Chapitre 35 : Fractures
A la sortie de l’arène, je n’aspirais qu’à deux choses. Tout d'abord, je voulais me noyer sous la douche pour me décrasser et pouvoir pleurer. Ensuite, je voulais partir de Voilaroc et ne pas être ennuyée par quiconque.
Si la première partie du programme fut accomplie sans encombre, puisque personne au centre ne se montra doucereux et compatissant avec la fille aux yeux veinés de rouge et à l'expression sinistre, la seconde partie consistant à quitter cette maudite ville connut un imprévu qui prit la forme de Lucas.
L’assistant du professeur Sorbier, vêtu d’un pantalon de sport et portant un gros havresac, avait légèrement changé depuis la dernière fois. Sa chevelure d’un bel auburn avait poussé depuis les derniers mois, lui donnant un côté un peu plus adolescent, comme s’il se libérait de la rigidité de l'enfance.
- Bonjour, Mademoiselle Noyer, me salua t-il avec le dos droit. Je passais dans la région pour une étude sur les Gravalanch et le professeur m’a chargé de vous offrir un petit cadeau.
Il me tendit un petit bâton terminé par un disque de métal. L’ensemble avait une sorte de boîtier sur le manche, avec un affichage monochrome.
- Que veux-tu que je fasse avec cette poêle à frire ? dit-je en essayant de faire un peu d’humour, qui n'atteignit absolument pas sa cible.
- C’est un détecteur, dit-il en restant légèrement coincé, ne réagissant pas à ma blague. Il permet de détecter les objets irréguliers cachés sous la terre. Il y a un petit écran qui indique l’emplacement des curiosités jusqu’à une cinquantaine de centimètres sous terre … ainsi que l’état de charge de la batterie.
Il déplia le manche télescopique, avant de démarrer le dispositif.
- Ca m'évitera de me broyer le dos, c’est plutôt ergonomique ce truc.
Il le promena sur le sol de béton, ne captant évidemment rien. Ce n’est que près d’une plate bande, que le dispositif capta un signal.
Je regardai pour trouver … une canette vide et pliée.
- Quel beau trésor ! ironisais-je en la jetant dans une poubelle proche.
Il sembla légèrement penaud. Le détecteur n’avait pas la capacité de faire la différence entre les objets. Après tout, la valeur d’un objet dépendait uniquement de la conception qu’on en avait. La notion de prix n'était qu'une abstraction, un concept mêlant acceptation tacite et sentimentalité.
- Pourquoi le professeur me donne t-il ceci ? Y a t-il des choses que je devrais chercher et sur lesquelles faire des recherches plus poussées ?
- C’est un peu ce qu’il avait en tête, si vous passez dans les marais et au Mont Couronné. Il aurait besoin que vous cherchiez certains pokémon qui s’y trouvent. Il aurait besoin que vous fassiez des relevés sur le comportement des Barloche et plus tard, sur Tarinor.
- Commençons par les marais, puisque c'est ma prochaine destination. Les Tarinor, ce ne sera pas pour tout de suite ... bien que je suppose que le détecteur permette de localiser leurs nez aimantés.
L'assistant sourit en confirmant d'un geste du chef. Il fouilla dans sa poche, sortant une barre de chocolat, puis son pokédex, pour ouvrir un dossier.
- Je vous envoie une copie de son rapport, ce sera plus simple, dit-il en joignant le geste à la parole.
Il afficha à l’écran un pokémon assez laid. C'était un poisson au corps allongé, avec des barbillons qui lui donnaient un air peu aimable.
- C'est un Barloche, j'en ai vu dans la rivière en allant vers Floraville.
- Ceux qui nous intéressent se situent dans les marais. Il semblerait qu'à l'est du mont Couronné, certaines variations de ce pokémon aquatique aient une particularité assez spéciale. J’aimerais que vous essayez d’en trouver. Il dispose d’un poumon et peuvent se cacher dans des terriers ou ils s’entourent de mucus pour se réfugier en cas de sécheresse.
- Des Barloche amphibie ? J'ignorais que ça existait. A t-on vu des Barbicha de ce genre ?
Alors qu’il continuait, une main agrippa subitement le pokédex et l’arracha des doigts de l’assistant.
