Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 19/05/2021 à 09:00
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:17

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Chapitre 32 : En attendant de la visite
La combe de sable n’offrait pas tout à fait le même… ressenti.

Margar avait du mal à mettre des mots sur cette impression, en partie parce que les trois quarts de son attention se focalisaient sur la tâche répétitive de déplacer des cailloux et d’additionner des zéros et des uns. À ce train, elle serait définitivement persuadée qu’un plus un valait douze avant la fin de la semaine… Mais impossible de traiter des masses importantes de multiplications à la main sans passer par le binaire.

Le calcul de Sòrkat était une trajectoire. Cela avait surpris la scientiste : de tous les instruments qu’elle avait éparpillés sur le Pic, le canon était le plus… Il ne servait à rien. Karintas s’était amusé à forger un ou deux obus pour ne pas laisser le travail inachevé, mais il n’y aurait jamais de cible. C’était une arme de côtiers, qui n’avait pas sa place dans le désert. Une simple expérience, pour les scientifiques en herbe du Pic.

Dans tous les cas, la précision qu’elle voulait atteindre en faisait un calcul plus long et plus technique que celui concernant la luge. La partie de son cerveau qui n’était pas occupée à décaler des uns et des zéros, des cailloux et des vides, ressassait vaguement ces pensées, par intermittences. Quel que soit le temps de travail, cela restait la même routine facile et fastidieuse.

Valys bâilla, discrètement. Margar lui retourna un sourire d’encouragement.

« J’ai pas lâché les calculs, m’dame !

— Je n’en doute pas. Tout est juste ?

— Oui pas de problème ! »

Elle avait engagé l’enfant quand il avait commencé à manifester un peu trop d’intérêt pour les calculs qui se déroulaient ici. Elle espérait qu’il ne le regrettait pas trop, mais elle avait bien insisté sur le fait qu’il pouvait s’en aller quand il voulait s’il fatiguait trop, alors… ça devait aller. Enfin, ce n’était pas en son pouvoir. Et une multiplication avait quand même plus de chances d’être correcte avec deux paires d’yeux pour la surveiller.

C’était peut-être la présence de Valys qui donnait un ton étrange à cet après-midi de travail sous un soleil de plomb. Mais Margar en doutait : elle avait eu des enfants dans les pattes à chaque fois qu’elle était descendue dans cette combe (quoiqu’ils soient nettement moins nombreux depuis qu’elle avait engagé l’un d’eux) et ils ne l’avaient jamais gênée.

L’hypothèse qui lui semblait la plus probable, c’était les retombées de la Cérémonie. Le Pic entier avait rapidement été mis au courant. Tout le monde, ici, savait tout sur tout le monde… En tout cas, ils savaient qu’ils étaient censés, peut-être, faire quelque chose pour protéger leur montagne et leur mode de vie. Mais personne n’avait l’air de rien faire ; on guettait, simplement. Le désert, le ciel, les gens. Rien. Et Margar voyait là la source de cette légère tension qu’elle percevait jusque dans sa combe. Peut-être par l’intermédiaire de Valys.

Bah. Tension ou pas, la seule chose d’importante pour la journée était ce calcul idiot, parce que Sòrkat l’avait demandé. Bien sûr, Margar n’était pas encore assez naïve pour tenir tout ce que disait l’oracile comme important : c’était plutôt une forme d’excuse silencieuse.

Elle était consciente de ne pas avoir été très avisée, à le provoquer et à plus ou moins l’insulter quand il lui avait apporté les nouvelles de la Cérémonie. Tiens ! peut-être que l’ennemi que le conseil avait cru voir, dans les brumes de la poussière prophétique, c’était la dissension entre les résidents du Pic, une dissension que Margar pouvait bien apporter elle-même avec sa tendance à tourner en ridicule conventions et croyances… Elle s’en désintéressait, comme elle pouvait. C’était une question sans solution. Beaucoup de questions humaines semblaient parfois insolubles.

En tout cas, elle aurait bien voulu se réconcilier avec Sòrkat, qui restait l’un des oraciles les plus ouverts d’esprits qu’elle ait pu côtoyer sur le Pic, avec Karintas. La plupart, cependant, ressemblaient un peu plus à des Eriane dotées d’une diplomatie un peu déplacée (et en moins acides). La plupart faisait semblant de ne pas la voir comme une intruse. Alors elle voulait éviter de totalement s’aliéner Sòrkat, encore qu’un bon débat restait une excellente activité physique… Mais comment s’excuser pour des mots qu’elle soutenait encore et se sentait capable de les dire une seconde fois, pour des paroles qu’elle n'avait pas encore le courage de chercher à comprendre ?

