Le jardin de la mémoire de Branlo

Le Spiritomb réapparut devant Roserade, mais Alice fut plus rapide. Sous l’inflexion de sa dresseuse, le Pokémon plante invoqua une tempête verte. Un torrent de feuilles aiguisés comme des lames se jetèrent sur la Clé de Voûte du Spiritomb. Se dernier encaissa l'attaque avec son masque et battit en retraite. Alice grimaça. C'était l'attaque la plus forte de Roserade, et le Spiritomb l'avait paré sans trop de problème. L'herbe blanche que tenait Roserade lui rendrait des forces après ce coup, mais elle n'aurait qu'une autre chance. Le Pokémon spectre ne lui donna guère le temps de réfléchir. Changeant de cible, il vomit une pure déflagration d'énergie noir en direction de Fargas. Le terrifiant vibrobscur fondit entre Alice et Roserade, traçant un sillon noir sur la terre.

Fargas, poussé par son instinct de survie, lança l'AppâtBall de Ramolosse et hurla : « ABRI ! ». Ramolosse s'exécuta et matérialisa une barrière de lumière qui explosa à l'impact. Tremblant mais sauf, Fargas rappela son Pokémon, mais ne s'accorda pas de répit. Frustré de l'inattendue résistance de ces morts en sursis, Spiritomb tira un second vibrobscur. Mais cette fois, Roserade matérialisa à temps sa propre barrière et annula l'attaque. Luisant de rage, le spectre battit néanmoins en retraite.

- C'est pas passé loin. Tu penses tenir ? Ramolosse ne lui infligera pas de dégâts mais il nous protégera aussi.
- Bien. Si on peut encaisser à tour de rôle, on devrait pouvoir tenir jusqu'à ce qu'il s'épuise.

Ramolosse ressortit de sa Ball et se plaça sur la tête de Fargas, prêt à déployer sa barrière de protection pour suppléer à celle de Roserade. Cette stratégie se révéla payante. Spiritomb, seul, ne put infliger de dégâts aux deux dresseurs qui se protégeaient à tour de rôle. Mais les échecs répétés alimentèrent l'ire du spectre, et, aux limites de la folie, les voix des macchabées s'unirent de nouveau et déclamèrent :

« Répugnantes brindilles ! Nous vous briserons ! Vous serez sacrifiés, vous et vos rêves, pour que nous retrouvions la paix. Nous absorberons tout ce qui vit et tout ce qui doit naître. Le monde se souviendra de ses morts ! De ceux qui sont tombés en brandissant un drapeau, une arme ou une Pokéball ! A jamais cet endroit est nôtre car nous sommes morts pour lui. A jamais vous payerez les ignominies que nous y avons vécu. »

Soudain, le silence. Fargas eut tout de suite un horrible pressentiment. Alors qu'il allait prévenir Alice que quelque chose se tramait, un gigantesque clou surgit du néant et transperça la Clé de Voûte. Le hurlement des damnés fut si fort qu'il mit Fargas et Alice à genoux, la tête dans leurs mains pour atténuer l'onde de choc.

- Il nous a maudit ! cria Fargas, reconnaissant la nature de l'attaque.
- Non, pas nous....

L'artisan, interloqué par la voix brisé de la jeune femme se tourna vers Alice. Ses yeux embués de larmes étaient dirigés vers le jardin. Là où, plus tôt, Fargas s'était réjoui de la naissance de jeunes pousses d'un vert éclatant, il n'y avait plus que des cendres. Les fleurs de lilas noircirent à mesurent que la malédiction ôtait la vie des plantations. Les tiges, devenues trop faible, plièrent sous le poids de leur fleur morte. L'eau de l'étang fut siphonnée dans une fissure de la terre. Le pommier vit ses fruits pourrir en premier, puis ses branches se rigidifièrent et sa propre sève devint poison. Même le toit de la petite chaumière céda. La putréfaction emporta tout et, très vite, il ne resta rien d'autre que des résidus grisâtres. Alice ne bougea pas. Elle regarda son paradis s'effondrer jusqu'à ce que même le pommier tombe face à la malédiction. Même lorsque tout fut fini, ils n'eurent guère l'occasion de pleurer car une faible voix s'éleva derrière eux :  « Nous vous emportons avec nous ! »

Dans un ultime effort visant à achever sa funeste mission, Spiritomb abattit son dernier atout : la Clé de Voûte se brisa, libérant les esprits de leurs chaînes. Toute la puissance de leurs souvenirs éclata. Fargas eut simplement la présence d'esprit de mettre Ramolosse à l'abri dans son AppâtBall, très vite imité par Alice pour son propre Pokémon. Alors que l'onde de choc allait atteindre Fargas, la jeune femme le plaqua au sol. Impuissant, il vit Alice utiliser son corps pour le couvrir avant que les souvenirs ne les atteignent de plein fouet.