Passé la seconde de stupeur, je me relevai pour poursuivre le voleur qui fila à toute allure dans les rues. Je courus à toute vitesse, évitant de trop sprinter pour le rattraper, pour économiser mes forces. L’uniforme gris et la coupe au bol verte le rendaient visible, bien qu’il conserva une avance confortable et continua de se faufiler dans les ruelles de la ville, qu’il devait bien connaître.
Après quelques minutes de course, je compris pourquoi Mélina insistait tant sur l'entretien de sa condition physique. Je pouvais sentir mon cœur battre à tout rompre et mes poumons brûler, alors que ce type sprintait de plus en plus. J’accélérai un peu plus, haletante comme un Frison, alors qu’il se dirigeait vers un zone artisanale, avec plusieurs entrepôts et des petits blocs blancs absolument monolithiques et sans âme.
Le bandit se dirigea vers un des petits bâtiments et y entra, verrouillant la porte derrière lui.
A ce moment, je stoppai ma course, me cachant derrière un mur en reprenant mon souffle. Maintenant que le bandit avait rejoint son repaire, il avait cessé de courir. Il allait désormais se mettre à l’abri et essayer de se préparer à notre arrivée.
Lucas arriva un peu après, monté sur une bicyclette.
- Ah … vous êtes ici ! Je craignais de vous avoir perdue, j’ai perdu du temps à déplier mon vélo …
J'aurais du faire de même, si je n'avais pas été aussi déterminée à ne pas le perdre de vue. Lucas n'avait trouvé ce lieu uniquement parce que je m'étais arrêtée. Il regarda autour de lui, au milieu de cette zone très peu fréquentée, cherchant à trouver le sbire à la coupe de cheveux bien visible.
- Avant que tu ne le demandes, Lucas, il s’est enfermé dans le cinquième bâtiment blanc, sur le côté droit de la rue. Il doit s’agir d’un autre repaire de leur organisation et ils doivent nous y attendre.
- Que fait-on ? Ils ont mon pokédex et il contient des données sensibles, ma messagerie connectée et même les récentes données que j’ai incluses ! Sans parler de tous les mots de passe que j’y ai stocké !
La raison voudrait que je me replie, que je n’intervienne pas. C’était probablement un piège et ces bandits devaient certainement préparer un comité d'accueil. De plus, entrer par effraction dans une zone avec des caméras serait fortement à notre désavantage. Rien ne prouvait qu'ils avaient volé notre pokédex. le temps qu'une fouille soit organisée, ils pouvaient cacher la précieuse encyclopédie portable.
- Prends mon pokédex, connecte-toi sur ton compte et change tous tes mots de passe le plus vite possible. Je vais essayer d’appeler …
Qui appeler ? me dis-je en regardant le clavier. Appeler la police ? Appeler le professeur Sorbier ? Je n’avais aucune confiance dans les premiers, puisque la Team Galaxie se comportait comme si la ville lui appartenait. Le second était bien loin et ne pourrait pas faire grand-chose, bien qu’il méritait d’être mis au courant.
Je pris mon gros téléphone pour contacter le professeur et l’informer du danger, pour qu’il n’accepte aucune demande de son assistant présumé. Ouvrir un message d’un expéditeur inconnu était le meilleur moyen pour un programme malveillant de s’installer.
Après quelques minutes de discussion, le savant me remercia de l'avertissement et me conseilla de ne pas m’aventurer dans ce bâtiment. Il me persuada en affirmant qu'il allait s’en charger, me promettant d’informer certaines personnes.
Je hochai la tête, approuvant. Mon expression contrite n’échappa pas à Lucas, qui sembla de plus en plus en plus inquiet.
- Le professeur m’a déconseillé d’agir. Je ne vais pas me jeter dans leur bâtiment. Si tu veux que j’agisse, il va falloir les faire sortir.
Il resta muet, hésitant, la lèvre tremblante.
- Vous ne voulez pas m’aider ? bégaya t-il.
- Pas directement, nuançais-je en montrant la caméra de surveillance qui filmait l’entrée formée dans le mur de béton. Par contre, si tu veux ...
Je regardais le côté du bâtiment et vis une petite fenêtre.
