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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 05/08/2020 à 15:24
» Dernière mise à jour le 09/07/2022 à 17:53

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 8 : Sòrkat
Elle aurait dû se méfier en sombrant aussi facilement dans le sommeil.

Elle était dans un campement, en plein désert. Peut-être dans un reg : elle devinait bien une courbure du sol, dans la lumière vacillante, mais c’était trop plat pour le versant de deux dunes. Au centre de la zone lumineuse, il y avait un feu. Ce fut lui qui fit Margar douter de la réalité de ce qu’elle voyait.

Malgré la masse des Arbres à contes, le bois était rare dans le désert. Un village ne pouvait s’autoriser que de petits prélèvements d’écorce sans offenser son arbre ; on avait déjà vu des habitants un peu trop entreprenants être balayés par leur hôte végétal. Alors, faire un feu ? On ne pouvait se le permettre que dans les territoires riches en broussailles, sur les bords du désert.

De plus, ce feu-là n’avait rien de naturel. C’était une réaction chimique, consommant le dioxygène de l’air pour décomposer la cellulose du bois en dioxyde de carbone, relâchant au passage chaleur et lumière ; un feu de bois, en somme. Sauf que là, le processus était clairement visible, et cela était impossible. Rigoureusement impossible.

Elle scruta le feu avec méfiance, pendant quelques instants. Qu’est-ce que c’était que ce truc ? Les flammes restaient vivaces, comme des ombres lumineuses projetées dans l’air et gardant toujours la même consistance, comme des pans de tissus volant dans le vent. De plus les ombres qu’il envoyaient étaient également anormales ; tout au plus de simples ellipses noires, qui ondulaient sur un rythme saccadé et différent de celui des flammes.

En tentant de comprendre, en cherchant les détails, elle examina aussi son environnement. Des sacs de voyage entouraient le feu ; au-delà, quelques tentes se serraient en cercle. Et plus loin, la nuit n’était qu’une obscurité pâteuse, mouvante ; une présence vaguement malveillante plus qu’un environnement. On ne discernait même pas la courbe de l’horizon contre le ciel ; les étoiles descendaient de celui-ci, répandant leur clarté depuis le sol. Et puis celles appartenant à la même constellation étaient reliées entre elles.

C’était complètement absurde. La scientiste eut un moment de profonde désorientation. Puis, comme si admettre d’être perdue lui avait permis de se retrouver, elle comprit ; elle reconnut la scène.

Elle rêvait ; elle rêvait d’une des soirées de son enfance nomade. Quand ses parents lui transmettaient la science en se déplaçant de village en village pour ne pas attirer l’attention, et en se joignant parfois à des groupes de nomades. Une époque lointaine. Quand un enfant de membres du Sèmèrès devenait assez responsable, on l’éduquait dans les villages, sans plus craindre qu’il ne divulgue ses connaissances à qui que ce soit.

Cette soirée avait été l’une des dernières de son enfance nomade. Le lendemain, elle avait demandé à ses parents si le monsieur qu’ils avaient rencontré savait qu’ils possédaient un savoir interdit, et quelques jours plus tard, ils s’étaient établis dans un village pour plus de deux ans.

Un rêve… Voilà qui expliquait ces idioties. Cette présence menaçante de la nuit, ce feu démentiel, ces tentes dont elle ne parvenait pas à estimer la taille… Ce devait être un rêve lucide : une période du sommeil pendant laquelle le cerveau arrivait à prendre conscience qu’il rêvait, et donc à agir sur le rêve. Elle n’avait jamais vécu ça et n’aurait jamais pu se préparer à une telle dose d’étrangeté, et surtout une étrangeté si normale.

Bon. Autant étudier tout ça. La première question qui lui vint à l’esprit fut la possibilité de faire apparaître des gens dans le rêve. Pourquoi pas elle-même, plus jeune ? À peine eut-elle pris conscience de son enthousiasme pour cette idée, qu’elle remarqua une fillette assise sur un des bancs improvisés, admirant le feu et lui laissant voir son profil. C’était elle-même et elle avait toujours été là, attendant simplement qu’elle se remarque. Elle leva la tête vers sa version plus âgée, et s’adressa un sourire. Cela surprit Margar : elle se serait attendue à ce que la fillette Margar ait une tête ressemblant à celle de sa mère. On n’était pas censé pouvoir voir son propre visage dans un rêve, parce qu’on ne le connaissait pas ! Et pourtant. Elle était mignonne à sept ans, se dit-elle.