En revenant à lui, l'artisan fut incapable d'ouvrir les yeux. Il se lança dans un examen mental de ses blessures : globalement, en dehors de quelques ecchymoses de-ci de-là et du coup qu'il avait reçu à la tête en tombant, tout allait bien. En revanche, le corps inerte d'Alice qui reposait sur son torse l'inquiéta au plus au point. L'adrénaline le fit se redresser, et il tenta de prendre le pouls de la jeune femme. Cependant, son état de panique était tel qu'il fut incapable de différencier ses propres battements de cœur de ceux d'Alice. A la lumière naissante de l'aube, il constata avec horreur la pâleur de son visage. Déjà convaincu de son sacrifice, il fondit en larmes. Coupable d'avoir profané une tombe. Coupable d'ignorance. Coupable d'impuissance. Coupable de la mort d'un amour inavoué.

La tête d'Alice sur les genoux, il regarda le soleil se lever, héros tardif des événements de la nuit. Une fois le soleil dégagé de l'horizon, un étrange phénomène capta son attention. Une nuée de Pokémons oiseaux avançait dans sa direction. Fargas les observa s'approcher, avant de réaliser que les Pokémons en question ne ressemblait pas à des oiseaux. Ils volaient à l'aide de leurs grandes oreilles, et lorsqu'ils furent à porté, Fargas reconnu Shaymin, ou son évolution pensa-t-il.

Chacun d'entre-eux se posa près de Fargas. Leur étrange mine réjouie jurait avec la situation, mais ils mirent un peu de baume sur son esprit torturé de remords. Lorsqu'ils furent au complet, ils se positionnèrent de manière à entourer Fargas et Alice, puis étendirent leurs étranges oreilles. Malgré ce silence immobile, Fargas cru entendre un chant à peine murmuré. Lentement, il se redressa, déposant délicatement la tête d'Alice sur le sol.

Derrière le cercle de Pokémon, une étrange matière noire sortait du sol de la plaine. Fargas comprit alors : les Shaymins purifiaient la région. Il identifia la matière noire comme les toxines qui empoisonnaient cet ancien champs de bataille. Les Shaymins offrirent aux âmes torturées de ces lieux le repos éternel qu'elles méritaient.

Soudain, Alice ouvrit les yeux : « Nooooon... Nooooon.... Je ne quitterai pas ce corps... ». Fargas eut un sursaut d'effroi. Le Spiritomb, en se sacrifiant, avait tenté de survivre en se rattachant au premier organisme vivant qu'il avait trouvé sur son passage. Les yeux d'Alice se posèrent sur les Shaymins et les esprits s’apaisèrent : eux aussi rappelés vers l'Ailleurs, la colère les quitta. Ils incantèrent alors :

« Ce qui est divin n'est pas humain. Ton œuvre ne t'es pas destinée. Abandonne-là, elle te reviendra. Alors, quand le temps sera venu, tu guideras l'élu vers ton Gardien. Le Grand Équidé est juste. Il t'a confié une rude tâche, alors Il t'aidera. Il t'observe dans son sommeil millénaire, toi et des milliers d'autres. Il nous appelle... Enfin nous retournons à la source... Il a sentit notre désespoir... »

Les yeux d'Alice étaient emplis de larmes de joie, et elle s'effondra lorsque les âmes quittèrent son corps.

« Aie ! »

Elle se redressa en se frottant la tête. « Mais que... »
Autour d'eux, la plaine verdissait à vu d’œil. L'herbe poussait à toute vitesse, comme si elle cherchait à rattraper un retard décennal. Des fleurs de toutes les couleurs déployèrent des pétales chatoyants, inondant l'endroit de leurs subtils parfums. Fargas et Alice, dans les bras l'un de l'autre, observait la renaissance miraculeuse de leur paradis perdu.

- Papy ? Papy ! T'as pas fini ta phrase ! Ça fait dix minutes que tu réfléchis ! Qui t'as dit quoi faire ?
- C'est ta grand-mère qui me l'a dit.

Fargas choisit volontairement d'éluder l'histoire de sa rencontre avec Alice, et avec le Spiritomb. Lila était déjà bien trop attirée par des Pokémons qui lui donnaient froid dans le dos.

- Elle me manque Mamy.
- A moi aussi elle manque.

Incapable d'avaler la boule qui se formait dans sa gorge, Fargas chassa le chagrin en prenant sa petite-fille dans les bras. Il pensa à cette jeune femme qui lui donna le goût des fleurs, qui lui offrit son cœur et une famille. Il pensa à leur jardin secret aujourd'hui disparu et au village fleuri qui l'avait succédé.


Plus tard, de retour à son atelier, Fargas prit la petite sphère multicolore qu'il avait laissé sécher plus tôt. Il se mit à la travailler, avec la délicatesse bourrue des artisans d’expériences. Étrangement, le procédé fonctionna, et il parvint à créer une Ball multicolore.

- Regarde Lila ! C'est incroyable que la colle ait tenu la transformation. Si j'arrive à répéter ce processus....
- Montre Papy !

Ainsi, dans la chaleur de l'atelier, grand-père et petite-fille se mirent à travailler ensemble cette nouvelle création, porteuse d'espoirs en l'avenir.