- Balance ton Smogo par la fenêtre, ça les fera sortir et tu pourras toujours entrer pour récupérer ton pokédex.
Il me regarda avec de grands yeux, surpris que je propose d'accomplir un tel acte de vandalisme.
- Désolée, mais cette fois … je ne peux rien faire.
Je me détestais pour dire ça. Bien sûr que je pouvais faire quelque chose ! Je pouvais arriver par derrière, enfoncer cette porte et prendre les voleurs par surprise, mais je ne sus pas pourquoi … quelque chose me bloquait. Une petite voix me disait de ne pas y aller. Ce n’était pas celle de l’autre désagréable connasse … mais un timbre plus sage, comme celui de l’agent Beladonis. Son avertissement me semblait comme prophétique.
- Je suis désolée, répétais-je en me forçant à prononcer ces mots que j’exécrais, mais là … je ne peux rien faire.
Ma salive avait un goût amer, un relent acide que semblait comme remonter de mon estomac. Je détournai le regard, pour ne pas voir l’expression de déception dans le regard de Lucas.
Pourtant, lorsqu’il m’interpella, sa voix calme était aux antipodes du ton colérique ou frustré que je m’attendais à entendre.
- Je comprends, vous savez. C’est de ma faute aussi …
- Nan, c’est de la faute de la Team Galaxie, coupais-je pour que le moral ne sombre pas davantage.
Il me demanda mon téléphone et contacta le professeur Sorbier.
- Professeur, c’est Lucas ...dit-il avec une voix étranglée. Je vais devoir vous demander d’employer notre procédure de sécurité. Oui, j’en suis certain, confirma t-il à deux reprises. Nous devons faire vite alors … veuillez s’il-vous-plaît employer le code. Il s’agit de Rouge-13, Acétone-Dimoret et Platine-Ebullilave.
Il répéta la série de mots et attendit quelques instants, avant de fermer les yeux et de saluer le professeur. Il coupa l’appel et me rendit le téléphone, avec une expression de déception.
- Ne … ne restons pas ici, conseilla t-il la voix étranglée. Ils vont sûrement s’énerver.
Il tourna les talons, m’incitant à le suivre, où du moins à ne pas rester dans les parages.
- J’ai utilisé l’ultime sécurité pour bloquer le vol de données … tout a été supprimé. J’ai effacé l’ensemble de tous mes comptes et de toutes mes données …
- Tu veux dire que tu as tout sacrifié ? reformulais-je, effarée.
- Non. Juste ce que je n’avais pas caché sur un disque dur externe. Ca fait des semaines de recherche et des tas de données personnelles, mais c'est préférable à ce qu'il pourrait se passer s'ils réussissaient à les récupérer.
Il n’en dit pas plus, alors qu’il repartit de cette petite zone de bâtiments blancs et identiques. Je l’accompagnai sans rien dire, ne sachant pas que dire. Du moins, je ne voulais rien dire, car au fond de moi-même, l’autre n’attendait que ça. Elle voulait dire ce qu’elle en pensait, sans filtre. Elle souriait, voulait me dire que c’était encore de ma faute. Je savais qu’elle approuvait ma prudence, mais raillait également ma faiblesse. Elle se vantait de pouvoir atteindre l’invincibilité, d’être la plus puissante des dresseuses.
- Eh vous deux ! nous interpellèrent alors un petit groupe de personnes.
Un duo de sbires de la Team Galaxie s’avança, leurs bottes claquant avec un mouvement synchrone. Les trois envoyèrent leurs pokémon, face à Lucille et au Mélofée de Lucas.
Avec ma confiance habituelle, nous eûmes rapidement raison de ces imbéciles, qui ne firent que geindre. Ils semblaient si imperturbables au début du combat, mais semblaient si désemparés lorsqu’ils n’avaient plus de pokémon.
- Mince ! On a des pokémon trop nuls ! On devrait en demander de meilleurs !
- Non, sifflais-je avec les dents serrées et un ton glacial. Vous ne demanderez rien.
Je serrai les poings, le pouce sous les autres doigts, avant d’asséner mon coup dans le visage du type devant moi. L’homme s’écroula au sol, alors que le second recula de quelques pas, avant de fuir comme un couard.