Un plus un, douze. Si les mots ne pesaient rien, les actes et les compétences restaient.

***
La procession arriva le lendemain, deux jours après la Cérémonie. Mais les nomades n’avaient pas voulu arriver au soir, et avaient préféré passer une nuit de plus sur les pentes de la montagne : on avait attendu leur arrivée pour la veille quand on les avait repérés, quelques heures avant la Cérémonie. Cette escalade peu pressée indiquait que leur caravane incluait des personnes âgées, auxquelles on ne pouvait pas infliger le trajet entier d’un coup.

Rien d’étonnant, puisque cette foule serait largement plus nombreuse que l’Oracilis. Un village entier avait fait le déplacement, au moins ; d’ailleurs en se mêlant aux oraciles venus accueillir tous ces gens (et surtout aux enfants venus contempler leur nombre), Margar repéra parmi eux une Guerrière de Sables. Elle n’aurait pas abandonné son Arbre à contes en laissant des habitants derrière elle, pas pour un long voyage. Et c’était un peu inquiétant. La présence d’une Guerrière indiquait aussi que des gardes armés de lances n’avaient pas semblé suffisants aux villageois. Pour la justice oracile, c’était une affaire d’autant plus compliquée à régler en perspective…

Il fallut près d’une demi-journée aux habitants du Pic pour aider les villageois à planter leurs tentes autour du sommet, sur les chemins escarpés menant à Port-Nuage. En fait, il y avait deux villages, un arboricole et un nomade. Les chefs demandèrent expressément que les deux populations s’établissent à des endroits bien distincts, et la Guerrière passa son temps à patrouiller entre les tentes, sans aider personne, rappelant par sa seule présence menaçante qu’il était hors de question d’aller rendre visite à des habitants de l’autre village.

Vers la mi-journée, finalement, les deux chefs, leurs Alchimistes et la Guerrière se rejoignirent sur la place centrale de Port-Nuage. Une centaine d’oraciles s’y étaient rassemblés ; une quantité exceptionnelle, mais l’ampleur de l’arbitrage à rendre était en proportion. Les querelles entre villages étaient rarissimes : difficile de se disputer avec un voisin situé à plusieurs jours de marche quand on était autonome. Margar s’était glissée dans le lot, intéressée malgré elle par le jugement. Après tout, c’était peut-être la dernière fois… mais elle chassa cette pensée.

La Guerrière prit la parole en premier, d’une voix encore chaleureuse. Elle était trop jeune pour l’avoir donnée au désert.

« Avant de vous présenter l’affaire, j’aimerais remercier l’Oracilis pour sa patience dans la matinée. C’est bien la première fois en deux semaines que je ne dois pas être sur le dos de tout le village pour empêcher les gens trop échaudés de se frapper dessus ! »

Quelques rires parcoururent les rangs des juges, mais la pique n’avait pas fait sourire les villageois. En fait, il se dégageait une haine glaciale entre les deux chefs.

« Il y a deux semaines, le désert a vu deux villages se rencontrer, reprit-elle. Les Marcheurs suivis par les nomades du chef Gâtuh ont planté leurs racines à deux dunes de l’Arbre de Lilmay, et le chef Mossfun a offert l’hospitalité à ses visiteurs. J’étais pour ma part absente au cours du repas, traquant un Scorpion de la Terre qui avait pris ses habitudes un peu trop près du village. Je ne sais donc pas où peuvent être le vrai et le faux dans ce que disent les témoins, et j’ai préféré faire appel à votre assistance.

— Elle sera donnée, garantit Tiokus. Quel chef devrions-nous entendre en premier ? »

Les oraciles répondirent à la question en abusant de leurs capacités de rhétorique avec une impudence que Margar elle-même n’avait jamais subie : ils ne prononcèrent pas un mot. Elle constata bien vite que tout ce qu’ils souhaitaient exprimer devait se résumer à un regard. Et ils étaient assez doués à ce jeu-là pour parvenir bientôt à un consensus, devant les yeux impressionnés de leurs témoins. Pour sa part Margar était surtout soulagée de ne jamais avoir eu à combattre ce genre d’argumentaire, tout à fait effrayant… à moins qu’elle en ait vu plusieurs sans les comprendre. La pensée ne la fit pas sourire, elle non plus.

« Gâtuh, demanda Tiokus. Nous vous écoutons. »

Le chef inclina humblement la tête, et fit de son mieux pour mettre de côté la rage qui sous-tendait chacune de ses paroles.