La fillette n’était pas seule. À un quart de cercle d’elle, faisant face à Margar, un homme dans la force de l’âge surveillait la scène en attendant qu’elle se précise. C’était cet homme qui avait sympathisé avec Etha, Milton et leur fille Margar.

À l’époque, elle l’avait vu comme quelqu’un de guère plus vieux que son père, qui se distinguait seulement de lui par le pendentif qu’il portait au cou : une lanière de cuir humain, portant une petite pierre, toute simple. À l’époque aussi, elle ne savait pas que ce talisman porté par les oraciles était fait de la peau de leurs ancêtres. Mais le rêve dissipait les apparences, pour ne montrer que la réalité dans toute son essence. Ainsi, si Margar aurait donné une quarantaine d’années à cet homme qui ressemblait à son père, il était en fait bien plus vieux. Ses soixante-douze ans étaient comme écrits sur son front sans rides et dans les cheveux en désordre qui dépassaient de son turban ; et elle sentait aussi que désormais, des années plus tard, il en avait quatre-vingt-onze. Il aurait dû être retourné au désert depuis avant la naissance de la scientiste ; et pourtant.

« Je sais, je sais, concéda-t-il. La première fois, ça effraie toujours un peu.

— Vous… Vous lisez dans mes pensées ?

— C’est un rêve. Il se passe des trucs bizarres. »

Elle secoua la tête. Lucide ou pas, ce rêve était bizarre.

« Dis monsieur, demanda la fillette. Comment tu t’appelles ?

— Je m’appelle Sòrkat, sourit-il. Et toi, quel est ton nom ? »

Mais elle ne répondit pas. Ce court dialogue faisait écho aux pensées de Margar ; comment s’appelait l’homme, déjà ? Et comment qualifier la fillette, fallait-il lui donner le même nom qu’à elle ? Et ces deux questions s’étaient posées.

Elle se laissa presque tomber sur un des sacs, entourant le feu, en face de Sòrkat. Toute cette bizarrerie lui court-circuitait à nouveau le cerveau.

« Haha, je comprends, s’excusa ce dernier. Les rêves ne sont pas le moyen le plus pratique de communiquer, il y a trop de contradictions et de doubles-niveaux. M’enfin, je n’avais pas beaucoup de choix.

— Mais si c’est un rêve, ce n’est pas réel, protesta Margar.

— Ou bien est-ce que je suis folle ? surenchérit la fillette, formulant une autre pensée de la scientifique.

— Oh, le réel. Des fois, il n’est pas très cohérent. Je dirais plutôt que nous sommes dans ta tête.

— Donc, ce n’est pas réel.

— Si tu veux, admit Sòrkat. Si je—

— Tu te moques ? le coupa la fillette avec hargne.

— Non, loin de moi cette idée ! s’esclaffa-t-il. En fait, la distinction est assez passionnante, et je serais ravi de pouvoir en discuter avec toi de vive voix.

— Alors, releva Margar. Ce serait plus réel qu’en rêve.

— Je ne me connaissais pas cette obsession pour la réalité, intervint la fillette en s’attirant un regard scandalisé d’elle-même adulte.

— Et ça, commenta Sòrkat, c’est le principal problème du rêve. Le subconscient s’y projette et ajoute son grain de sel en permanence.

— Roh, ronchonna la fillette. Les thèses de psychologie, c’est saoulant, avec tout ce Ça et ce Surmoi…

— Ben voyons, râla Margar. Toi, tu vas finir par m’énerver.

— Gamine, va, rétorqua l’enfant. Au fait monsieur, il est où ton subconscient projectif ? »

La scientifique hésita vraiment à la sermonner. Mais même dans l’irréalité étrange du rêve, elle se rendit compte que ce serait ridicule d’adresser un sermon à une version plus jeune d’elle-même qui représentait son substrat mental.