- T’es tarée, merdeuse ! grogna l’homme en se relevant, avant de se jeter sur moi, comme le Machopeur de Mélina.
Je glissai sur mon pied droit, pour éviter cette charge. Le sbire déséquilibré par son poids voulut freiner et tituba. Je lui assénai alors un violent coup de pied dans le ventre, suivi d’un deuxième dans le genou. Le sbire s’écroula a genoux, poussant un cri muet, sa salive giclant sur le béton.
- Bouffe ça ! hurlais-je en lui donnant un coup violent dans les parties, avant de lui fracasser le nez d’un coup de bottes.
Le sbire s’écroula au sol, le visage couvert de larmes et de sang.
Une fois de plus, le voile écarlate glissa devant mes yeux, mais cette fois-ci, il était étrangement enivrant, la joie mauvaise gonflant dans mes veines. Chaque coup porté dans ce corps m’envahissait d’une puissante pulsion de libération qui m’allégeait, alors que les coups semblaient venir si naturellement. La mélopée de ses gémissements se mêlait parfaitement à l’opiacé qui empoisonnait ses sens.
Pourtant, tout cessa bien vite, lorsque Lucas me tira en arrière, en hurlant. Son cri sembla comme un grattement d’une fourchette sur une assiette, brisant l’extase ouatée dans laquelle j’étais si bien. Il rompit instantanément cet état et si mon premier réflexe fut de me retourner pour aller l’injurier, cette pulsion disparut, me laissant face à une autre. Un voile glacé sembla descendre dans mon corps, comme une cascade moite.
Une fois la pulsion de haine arrêtée, je fus envahie par le remords et la peur.
Le pauvre sbire tuméfié et au visage enflé gémit en rampant, se relevant en sanglotant, avant de filer. Il me jeta un regard effrayé et je pus faire face à la ruine qui lui servait de face. Je l’avais massacré.
- Vous …
Lucas me regarda avec une expression de peur, comme s’il avait vu une bête furieuse et non un humain.
- Ca s’appelle le pouvoir, ma chérie, me dit l’autre tant honnie. La crainte est un sentiment universel et si les gens oublient souvent les bienfaits, la peur les ramène à la docilité.
- Lucas … je … je ne voulais pas … j’étais si énervée …
A ce moment, toute ma violence m’avait quittée. J’étais horrifiée par ce que j’avais fait, ce que j’avais si facilement fait. Durant un instant, je n’avais été qu’une masse de haine, savourant inconsciemment le fait de détruire un ennemi, de le marquer … comme j’avais été marquée par la Team Galaxie.
Il plaça une main douce et compatissante sur ma joue, caressant la légère marque sur mon arcade sourcilière.
- Je sais que tu ne le voulais pas, dit-il en me tutoyant pour la première fois. Il y avait en toi quelque chose qui n’est pas vraiment toi … c’est ça ?
- Oui, dis-je en retenant mes larmes, bien qu’il s’agissait encore d’un mensonge, car une petite part de la véritable moi avait savouré ce moment.
- Je … je suis désolée, j’ai … eu peur et je les hais tant que … c’est parti d’un seul coup ...
Il essuya doucement mon visage empli de larmes et de remords, essayant de me sourire.
- Ca va aller ...
- Je … tu ne me détestes pas ?
Je me détestais d’être aussi faible, d’être aussi ridicule, mais je voulais qu’on me réconforte, qu’on me prenne dans les bras pour me dire qu’on tenait à moi, que ça allait aller mieux.
- Non, ça peut arriver à tout le monde, sourit le jeune assistant. Je ne te déteste pas, Elizabeth, dit-il en me serrant maladroitement contre lui, tout en me caressant les cheveux.
Il était gentil, me tapotant les épaules en un geste réconfortant, qui me réchauffa le cœur. C’était agréable de se sentir réconfortée, si loin de chez soi.
- Merci, je n’oublierais pas ça.
Il me sourit, avant de reculer.
- Il va falloir que j’y aille. Bonne chance, Elizabeth, la route vers Verchamps est assez longue.
Sur ce, il monta sur son vélo pour filer vers Unionpolis. Quant à moi, j’allais prendre l’autre route, encore mal à l’aise après mon accès de rage.