« Nous avons trouvé à Lilmay la plus étrange des hospitalités, accusa-t-il. Au cours du repas, le fils unique de Mossfun a été pris d’un malaise, auquel il n’a pas survécu. Alors que nous lui exprimions notre compassion, l’un de ses propres villageois a pris la parole et a accusé notre Alchimiste d’avoir empoisonné l’enfant. Nous avons refusé d’un bloc cette idiotie, mais le village sous l’Arbre a défendu avec la même fermeté son habitant. Puis Mossfun, quand il a retrouvé la parole, a voulu nous faire croire que l’homme était un simplet ; j’ai parlé avec lui, je ne crois pas cela.

» Alors j’ai refusé de veiller le mort, car il n’était pas bon de nous mêler à son souvenir ; c’était mon droit. Mais aussitôt que je l’ai annoncé, Mossfun s’est dressé contre mon village et a maudit ma fille. Il n’a pas fallu trois gondes pour qu’elle s’étouffe sur un os de Lapin-Sapeur. Je reconnais avoir cédé à la rage et avoir cherché vengeance par moi-même, et ce manque de retenue a poussé mes villageois à faire de même. Voilà pourquoi quand elle nous a retrouvés, la Guerrière Nesra a dû se servir des armes de son Ordre pour ramener le calme et a exigé que nous nous soumettions à l’arbitrage de l’Oracilis. »

Quelques hochements de têtes accueillirent cette version des faits ; Mossfun lui-même reconnut que, si partisane soit-elle, elle était exacte. Il n’utilisa son propre temps de parole que pour préciser certains détails et jurer de l’état de son villageois. De fait, seul lui qui récoltait la mémoire et les noms de tous les habitants de Lilmay pouvait, sans être insultant, affirmer qu’un d’entre eux avait l’esprit plus lourd.

À nouveau, un débat silencieux parcourut les oraciles. Il ne dura qu’une poignée de gondes, bien plus court que le premier : Tiokus reprit rapidement la parole sans donner l’air de les consulter.

« Alchimistes, appela-t-il. Avez-vous cherché parmi vos décoctions si l’une pouvait être responsable de la mort du fils de Mossfun ?

— Oui, répondit nerveusement l’un d’eux. Mais aucun de nous ne connait de poison provoquant ces symptômes. »

Un oracile se leva, en silence ; vite suivi par deux autres. Le porte-parole resta silencieux.

« Tu as deux apprentis, affirma l’oracile.

— C’est exact… »

L’Alchimiste n’aurait pas dû être si interloqué : c’était la tradition et même Margar l’avait remarqué, alors qu’elle n’avait fait aucun effort pour se mêler aux villages. L’homme semblait persuadé que les oraciles avaient eu besoin de leurs soi-disant dons prophétiques pour énoncer cette évidence…

« L’un d’eux aurait-il, un jour, expérimenté sans que tu ne le saches avec les présents de ton Arbre ? »

Il y réfléchit en inclinant la tête, confus, pendant qu’une poignée d’autres oraciles se levaient à leur tour. Il semblait pressentir où les juges comptaient en venir.

« Aurait-il une raison de vouloir du mal au fils de Mossfun ?

— Je ne saurais le dire ! Je suis trop vieux et les enfants trop volages pour que je suive aisément leurs affaires de cœur… »

Et Margar fut impressionnée par l’efficacité avec laquelle se déroula la suite. On demanda à faire venir ledit enfant (qui commençait à être un peu vieux pour mériter ce terme), et il eut le courage de mentir aux oraciles. Sans grand succès. Peut-être, se dit Margar, était-ce la raison de toutes ces simagrées continuelles, de ces argumentations croisées, de ces joutes verbales incessantes… Affûter leurs esprits pour aiguiser leurs jugements.

Décider de l’arbitrage exact fut plus long et se fit de vive voix. Mais la machine de jugement des oraciles, bien rodée, arriva rapidement à sa conclusion.

Il fallait, en premier lieu, trancher le litige entre les chefs : les nomades ne retrouveraient jamais leurs maracachis, et devraient s’établir définitivement au pied de l’Arbre à contes de Lilmay. Parce que l’enfant qui avait semé le trouble venait du village arboricole, et parce que son chef avait répondu à l’hostilité par une malédiction sans chercher à calmer la situation, les oraciles décidèrent de nommer Gâtuh nouveau chef de ce village. En contrepartie, il devrait répondre à l’ancien chef des agissements de l’apprenti de l’Alchimiste.

C’était ce dernier qui aurait le plus à faire pour se faire pardonner dans l’histoire : Tiokus le releva de son apprentissage, et le chargea de résoudre tous les conflits qui naîtraient au village pendant un an. Le gamin avait eu l’air de très bien saisir l’ampleur de la tâche (et de la disgrâce qui ne s’estomperait qu’au bout d’une vie).