Sòrkat ne répondit pas à la question. Il se contenta d’indiquer d’un léger geste du menton une direction dans l’obscurité.

Curieuse (après tout, c’était elle-même qui avait posé la question), Margar y plongea son regard. Les ombres de tous les prédateurs et cauchemars qui peuplaient la nuit lui bouchaient la vue, pourtant en sachant où regarder, elle pouvait le voir. Il y avait un cadavre prostré dans le sable.

« En fait, corrigea Sòrkat. Il est vivant, je l’empêche juste de participer. Avec un peu de pratique, tu arriveras à faire pareil. »

Vivant, peut-être. Mais évidemment à l’agonie. Il était plié en deux, recroquevillé sur lui-même comme un enfant attendant de naître. Et entre les rides profondes qui ravageaient son visage, entre les tavelures brunes qui s’étalaient sur ses mains arthritiques, des marbrures rouge vif semblaient le brûler. Ailleurs, sa chair se nécrosait par plaques entières. Margar était presque contente qu’il soit plus qu’à moitié recouvert par ses haillons déchirés et noircis par les flammes, car elle avait la certitude qu’on pouvait voir ses organes à travers sa peau.

« Tu dois beaucoup souffrir, si c’est ça ton subconscient ! s’effraya la fillette.

— Oh, ça va. Ce n’est qu’une image, et ce n’est pas ma santé qu’il reflète ; crois-moi, si je le laissais parler il radoterait depuis tout à l’heure, avec une voix insupportable par-dessus le marché. Si nous en venions au sujet de ta présence ici ?

— Vous m’avez convoquée, releva Margar. J’aimerai autant savoir pourquoi, oui.

— Pour être honnête, c’est plus une intrusion dans ton rêve qu’une convocation. Mais on peut voir ça comme ça. Tu n’es pas loin du Pic Rocheux, non ? Je comptais te proposer d’y venir.

— Uh-hum, acquiesça Margar. Et qu’est-ce que l’Oracilis attend de moi ?

— Nous ne savons pas exactement.

— Vous servez vraiment à quelque chose ? demanda innocemment la fillette.

— Mais je vais la démembrer ! éclata Margar. Toutes mes excuses pour ça, je ne vois pas du tout comment la contrôler.

— C’est pas freudien, commenta-t-elle.

— Bah, sans importance, assura Sòrkat. Si tu savais les atrocités que le mien a pu proférer, quand j’étais jeune… En attendant, ce dont je suis sûr, c’est que nous aurons besoin de ta science.

— C’est un ennemi, avertit la fillette. Il connaît les secrets, nous devons fuir ou le tuer. »

Margar se prit la tête dans les mains, totalement prise au dépourvu. Il lui semblait que cette saloperie de subconscient avait plus parlé qu’elle depuis le début de tout ce délire, et uniquement pour dire des grossièretés sans nom. Elle n’était quand même pas comme ça, au fond, si ?

« Je le redis, la rassura Sòrkat. Pas la peine de faire trop attention à ton subconscient. Et je t’assure que nos intentions à ton égard sont tout à fait innocentes ; nous ne souhaitons pas nous en prendre à toi, ni au Sèmèrès.

— Mensonge ! l’accusa la fillette. Les charlatans qui prétendent lire l’avenir et conseiller les humains sur la façon de prier leurs dieux ne savent que mentir ! Ce sont des traîtres à la raison, des tueurs sanguinaires et fanatiques, des—

— Je te remercie de ta sincérité, mais je mens en ce moment même. »

Margar eut la surprise de voir la fillette se figer, réduite au silence par le paradoxe que lui avait posé Sòrkat.

« Cette astuce-là marche toujours, s’amusa-t-il avec un clin d’œil. Si ça peut te rassurer, nous connaissons un certain nombre de membres, mais nous n’en dénonçons jamais aucun.

— Pas très rassurant, non, persiffla Margar elle-même.

— Ce genre de méthode est bon pour les Guerriers, continua Sòrkat sans lui prêter attention. Nous aimons à employer plus de subtilité. Je ne nierai pas que nous essayons de vous garder sous contrôle, car votre mode de vie est bien trop opposé au nôtre ; mais je t’assure que nous vous respectons.

