre, comme des anneaux de feu maudit. Sa silhouette semblait presque informe, comme habitée d'une volonté propre, se mouvant aléatoirement.
- Elizabeth Noyer. Choisis-tu de rejoindre les ombres de l’abysse ? Choisis-tu de suivre Aiko Matenshi comme tutrice et Maîtresse ? Choisis-tu volontairement de trancher le fil de ta destinée pour tisser celui que tu désireras ?
- Oui, dis-je du bout de mes lèvres gercées, réalisant que je faisais un pacte dont il serait impossible de prévoir les conséquences.
- Alors … jure d’embrasser notre cause.
Elle tendit sa main, ornée d'une étrange bague laide, représentant un serpent grimaçant.
- Je le jure, dis-je en déposant un baiser sur le vieux bijou autour de son annulaire droit.
A ce moment, un souffle sembla agiter la pièce, éteignant deux des bougies.
Première étape réalisée, songeais-je, alors qu'elle prit un petit paquet dans le meuble. Ma mentor me le tendit, me présentant une large cape similaire à celle qu'elle portait et couvrait son corps, masquant sa corpulence.
Aiko ralluma la lumière à l’aide de l’interrupteur sur le mur, mettant fin à l'expérience mystique, bien que l'odeur fruitée de l'encens restait dans l'atmosphère. Elle souriait vraiment, d’une expression sincère, comme si elle était heureuse d'avoir une partenaire.
- Bien, il est temps de commencer. D’abord, enfile ta robe. Sache que quand nous sommes en opération, tu gardes ta robe.
Je pris la longue cape, la laissant retomber. Je pris la cape, l'enfilant bien vite, glissant mes bras dans les amples manches, qui laissaient à peine voir l'extrémité de mes doigts. Aussitôt la robe revêtue, je ne pus m’empêcher de regarder l’étrange cape couvrant ma silhouette, ressemblant à un linceul.
- Bon … maintenant, il va falloir qu’on travaille sur plusieurs points. Le premier, c’est t’aider à trouver ton compagnon d’éternité. Il te faut un pokémon spectre qui puisse résonner avec toi, un compagnon à qui confier ton âme. Ensuite, il faudra rebâtir ton équipe et enfin, te former pour que tu puisses devenir un atout compétent. On va fixer les règles, apprentie. Tu m’appelleras maîtresse et tu me respecteras. Comme on va passer un bon moment ensemble, autant t’y faire.
Sur ces mots, elle s’approcha de moi, dégageant les mèches noires tombant sur mon front.
- Tu es une belle fille, je sais qu’on va bien s’entendre, chuchota t-elle, trop proche pour que sois vraiment à l’aise.
Sur ce, elle recula en riant, amusée par mon expression.
- Tu es vraiment trop facile à taquiner. Il va falloir qu’on gère ça aussi.
- Je ne pense pas vraiment apprécier que vous … flirtiez avec moi, maîtresse.
- Tu ne diras pas ça dans un ou deux ans, me nargua t-elle.
Je ne savais vraiment pas comment appréhender cette femme. Elle était ma supérieure, mais même si elle avait l’air autoritaire avec une tendance presque dominante, elle avait un côté séducteur et doux, un peu comme quelqu’un tentant de piéger sa proie en endormant sa méfiance par un faux sentiment de sécurité.
Parce que c’est exactement ce que cette petite gouine fait, murmura l’autre personnalité en moi. Si tu veux vraiment gagner, laisse là croire qu’elle mêne le jeu et au final, quand viendra le temps de déchirer le voile, montrons lui que nous avons tiré les ficelles tout du long.
La punk se rassit, tapotant le canapé, comme si j’étais un chien obéissant.
- Bon, comment je trouve mon compagnon, Maîtresse ? demandais-je en restant debout.
- Tu ne veux pas venir t’asseoir ? minauda t-elle avec une fausse expression blessée.
Je cédai, m’asseyant à ses côtés. Elle sourit, avant de doucement caresser mes cheveux noirs. Sa caresse était assez douce, il fallait l’admettre, mais les six ans nous séparant étaient rebutants.
- Pour ton compagnon, il va falloir trouver un spectre … ou alors, que nous explorions un endroit qui t’évoque quelque chose de puissant.
Une légère aura était perceptible, comme concentrée dans les anneaux qui ornaient ses oreilles et sa poitrine, alors qu’elle semblait un peu perturbée.
- Tu as déjà trouvé un lieu similaire ? me demanda t-elle, comme si elle ressentait une vieille expérience.
- Non. J’ai vu un vieux manoir près de Vestigion, mais il a davantage agi comme un repoussoir.
Elle sembla réfléchir, prenant une planche sombre et une craie, écrivant quelques chiffres.
- Ca va être très … très compliqué. Il va nous falloir de très nombreux calculs et des statistiques, qui sont complexes. Sinon, si les mathématiques et la numéromancie te gonflent, on peut passer par une autre méthode.
- Ca consiste en quoi, l'alternative ? m'intéressais-je en regardant les nombres sans sens qu'elle écrivait.
- C’est très simple, dit-elle. On part dans un coin que t’as jamais exploré et on essaye de trouver quelque chose.
- Ca me va en fait. J’aime bien explorer des coins nouveaux.
Aiko se redressa, consultant sa carte.
- Dans ce cas, tu vas devoir te préparer avec des vêtements plus chauds, car on va aller vers le nord. On va partir vers Frimapic, en plein hiver !
- On va se taper toute la route ? A pied ? m’étouffais-je.
- Avec un peu de chance, pas toute ! ricana t-elle. En tout cas, on ira t-acheter des vêtements demain. Vu l’heure qu'il est, j’ai pas envie de ressortir. Je vais nous préparer des pizzas.
Je regardai le four éteint situé au-dessus d’un autre meuble. La petite cuisine semblait fonctionnelle, alors qu’elle sortit quelques couverts d’un tiroir.
- Tu vas cuisiner ?
- En fait, je vais plutôt appeler un ami. Il s’appelle PizzaXpress. Il sera là dans une demi heure, dit-elle en s’asseyant dans son sofa, pour commander deux menus.
C’était vraiment quelque chose d’assez étrange, en fait. Malgré son côté dirigiste, son appartenance à un culte sombre et son style outrancier, Aiko pouvait être de bonne compagnie. Elle savait plaisanter et raconter de petites anecdotes, tout en engloutissant ses parts de pizza.
Elle avait un rire assez communicatif et un style assez sans gêne, alors qu’elle mettait les pieds sur la table, me faisant soupirer. Ma mère m'aurait sermonnée si j'avais été aussi négligée et débraillée.
Après une autre heure à discuter de platitudes, elle bâilla légèrement.
- Bon, il est temps d’aller dormir. On a beaucoup de choses à faire demain.
Elle me montra sa chambre, me laissant accéder à son intimité. C’était une pièce sobre, avec quelques dessins aux murs, ainsi qu’une étagère remplie de mangas et de livres.
- Bon, j’ai qu’un lit. Il va falloir partager, dit-elle en retirant calmement ses bracelets, me laissant emprunter la douche en premier.
Je me dirigeai vers la salle de bain, pour retirer ma cape, faire un rapide brin de toilette et enfiler une robe de chambre.
Son grand lit était assez confortable, avec un matelas assez mou. Les larges oreillers me rappelaient de la fourrure de Skitty, donnant envie de s’y pelotonner et de ne pas les quitter. Souriante, je me laissai aller, m’endormant doucement, bercée par le son du ruissellement de la douche, alors que la cultiste s'attardait sous l'eau chaude.