***
« Le gamin je ne sais pas, mais toi tu y es quand même allée un peu fort avec cette pauvre Guerrière.

— Pas du tout ! J’ai à peine dit un mot ! »

Sòrkat avait beau protester, il souriait quand même de la dernière frasque de la scientiste. La veille au soir, pendant le repas que les trois villages avaient pris ensemble, la Guerrière avait suggéré négligemment (presque par habitude) qu’elle croyait que ce conflit entre les chefs pouvait être le fait de la Science. Avec une majuscule, bien sûr, laissant Margar penser qu’elle considérait les scientistes comme une possibilité un peu abstraite, un vague fantôme qu’on pouvait utiliser pour alimenter la conversation.

Tranquillement, la scientiste s’était levée, attirant une attention plus ou moins bien dissimulée (et plus ou moins souriante, les oraciles savant à quoi s’attendre), avant de proposer de vérifier cela elle-même. La Guerrière, sur ses gardes, avait accepté, pour entendre Margar prononcer un unique mot.

Aucun scientiste n’avait manifesté sa compréhension. Mais ça valait quand même la peine d’essayer.

« Et tu n’as toujours pas expliqué ce que c’était que Quaternion, tenta encore Sòrkat.

— Je te répète que tu ne veux pas le savoir… »

Il haussa les épaules, vaguement dépité. Sans doute encore un concept inutilement compliqué et auquel personne de sensé ne serait allé trouver une application.

Depuis le bord de la falaise, on discernait une petite partie du contrefort, et la cohorte de villageois qui le descendait prudemment. La Guerrière cheminait en tête, avec la silhouette facilement reconnaissable de son carchacrok à côté d’elle ; autrement dit, elle faisait semblant de se fier à l’arbitrage de l’Oracilis pour empêcher les villageois de reprendre leur conflit. Elle n’avait peut-être pas tort, se dit Margar, mais sa tension était perceptible alors même qu’elle n’était qu’une silhouette poussiéreuse au flanc de la montagne.

« Tu penses qu’un Guerrier aurait pu être utile au Pic ? Rapport à la menace mentionnée à la Cérémonie, tout ça… »

La question était un peu malhabile, un peu empruntée. Sòrkat fit semblant de ne rien remarquer, de ne pas voir la culpabilité dissimulée sous l’inquiétude.

« Je ne sais pas trop. Ce n’est pas l’environnement des Démons. »

Le dragon, en effet, n’avait pas l’air bien content de marcher. Il se dandinait maladroitement sur ses pattes arrière trop courtes : en le voyant peiner, personne n’aurait deviné que cette créature était la plus rapide et la plus mortelle du désert.

« Il y a quand même l’épée, remarqua-t-elle.

— L’épée peut être une variable redoutable… Mais une seule épée, ça peut vite faire très peu.

— Hmm. »

Il laissa planer un silence de quelques secondes, comblé par un vent d’altitude joueur qui refusait de se laisser réchauffer par le soleil. Il sembla vouloir dire quelque chose, se raviser, puis s’y résoudre à nouveau.

« Tu t’inquiètes parce que nous ne faisons rien ?

— Eh bien… En quelque sorte.

— Je comprends, un peu. Nous pourrions avoir une dizaine de fusils en une poignée de jours grâce à toi, mais tout le monde semble penser qu’ils ne serviraient à rien.

— D’un autre côté, tant mieux. Cette saleté me met mal à l’aise. »

Un gloussement, ou peut-être un ricanement bienveillant, alla se perdre dans les volutes volages du vent. Bon, ils n’avaient pas l’air trop à couteaux tirés… Alors Margar se décida à poser une question qui l’embêtait. Une question qu’elle trouvait un peu ridicule, qui la répugnait discrètement.

« Je me demandais… J’ai fait un rêve bizarre, cette nuit. Est-ce qu’un visiteur de l’Oracilis, quelqu’un qui ne vit pas sur le Pic, peut… enfin, je ne sais pas trop comment le formuler.

— Partager nos… Capacités ? Il me semble que tu as utilisé le mot une fois.

— Possible, oui.

— Cela m’étonnerait ; je pense qu’il faut plusieurs siècles d’exposition, et encore. Même les transcriptions des rêves de nos ancêtres deviennent confuses et difficilement exploitables au-delà d’une vingtaine de générations…

— Les oraciles de l’époque doivent avoir eu du mérite ! plaisanta la scientiste.

— Haha, c’est possible ! Ce rêve… Inquiétant ?

— Flippant.