— Hrm, grogna-t-elle. Et donc c’est pour ça que vous avez besoin de moi ? Pour me garder en vue ?

— Je ne comprends pas tout à fait pourquoi c’est toi en particulier, admit Sòrkat.

— Au temps pour votre réputation d’omniscience.

— Bien sûr, nous la répandons nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, je crois être parti sur de mauvaises bases… désolé. Voici donc mon offre : tout.

— Tout ? s’étonna Margar, sa voix grimpant d’un ton ou deux. Comment ça, tout ?

— La nuit touche à sa fin, je vais devoir faire court. En résumé : la protection de l’Oracilis et une tolérance totale sur toutes tes activités scientifiques.

— Mais… Pourquoi ? »

Le sourire en demi-lune de Sòrkat s’estompa dans l’air, effacé par la puissante lumière rouge du feu qui dévorait les ombres à pleine dents autour de lui. De vraies dents.

Avec une grande inspiration, Margar se redressa en position semi-assise. Elle était dans sa tente, au village, à Orico, et le soleil venait de la réveiller ; par le rabat entrouvert, ses rayons avaient frappé directement ses paupières. Des traces incandescentes dansaient encore devant ses yeux. Elle les frotta, par réflexe. Bâilla. Hésita à chasser le rêve de ses pensées.

Certes, il était profondément intriguant. Mais elle n’avait pas vraiment le temps d’y réfléchir : elle avait bien trop de choses à faire dans la journée. Continuer à fureter discrètement, proposer son aide pour maintenir le village en vie, se faire oublier, et surtout profiter du moindre temps libre pour exercer ses connaissances. Des millénaires de découvertes et de lois s’entassaient dans son crâne, et à moins de pratiquer constamment, elle ne pouvait qu’oublier. Or la science était trop précieuse, en cette époque sans innovation ni enseignement, pour qu’elle accepte de laisser la moindre parcelle s’en perdre. Douze millénaires de scientistes n’avaient pas oublié une seule virgule, il était hors de question qu’elle soit la première.

Bien sûr, si elle débutait ce voyage jusqu’au Pic Rocheux, elle aurait tout le temps du monde pour ces révisions. Mais, quoi qu’en dise Sòrkat, ce n’était pas tout près. En estimant grossièrement la vitesse du carchacrok de Gorbak et en ayant une carte approximative du désert en tête, Margar pouvait estimer que la montagne sacrée du peuple oracile était à un bon millier de kètres.

Vingt-cinq jours, à condition de marcher douze heures par jour ; ce qui supposait de continuer tard dans la nuit, à cause des heures chaudes de l’après-midi pendant lesquelles seuls les Guerriers des Sables étaient capables de se déplacer. C’était faisable. C’était le rythme des nomades, et Margar l’avait suivi pendant une bonne partie de sa vie : ce voyage de deux semaines n’était presque qu’une formalité. Le problème, c’étaient les vivres.

Il y aurait quelques villages où s’approvisionner sur son chemin, et elle se savait capable de les trouver. Mais entre Orico et le premier d’entre eux, il y avait encore dix jours de marche. Donc quinze litres de lait et quatre krammes de nourriture à transporter : il lui faudrait une monture. Au moins pour cette première partie du voyage ; après, les distances se raccourcissaient et elle pouvait se permettre d’emporter des vivres en plus de sa tente, au poids non négligeable.

Une monture, cela voulait dire d’autres nomades se dirigeant vers le Pic. On ne donnerait pas un excavarenne à une personne seule, même pour une expédition de moins d’une semaine. Il faudrait donc poser des questions au repas du soir, chercher à savoir s’il y avait déjà quelques problèmes requérant le jugement de l’Oracilis. Et bien entendu, elle ne l’avait pas fait la veille, au soir de sa première journée à Orico.