— C’est normal, nous avons tous un peu peur… On nous annonce quand même que nous risquons de, comment dirais-je… D’être les derniers sur le Pic. Et on se contente d’attendre, sans trop se préparer. Parce qu’on ne pourrait pas l’être plus.

— J’imagine que j’aurais dû me douter que la montagne avait déjà quelques défenses.

— Bah, souffla Sòrkat avec un mépris à peine dissimulé. On verra bien si elles servent. »

Pendant un instant, Margar ne sut dire s’il avait parlé au singulier ou au pluriel : on aurait dit que cette défense était quelqu’un. Mais l’oracile reprenait déjà.

« Ceci dit, c’est vrai que j’aurais sans doute été nerveux aussi s’il n’y avait pas eu de l’entretien à faire là-dessus. Mais bon.

— Ces… défenses, c’est quelque chose en particulier ?

— Oh, tu verras ! »

Le ton était malicieux, mais il restait une trace de sécheresse. Sujet sensible ; elle préféra le détourner.

« Je me tracasse sans doute pour rien. Je n’ai pas l’habitude de rêver, alors le moindre rêve doit me sembler inhabituel…

— C’est possible ! Et en même temps… Aucun rêve n’est absolument habituel non plus, ici. »

Elle s’attendait à ce qu’il lui demande de le raconter, mais il ne le fit pas.

***
Le démolosse devait être sourd comme un cactus : il ne releva la tête que quand le carchacrok franchit la crête de la dune et s'arrêta en douceur dans le sable. Mais il ne fit pas mine de s'enfuir. Il devait être vieux ; assez vieux pour avoir fui sa meute, qui aurait dévoré un tel poids mort depuis belle lurette.

Il ne mourrait sans doute pas aujourd'hui, cependant. Le carchacrok n'avait pas faim.

Il s'allongea presque dans le sable, tendant un bras griffu à la silhouette habillée de beige sur son dos. Cette dernière descendit avec précaution. Elle aussi se sentait vieille. Elle comme le chien étaient à l'âge où l'on pouvait mourir chaque jour...

Le prédateur n'osait pas retourner à sa proie, pour le moins inhabituelle. Un libégon, pas le genre de monstre à se facilement laisser réduire à l'état de charogne et surtout pas par un clébard. L'un des prédateurs alphas du désert, avec les tyranocifs, les galekings, et bien sûr les carchacroks. Quoique ces derniers soient presque plus nombreux à l'état domestiqué...

Derrière le chien s'étendait le laboratoire, dévasté. On aurait dit qu'une tempête avait lacéré les tentes, pulvérisé le matériel fragile et précieux, et dévoré les corps... Des ravages difficiles à lire. La vieille femme n'en avait pas besoin. Elle avait reconnu ce libégon, et l'autre qui gisait écorchée quelques pas plus loin, et elle en avait déduit la raison pour laquelle des éclats d’armure de tyranocif gisaient un peu partout. Le couple serait resté uni même dans la mort... Cela restait la mort. La même mort qui la guettait elle.

Hæc est via.

« Toujours ta devise, hein ? lança-t-elle d'une voix chevrotante à l'épée suspendue dans son dos. C'est la voie... Il y a des jours où j'ai du mal à voir la mienne, de voie. Tout ce qu'on laisse derrière soi... »

L'épée ne répondit pas. Elle était avare de mots, en plus de s'exprimer exclusivement dans une langue que plus personne ne parlait et que sa maîtresse n'avait apprise que par un coup de chance. Mais c'était rle prix du pouvoir : mieux valait une épée maudite que pas d'épée du tout. Et surtout une épée apportant un espoir, si fragile soit-il.

« On va encore tout jouer sur un coup de dés, maugréa la vieille femme. Je sais que tu contrôles les dés, mais quand même. Avec Triton qui ne peut courir qu'à vitesse réduite parce que je suis trop faible, on a deux chances sur trois d'être rattrapés... Oui, je sais, Tograz tiendra sa langue un moment, mais ça fait mal au cœur. »

Nunc est tempus.

« Évidemment. Ça fait des années, qu'il est temps. Une minute de plus ne nous condamnera pas... même si j'aurais aimé avoir trois ans, cinq ans. Trouver celui qu'il me manquait... »

En bas, le chien avait lentement baissé la tête et recommencé à manger, sous l'œil placide du vieux carchacrok. En voilà un qui avait le sens des priorités : survivre d'abord, mourir ensuite. Un peu comme la vieillarde qui tentait d'accepter la destruction de son plus important laboratoire.

« Allez, finit-elle par lancer. Assez traîné. On a une montagne à faire trembler, tous les trois. »