La matinée passa comme dans un songe. Elle ne tarda pas à aider à tailler des piquets de clôture ; son efficacité ayant fait forte impression, on lui confia une esquille d’écorce tombée du tronc de l’Arbre à contes, dans laquelle elle tailla une nouvelle flûte pour en remplacer une vieille d’un demi-millénaire, devenue trop vieille pour chanter. Non sans réviser ses connaissances en acoustique au passage ; on la vit observer le morceau de bois d’un air absent, se mettre soudain à le ciseler avec précision, et personne ne se douta des équations et des théorèmes antiques qui avaient fleuri dans sa tête.

L’homme qui l’avait demandée fut charmé par les premières notes qu’il tira de cette flûte : avant peu, il s’était installé à portée d’oreille, et avait commencé à répandre des trilles de joie dans l’air sec. Cette fois-ci, Margar ne dédaigna pas analyser les rythmes de son jeu pendant qu’elle taillait des piquets. Il la remerciait, assez clairement.

Vinrent les heures chaudes. Un nouvel après-midi passé à cuire lentement dans sa tente, en étaler sur le sol de sable des connaissances interdites. La chaleur, pour une fois, l’assomma.

À force de vivre dans un désert, on s’habituait à avoir trop chaud. Ce jour-là, Margar passa l’après-midi dans une léthargie qui n’était pas sans rappeler celle de la course. Sans doute ces journées de traque avaient-elles émoussé ses compétences ; elle peinait sur les travaux les plus simples, et bloquait complètement dès qu’ils devenaient complexes. Elle finit par capituler devant l’envie de faire la sieste. C’était la seule chose sensée à faire pendant les heures chaudes, de toute façon.

Pendant que le temps se traînait, ses pensées se portèrent sur l’Oracilis. Sans réellement la surprendre (c’était un thème de mouron commun parmi les scientistes).

On disait que les oracles du Pic Rocheux avaient connaissance de chaque faute. Que rien n’entravait leur clairvoyance, et que leurs yeux assistaient à chaque scène du désert. Des foutaises, comme l’avait d’ailleurs admis le Sòrkat de son rêve. Qui n’était sans doute qu’un rêve, mais elle voulait bien croire à ça.

Tout de même. L’Oracilis était la seconde institution du désert, entre l’Ordre et les Alchimistes (donc le Sèmèrès qui veillait discrètement sur les cartes de ces derniers) : un peuple de prêtres et de juges, auxquels même les Guerriers du Sable devaient le respect.

Difficile de dire qui manipulait qui entre l’Ordre et l’Oracilis. En fait, l’Ordre, l’Oracilis et le Sèmèrès avaient un large point commun. Aucun des trois n’appréciait la présence des deux autres, mais chacun était apparemment indispensable.

L’Ordre protégeait les habitants du désert contre les prédateurs, au quotidien ; il luttait également contre les incursions des royaumes côtiers, qu’elles soient le fait de pillards ou d’armées. L’Oracilis s’occupait des catastrophes : ses prédictions étaient assez fiables (au grand dam des scientistes de tous bords) pour régulièrement éviter des désastres en mesure de dépeupler le désert. Enfin le Sèmèrès, en veillant discrètement sur les cartes des Alchimistes, préservait la circulation de leurs techniques dans le désert, mais aussi celle des gens et des gènes.

Des trois, le Sèmèrès était bien sûr le seul à être ouvertement traqué. Ni la religion ni l’armée ne se portaient bien quand la science éduquait tout le monde. Ces trois figures étaient rachitiques en face de leurs équivalents dans les royaumes côtiers, mais le désert encourageait l’ascétisme : des croyances éparses plutôt qu’un culte unique, un vague réseau de défense, et de simples dépositaires. Des structures intangibles et impossibles à définitivement écraser.

C’était donc assez naturel que cette convocation au Pic Rocheux, repère millénaire de l’Oracilis, sonne d’un son sinistre. Pourtant, elle devrait bien y aller. Difficile de croire qu’elle avait le choix.

En fin d’après-midi, les guetteurs postés dans l’Arbre à contes signalèrent un groupe de nomades en approche. La nouvelle ne tarda pas à se répandre dans tout le village, et on organisa un repas plus copieux pour les accueillir. Et Margar eut la certitude qu’ils annonceraient, pendant la soirée, qu’ils se rendaient au Pic Rocheux pour y demander le jugement de l’Oracilis.

Impossible de croire qu’elle avait le choix.